Lénine en 2017, sérieusement ?

Dans cet article initialement publié dans la revue espagnole CTXT, les sociologues Jorge Lago et Jorge Moruno, tous deux membres de Podemos,  reviennent sur la révolution russe, ses impasses et ses perspectives. A rebours d’une lecture rigide et mythifiée du léninisme, ils plaident pour une valorisation de cet “art machiavélien” qui consiste à anticiper la conjoncture et à adapter l’action politique aux contradictions de l’époque. 

Que peut nous inspirer aujourd’hui la révolution de 1917 ? La gauche et les libéraux sont du même avis en ce qui concerne la compréhension de la révolution russe, ils lui donnent la même signification bien que leurs perspectives soient différentes, et la revendication mélancolique des premiers se confond avec la caricature qu’en font les seconds : il en résulte un Lénine embaumé. Si nous parlons encore aujourd’hui de la démocratie grecque, c’est grâce à la signification politique qu’elle nous a léguée et non pas pour sa seule dimension historique ou, formulé autrement, ce qui nous intéresse c’est davantage le champ et l’horizon qu’elle ouvre plutôt que son mode d’application concret, qui se traduisait par exemple par la mise à l’écart des femmes et des esclaves. Il en va de même pour la révolution russe : si nous ne pouvons expliquer et comprendre le vingtième siècle sans son existence, son héritage politique n’a rien à voir avec les défis concrets et les solutions qu’y ont apporté ses acteurs, mais bien avec les motivations, les doutes, les contradictions et la mentalité ou le geste révolutionnaire qu’ils réussirent à déployer.

Les contradictions auxquelles se sont confrontés les protagonistes de la révolution russe permettent-elles de tirer une conclusion ou une leçon pour les défis du présent ? Oui, non pas car la révolution russe serait un exemple de conflits bien résolus, mais précisément car, au contraire, elle continue de nous indiquer les écueils dans lesquels nous pouvons encore et toujours tomber, illustrant les impasses auxquelles peut mener tout processus de changement politique. Notre intention n’est pas de juger, de faire dans le révisionnisme historique ou la justice a posteriori. Nous souhaitons reconnaître ces frictions ou ces contradictions, et les considérer comme des leçons pour appréhender le présent et faire face au changement politique à venir. S’il arrive un jour. Voyons-en quelques points

1. A l’encontre de l’association répandue du léninisme à la rigidité, à la discipline et au dogmatisme, Lénine semble bien souvent démontrer le contraire, à savoir qu’il n’y a ni manuels ni recettes pour faire de la politique, malgré la clarté de l’objectif fixé : « le marxisme est totalement hostile aux formules abstraites, aux recettes doctrinaires. (…) on ne peut prétendre enseigner aux masses des manières d’agir et de lutter systématisées depuis un bureau ». L’orthodoxie (marxiste, libérale, constitutionnelle, institutionnelle ou soixante huitarde, celle des sondages d’opinion, peu importe laquelle) est toujours une réaction au changement. Le paradoxe de Lénine est celui de l’art machiavélien, qui consiste à manier la conjoncture, à maintenir l’équilibre en permanence (« faire de la politique c’est marcher continuellement entre des précipices ») entre un développement théorique compact – excessivement compact – fondé sur des notions clés (qui frôlent le fétichisme) et la souplesse nécessaire au présent politique, la recherche de l’adaptation à chaque situation concrète.

“A l’encontre de l’association du léninisme à la rigidité, à la discipline et au dogmatisme, Lénine semble bien souvent démontrer le contraire, à savoir qu’il n’y a ni manuels ni recettes pour faire de la politique, malgré la clarté de l’objectif fixé.”

Entre la révolution de février et celle d’octobre, Lénine change de tactique à plusieurs reprises, se corrige lui-même en certaines occasions, et cherche à ajuster le pari révolutionnaire à chaque défi concret ; il joue toujours sur un terrain instable qui, de plus, change en fonction de l’action politique engagée antérieurement. Lénine fait tout d’abord basculer le parti à gauche, en avril, puis le dirige plus à droite en juin, ou en août face à la menace de Kornilov, au moment de proposer des alliances avec des acteurs qu’il avait un temps plus tôt condamnés. C’est une tension permanente entre la doctrine, la stratégie et l’action, une prise de conscience de la complexité et de l’autonomie (relative) de la politique, où il faut toujours avoir à l’esprit l’existence d’une inévitable différence entre ce que l’on désire, la conjoncture et les possibilités délimitées de l’intervention politique.

On retrouve cette conception de la politique dans l’importance qu’accorde Lénine à la « consigne correcte à chaque moment concret », c’est-à-dire à la capacité non pas tant d’interpréter la réalité mais avant tout d’intervenir dans celle-ci, d’en forcer les limites. Le changement est toujours une innovation et une rupture vis-à-vis des cadres installés, et cette rupture suppose d’affronter le principal des freins : celui du parti, de son orthodoxie et de sa rigidité. Le seul manuel qui existe, c’est l’inexistence de manuels. C’est uniquement lorsque la politique devient – ou s’estime – incapable de continuer d’agir sur la réalité que les manuels deviennent les pavés d’une orthodoxie stérile pour la transformation sociale.

2. La révolution russe inaugure le vingtième siècle. Son impact transforme le monde et va jusqu’à se transmettre à l’identité de l’ennemi. Autrement dit, sans la révolution russe il n’y a pas de New Deal (il n’y en pas non plus sans l’immense cycle des grèves des années trente aux Etats-Unis), et il n’y a pas d’Etat providence dans l’Europe d’après-guerre. Et de la même façon qu’elle l’ouvre, la révolution russe, ou plutôt son résultat décomposé, vient clore le vingtième siècle. Et que se passe-t-il quand cet autre tombe ? La fin de l’Union soviétique provoque également l’effondrement d’une tension fondamentale qui a défini les limites et les possibilités de l’action politique au vingtième siècle. Le triomphe du néolibéralisme, qui « transforme l’âme par l’économie », comme l’affirmait Thatcher, ne peut se comprendre que comme la conséquence de l’annulation, mais à travers sa paradoxale incorporation, de la recherche ou du désir d’émancipation.

