Lubrizol : ce que la mise en examen ne doit pas faire oublier

Au-delà des nécessaires procédures juridiques en cours qui trancheront les questions de responsabilité, l’incendie de Lubrizol doit nous alerter sur deux points : le rapport de l’État aux citoyens dans l’urgence et l’incertitude, et sa considération du risque écologique. 


Jeudi 27 février, la filiale française du groupe américain Lubrizol a été mise en examen pour “déversement de substances nuisibles” et “atteinte grave à l’environnement et à la santé’’. L’ampleur du sinistre du 26 septembre 2019 a donc finalement été imputée à la négligence de l’entreprise, suite, entre autres, aux révélations sur l’absence de prise en compte des rapports alarmants de l’assureur FM Global avant l’accident.  

Le gouvernement semble avoir pris acte de la défaillance des procédures de contrôle et a annoncé, mardi 11 février, un accroissement de 50 % des inspections annuelles de sites classés d’ici 2022 et un bureau d’enquête accident « indépendant » afin de tirer les leçons de l’incident industriel.

Si la question des moyens donnés aux corps d’inspection est majeure, il ne faudrait pas considérer qu’il s’agit du seul apprentissage à tirer de cet accident. La gestion de l’incendie de Lubrizol doit nous alerter sur deux points : le rapport de l’Etat aux citoyens dans l’urgence et l’incertitude, et sa considération du risque écologique. 

L’incendie de Rouen a d’abord démontré, cela a été dit, une profonde crise de confiance entre les pouvoirs publics, en premier lieu desquels la préfecture, et la population.

Il faut revenir aux faits et à la procédure. En cas de crise, le Plan particulier d’intervention (PPI) est déclenché. Le préfet devient décisionnaire. Le 26 septembre, pour le préfet Pierre André Durand, il y avait trois possibilités : évacuer, confiner ou rassurer. Le risque létal était présent, les services de l’Etat étant dans l’ignorance de la nature de la substance relâchée dans l’environnement. La troisième option, rassurer, a indéniablement eu la priorité. La préférence pour le maintien de l’ordre public, entendu ici comme le maintien du calme, a été dénoncée par la suite par les élus locaux et les associations. 

Ne pas laisser la panique s’installer est évidemment un but louable et un moyen d’éviter un suraccident et des pertes humaines. Mais, si rassurer était l’objectif, il est peu dire que la réussite sur ce point est loin d’être évidente. Il y a eu une profonde mécompréhension par les services de l’État des attentes de la population en matière d’information. Les éléments de langage considérés comme imprécis et vagues, la parole publique, focalisée sur l’absence de toxicité “aiguë”, ont alimenté la défiance et le sentiment partagé de mensonge. 

De plus, rassurer et minorer les risques sont deux choses différentes. Comme le rappelle Olivier Blond de l’association Respire pour Le Monde  “minorer les risques et les incertitudes amènent à limiter la réponse publique. (…) L’information des populations sur les mesures de protections, la liste des communes concernées par les mesures d’urgence, les mesures de prévention dans les écoles ou les établissements sportifs… ont toutes été minorées.”

Ce choix du préfet doit se comprendre non pas comme un cas isolé mais comme illustrant une logique, une compréhension particulière de l’urgence et du risque par la puissance publique. Delphine Batho, devant la commission d’enquête sénatoriale, a décrit un “mécanisme profond, au-delà des personnes en responsabilité”. Elle a souligné une “conception élitiste de l’information”, “comme si les inquiétudes des citoyens étaient suspectes.” 

Au-delà de ce constat, il s’agit d’admettre la réalité d’un État redevable de tout mais qui n’avait pas connaissance des risques. Son rôle s’est limité à contenir la colère populaire et l’angoisse. À la différence d’autres types de crises ou de risques, l’État ne semble pas avoir considéré être en tort ou avoir failli dans la protection de la population.

