Les ambitions expansionnistes d’Erdogan – Entretien avec Jean Marcou

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Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. @ TheKremlin

Depuis quelques mois déjà, Idlib est devenu l’épicentre du conflit syrien. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord de cessez-le-feu, devant mettre aux interminables affrontements dans la province. Si le dirigeant turc a mobilisé une bonne partie de ses forces en Syrie, et s’affirme à présent en Libye, la Russie de Vladimir Poutine mais aussi certaines monarchie du Golfe semblent voir ce va t-en guerre turc d’un mauvais oeil. Pour décrypter cet expansionnisme, nous avons interrogé Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble. Retranscription par Dany Meyniel, entrevue par Clément Plaisant.


LVSL – En fin d’année dernière, le 9 octobre, la Turquie a lancé une opération « Source de Paix » qui visait à affaiblir le PYD (Parti d’union démocratique) dans le nord de la Syrie. Quelques mois après, elle est toujours engagée de façon importante, notamment à Idlib. La Turquie peut encore espérer quelque chose en Syrie ?

Jean Marcou  L’intervention du 9 octobre suivait les mêmes objectifs que les deux autres interventions militaires, à savoir celle d’Afrin en 2018 et celle de Jarablous sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’objectif de toutes ces interventions, mais aussi de cette entrée militaire de la Turquie dans le conflit syrien, était pour l’essentiel d’empêcher la montée en puissance des Kurdes syriens, ainsi que la constitution d’une zone autonome kurde syrienne sur la majeure partie de la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Un problème demeure au passage sur ces zones : ce sont des territoires syriens tenus par l’armée turque. Si Ankara s’y est installée, a souvent investi ou rétabli des services, y compris avec l’ambition d’accueillir des réfugiés qui avaient été accueillis en Turquie, ces territoires devront, dans le contexte d’un règlement définitif du conflit, être rendus au gouvernement qui dirigera la Syrie. Un tel gouvernement aura, au passage, toutes les chances d’être baasiste, le régime de Damas ayant reconquis une bonne partie de son territoire.

Le grand dossier reste toutefois Idlib. De fait, ce cas est un peu différent. Les forces turques ne sont pas des forces d’intervention – comme c’était le cas précédemment – mais d’interposition, qui ont été établies ici au terme de l’accord de Sotchi en septembre 2018, lequel visait justement à stabiliser les dernières zones de conflit qui existaient en Syrie. À l’heure actuelle, la situation a évolué parce que le régime syrien maîtrise une grande partie de ses territoires et souhaite investir cette zone avec le soutien de ses alliés russes et iraniens. Or, dans cette zone, il y a près de quatre millions de réfugiés qui ont fui les zones reconquises par le régime. Le problème pour la Turquie est que si Idlib devait être reconquis par les forces syriennes – les Russes poussent dans ce sens -, c’est une nouvelle crise humanitaire qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes. Cette crise humanitaire est donc problématique, au-delà des questions matériels posés pour le régime de Recep Tayyip Erdogan. Les enjeux liés aux réfugiés sont cruciaux, lesquels ont fait perdre énormément de voix à l’AKP. Pour Recep Tayyip Erdogan, il n’est pas question de supporter une nouvelle crise migratoire à Idlib qui risquerait d’entamer son crédit au niveau national. 

Cette situation difficile dans laquelle se trouve actuellement la Turquie à Idlib reflète le bilan du processus d’Astana. Avec le lancement de ce processus, la Turquie a négocié avec des acteurs qui soutenaient le camp opposé – à savoir la Russie et la Syrie – parce qu’elle était en désaccord avec ses alliés sur le soutien aux kurdes. Si ce même processus lui a permis de contenir la poussée kurde en Syrie, il n’est pas certain que le bilan final de celui-ci soit aussi favorable à la Turquie aujourd’hui. Derrière le processus d’Astana, il y a aujourd’hui d’une certaine manière la victoire du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens. Cet échec risque remettre en cause les positions de la Turquie en Syrie de même que les accords qui ont été passés notamment dans la zone d’Idlib. 

