L’Union européenne est devenue un domaine allemand – Entretien avec Zoe Konstantopoulou

Zoé Konstantopoulou a été membre de Syriza et présidente du Parlement grec au plus fort de la crise de 2015. Autrefois proche d’Alexis Tsipras, elle a rompu avec lui et avec son parti à la suite de ce qu’elle appelle “la trahison” de juin/juillet 2015 et la soumission de la Grèce aux exigences de ses créanciers. Par la suite, elle a fondé son propre mouvement Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] qui vivra bientôt une convention nationale importante. Nous avons souhaité l’interroger sur son récit de la crise grecque, sur la question de la sortie de l’euro et sur le caractère colonial de la domination allemande sur la Grèce et le reste de l’Union européenne.

 

LVSL : Vous avez été présidente du Parlement grec avant de quitter Syriza au moment du référendum de 2015 et de l’acceptation du nouveau mémorandum par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduite à rompre avec Syriza ?

Il faut préciser les faits. Le référendum a été proclamé fin juin 2015 lors d’une séance du Parlement grec, séance que je présidais. C’était le premier référendum proclamé en Grèce depuis la fin de la dictature. Je suis très fière d’avoir présidé cette séance. C’était un moment de démocratie, un moment où le peuple a eu l’opportunité, pour la première fois, de se prononcer sur ces politiques catastrophiques et tout à fait criminelles qu’il subissait. Le référendum effectué le 5 juillet 2015 a envoyé un signal très clair pour le gouvernement et pour les députés Syriza : il fallait rompre avec les créanciers, rejeter l’accord qu’ils avaient avancé sous forme d’ultimatum. Je vous rappelle que fin juin 2015 les créanciers et la Commission européenne nous ont dit que la Grèce avait quarante-huit heures pour rejeter ou accepter cet accord. Devant une telle pression, on a donné au peuple le droit de choisir. Et il a décidé de rejeter l’ultimatum.

“Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord.”

Ensuite, le lendemain du vote, Alexis Tsipras a convoqué les chefs des groupes parlementaires pour un conseil présidé par le Président de la République Hellénique, et c’est lors de ce conseil des chefs de partis  – auquel participaient tous les partis corrompus de l’ancien régime soutenant le mémorandum – qu’ils ont décidé de ne pas respecter le résultat du référendum. Ceci n’a été su que plus tard, car ce conseil s’est tenu à huis-clos.  Par la suite, Tsipras a préparé la capitulation, en introduisant une loi le 10 juillet 2015 qui permettait au ministre des Finances de signer un accord qui allait dans le sens inverse du résultat du référendum. Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord, et qu’il l’a utilisé comme prétexte en espérant que le peuple vote « Oui », pour pouvoir justifier sa décision. Finalement, il a été obligé de faire avec le « Non », mais s’en est tenu à son plan initial, contre le programme et les engagements de Syriza. Il a introduit au Parlement trois lois identiques à celles que Syriza avait pourtant combattues lorsque nous étions dans l’opposition, permettant la liquidation complète de la propriété publique, de nouvelles coupes budgétaires sur les retraites, des procédures de saisie par les banques des propriétés des Grecs. C’est-à-dire des mesures encore pires que celles rejetées par le peuple.

Zoé Konstantopoulou lorsqu’elle était présidente de la Vouli

En tant que Présidente du Parlement, je me suis prononcée contre ces lois, j’ai voté contre chacune d’entre elles. Tsipras a donc dissout le Parlement de manière soudaine. L’intention était de provoquer de nouvelles élections précipitées, et de raccourcir les délais, pour ne pas donner le temps à ceux qui défendaient le résultat du référendum de s’organiser contre cette trahison. Je vous signale pourtant que le 30 juillet 2015, il y a eu un Comité Central de Syriza où Tsipras a dit au parti qu’il ne provoquerait pas d’élections, en échange de quoi le parti ne devait pas se prononcer pour ou contre le mémorandum. Il est clair pour moi que c’était une trahison. Après la dissolution du Parlement, j’ai quitté Syriza et j’ai coopéré, en tant que candidate indépendante, avec Unité populaire pour les élections législatives anticipées du 20 septembre 2015. Tsipras a converti le parti à sa décision, et l’a conduit à accepter de violer ses engagements et à défendre les politiques que nous étions censés combattre. Tsipras, ainsi que ceux de Syriza qui sont restés avec lui (une grande partie ayant démissionné), ont violé tout notre travail, toutes les luttes et les mouvements sociaux sur lesquels Syriza se basait.

LVSL : Au plus fort de la crise, la Grèce semblait n’avoir d’autre choix que de se plier aux exigences de ses créanciers ou de sortir de l’euro et de faire défaut sur sa dette. Existait-il une alternative ? La sortie de l’euro était-elle un risque à prendre pour être crédible dans les négociations ?