Ce qui nous amène à notre deuxième point : l’incendie de Lubrizol est révélateur d’une considération moindre des risques écologiques par les pouvoirs publics. Delphine Batho, toujours dans son intervention devant la commission d’enquête du Sénat, fait la différence entre défaillance ponctuelle et dysfonctionnement de l’État. Elle souligne l’application d’une logique d’action qui revient à relativiser les risques en situation de crise écologique. Lubrizol démontre plus globalement la nécessité d’un changement de culture dans la gestion de ce type d’incident.  

Il faut savoir que le cadrage des catastrophes technologiques en France est hérité d’AZF en 2003, plus précisément la loi « Risques » du 30 juillet 2003 et son décret d’application du 28 novembre 2005: « en cas de survenance d’un accident dans une installation relevant du titre Ier du livre V du code de l’environnement et endommageant un grand nombre de biens immobiliers, l’état de catastrophe technologique est constaté par une décision de l’autorité administrative”.

Pour une qualification en tant que catastrophe technologique, il faut donc qu’il y ait destruction de logements. Ces considérations légales conditionnent notamment les indemnisations, les conséquences sont donc très concrètes pour les populations touchées. Les discussions de la commission d’enquête parlementaire actuellement en cours évoquent une requalification, qui permettrait de considérer la santé humaine et l’environnement dans la définition d’une catastrophe technologique. 

L’indemnisation est encore en discussion avec l’entreprise Lubrizol ; le ministre de l’Agriculture Didier Guillaume avait pourtant évoqué un préjudice estimé “entre 40 et 50 millions” d’euros pour les agriculteurs par exemple. Mais les questions de compétitivité du territoire français entrent évidemment en jeu dans la définition des sanctions requises contre la multinationale Lubrizol.

L’enseignement que nous devons tirer sans attendre de l’incendie de Lubrizol est la nécessité de revoir la logique d’action publique face aux risques environnementaux et écologiques. La gestion de ces risques n’est aujourd’hui pas considérée comme relevant du régalien. L’impact écologique, donc sur la santé publique – la séparation de ces deux points n’étant pas réellement valable –, doit être replacé au centre des prérogatives de l’État. La logique d’action qui a été appliquée en septembre 2019 démontre d’une tendance à la minimisation, qu’il faut substituer par une considération de ces risques comme relevant de la plus haute importance.

Sources : 

L’édifiante intervention de Delphine Batho devant la commission d’enquête sénatoriale : https://dai.ly/x7nweui 

https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/02/27/lubrizol-mise-en-examen-pour-les-degats-environnementaux-causes-par-l-incendie-de-rouen_6031075_3244.html 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/21/incendie-de-lubrizol-le-dispositif-actuel-de-gestion-de-crise-est-base-sur-une-version-completement-inappropriee-de-la-democratie_6019968_3232.html

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol » – Entretien avec Éric Coquerel

Le député de la France Insoumise Eric Coquerel fait partie des vice-présidents de la mission d’information créée des suites de l’incendie du site de Lubrizol à Rouen. Après plusieurs mois d’auditions, il nous a expliqué son analyse de la situation, en revenant notamment sur les enjeux environnementaux et sociaux autour de l’industrie française que l’accident a permis de mettre au jour. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Jeanne du Roure.


Le Vent Se Lève – Comment êtes-vous devenu membre de la mission d’information créée après l’accident de Lubrizol ?

Eric Coquerel – Je suis rapporteur pour la commission finance de la mission qui recouvre la moitié du du budget du Ministère de l’Écologie (dont la prévention des risques). Je connaissais donc assez bien le sujet. De plus, il se trouve que j’ai été à une manifestation au moment de Lubrizol à Rouen. Je me suis intéressé au sujet, à la fois pour des raisons de fond – sur ce que ça révélait – mais aussi parce que c’est en résonance avec la mission qui est mienne à l’Assemblée nationale. Ça avait été plus facile de poser des questions, de savoir qui il fallait interroger, parce qu’il s’agissait en général de gens que j’avais déjà interrogés dans le cadre de cette mission.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur ce qui s’est passé pendant les travaux ? Les conclusions qui ont éventuellement été rendues et si elles auront des suites effectives sur la gestion des sites sensibles ?