LVSL – En définitive, la Turquie serait « le grand perdant » du processus d’Astana ?

J.M Il est trop tôt pour le dire. Ankara en a retiré certains avantages, même si le processus d’Astana lui sera sans doute beaucoup moins bénéfique que ce qu’elle avait pensé. Elle a mangé le pain blanc de celui-ci et maintenant elle risque de devoir en subir les mauvais aspects.

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Hassan Rohani, Président de la République islamique d’Iran avec Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine le 16 septembre 2019. @ TheKremlin

LVSL – Cet expansionnisme ne se réduit pas au seul théâtre syrien. Ankara est ainsi présent, depuis peu, en Libye. Il y a eu début janvier, un vote des députés qui autorise l’envoi des troupes pour soutenir les forces du gouvernement d’entente nationale libyenne de Monsieur Fayez el-Sarraj situé à Tripoli. Peu avant déjà, un autre accord de prospection a été signé et octroie désormais à Ankara une vaste zone économique exclusive. Que veut la Turquie en Libye ? 

J.M C’est un double accord – passé le 27 novembre 2019 – qui a déclenché cette dimension libyenne de la politique régionale turque. Le premier est un accord de délimitation des zones exclusives, de délimitation maritime entre la Turquie et la Libye. Le second est essentiellement militaire, puisqu’il prévoit l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli. 

Deux éléments permettent de comprendre de telles dispositions. Premièrement, le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi dans cette partie orientale de l’Afrique. Deuxièmement, enfin, la situation de la guerre civile syrienne. 

L’accord maritime reste indiscutablement lié à des développements auxquels nous avons assisté depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce sont à la fois les problèmes maritimes de la Turquie et de la Grèce en mer Égée, mais aussi la question des ressources gazières principalement à Chypre, puis en Méditerranée orientale.

La Turquie est le pays qui a la plus longue façade maritime sur la Méditerranée. Ankara semble néanmoins se retrouver enclavé, du fait des iles grecques, tout comme de cette affaire de Chypre et des ressources gazières au large de ce même pays. L’application du droit de la mer, la délimitation des zones exclusives en Méditerranée orientale, ne jouent par ailleurs guère en sa faveur. Les événements qui se sont précipités ces derniers mois – les prospections gazières au large de Chypre, l’exploitation par Israël du gisement Leviathan, les possibilités par l’Égypte d’exploiter ce gisement énorme Zohr qui est le plus gros de la zone – ont accéléré ce sentiment. La Turquie est déjà enclavée par les îles grecques en Méditerranée, qui s’étendent jusqu’aux îles du Dodécanèse en mer Égée, c’est-à-dire pratiquement jusqu’au golfe d’Antalya.

Cet accord de zone exclusive avec le gouvernement libyen – qui est le gouvernement de Tripoli, théoriquement le gouvernement reconnu par l’ONU – apparaît comme un moyen pour la Turquie de se désenclaver et de créer une sorte de couloir entre la mer Égée d’un côté et de l’autre côté, les délimitations de zones exclusives liées au gaz au large de Chypre, du Liban, de l’Égypte et d’Israël. 

L’objectif de désenclavement apparait comme sous-jacent de la stratégie turque, malgré l’existence de débats sur la légalité de cette délimitation comme d’ailleurs sur les autres partages qui ont eu lieu. 

LVSL – Qu’en est-il de l’accord militaire ? 

J.M – Ce deuxième accord vise à soutenir le gouvernement de Tripoli. Il donne la possibilité au pouvoir turc d’envoyer des troupes. Il existe pourtant une différence assez notable entre la possibilité d’envoyer des troupes et le faire. Pour l’instant, la marge n’a pas encore été franchie même si la Turquie a envoyé des supplétifs syriens qu’elle avait utilisés lors de ses interventions en Libye.