“Il devient urgent d’appréhender la défaite de la gauche à partir de son incapacité à intégrer dans son récit le désir (…) Un désir que le récit politique néolibéral a su capturer et hégémoniser, pour donner un horizon de sens aux signifiants disputés que sont la liberté, la démocratie, la réalisation de soi, etc.”

En effet, la pensée et l’action émancipatrices avaient besoin d’un moteur passionnel, d’un autre qui fonctionnât comme horizon de sens : le communisme comme projection dans un autre temps – un horizon qui ne survenait jamais – ou dans un autre espace – l’URSS, mais aussi la Chine, Cuba, etc…–. Cette altérité spatio-temporelle devenait alors réelle, sous la forme du désir et de l’aspiration, la possibilité et la nécessité de l’émancipation, en même temps qu’elle pénétrait et traversait n’importe quel autre récit et n’importe quelle autre action politique (c’était là sa dimension hégémonique) : il devenait indispensable de prendre en compte cette altérité, y compris dans le but de l’annuler sous la forme d’une dialectique négation/incorporation. La lutte entre les blocs culturels, idéologiques et économiques – le bloc occidental contre le bloc communiste – n’empêchait pas, bien au contraire, une espèce de contagion par contention de l’ennemi, d’incorporation de demandes contraires afin d’annuler son effectivité. Il s’agissait d’un antagonisme poreux qui transformait les deux pôles – ou acteurs – constitutifs.

Mais cette logique de contagion entre des récits politiques et des visions du monde opposés fut loin de provoquer les mêmes effets des deux côtés du champ de bataille. La victoire occidentale, qui se traduit par l’hégémonie néolibérale, ne s’explique pas uniquement par la disparition de l’ennemi, par l’imposition d’un discours devenu unique du fait de l’effondrement du pôle contraire. La disparition de l’autre extérieur se produit sous la forme d’une altérité interne : le discours néolibéral incorpore une dimension émancipatrice (perverse) :  du self-made man à la logique liquide de la liberté de mouvements, en passant par le coaching et le développement personnel, entendus comme des projets d’émancipation purement individuels. Sa victoire est fondamentalement hégémonique.

Dès lors, le plus important n’est peut-être pas de constater que toute défaite est avant tout la victoire du récit adverse, mais de s’interroger sur les raisons de l’échec des mouvements d’émancipation lorsqu’il s’agit d’incorporer, de s’imprégner ou d’assumer les demandes et les aspirations du discours hégémonique de l’autre. Ainsi, il devient urgent d’appréhender la défaite de la gauche à partir de son incapacité à intégrer dans son récit le désir, ce désir que l’horizon communiste avait abandonné depuis déjà bien longtemps. Un désir que le récit politique néolibéral a su capturer et hégémoniser, pour donner un horizon de sens aux signifiants disputés que sont la liberté, la démocratie, la réalisation de soi, l’expérimentation, etc.

Jorge Moruno.

3. La dimension européenne a été un objectif central pour les bolchéviques, et en particulier pour Lénine, qui voyait dans la révolution russe le détonateur d’une expansion continentale : « Le prologue de la révolution européenne à venir », affirmait-il durant son exil en Suisse un peu avant la révolution de février. Connaisseurs des limites de la révolution dans un pays semi-féodal comme l’était la Russie, fascinés par la modernité, surtout par la capacité militaro-technologique de l’Allemagne, les bolchéviques comprenaient que la dimension européenne était fondamentale pour le dénouement du processus en Russie.

Il y avait de bonnes raisons de le penser, puisqu’après la révolution le panorama belliqueux européen commençait à connaître d’importantes désertions sur le champ de bataille. Par ailleurs, les grèves proliféraient et s’étendaient à mesure que s’accentuait la conflictualité ouvrière, en particulier en Allemagne. La peur de la contagion bolchévique s’exprime parfaitement dans la remarque de la délégation allemande dans le wagon de l’armistice, quand Erzberger, ministre d’État, prévient que le nombre de mitrailleuses que l’Allemagne devait céder, trente mille environ, était excessif et pouvait mettre le pays en difficulté en cas de révolution interne. Car « il n’y en aurait plus assez pour tirer sur le peuple allemand ». On concéda cinq mille mitrailleuses de plus aux Allemands afin de parer à cette éventualité.

“Le socialisme réel appartient au passé mais la question du capitalisme demeure. A défaut d’imagination ou d’horizon, on essaye de recycler le passé ou, pire encore, on se contente de dénoncer les excès du capitalisme sans proposer le moindre projet alternatif.”

Une fois l’expansion révolutionnaire européenne avortée, et après sept ans de guerre — si on y ajoute la guerre civile –, la Russie fait face à une tension insoluble : faire avancer la révolution y compris en adoptant des réformes bourgeoises et démocratiques, ou ce qui a fini par s’imposer, à savoir le repli du stalinisme et le report sine die de la dictature du prolétariat. Avancer à reculons, ou creuser des tranchées. À la fin de sa vie, Lénine déplorait le processus de « distorsion bureaucratique » de la révolution. Il prédisait déjà ce que Gramsci systématiserait plus tard : « Toute la difficulté de la révolution russe repose sur le fait que la classe ouvrière révolutionnaire russe a eu beaucoup plus de facilités que les autres classes de l’Europe Occidentale à commencer la révolution, mais il lui est par contre beaucoup plus difficile de la continuer » Et vice versa : les pays d’Europe Occidentale ont plus de difficultés à engager le processus, parce que « la classe ouvrière se trouve dans un état d’esclavage culturel ».