E.C – Les auditions sont terminées, le rendu des travaux a eu lieu. Il faut savoir que, en réalité parlementaire, il y a deux missions. D’une part, il y a une commission d’enquête au Sénat qui a statutairement une fonction plus importante. Par exemple, les gens qui témoignent pendant une commission d’enquête sont tenus de dire la vérité sous peine de poursuites judiciaires. On se rappelle de la dernière commission d’enquête qui avait eu lieu au Sénat sur l’affaire Benalla. Des gens de l’Elysée avaient témoigné et s’étaient retrouvés devant les tribunaux parce qu’on a estimé qu’ils avaient menti. Donc le Sénat a cette chance.

À l’Assemblée, on n’a pas réussi à obtenir une commission d’enquête parce que la majorité En Marche l’a refusée, contrairement au Sénat. On s’est contenté d’une mission d’information. Sa nature ne change pas beaucoup si ce n’est ce petit détail : si on ment durant une commission d’information, ça n’a pas de conséquences juridiques.

Nous avons au demeurant auditionné beaucoup d’acteurs. Cela n’a pas permis de distinguer les origines directes du problème, c’est plutôt la justice qui parviendra à trouver d’où ça vient. Lubrizol vient d’ailleurs d’être mis en examen. Par contre nous avons pu repérer les dysfonctionnements, manque de moyens et de réglementation qui, pendant des années, ont précédé l’accident. Ces derniers ont, si ce n’est occasionné l’incendie, aggravé ses conséquences et surtout mis en lumière le dysfonctionnement évident de gestion du risque une fois l’incendie déclaré.

« Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution. »

LVSL – Concernant la terminologie, quels sont les termes que vous employez pour décrire Lubrizol ? Incident, accident, crise ?

E.C – C’est au moins un accident. Ça n’a pas le caractère de catastrophe comme à l’AZF de Toulouse, parce qu’il y a eu des morts. Sur le long terme, les avis divergent sur les effets de la pollution due à Lubrizol, mais on est plus dans une nature d’accident que de catastrophe. Cela aurait néanmoins pu être catastrophique.

Je parlais tout à l’heure de dysfonctionnements dans l’alerte. Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution.

Ce qu’on savait le lendemain, c’est que respirer les effets de cette pollution n’entraînait pas de mort immédiate, mais on ne savait absolument rien des conséquences à moyen et long termes. Pourtant, le préfet a décidé de ne pas procéder à un confinement parce qu’il craignait que les effets de panique soient supérieurs aux conséquences. C’est prendre une lourde responsabilité et c’est toujours imaginer qu’une population prend forcément les mauvaises décisions, que la passion l’emporte sur la raison, que les gens vont partir sur les routes…

Il s’agit d’une vision un peu étrange de la population qui est au contraire bien informée, y compris au niveau de la prévention des risques, ce qui est profitable. Pour les conducteurs de bus par exemple, qui ont continué à rouler dans toute la pollution des jours qui ont suivi, rien ne dit dans l’avenir qu’ils n’en subissent pas les conséquences. Rien que là, le dysfonctionnement est évident.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la manière dont la crise a été traitée par les différents acteurs, d’un côté l’Etat, de l’autre les médias ?

© Vincent Plagniol

E.C – Je trouve que la crise a été traitée par l’Etat de manière insatisfaisante. Tous les gens qu’on a auditionnés, y compris les maires, trouvaient qu’il n’y avait pas assez d’informations, ou qu’elles étaient étonnantes lorsqu’elles existaient. Quand par exemple, le préfet explique quasiment le matin même qu’il n’y a pas de risques de toxicité majeurs, alors même que la ministre Agnès Buzyn parle quelques jours plus tard de la suie et de ses conséquences toxiques. La contradiction n’est pas faite pour rassurer les gens.