Pour Fayez el-Sarraj, la situation apparait extrêmement difficile. Il est sous la pression des troupes du général Khalifa Haftar qui sont aux portes de Tripoli. Si le gouvernement de Fayez el-Sarraj tombe, l’accord maritime sera de facto rendu caduc. Il existe donc cette volonté, chez les Turcs, de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj afin de garantir cet accord maritime et les positions de la Turquie dans la région. 

Par ailleurs, les adversaires de Fayez el-Sarraj, c’est-à-dire les Émirats, l’Égypte, voire des pays européens comme la France, sont aussi les adversaires de la Turquie. Une rivalité très forte s’est installée en Libye, entre la France et la Turquie. Le souvenir de l’intervention franco-britannique en 2011, qu’elle avait très mal acceptée, est particulièrement âpre. Or la Turquie avait des positions économiques très fortes en Libye avant les printemps arabes, qu’elle espère reconquérir après la fin de la guerre civile en négociant avec Fayez el-Sarraj. 

La Turquie a aussi cherché à exporter le processus d’Astana en Libye, c’est-à-dire en passant un accord avec la Russie ou tout au moins en négociant avec Moscou, bien que celle-ci d’ailleurs soutienne le général Haftar. Pour l’instant, la Turquie se retrouve dans une position presque similaire que ce soit en Syrie ou en Libye, ce qui illustre les limites de cette manœuvre. Néanmoins, Recep Tayyip Erdogan a annoncé il y a peu, la tenue d’un sommet le 5 mars, entre la Russie, la Turquie, l’Allemagne et France. C’est un schéma qui avait déjà été proposé par la Turquie il y a un ou deux ans et qu’elle ressort à cette occasion. 

À l’heure actuelle, la situation est donc délicate puisque la Turquie est dans une relation de plus en plus tendue avec la Russie. De plus, les Européens sont intéressés tant par le dossier libyen que par le dossier syrien, pour des raisons principalement stratégiques et migratoires. Toutefois, il n’est pas sûr qu’ils s’engagent dans ce processus, avec autant de vigueur que ne le souhaiterait la Turquie. 

En même temps, la relation turco-américaine et plus précisément la relation entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan n’est pas rompue. En Syrie et en Libye, il existe un rapprochement des points de vue parce que les Américains ont soutenu la Turquie sur Idlib et qu’à l’heure actuelle, ils discutent avec le gouvernement de Tripoli. Les Américains, quoi qu’il en soit, ont des positions très complexes sur les deux dossiers, même s’ils ne sont pas complètement hors du jeu. 

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L’ancien Secrétaire à la Défense, Jim Mattis, avec Fayez al Sarraj. @ Brigitte N. Brantley

 

LVSL – Les ambitions de la Turquie vont au-delà de la Méditerranée, plus précisément au Soudan ou en Somalie. Que cela vous inspire t-il ?

J.M La Turquie s’est beaucoup investie en Somalie et au Soudan. Au Soudan, elle a été très proche de l’ancien gouvernement, c’est-à-dire du président soudanais, Omar el-Béchir, qui a été renversé l’année dernière par l’armée. Depuis ce coup d’État, elle a perdu des positions. Par ailleurs l’Égypte, les Émirats, l’Arabie Saoudite ont vu d’un mauvais œil cette forte présence turque. On constate ainsi qu’il y a une contre-offensive justement de ces trois acteurs, parce que le renversement de l’ancien président soudanais a permis de casser cette logique de coopération turco-soudanaise. 

Les difficultés du gouvernement Fayez el-Sarraj mettent les positions turques dans cette zone de l’Afrique à rude épreuve. C’est pourquoi, plus généralement, en Libye et au Soudan, la Turquie joue une partie notable de son influence dans la zone. 

LVSL – Membre de l’OTAN, la Turquie multiplie les palinodies à l’égard de la Russie. Est-ce que les intérêts économiques et géopolitiques de la Turquie vont la pousser à se rapprocher progressivement de la Russie ? 