D’autre part, la résolution de cet abime européen, de même que l’idée léniniste des « Etats Unis d’Europe », sont restées en suspens.  La dernière manifestation de cet abime remonte à la Grèce de Tsipras, à l’échec d’une « révolution démocratique » qui ne trouve pas le moindre écho en Europe. Mais plutôt que de céder à des lectures morales et à des critiques bien-intentionnées, nous devons (ou pouvons) comprendre l’humiliation grecque au-delà des visions binaires qui se contentent d’opposer au monstre tantôt le refuge et la glorification de la souveraineté de l’Etat-nation, tantôt l’oubli de la territorialité et le simple fétichisme de la mobilisation (ainsi des milliers d’activistes à Frankfort, par exemple). Pour éviter de tomber dans l’impuissance de Tsipras (soulignons que l’Espagne a un poids différent en Europe), et afin d’esquiver la pulsion du retour identitaire, nous devons accepter l’indissociable synergie qui opère entre la dimension nationale et la dimension européenne : pour paraphraser Marx, le changement ne peut surgir de l’Europe, mais il est de la même façon impossible qu’il ne surgisse pas de celle-ci. C’est une guerre de positions paneuropéennes.

4. Aujourd’hui, cent ans après la révolution russe, il est plus facile d’envisager la fin du monde que la fin du capitalisme. Certes, l’autre n’existe plus. Nous sommes passés du socialisme à l’anticapitalisme. Le socialisme réel appartient au passé mais la question du capitalisme demeure. A défaut d’imagination ou d’horizon, on essaye de recycler le passé ou, pire encore, on se contente de dénoncer les excès du capitalisme sans proposer le moindre projet alternatif.

Jorge Lago.

La réaction à cette dilution de la dimension politique n’est autre qu’une fermeture d’esprit asphyxiante qui ne cherche que la virtuosité d’une équivalence impossible : celui d’une coïncidence parfaite entre l’attitude individuelle quotidienne et l’ordre social auquel nous aspirons. Autrement dit : une identité à mi-chemin entre les philosophies du moi et les philosophies politiques. En plus d’être impossible, cette posture est puérile : si nous pouvions vivre ensemble en marge de la société commerciale, nous n’aurions tout simplement pas besoin de nous émanciper d’elle.

Le capitalisme est un enchevêtrement relationnel qui ne connaît pas de limites, on n’en sort pas en traversant la rue, en adoptant une attitude civiquement exemplaire, ou en se réfugiant dans le monde de Narnia. Même si on le souhaite, on ne le peut pas. Lorsqu’on en revient à Machiavel et que la politique révolutionnaire se subsume dans le discours néolibéral ­– par la voie du narcissisme émancipateur –, il en résulte finalement un individu mis à nu, en marge de toute utilité collective et de toute dimension politique. C’est un vide de certitudes, incapable de trouver un écho qui résonne dans la société, et qui a été intégré et articulé, et c’est fondamental, pour que l’élan révolutionnaire devienne le moteur des passions néolibérales. Il faut alors se demander comment prendre en charge, au XXIe siècle, ce désir de laisser de côté ce que l’on est afin de pouvoir être autrement.

“La meilleure leçon que l’on puisse tirer des contradictions que la révolution russe n’a pas su résoudre réside sans doute dans ce pari qui consiste à avancer en acceptant les paradoxes et les compromis avec le présent, en admettant l’inévitable contagion d’une réalité hostile sur laquelle on ne peut agir qu’en la reconnaissant.”

On ne peut évidemment pas répondre à cette question aujourd’hui sous l’angle du développement moderne d’un prolétariat qui s’auto-réalise, sur le mode du repli stalinien de la révolution de 1917. Il faut avoir en vue l’abolition du prolétariat, c’est-à-dire impulser le désir (que l’on retrouve aussi bien dans le néolibéralisme que dans l’anticapitalisme) de ne plus être prolétaire. Accepter le cadre dans lequel se déploie le désir néolibéral au lieu de le renier au profit d’un passé pétri de certitudes (la sécurité et la régulation du travail, l’ordre salarial comme horizon, etc.). La bataille à mener est celle du désir, à l’heure où les coutures du régime capitaliste de l’emploi craquent de toute part. La critique du programme de Gotha de Marx et l’idée d’une classe émancipée du travail retrouvent leur intérêt. Il nous faut penser la société du « plein temps garanti » davantage que la société du plein-emploi, car nos sociétés actuelles libèrent suffisamment de temps pour rendre caduque le calcul de la richesse basé sur le temps de travail employé. Une société est plus libre dès lors que sa reproduction est moins sujette à la « libre » obligation de se soumettre à un tiers pour pouvoir subvenir à ses besoins primaires.

Le temps est peut-être venu de récupérer la « folie » du geste de Lénine, ce cheminement entre les précipices, cette manière d’assumer les contradictions du présent plutôt que de chercher à les résoudre sans y faire face. Ainsi, à la fermeté d’une orthodoxie qui prétend dicter la vérité du réel, il est toujours impératif d’opposer, non sans tensions, une conception de la politique fondée sur l’innovation, l’intervention et l’invention même du réel. Face à l’impulsion stalienne de la révolution russe suite à l’échec de l’expansion européenne, et plus généralement face à toute paralysie d’un processus de changement politique, il est crucial de savoir pressentir, comme l’a fait Lénine, le risque d’un repli bureaucratique ou identitaire. Il faut aussi comprendre aujourd’hui que face à la tentation du refuge (le travail, la nation, l’idéologie), face à la crise (de régime, de l’emploi, du changement politique) la meilleure leçon que l’on puisse tirer des contradictions que la révolution russe n’a pas su résoudre réside sans doute dans ce pari qui consiste à avancer en acceptant les paradoxes et les compromis avec le présent, en admettant l’inévitable contagion d’une réalité hostile sur laquelle on ne peut agir qu’en la reconnaissant. Car, « nous n’avons pas d’autres briques, c’est donc avec celles-ci que nous devons construire » (Lénine).