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol. »

Quand le préfet de Seine-Maritime a des propos pour le moins rassurants, alors que le préfet de l’Oise, sur lequel le nuage a circulé, prend des mesures plus drastiques et inquiétantes, tout cela ne fait pas très sérieux. Il y a beaucoup à redire dans la gestion. Cela montre quelle vision ont l’Etat et ses représentants des réactions possibles de la population.

Je pense que les gens ont assez de connaissances pour être informés de manière objective, y compris en termes de précaution. Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol.

LVSL – Rouen n’est pas la seule ville qui possède un certain nombre de sites classés Seveso. Le problème est que d’une part, ce sont des sites pourvoyeurs de beaucoup d’emplois – c’est le cas à Rouen – mais de l’autre, on sait qu’il y a danger en cas d’accident. À l’heure d’une prise de conscience concernant l’écologie, comment peut-on concilier la pérennité de ces emplois, avec la nécessité de tendre vers une industrie plus respectueuse de l’environnement ?

E.C – Je crois qu’il faut de l’industrie en France et qu’il y a inévitablement une partie de l’industrie qui est à risque. Je ne trouve pas souhaitable l’idée d’éloigner cette production liée à une industrie à risque toujours plus loin, quitte à exporter ailleurs nos propres risques. Il faut faire avec des règles absolument drastiques.

« Il n’y a jamais assez de règles, de lois. »

Quelles sont ces règles drastiques ? C’est déjà estimer que rien n’est supérieur à la question de la prévision et de la gestion des risques. Par exemple, les profits : c’est toujours le problème de ce genre d’industrie.

Est-ce qu’il est raisonnable que des industries classées Seveso soient en réalité gérées par des entreprises dont la question de la rentabilité des actionnaires prime très certainement sur tout le reste ? Je pense par exemple à l’entreprise américaine qui gérait Lubrizol. À partir de cela, il ne faut qu’à aucun moment les règles ne soient assouplies. Il n’y a jamais assez de règles, de lois.

Ensuite, il y a la question de proximité avec les centres urbains. Cela touche aussi la question d’aménagement du territoire. Si on observe bien, on s’aperçoit qu’il y a une trentaine d’années, ces sites n’étaient pas en plein centre urbain de Rouen. C’est parce qu’il y a étalement des centres urbains, de plus en plus, et que progressivement, ces lieux-là sont ré-englobés dans des centres urbains.

Dans ma mission parlementaire, il y a un des opérateurs, le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), qui est un organisme travaillant beaucoup sur la question de l’aménagement du territoire et qui fournit beaucoup de données.

Le Cerema dispose, par exemple, d’un bureau travaillant sur l’aménagement urbain autour des sites à risque. Par le plus grand des hasards, ce bureau se trouve à Rouen. Au niveau national, son personnel est passé de sept à un par l’effet des réductions drastiques d’effectif décidées par l’Etat. Disons-le tout net, la survivance de sites à risque n’est pas compatible avec les restrictions budgétaires qu’on connaît au niveau de la prévision des risques, de la gestion de ce type d’aménagement urbain.

Il est très certainement nécessaire dans une période de transition écologique d’avoir des sites à risque, on ne peut pas par contre désarmer ceux qui sont appelés à les aménager, les contrôler, les surveiller, à intervenir… Or c’est exactement ce qui se passe depuis des années. Lubrizol l’a révélé de manière éclairante.

LVSL Est-ce que vous pensez que tout a été mis en oeuvre par le passé, notamment après AZF à Toulouse, pour éviter que ce genre de catastrophe se produise ? Quels sont les moyens qui manquent aujourd’hui ?

E.C – Il faut savoir qu’en 15 ans, la prévision des risques dans le pays, les inspections des sites ont été diminuées par deux. En parallèle, le nombre de sites n’a cessé d’augmenter, il y a un vieillissement de l’appareil industriel en France. L’accroissement du dérèglement climatique a également des répercussions sur ce type de sites qui peuvent être sujets à des inondations plus fréquentes ou à de plus gros événements climatiques.