J.M – La situation apparait actuellement tendue avec la Russie. Un rapprochement a été effectué pour expulser les occidentaux du débat syrien et des questions régionales (avec le processus d’Astana). Le paradoxe pourtant est qu’aujourd’hui, la Turquie sollicite les États-Unis sur Idlib, voire sur la Libye. 

Ces relations ne sont pas rompues parce qu’il ne faut pas l’oublier que cette relation est construite désormais sur un ensemble de liens qui n’ont eu de cesse de se développer au cours des dernières années. Ce sont des liens d’abord économiques, plus précisément énergétiques, avec l’alimentation de la Turquie en gaz russe. L’accord créant le gazodoc Turkish Stream est à ce titre important puisqu’il évacue le gaz russe vers l’Europe par le Sud passant par la Turquie, et qui donc permet d’éviter l’Ukraine. Ce type d’accord, conclu sur plusieurs dizaines d’années, est un engagement à long terme, très stratégique pour la Turquie mais aussi pour la Russie. La Turquie, quoi qu’il en soit, est un client important en termes de gaz. Pour preuve, en 2015, lorsque Ankara a battu un avion russe, jamais Moscou n’a menacé la Turquie de lui couper le gaz. Il existe dès lors une coopération inter-dépendante en matière énergétique sur le plan du gaz et de l’énergie nucléaire parce que la Russie construit la première centrale nucléaire turque. 

Il faut ajouter, ces derniers mois, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400, des missiles de défense aérienne. En définitive, on remarque un certain nombre de dossiers sensibles où Russes et Turcs sont liés, ce qui probablement explique que cela soutienne des relations politiques qui peuvent parfois être tendues.

LVSL – Le président turc est confronté à des difficultés économiques mais aussi électorales. Par cet expansionnisme à tout va, ce va t-en guerre, Erdogan ne cherche-t-il pas à reconquérir l’opinion publique et notamment les ultra-nationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ?

J.M – En partie, oui. Pour se maintenir au pouvoir, élargir sa base électorale ou en tout cas la sécuriser, R. Tayyip Erdogan avait deux options : soit de s’allier avec les kurdes du HDP (Parti démocratique des peuples) soit de s’allier avec les nationalistes. Depuis 2015, il a fait le choix de s’allier avec les nationalistes et les ultra-nationalistes. Il est donc normal qu’il mène des politiques, sur ce plan-là et sur le plan international, qui satisfont les nationalistes. Maintenant, ces raisons domestiques jouent un rôle mais n’expliquent pas tout. 

LVSL – Vous évoquez dans un article de la revue « Moyen-Orient » cette tendance du pouvoir à restructurer un héritage ébranlé par de multiples phénomènes. Erdogan par exemple exalte un passé qui est mythifié par les Turcs devant redevenir, selon vos termes, fiers de leurs ancêtres ottomans. Il célèbre en autres aussi depuis 2015 l’anniversaire de la prise de Constantinople dans le quartier de Yenikapi. Récemment, l’historien ottomaniste Olivier Bouquet, dans une tribune au Monde, évoque la justification par Erdogan au nom du passé de l’intervention turque en Libye. Que dire de cette utilisation de l’Histoire, selon vous, par le pouvoir turc ? 

J.M – Il est aisé de retrouver dans la pratique du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, ce souvenir de la puissance du passé. Rappelez-vous que lorsque la Turquie est intervenue en Libye, certains ont pu affirmer “mais que fait-elle là-bas ?” Il ne faut pas oublier pourtant que la Turquie a été pendant plusieurs centaines d’années sur ses terres en Libye et qu’elle en a été expulsée que par la guerre tripolitaine en 1911. Il existe, dans la politique étrangère du président turc, cette idée qu’il a exprimé d’ailleurs en Méditerranée orientale qui est peu ou proue la suivante : nous sommes une puissance régionale et on ne peut pas nous ignorer. Cette idée précise, que, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale, les Turcs ont leur mot à dire sur tous ces dossiers. Dans le contexte actuel, on peut mobiliser l’Histoire. Erdogan sait très bien le faire : il le fait pour légitimer cette présence turque notamment sur tous ces terrains d’actions. 