Traduit de l’espagnol par Lou Freda.

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

« Pour André Gorz, les optiques marxiste et décroissante sont convergentes » – Entretien avec Willy Gianinazzi

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Légende : André Gorz, philosophe de l’émancipation entre marxisme et décroissance. ©Youtube. André Gorz – Vers la société libérée.

Il y a dix ans, André Gorz se donnait la mort avec sa femme Dorine, à l’âge de 84 ans. Ecologiste des premières heures, marxiste dissident et précurseur de la Décroissance, ce philosophe d’origine autrichienne nous lègue une pensée qui résonne comme une ôde à l’émancipation et reste d’une pertinence rare. L’anniversaire de sa disparition marque l’occasion de mettre en avant la richesse et l’actualité de l’approche gorzienne, dans un entretien avec Willy Gianinazzi, auteur de la biographie André Gorz, une vie (2016, éditions La Découverte).

Vous avez travaillé durant des années à la construction de la première biographie d’André Gorz, Une vie, publiée en 2016 aux éditions La Découverte. Quels épisodes de la vie de Gorz vous semblent les plus marquants, caractéristiques et déterminants pour la pensée politique qu’il déploie au fil du temps ? Comment sa pensée a-t-elle évolué ?

La formation intellectuelle de Gorz est marquée par quatre étapes. Tout d’abord, la rencontre avec Sartre en 1946 qui est déterminante : la philosophie existentialiste restera pour toute sa vie le substrat philosophique de sa réflexion. Puis, il y a le marxisme, culturellement hégémonique à gauche dans les années cinquante et soixante, avec lequel il prendra ses libertés en 1980 avec son ouvrage iconoclaste Adieux au prolétariat. Enfin, en parallèle, il y a son adhésion à l’écologie politique qui l’amènera petit à petit à une critique du travail visant l’émancipation en dehors de celui-ci.

À partir de l’existentialisme sartrien, Gorz développe une philosophie du sujet. Comment aborde-t-il donc les effets du capitalisme sur les individus, et de manière plus générale sur la vie en société ?

Pour Gorz, le sujet est toujours en quête de son autonomie et de sa liberté, en se battant contre les mécanismes d’intégration et de soumission que le capitalisme développe. À rebours de la tradition marxiste, il souligne que la division technique du travail (comme plus tard la sous-traitance, la filialisation et la mondialisation) accroît l’impuissance du sujet à comprendre et à maîtriser ce qu’il est contraint de faire dans le cadre de son travail, et que la seule socialisation des moyens de production ne peut plus apporter de solutions à cette situation.

Mais il a toujours été convaincu que le sujet n’est jamais réduit à sa socialisation, qu’il garde un « moi » intime qui lui permet d’exploiter des marges de rébellion. Les évènements de mai 68, qu’il interprète comme une contestation du travail, lui donnent raison.

La pensée de Gorz a beaucoup irrigué la philosophie du travail. Comment l’évolution de sa pensée, notamment par son éloignement progressif de l’orientation marxiste dominante, marque-t-elle ses positions, et constitue les spécificités de sa réflexion sur le sujet ?

En 1980, il publie ses Adieux au prolétariat, qui choquent toute la gauche. Il y explique que le marxisme, en tant que philosophie de l’histoire qui assigne au Prolétariat un rôle historique de transformation sociale, doit être abandonné. Pour lui, la classe ouvrière ne peut plus opérer car elle a été décimée par la désindustrialisation, le chômage, mais aussi par l’accroissement des emplois de services qui l’atomise. Pour autant, il précise que l’analyse de Marx du capitalisme et du machinisme reste visionnaire, c’est-à-dire que la logique du profit pousse à utiliser toujours plus de machines, à automatiser au maximum la production pour réduire le nombre des ouvriers et ainsi réduire les coûts. C’est ce point qui est au centre d’Adieux au prolétariat : l’évolution du capitalisme fait qu’on ne peut plus compter sur la classe ouvrière comme facteur d’émancipation. Au contraire, l’alternative peut jaillir des individus qui en ont assez des jobs aliénants et précarisés, voire qui en sont entièrement exclus, comme les chômeurs. « Il ne s’agit donc plus, comme il l’écrit, de conquérir du pouvoir comme travailleur, mais de conquérir le pouvoir de ne plus fonctionner comme travailleur. »

Il s’inquiète cependant des méthodes modernes de management développées depuis une trentaine d’années. Tout est fait pour mobiliser l’esprit créatif, innovant, les savoir-faire appris au gré de la vie, les capacités cognitives et de réaction aux problèmes… L’ensemble de la personne doit être investie dans le travail à tout moment du jour comme de la nuit. Un exemple frappant est sans doute celui du cadre à qui on demande d’être disponible pour répondre à ses mails à 23 heures. Ainsi, le capitalisme dans son « nouvel esprit », pour reprendre l’expression de Boltanski et Chiapello, demande que la personne se produise elle-même en s’impliquant totalement, en se formant perpétuellement, en faisant disparaître la limite entre vie et travail. C’est extrêmement aliénant et ça bouffe la vie des gens.

Dans les années 70, on assiste à la création de mouvements d’écologie politique, auxquels les idées de Gorz se rattachent. Comment lie-t-il sa philosophie du travail à ses idées écologistes ?