© Vincent PlagniolOr le contexte nécessite toujours plus de prévention des risques. On estime qu’en réalité, cette nécessité va même augmenter de 50% d’ici 2022. Cependant, il y a diminution par deux du nombre d’inspections, ainsi qu’une suppression des postes d’inspection depuis des années, qui continue au niveau du Ministère de l’Écologie. Un inspecteur aujourd’hui contrôle 420 sites en moyenne. Selon la Direction générale de la prévention des risques, que j’ai pour ma part auditionné, pour être capable de faire le minimum, il faudrait recruter 200 inspecteurs.

Tout n’est pas fait aujourd’hui dans le pays malgré des progrès. Après AZF, avaient été créés des plans de prévention des risques (PPRT) concernant les sites et leur environnement. Mais on ne peut pas faire ça avec moins de gens. Cela a comme conséquences de prioriser les sites Seveso, d’essayer d’avoir au moins une visite par an. Mais les autres sites vont voir leur nombre de visites dégradé, y compris les sites de dernier niveau qui n’en auront plus du tout.

Dans l’affaire Lubrizol, ça a une importance accrue. Très vraisemblablement, un des risques est survenu d’une des entreprises autour de Lubrizol, notamment Normandie Logistique. Plusieurs rapports l’ont montré : dans ces sites-là, la question du nombre d’inspections, du problème de formation des salariés est en dessous de tout. Donc on a extraordinairement dégradé la prévision des risques de manière globale dans ce pays, pour des raisons budgétaires.

Il faut savoir que les syndicats du Ministère de l’Écologie pensent qu’il y a un risque de disparition du Ministère tellement les suppressions de postes ne cessent d’augmenter. Le ministère de l’Écologie est toujours le parent pauvre dans les arbitrages finaux et c’est toujours celui à qui on reprend des budgets. On voit bien les conséquences que cela peut avoir sur la prévention des risques par exemple.

Mais cela est également vrai des opérateurs. Si on regarde par exemple Ineris, qui est l’opérateur qui intervient sur toute la question d’étude des risques – pas seulement industriels mais aussi naturels qui vont amplifier – on s’aperçoit chaque année que c’est 3% d’équivalents temps pleins qui disparaissent.

Cela n’est pas lié au fait qu’il y aurait moins de besoins mais tient à des raisons de diminution du nombre d’emplois dans la fonction publique et chez les opérateurs. Or, Ineris sont les premiers qui sont intervenus sur l’affaire Lubrizol. C’est en effet ceux à qui il a été demandé de diagnostiquer tout de suite le degré de dangerosité des produits polluants. Et pourtant, Ineris, qui est un outil extraordinaire, voit ses budgets diminuer chaque année.

« À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement. »

Un autre exemple : lorsqu’il y a eu la pollution de Lubrizol, le plan dit Polmar, c’est-à-dire pollution maritime, a été actionné. Il y a peu de temps, la décision a été prise de réduire encore les effectifs et les matériaux liés à ce plan et de faire en sorte que le bateau chargé de dépolluer du Havre soit supprimé pour ne plus garder que celui de Brest. Bien heureusement, ils n’ont pas eu le temps de le faire et ils ont pu acheminer le bateau du Havre par la Seine qui est arrivé à temps pour essayer de limiter autant que possible la pollution maritime.

À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement.

Pluie d’hydrocarbures sur la ville aux cent clochers

© Thibaut Drouet
© Thibaut Drouet

Jeudi 26 septembre, vers 7 heures du matin, les habitants de Rouen se sont réveillés au son du signal d’alerte Seveso. Dans les villes à risque, cette sirène plane comme une ombre au-dessus de la population : dans les écoles primaires et les collèges, des exercices sont effectués en cas d’accident. Mais quand l’alarme retentit, rien n’est fait et le manque d’information prend le pas sur le choc de l’explosion.