LVSL – L’armée turque reste largement ébranlée par le dernier coup d’État. L’AKP aime par exemple, dans ses meetings électoraux, mettre en valeur par des clips, la modernisation de son armée. Qu’en est-il vraiment ? La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

J.M – La Turquie est une économie émergente. Il est vrai que les résultats économiques des dernières années ont été plus difficiles, plus poussifs mais elle reste dans les vingt grandes économies mondiales. 

L’armée turque est une armée puissante même si elle a été entamée techniquement par le coup d’État. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une des forces de l’armée turque reste sa production d’armements nationaux – qui ne la met pas complètement à l’abri des embargos toutefois. Elle utilise ainsi très largement des armements qui sont les siens, ce qui la rend de plus en plus autonome.

Il peut y avoir des ambitions qui vont au-delà des capacités de la Turquie en particulier sur cette affaire libyenne. Si l’intervention turque en Syrie a été relativement simple à faire sur le plan opérationnel, du fait du caractère transfrontalier de l’opération, une intervention en Libye serait plus compliqué, eu égard aux moyens logistiques à déployer. L’épisode d’Idlib illustre cette idée que la Turquie est une puissance dans la région, mais dont les moyens peuvent s’avérer limités à la fois matériellement mais aussi stratégiquement. En Syrie, l’intention ultime de la Turquie n’est pas d’affronter la puissance russe. Si sa position économique actuelle et les moyens militaires dont elle dispose lui permettent de peser plus sur la scène internationale qu’auparavant, elle est confrontée à certaines limites.

Turquie : à la conquête du gaz en Méditerranée orientale

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Inauguration du gazoduc TANAP par le président Recep Tayyip Erdogan le 12 juin 2018 © Official website the President of Azerbaijan, image libre de droit.

Le 5 janvier 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé le déploiement de ses militaires en Libye en soutien au gouvernement de Fayez Al-Sarraj. L’offensive militaire turque cache un enjeu stratégique d’importance : l’intérêt du pays pour le gaz en Méditerranée orientale. Début janvier, Israël, Chypre et la Grèce ont signé un accord sur le gazoduc EastMed, menaçant directement la place de la Turquie dans la course au gaz en Méditerranée orientale. Appuyer militairement le GNA (Government of National Accord) de Fayez Al-Sarraj permet à la Turquie de renforcer son partenariat stratégique pour l’exploitation des ressources libyennes et ainsi d’empêcher les trois pays de devenir le nouveau maillon énergétique de l’Europe.


La Méditerranée est devenue une région gazière d’importance majeure depuis 2009. La découverte de ressources d’hydrocarbures dans la région restructure les alliances géopolitiques et stratégiques en faisant émerger de nouvelles couches de conflit dans une région déjà fortement polarisée. Les ressources énergétiques découvertes, en tant que futures mannes financières, font l’objet de rivalités régionales pour leur appropriation. Dans cette configuration complexe, la Turquie se positionne comme un acteur clef à la fois de par sa situation géographique stratégique, mais aussi de par son ambition de leadership géopolitique dans la région. La conjoncture régionale conditionne initialement la place stratégique de la Turquie.

La découverte de gaz en Méditerranée orientale, opportunité géopolitique pour la Turquie

La catégorisation de l’espace méditerranéen est très ancienne, la première découverte offshore a lieu en 1969 au large d’Alexandrie. En 2009, la découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale ravive les dissensions régionales autour de l’accaparement des ressources gazières convoitées. Les ressources de gaz en Méditerranée orientale sont aujourd’hui estimées à 1 100 milliards de m3 d’après les chiffres du chercheur David Rigoulet Roze. L’évolution des techniques de prospection, en-dessous de 1 500 mètres d’eau, a accru l’intérêt des investissements. La découverte des gisements gaziers conduit à une redéfinition des relations régionales selon les nouveaux intérêts économiques.