Gorz reste toute sa vie marxiste et décroissant, il considère que les deux types d’analyse sont convergents. D’un côté, il estime que le capitalisme court à sa perte, que l’automatisation de la production ouvre irrémédiablement la voie à une baisse du temps de travail et des marges de profit, selon la théorie marxiste. D’un autre côté, l’écologie politique intègre une attention nécessaire à la qualité de vie tout en récusant les obsessions de la croissance et du productivisme.

Il suggère de penser l’émancipation au-delà du cadre restreint du travail. C’est une façon de vivre dans son ensemble qu’il faut envisager, par exemple dans le rapport aux choses et à la nature. À la logique économique, que n’entament d’ailleurs pas les politiques de développement durable, il oppose la rationalité écologique : « Satisfaire les besoins matériels au mieux avec une quantité aussi faible que possible de biens, à valeur d’usage et à durabilité élevées, avec un minimum de travail, de capital et de ressources naturelles. » Il s’agit de limiter au maximum l’engagement des facteurs de production pour bâtir une « société du temps libéré », et non plus pour maximiser le profit. De plus, il comprend la défense de l’environnement comme la défense du milieu de vie. Celui-ci comprend le cadre naturel, mais aussi le « monde vécu » (qu’il appelle aussi « la culture du quotidien »), c’est-à-dire tout ce qui a trait au quotidien de la vie en société. C’est par exemple l’urbanisme, les transports, l’alimentation, mais aussi le rythme de vie, les liens sociaux, les savoir-faire vernaculaires et la médication. Il est donc d’emblée un écologiste à la trempe sociale et radicale.

Gorz a été une référence importante pour la naissance de l’écologie politique en France dans les années soixante-dix. Je pense notamment à son ouvrage Écologie et liberté qui était une sorte de manifeste, mais aussi à l’influence qu’il a eue sur Brice Lalonde, les Amis de la Terre, les militants anti-nucléaires, et enfin au journal La Gueule ouverte qui lui ouvrit ses colonnes et recensa régulièrement ses écrits. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les idées de Gorz étaient amplement discutées chez Les Verts. Il participa donc directement à la naissance de l’écologie politique en France. 

Par son approche philosophique qui l’éloigne du marxisme traditionnel, André Gorz ne pense pas le prolétariat ni le travail comme des fronts uniques pour opérer un renversement social. Alors comment opposer un rapport de force social sans investir le front du travail ? Les syndicats ont-ils encore un rôle à jouer ?

Gorz n’envisage pas de stratégie politique particulière. Il essaie plutôt de déceler les mouvements dans la société qui vont dans le sens d’une plus grande autonomie des individus et qui ne sont pas forcément présents à l’intérieur du monde du travail.

Il a toujours espéré que les gens s’activent et suscitent des dynamiques que les politiques devraient, de fait, prendre en compte. Il est très favorable au mouvement altermondialiste par exemple. Il imagine l’essor de coopératives au niveau local qui profiteraient des nouvelles technologies, en lesquelles il croit.

Il pense donc que les syndicats gardent un rôle dans la lutte sociale, mais qu’ils doivent élargir leurs horizons. Ils ne peuvent pas rester axés sur les salariés qui ont un travail mais doivent aussi s’occuper des chômeurs et des précaires, par la création de sections qui leurs sont dédiées. C’est d’ailleurs ce qui a lieu dans les années 1990. Pour lui, la soustraction des travailleurs au salariat et donc à la logique croissanciste du capitalisme est une condition indispensable pour concevoir un mode de vie et de production décroissants.

Vous dites que Gorz fonde un optimisme important dans le développement des nouvelles technologies. Comment propose-t-il de contrôler ces outils ? Et cette technophilie n’est-elle pas contraire à une pensée décroissante technosceptique, intrinsèquement méfiante des dérives mercantiles et sécuritaires, et consciente de l’impact écologique de l’outil informatique ?

En fait, Gorz a été critique vis-à-vis de la technique dès la fin des années soixante, par exemple à l’égard de l’automobile qui favorise l’éloignement du lieu de travail du lieu de vie, et aliène les individus. Cependant, il n’est pas radicalement technophobe. Il pense que la technique est toujours au service de l’économie, mais que les individus peuvent se la réapproprier en lui conférant un usage émancipateur non prévu initialement.

Il est enthousiaste des possibilités qu’offre Internet. Il y voit une possibilité de mise en réseau, qui permettrait de favoriser l’économie de la gratuité et la coopération mutuelle hors marché. Par les logiciels libres ou les imprimantes 3D, il pense que des coopératives locales de réparation ou de création d’objets peuvent émerger. Il est aussi favorable à la technologie qui permet la captation de l’énergie solaire, et il ne voit pas tous les problèmes que peut poser la consommation de matière, comme la pollution induite par ce qu’on appelle l’énergie propre.

Il était pourtant armé théoriquement pour être critique face aux dérives de ces technologies. Sauf que son combat pour « la société du temps libéré » lui fait désirer l’automatisation, qui permet de « travailler moins pour vivre mieux ». Il essaye donc de profiter de ce que la technologie peut apporter. C’est le point essentiel de divergence avec certains décroissants qui se posent cette question : si on veut décroître, désindustrialiser et limiter l’usage des énergies, fussent-elles plus propres, ne faudra-t-il pas compter davantage sur le travail manuel ?

L’approche gorzienne, également nourrie par son statut de journaliste, a souvent épousé l’actualité, lui faisant livrer des analyses de circonstances ancrées dans le réel. Quelles politiques propose-t-il concrètement, pour faire advenir sa « société du temps libéré » ?

Il propose la réduction massive du temps de travail, couplée à un revenu d’existence. Pour lui, ces outils sont des démultiplicateurs d’activités. C’est pourquoi, inséparable des deux premières mesures, il faut aussi stimuler tout ce qui concourt à amplifier les initiatives de coopération non marchande, sans quoi le revenu inconditionnel d’existence perd à la fois son sens et son pouvoir d’impulsion.