L’usine Lubrizol n’en était pas à son coup d’essai à Rouen. Elle avait déjà fait parler d’elle en janvier 2013 avec la fuite d’un gaz malodorant dont l’odeur avait été sentie jusqu’à Paris et en Angleterre. Le site de Rouen est le premier qui a été ouvert par cette société de l’industrie chimique en 1954. Le site produit des additifs de lubrifiants de moteurs industriels et de véhicules. Au début de l’année 2019, l’entreprise a déposé une demande d’autorisation d’extension des capacités de stockage de substances dangereuses sur la partie de l’usine située à Rouen. L’absence de connaissances scientifiques particulières n’exonère pas que le fait de vivre à proximité d’usines constitue en soi un élément d’anxiété. Quand l’accident arrive, l’absence de réponses et la communication hasardeuse ne peut qu’amplifier les doutes et les craintes.

Un jeudi dans les médias qui laisse songeur

Si la mort de l’ancien président Jacques Chirac a éclipsé ce qui se passait à Rouen, la communication tant du Gouvernement que de la Préfecture a laissé celles et ceux qui vivaient les événements de même que les spectateurs et internautes songeurs. Nombre d’internautes ont néanmoins remercié le travail de France Bleu et plus largement de la presse locale qui tenait la population au courant de l’évolution de la situation.

Dès le jeudi soir, la hiérarchie de l’information a laissé place à des critiques. Un article paru dans le Paris-Normandie rapporte par exemple des propos de journalistes : « À moins que Chirac ne soit mort à Rouen, mon direct est fichu », établit une journaliste de France Bleu, pour France Info. « Bon, on parle un peu de l’incendie mais il faut vraiment qu’on le fasse réagir sur Chirac. Mon rédacteur en chef va me disputer si je n’ai pas ce son. Il ne prendra que ça en plus ». L’article du Paris-Normandie à cela d’intéressant qu’il montre l’écart entre le drame qui s’est produit dans la préfecture de Seine-Maritime, les attentes concernant le suivi et les impératifs de la presse. Ces derniers induisent des choix dans le traitement de l’information, qui s’ils ne sont pas des faits inédits ont pu renforcer le sentiment de dénuement de la population de Rouen.

Dans la presse et sur les réseaux sociaux, ces choix éditoriaux ont rapidement été critiqués. Cependant, les images spectaculaires ont été préférées à l’analyse. Ainsi, les spectateurs ont pu assister à des directs au cours desquels les intervenants expliquaient que la situation était maîtrisée avec l’immense nuage noir en arrière-plan. Les discours tenus sont également étonnants.

Face à l’incendie et au nuage qui s’est étendu sur plusieurs kilomètres, une dizaine de communes ont été confinées : la rive droite de Rouen, Bois-Guillaume, Mont-Saint-Aignan, Isneauville, Quincampoix, Saint-Georges-sur-Fontaine, Saint-André-du-Cailly, La Rue Saint Pierre, Cailly, Saint-Germain Sous Cailly, Canteleu, Bihorel et Bosc-Guérard-Saint-Adrien.

Outre le traitement médiatique, les éléments communiqués par la préfecture et le gouvernement et Christophe Castaner en premier plan semblaient en inadéquation avec ce qu’éprouvait les Rouennais. Les consignes données étaient notamment de demeurer à l’abri des fumées. Indépendamment du nuage, qu’en est-il des particules ? Face au manque d’information, les personnes à proximité de l’usine ont-elles eu des conduites à risque ? Si à Bonsecours ou au Petit-Quevilly, il ne fallait pas se confiner, la sûreté des personnes était-elle pour autant garantie ? Être en dehors du nuage ne signifie pas pour autant ne pas respirer.

De nombreuses images ont montré des traces noires sur du mobilier urbain ou des vitres. Dimanche, des retombées du même type étaient constatées à Lille. Ces retombées sont également tombées dans la Seine. Dès lors, ce sont les eaux et les sols qui se trouvent salis par cette pollution chimique. Quels choix seront faits concernant la pêche et l’agriculture ? Si dès jeudi il était expliqué qu’il ne fallait pas consommer les fruits à moins de les nettoyer en profondeur, quand sera-t’il possible de consommer des produits locaux propres ou du moins ne plus avoir peur qu’ils soient impropres à la consommation ?