Pendant longtemps, la Méditerranée orientale n’est pas délimitée juridiquement. Elle devient un territoire disputé lors de la découverte des ressources énergétiques et on assiste à la mise en place d’une Zone économique exclusive pour chaque État : les ZEE permettent alors de délimiter la souveraineté des explorations naturelles juridiquement. Ces délimitations sont sujettes à des conflits révélateurs d’antagonismes géostratégiques régionaux. Certains pays, dont la Turquie fait partie, n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Ainsi, il n’y a pas toujours de cadre légal délimitant le territoire, mais des contrats entre gouvernements, dont les alliances sont mouvantes. La Turquie, depuis le début des explorations, a une participation active dans la découverte des ressources énergétiques méditerranéenne avec le forage de treize puits en Méditerranée depuis les années 1960. Cependant, la capacité d’exploration est différenciée selon les pays et les acteurs tels que les entreprises régionales et internationales (du fait du différentiel de moyens). On distingue sur le terrain de petites entreprises comme Noble Energy et des majors comme ENI et Total.

La Turquie, au cœur d’une stratégie d’alliances régionales

Les découvertes de gaz en Méditerranée orientale sont un moyen de coopération régionale. La situation géographique de la Turquie est idéale puisqu’elle se trouve au carrefour des pays producteurs et consommateurs : entre Moyen-Orient, mer Noire, mer Caspienne et Europe du Sud-Est. La stratégie de sécurisation énergétique européenne, en contournant géographiquement la Russie, fait des détroits turques (Dardanelles et Bosphore) le verrou stratégique de sa route d’approvisionnement. L’Union européenne souhaite contourner sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’approvisionnement russe en projetant de faire transiter son énergie par la Turquie. Le projet de corridor gazier sud-européen illustre cette stratégie. Ce projet regroupe plusieurs gazoducs ; le South-Caucasus Pipeline Extension (en provenance d’Azerbaïdjan), le Trans-Anatolian Gaz Pipeline, et le Trans-Adriatic Pipeline. L’Union européenne a investi pour structurer et surtout sécuriser ce corridor d’importance stratégique qui devrait pouvoir l’alimenter depuis fin 2019.

Malgré la crise des réfugiés qui cristallise des tensions autour de ce projet, les insécurités prégnantes dans la région font de la Turquie le territoire le plus sécurisé concernant les projections de projets de gazoducs. Le pays est le corridor privilégié depuis le début des années 1990. C’est un territoire d’intersection des flux énergétiques, qui est frontalier à 70% des ressources mondiales d’hydrocarbures. Les routes des réseaux d’hydrocarbures révèlent les jeux de pouvoir autour de la découverte des ressources, la configuration des alliances entre pays producteurs, importateur et de transit comme la Turquie. La stratégie du pays vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale est particulièrement illustrée par son positionnement à l’égard de trois acteurs régionaux que sont Chypre et Israël, et l’Irak.

La Zone économique exclusive définie par Chypre est contestée par son voisin turc, qui revendique un tracé prenant en compte la souveraineté de la République Turque de Chypre du Nord (RTCN). L’île de Chypre a un véritable intérêt géographique pour la Turquie puisqu’elle se situe en face de son oléoduc BTC. La ZEE chypriote est divisée en 13 blocs parmi lesquels se trouve le champ gazier Aphrodite découvert en 2011 et qui représente 250 milliards de m3 de gaz. La RTCN revendique un droit de forage offshore sur ce champ situé dans les zones offshores de l’ouest et Sud-est de l’île. De son côté, la Turquie ne reconnait pas la démarcation maritime de la République de Chypre (ZEE proclamée en 2004) et réclame un accord de règlement de la division de l’île avant de débuter l’extraction. Israël se positionne en acteur clef concernant ces gisements stratégiques : le pays a un accord avec Chypre pour délimiter les frontières maritimes respectives des deux États. Depuis la fin des années 1990, les deux pays ont renforcé leur relation stratégique par une coopération militaire et de renseignement. Israël et Chypre ont également mis en place un accord énergétique avec une coopération dans la recherche des ressources énergétiques et un plan de partage de celles-ci : le partage des eaux territoriales est validé par l’ONU en 2009. Les deux États protègent les gisements avec une coopération militaire depuis février 2012. Le voisin anatolien et la Chypre du Nord rejettent cette alliance.