Gorz réfléchit précocement à des formes de revenus de base. En 1983, sa première idée est de donner un revenu à vie aux gens en échange d’un nombre d’heures travaillées sur la vie, à répartir comme les individus le désirent. Il n’échappe pas au constat que certains travaux demeureront hétéronomes, pénibles, mais nécessaires. Il concevait la multi-activité des gens qui auraient réparti librement leur temps entre le travail hétéronome nécessaire et les activités autonomes.

En 1996, il se saisit à nouveau de ce débat et adhère à l’idée du revenu inconditionnel : avec le capitalisme cognitif et la porosité grandissante entre travail et vie privée, les gens sont sollicités en permanence et il devient très difficile et inadéquat de mesurer les temps de travail. Ce revenu d’existence doit être suffisant pour pouvoir vivre dignement, et pour que l’on puisse arbitrer librement entre travail et libre activité.

À la fin de sa vie, sa pensée évolue et Gorz pense que le revenu d’existence n’a de sens que dans une société qui est déjà post-capitaliste. Il ne peut être financé par une redistribution de la richesse par l’impôt, parce que la monnaie qui domine à l’époque du capitalisme financier est fondée sur des actifs fictifs. Ce revenu d’existence pourrait être distribué sous forme de monnaie locale pour échanger ce dont on a besoin à l’échelle d’un territoire relocalisé. Il ne voyait donc plus le revenu d’existence comme un moyen transitoire, mais comme un aboutissement.

Pour de nombreux partisans de la Décroissance, l’héritage de Gorz est fondamental. Influencé par les travaux du mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen sur les limites physiques de l’économie croissanciste, comment aborde-t-il ce mouvement, et la diversité des approches qui le nourrissent ?

Gorz est décroissant parce qu’il estime que le capitalisme provoque une destruction environnementale, et plus globalement, civilisationnelle. En 1972, il est le premier à utiliser le mot « décroissance », lors d’un débat. Il n’en revendique pas la paternité par la suite, bien qu’il l’utilise quelques fois pendant sa vie.

Il partage l’analyse de Nicholas Georgescu-Roegen, économiste considéré comme penseur clé dans le mouvement de la décroissance, sur les limites physiques de la croissance économique. Le début des années 1970 marque un moment assez inouï de prise de conscience vis-à-vis des dangers liés à la pollution et l’épuisement des ressources. Le rapport Meadows sur les limites de la croissance, commandé par le Club de Rome, influence beaucoup André Gorz comme tous les écologistes d’alors. Cette étude est pilotée par des dirigeants de l’automobile et des financiers, sérieusement inquiets de l’impact de leurs activités. Même le président de la Commission européenne de l’époque, Sicco Mansholt, prônait la croissance zéro ! Il faisait le tour des capitales européennes pour expliquer que ce système économique n’était que folie.

En plus de ce constat des limites physiques du modèle de croissance, Gorz construit sa perspective avec une réflexion profonde sur l’émancipation, fil rouge de sa pensée. L’autolimitation qu’il défend signifie la soustraction à la pression consumériste, avec pour but le rétablissement de l’arbitrage individuel qui prévalait avant le capitalisme. Dans quelle mesure dois-je travailler pour satisfaire mes besoins véritables ? Et vice versa, dans quelle mesure dois-je limiter mes besoins pour éviter de trop travailler ? C’est un point de vue proprement épicurien. Il met l’accent sur la richesse qualitative que représentent les relations familiales, amoureuses, sociales, le temps libre, la liberté de créer sans fins utilitaires, plutôt que la richesse quantitative et matérielle.

Pourtant, la création de la mouvance de la Décroissance dans les années 2000 se fait sans référence à sa pensée. Gorz rédige néanmoins un article en 2006 dans la revue Entropia, et éclaircit à cette occasion ses positions vis-à-vis du mouvement. Pour lui, il ne peut y avoir de décroissance sans fin du capitalisme, sinon il ne s’agit que de chômage, dépression et austérité. Il demande ouvertement aux décroissants de développer leur projet dans un cadre post-capitaliste, puisque l’exigence de croissance est au cœur même du productivisme capitaliste. La mise en valeur de l’héritage de la pensée de Gorz dans les discours décroissants actuels montre que cette exigence a été intégrée aux propositions du mouvement.

Gianinazzi Willy,  André Gorz. Une vie, La Découverte, 2016.

 

Entretien réalisé par Margot Besson, Jérôme Cardinal et Valentine Porche

Crédits photos : Légende : André Gorz, philosophe de l’émancipation entre marxisme et décroissance. ©Youtube.
André Gorz – Vers la société libérée.

Trepalium VS 3% : Deux imaginaires de lutte des classes, entre violence et humanisme

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Les séries dystopiques Trepalium et 3% évoquent toutes deux l’avenir du capitalisme. Les univers des ces deux séries diffèrent quant à la réaction des populations et à la stratégie de la classe dominante pour se maintenir en place, oscillant entre répression et production du consentement ; la stratégie la plus terrifiante n’est pas nécessairement celle que l’on croit. Attentions spoilers !

 

Trepalium, ou la fin misérable du capitalisme

Trepalium est une série française d’Antres Bassis, qui se déroule dans un pays (présumément la France) où le chômage a atteint les 80%. Au lieu de choisir la voie de la solidarité et du partage du temps de travail, la société s’est engouffrée dans une ségrégation sociale et spatiale d’une extrême violence. Un mur est construit 10 ans avant le déroulement des faits, afin de séparer les « actifs » ceux qui travaillent, et les “inactifs”. Une loterie permet chaque année à un inactif de devenir actif, mais mis à part cette mince échappatoire, il est impossible d’échapper à sa condition d’inactif. En revanche, le nombre d’actifs ne cesse de diminuer au fur et à mesure que les entreprises augmentent leurs profits. Les actifs engagent une compétition sans merci pour grimper les échelons et ne pas finir inactif.