Jeudi, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner jouait la carte de l’apaisement. S’il évoquait une certaine toxicité, il se voulait surtout rassurant. Cette communication d’urgence a surtout infantilisé la population locale en l’adjoignant à conserver son calme sans pour autant entendre certaines questions plus que légitimes. Le lendemain, la ministre de la Santé Agnès Buzyn déclarait quant à elle que « la ville de Rouen est clairement polluée par les suies. Nous demandons aux gens de les nettoyer en prenant des précautions, notamment en mettant des gants. Ça n’est jamais bon pour la population de toucher ce genre de produits ». Mais quels sont ces produits ? Quelle est leur composition ? Au ministère de la Transition écologique, personne n’a communiqué à ce sujet.

© Paris-Normandie
© Paris-Normandie

Lubrizol a se son côté peu communiqué, si ce n’est en établissant un suivi de l’état de l’incendie par voie de communiqué. L’entreprise dirige d’ailleurs rapidement vers la préfecture : « Les résidents de la région touchée peuvent obtenir davantage d’informations auprès de la préfecture de Seine-Maritime ici pour tout ce qui concerne les mises à jour et réponses aux questions fréquemment posées. Nous adressons nos remerciements à toutes les personnes impliquées dans la réponse à l’incendie ». Ne serait-ce pas d’abord à eux de communiquer des réponses concernant l’état de l’usine, le départ du feu et surtout les implications ou non sur la santé des produits partie en fumée ? L’odeur nauséabonde perdure dans Rouen et des habitants se plaignent de maux de tête persistants.

Une catastrophe industrielle qui ne dit pas son nom

France Bleu a révélé grâce à des sources internes chez Lubrizol que le toit qui a brûlé contenait de l’amiante. Cela vient s’ajouter au fait que l’usine était classée Seveso seuil haut. Des prélèvements ont été faits mais sans une analyse et des explications, ils demeurent extrêmement obscurs.

Des analyses complémentaires sont toujours attendues. Les internautes et certains journalistes se sont laissés aller à quelques saillies et sarcasmes concernant les doutes qui perdurent comme par exemple le titre de 20 minutes qui a fait mouche sur Twitter.

© 20 Minutes
© 20 Minutes

A l’Assemblée nationale, Christophe Bouillon, député socialiste de la cinquième circonscription de Seine-Maritime a demandé vendredi l’ouverture d’une commission d’enquête. Delphine Batho va quant à elle proposer une commission d’enquête « sur l’action des pouvoirs publics relative à la prévention et la gestion de l’incendie (…) ainsi qu’à ses conséquences sanitaires et environnementales ». Du côté de la France insoumise, Eric Coquerel a demandé une enquête parlementaire ainsi qu’une enquête administrative. Les élus font des parallèles avec AZF, catastrophe industrielle qui a eu lieu le 21 septembre 2001. Ayant causé la mort de 31 personnes, cette catastrophe était notamment le fait de défaillances concernant notamment les conditions de stockage. Certains élus ont également rappelé que Lubrizol fait partie d’un holding qui appartient à Warren Buffett, troisième fortune mondiale en 2018 selon Forbes. Mardi 1er octobre, un certain nombre de Questions au gouvernement (QAG) revenaient également sur les événements : citons par exemple les interventions de Christophe Bouillon, François Ruffin, Hubert Wulfranc ou encore Damien Adam.

Ces éléments contribuent à renforcer un sentiment d’isolement et pose des questions plus profondes. Pourquoi des entreprises dont les incidents peuvent être lourds de conséquences pour la population et également l’environnement se situent si près de centres urbains ? Ainsi, indépendamment de la communication de crise, seule la préfecture continue à transmettre des informations. Mais un certain nombre de questions et d’inquiétudes n’auront pas disparu tant que davantage d’explications n’auront pas été apportées de la part de Lubrizol. Ce dramatique incident doit également amener à penser la place que certaines industries et usines occupent dans l’espace de même que l’intérêt à manier certains produits.