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-herodote-2013-1-page-83.htm
Gisements gaziers en Méditerranée orientale. © Pierre Blanc, 2012

La Turquie entretient des relations conflictuelles avec Israël, qui fut pourtant historiquement un partenaire énergétique majeur. La construction d’un pipeline (projet Eastern Mediterranean Natural Gas Pipeline) israélien passant par la Turquie avait même été envisagé. Le projet a avorté en raison de la non résolution de la crise chypriote. De plus, en 2011, le navire humanitaire turc Mavi Marmara est la cible d’un accrochage par les gardes côtes israéliens, qui conduit à la mort de neuf de ses membres, à la suite de quoi les relations diplomatiques entre Israël et la Turquie sont gelées : les accords commerciaux et militaires sont suspendus. Israël n’a pas d’accord de délimitation maritime avec ses voisins, ce qui entretient le flou juridique autour des gisements gaziers situés à proximité de ses côtes. D’importants gisements gaziers sont pourtant revendiqués par l’État israélien ; le gisement Tamar, découvert en 2009 et représentant 260 milliards de m3 de gaz naturel est exploité par Noble Energy, ainsi que le gisement Léviathan, découvert en 2010 et représentant 460 milliards m3, dont la légitimité est contestée par le Liban.

L’Irak est historiquement un pays au centre de la stratégie énergétique turque. Dès 2009 et la nouvelle donne du gaz en Méditerranée, la Turquie effectue un rapprochement politique avec le gouvernement central irakien. En 2011, le pays signe cependant un accord avec le Kurdistan irakien. Le territoire autonome peut désormais exporter ses ressources d’hydrocarbures sur les marchés européens en passant par la Turquie. Pour cette dernière, les gains financiers de l’importation du gaz de cette région sont avantageux et entrent en concordance avec sa politique de diversification. Cela permet également à Erbil de contourner Bagdad. Cette stratégie conduit à exacerber des tensions avec le gouvernement central mais cela apparaît être une voie de sortie nécessaire pour la Turquie puisque ses partenaires historiques que sont la Syrie et l’Iran n’ont plus d’infrastructures viables. A contrario, le projet avorté d’exportation du gaz irakien par le pipeline Nabucco dès 2009 avec le gouvernement de Bagdad semble assurer la sécurité énergétique de la Turquie. Les relations régionales du pays sont également complexes avec l’Égypte. Les stratégies des deux États deviennent quasiment antagonistes avec l’arrivée d’Al Sissi au pouvoir en Égypte et l’opposition politique aux frères musulmans. La Turquie avait néanmoins signé en 2008 un accord d’approvisionnement au gaz naturel avec la compagnie Botas en agent principal. La découverte du champ gazier Zohr en 2015 (850 milliards de m3) ravivent les intérêts turcs vis-à-vis de ce pays.

Les défis techniques pour s’affirmer hub énergétique régional

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-confluences-mediterranee-2014-4-page-53.htm
Carte des gazoducs en Turquie. © Tagliapietra, S., (2014), «Turkey as a Regional Natural Gas Hub : Myth or Reality ? An Analysis of the Regional Gas Market Outlook, beyond the Mainstream Rhetoric ».