Le monde des actifs est froid, rigide, déshumanisé. On apprend dans la série qu’il est d’usage pour un supérieur hiérarchique de violer la femme de celui qui cherche une promotion. En parallèle, les actifs entretiennent une détestation pour les inactifs qu’ils considèrent comme des fainéants et des incapables puisqu’ils n’ont pas d’emplois. L’absurdité de cette logique est démontée par l’un d’entre eux : « Je suis né de l’autre côté du mur », proteste l’un des inactifs.

En réalité, les inactifs, bien que pauvres, sales et affamés, font preuve de solidarité entre eux ; ils ont plus ou moins conscience de l’injustice du monde dans lequel ils vivent. Ils ne détestent pourtant pas les actifs, qu’ils ne voient jamais. Afin de surmonter le problème, une ministre tente de mettre en place des “emplois aidés”, c’est-à-dire de faire venir des inactifs de l’autre côté du mur comme domestiques. Celle-ci échoue et le racisme de classe déclenche une révolution prolétarienne, ou plutôt lumpenprolétarienne (le “prolétariat en haillons”), qui couvait depuis longtemps.

3%, ou le Capitalisme méritocratique

L’univers de 3% est à l’opposé de celui de Tripalium. Cette série est réalisée par Pedro Aguillera, et on trouve César Charlone (La cité de Dieu) à la production. Elle se déroule au Brésil, où la légende raconte qu’un couple fondateur a crée un paradis sur terre, ou plutôt sur mer, sous la forme d’une île artificielle appelée « The Offshore », ce qui n’est pas sans rappeler les fantasmes libertariens de la Silicon Valley.

3% de la population du pays (on ne sait rien du reste du monde) y habite. Seuls les « meilleurs » peuvent y accéder à l’issu d’une longue épreuve à l’âge de 20 ans, composée de tests individuels et collectifs destinés à évaluer la « valeur » de chacun d’entre eux.

On retrouve ici une idée chère au capitalisme cognitif: chacun est doté d’un capital humain qu’il cherche à faire fructifier rationnellement. Lors de ce test, le personnel de l’Offshore est toujours agréable, gentil et plein de compassion. L’Offshore, comme le monde derrière le mur, est inconnu et idéalisé. Les habitants de la terre cherchent tous à passer ce test, et lorsqu’ils échouent, acceptent comme vérité qu’ils n’étaient pas assez méritants, légitimant ainsi l’ordre établi.

Lors d’un rebondissement surprenant, on apprend finalement ce qui fait tenir cette société bicéphale : les 3% acceptés sont stérilisés. Ainsi, la reproduction sociale, de classe, est empêché. On nous montre l’exemple d’un garçon dont la famille vit sur l’Offshore et qui rate l’examen malgré tout. Seules comptent les qualités humaines considérées comme bénéfiques pour la société.

Il faut néanmoins mentionner qu’il existe un mouvement de résistance, La Cause. Celle-ci est cependant bien moins soutenue parmi la population de la terre que l’Offshore, en raison de l’hégémonie culturelle qu’a réussi à imposer le système méritocratique des 3%.

Du Capitalisme agressif au Capitalisme à “visage humain”

On est bien face à deux univers différents. Les actifs de Trepalium en viennent quasiment à ignorer les “inactifs” qui vivent de l’autre côté du mur. Ils ont fini par ne plus se soucier d’eux et oublier leur potentiel révolutionnaire. La mobilité sociale n’existe que sous sa forme descendante, et la culture de la classe dominante est imprégnée de cet esprit de compétition.

Dans 3%, la classe dominante de l’Offshore a intégré l’idée qu’il ne fallait ni abandonner la classe dominée ni lui faire violence. Le génie de cette société réside dans le fait qu’elle autorise une certaine mobilité sociale ascendante : la classe dominante est contrainte, à cause de la perte de sa capacité reproductrice, à accueillir une partie de la classe dominée en son sein. L’idéologie méritocratique permet ainsi de faire accepter sa situation à la classe dominée : la mauvaise situation de celle-ci ne résulte que de la mauvaise décision des individus qui la composent.

Les dominés subissent à peu près les mêmes souffrances dans Tripalium et 3%, mais la classe dominante les gère de manière bien différente. Vers quelle voie s’orienterait notre société en cas de crise structurelle du capitalisme : un ordre ségrégationniste qui pratique un racisme de classe, ou une société hyper-méritocratique qui justifie les inégalités de rang au nom de l’inégalité de mérite ?

En définitive, on constate que la société décrite est également injuste dans les deux cas, mais que seule celle de Trepalium est perçue comme telle par la classe dominée, ce qui aboutit, in fine, à la révolution. Est-ce à dire qu’un capitalisme ouvertement déshumanisé est préférable à un capitalisme qui nous tue avec le sourire ? Ce qui fait la force de ce dernier, c’est l’intériorisation de sa logique par les dominés. La Silicon Valley serait-elle plus dangereuse que le capitalisme old school ?

 

Crédits photo : ©Bidouschiff

Pasolini, un remède à l’assèchement politique de notre temps

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Pasolini et Fellini. Auteur inconnu. Pas de crédits.

Pier Paolo Pasolini était un écrivain, poète, cinéaste et peintre italien né en 1922 à Bologne et mort assassiné en 1975 près de Rome. Il est connu et reconnu par la force et l’originalité de son œuvre. A la fois marxiste, antifasciste et penseur majeur du fait culturel, il a incarné intellectuellement dans l’Italie moderne une vision singulière et complexe du communisme. Sa poésie a largement dépassé les frontières italiennes, et des films comme Le Décaméron et Salo ou les 120 journées de Sodome ont marqué les esprits et le cinéma. Avec Fellini, Scola et Bertolucci, il fait partie des grands noms du cinéma transalpin.

Comprendre Pasolini, étudier son œuvre et son paradigme, est une tâche d’une complexité folle. D’abord parce que Pasolini a décliné son art et sa soif d’exprimer sa compréhension du monde par de multiples outils et pratiques. Il expliquera d’ailleurs, avant de se raviser, que son passage de la littérature au cinéma était pour lui avant tout une révolution technique, une nouvelle technique littéraire à explorer. Finalement, il y verra un autre langage.

Pasolini est donc un poète, un dramaturge, un cinéaste et un peintre. S’il n’avait pas du subir le traumatisme de l’exil, quitter ses terres natales frioulanes pour gagner la capitale à la fin des années 1940, après avoir été exclu du parti communiste et de l’école où il enseignait suite à des accusations d’actes impurs (il était homosexuel) par l’Église – alors très puissante en Italie -, sans doute serait-il devenu un peintre internationalement reconnu. La composition picturale a toujours été une obsession pour lui. Cela sera d’ailleurs particulièrement vrai dans son cinéma et dans la composition de ses plans. Une certaine religion des choses, c’est-à-dire le fait de trouver une forme de sacré dans un paysage, un sourire ou dans les ruines des civilisations anciennes comme celles de Ravenne, marque son œuvre.

Alors qu’il se promenait sur un petit chemin de pierres totalement désert, il expliqua qu’il faut défendre cette sinueuse voie vicinale au même titre que les plus grandes œuvres, qu’il s’agisse de celles de Pétrarque ou de Dante. Cela implique de défendre le patrimoine de la poésie populaire anonyme comme les plus grandes œuvres artistiques italiennes. Auparavant, il peignait des tabernacles qui représentaient des signes vivants de l’apparition du sacré dans le quotidien comme l’expliquait un de ses amis, le peintre Giuseppe Zigaina. C’est ainsi qu’une larme coulant sur la joue de la vierge Marie dans son Évangile selon Saint Matthieu arrive à incarner la miraculeuse conception car sur le plan suivant apparaît le ventre rond de Marie.

La complexité de Pasolini s’explique donc par la multiplicité et l’originalité de son œuvre mais aussi par ses propres évolutions au fil du temps. Il y a plusieurs Pasolini en réalité. Pour lui, La vieillesse est heureuse, car elle est synonyme « de moins de futur et donc de moins d’espoir ». Cela en fait une source de grand soulagement, comme il l’expliquera. Cette conception a une grande influence sur son œuvre qui évolue avec le temps, qui se fait plus provocatrice et plus ancrée dans l’opposition à la modernité au cours des dernières années. L’émergence progressive du principe de mort fait de même grandement évoluer son œuvre. Cela se traduit par l’idée que la mort ne consiste pas à ne plus pouvoir communiquer, mais à ne plus être compris. On ressent alors la recherche de l’éternel chez Pasolini.

L’esprit de contradiction qui règne dans son œuvre, notamment à travers l’idée d’altérité, est proprement fascinant. « Le poète est, selon Pasolini, précisément celui qui sait se faire l’interprète de cette altérité, celui qui est dans l’histoire pour témoigner d’une vérité poétique qui se tient en dehors de l’histoire – du cours de l’histoire linéaire et progressive que suit la civilisation occidentale – et qui s’oppose à elle » (1). C’est là sans conteste le moteur de sa pensée et de son travail. C’est aussi ce qui le poussera, au soir de sa vie, à voir dans la société de consommation une dynamique d’uniformisation culturelle et esthétique, jusqu’à l’accomplissement d’un certain fascisme. Pour notre poète, la société de consommation et le néocapitalisme « détruisent les différentes réalités individuelles, les différentes façons d’être homme ». La modernité conduit à l’érection d’une prison mentale, métaphysique et artistique où « les dieux s’effritent et de vieux problèmes comme la lutte des classes se dissolvent ».

Ainsi, toute sa vie durant, il cultivera ce goût de la différence et de la singularité, dès l’écriture de ses premiers poèmes et la défense de la culture frioulane. Cela ne l’a pas empêché d’être dans la recherche de l’universel. C’est pourquoi il a cherché à rendre sa parole accessible à tous, y compris et surtout à la classe ouvrière. Cette recherche atteint son point culminant chez le Pasolini cinéaste, le cinéma étant à ses yeux un langage universel, compris par tous, mimesis immédiate de la réalité.

Depuis sa disparition tragique en 1975 sur la plage d’Ostie, près de Rome, dans des conditions encore aujourd’hui mystérieuses, nombreux sont ceux qui ont voulu étouffer son héritage. Certains ont cherché à salir sa mémoire, à ne le présenter que comme un anti-moderniste excentrique. Un regain d’intérêt renaît pourtant pour sa parole et son œuvre, qui puisent leurs racines chez Antonio Gramsci. Il n’y a là aucun hasard. Un monde s’écroule avec violence et nous sommes, jeunes générations, sans boussole, dévorés par l’horrible dilemme entre le renoncement tragique et le rêve d’une nouvelle civilisation qui reste à édifier. Tant que nous serons empêtrés dans ce dilemme, alors Pasolini restera pour un moment encore bien vivant.

Guillaume SAYON

(1) Manuele Gragnolati, Christoph F.E. Holzhey, Davide Luglio, Revue des études italiennes, colloque Pier Paolo Pasolini entre régression et échec, Université Paris-Sorbonne, 9-10 maggio 2014