Dans une région pourtant riche en hydrocarbures, la Turquie ne possède pas de ressources naturelles sur son territoire. En raison de sa dépendance aux importations d’énergie et de la croissance de sa consommation intérieure, elle est obligée de développer une stratégie volontariste. Le gaz est ainsi la première ressource consommée en Turquie depuis 2013. Les découvertes en Méditerranée orientale posent des défis techniques au pays en raison de la conception et de l’investissement dans des infrastructures, la mise en place d’un suivi commercial administratif, ainsi que des négociations coûteuses. Il subsiste donc des obstacles au-delà de la découverte d’un gisement. Le tracé des oléoducs et gazoducs sont notamment source de convoitise stratégique à la fois économique et politique. Le projet titanesque TANAP témoigne de cela : il s’agit du plus important corridor gazier (1 810 km, il passe par 21 provinces turques). D’après les chiffres de l’étude d’Elvan Arik et Elshan Mustafayev, ce projet nécessite un investissement de 11 milliards de dollars, dont le financement majoritaire provient de la compagnie d’Azerbaïdjan SOCAR. Ce dernier pays est un partenaire majeur de la Turquie du fait de sa position vis-à-vis des ressources pétrolières de la Caspienne. Le TANAP est prévu pour une capacité de transit de 31 milliards de m2 de gaz naturel d’ici 2023. Il contribue à la diversification et à l’amélioration des infrastructures énergétiques turques.

Le rapprochement depuis 2017 avec la Russie, autre poids lourd régional, permet à la Turquie de renforcer ses partenariats stratégiques. Début janvier, les deux pays ont annoncés l’ouverture du gazoduc Turkstream. Il est prévu pour une capacité de 31,5 milliards de m2 par an. La gazoduc permet à la Russie d’exporter son gaz sur les marchés européens sans passer par l’Ukraine, avec laquelle le pays est en conflit depuis 2014. Les liens avec la Russie sont essentiels pour la Turquie puisque ceux-ci lui offrent un nouveau levier d’action vis à vis de l’Union européenne et de ses marchés. Le partenariat met cependant en exergue le fait que les ambitions de la Turquie butent sur la puissance du mastodonte russe Gazprom, entreprise dominante qui possède le plus grand réseau de gazoduc au monde. Le géant gazier se positionne comme un partenaire incontournable dans la course au gaz régionale.

Le rôle géopolitique de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte à de nombreuses limites, notamment des difficultés politiques internes avec des crises à répétition et de mauvais calculs interventionnistes dans la région comme l’enlisement dans le conflit syrien. Il se heurte aussi à des limites matérielles du fait de l’insuffisance des infrastructures et de la politique protectionniste turque vis-à-vis des marchés énergétiques qui limite de facto les investissements privés. Sous le gouvernement de l’AKP, le gaz est un véritable enjeu sociétal puisqu’il participe de sa politique sociale. La variable énergétique est donc une clef de voûte de la politique redistributive, véritable axe de maintien au pouvoir de l’AKP. Le monopole de Botas illustre ce fait majeur : il s’agit de la première compagnie nationale turque de transport d’hydrocarbures, créé en 1974, et qui est toujours en situation monopolistique malgré les annonces gouvernementales de promesses d’ouverture à la concurrence. La Turquie cherche à s’affirmer comme Hub énergétique régional : la stratégie géopolitique turque permet de satisfaire la demande intérieure et la diversification de ses sources d’approvisionnement, tout en se positionnant comme territoire stratégique à la confluence des différents fournisseurs et consommateurs. Cependant, s’ériger en zone de transit principale implique de risquer de s’aliéner certains acteurs, particulièrement dans une région polarisée où les équilibres géopolitiques et économiques sont précaires.

Le gaz en Méditerranée orientale représente un triple rôle pour la Turquie ; se positionner comme territoire clef géographiquement, être précurseur d’une géopolitique d’alliances régionales, et assurer sa sécurité énergétique par le développement d’infrastructures. Le rôle ambitieux de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte au fait que le pays se retrouve régulièrement isolé en raison sa stratégie géopolitique qui a affaibli son leadership régional, malgré sa position incontestable d’État pivot. L’offensive militaire en Libye est un pari risqué pour la Turquie. S’il s’avère gagnant, l’accord turco-libyen signé en novembre 2019 en serait renforcé et permettrait au pays de s’assurer la main sur les ressources offshores libyennes.