Face à une menace qui met en danger tout un peuple, qui se dirige contre la démocratie, contre la liberté des Grecs et contre la souveraineté d’un pays, la seule alternative démocratique c’était la résistance. De plus, c’était l’engagement absolu et le mandat de Tsipras et de Syriza, mandat renouvelé par le résultat du référendum. La question de la monnaie est une question absolument subsidiaire à celle de la démocratie. Les monnaies ne sont que des outils au service de la prospérité des sociétés. Ce qui était menacé lors du référendum c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple. L’abolition souveraine d’une dette qui s’avère illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, était parmi les impératifs du gouvernement. La restitution d’une souveraineté monétaire pour lutter contre l’extorsion par les créanciers était aussi une arme du gouvernement.

“Ce qui était menacé lors du référendum, c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple.”

La question n’est donc pas économique ou monétaire, c’est une question de souveraineté et de démocratie. Si une monnaie se retourne contre la population, si les coupures de liquidité sont utilisées pour l’extorquer, alors le gouvernement doit sans aucun doute tout faire pour lutter contre cela. Il est clair que le comportement des créanciers et des organes européens était en violation des traités de l’Union européenne. Menacer la population de privation de nourriture et de médicaments, si elle votait « non », était même un acte de guerre. Il y avait donc une obligation absolue d’être ferme face à cela et d’employer tout moyen possible pour protéger le peuple, que ce soit les réserves de la Banque centrale ou le recours à une monnaie nationale, quitte à prendre le risque de sortir de l’euro. Ce n’était pas juste un droit du gouvernement, c’était son devoir.

LVSL : Depuis le drame grec, l’Union européenne semble se déliter progressivement, ainsi que l’a montré le référendum sur le Brexit. Le chaos qu’on avait d’ailleurs annoncé pour les Britanniques n’a finalement pas eu lieu. Les Grecs ne se sont-ils pas fait peur de façon exagérée en ce qui concerne les conséquences d’une rupture avec l’ordre européen ?

Le peuple grec n’a pas eu peur. Au contraire, malgré les menaces, malgré la propagande, malgré la fermeture des banques. Il s’est prononcé de manière courageuse. Le peuple britannique non plus n’a pas eu peur. Cela montre que dans l’Histoire, ce sont les peuples qui prennent les décisions courageuses. Et je pense que ce sont les leaders qui respectent les décisions courageuses de leur peuple qui restent dans l’histoire. A mon avis, les Grecs ont été trahis d’une manière inouïe par Tsipras et son entourage. Le fait d’avoir été trahi ne diminue pas le poids de sa décision, qui est toujours valable. La leçon à tirer du référendum grec, c’est que rien n’empêchera les gens de revendiquer leur liberté. La seule chose qui les ralentit aujourd’hui, car je reste optimiste pour l’avenir, c’est un leader qui est un traître.

“Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005.”

Pour le Brexit, j’étais parmi celles et ceux qui, dès le début, disaient qu’il faudrait respecter le résultat du référendum britannique. Parce que le viol du résultat d’un référendum, comme en Grèce, est un précédent extrêmement grave pour l’Europe. Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005. C’est une culture d’édification de structures qui contournent les procédures démocratiques. On réduit les élections à un caractère purement décoratif – c’est le cas du Parlement européen. Le résultat de cette culture a été un monstrueux édifice antidémocratique : l’Union européenne d’aujourd’hui.

LVSL : L’acceptation du mémorandum par Alexis Tsipras a été un coup de massue terrible pour les gauches européennes puisqu’elle a permis de valider le discours du TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux. La gauche grecque semble elle-même en miettes au regard des derniers sondages en Grèce…

Tout d’abord, Alexis Tsipras n’est pas la gauche. Malheureusement, beaucoup de forces de gauche européennes continuent de le prétendre et insinuent donc que la gauche se soumet au néolibéralisme et aux politiques antisociales. Ces forces de gauche continuent de coopérer avec le gouvernement Tsipras et à le soutenir malgré sa complicité avec les créanciers. Mais ce n’est pas ça, la gauche. Le comportement de Tsipras, de Syriza, et de ceux en Europe qui ne s’en distancent pas, est ce qui à mon avis a donné un coup fatal à la gauche dans toute l’Europe.

“J’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon : ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés.”

Le terme même de « gauche » a été souillé et violé par les politiques de Tsipras. Il y a donc un vrai devoir pour la gauche de repenser sa propre existence, avant de demander un renouvellement de la confiance qu’on lui accorde. Là-dessus, j’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon: ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés. Ensuite seulement, il pourra y avoir retour de la gauche. Parler de la gauche sur la base d’une société détruite comme la société grecque ne rend service ni à la gauche ni à la démocratie.

Zoé Konstantopoulou était présente aux universités d’été de la France insoumise aux côtés de Jean-Luc Mélenchon

LVSL : Y-a-t-il alors un espace pour construire un mouvement qui puisse redonner de l’espoir à la population grecque ?

La société est en avance sur la politique là-dessus, elle est bien plus radicale. Il faut quitter les vieilles recettes en vigueur au sein des partis. Les vraies initiatives de rupture et d’édifications démocratiques proviendront de la reprise du pouvoir des citoyens. Il s’agit alors pour nous de créer les conditions pour faciliter ce processus. C’est ce que je fais en Grèce, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon en France, c’est ce que font les acteurs européens réunis autour du Plan B.

LVSL : Vous lancez votre mouvement à la rentrée. Qu’apporte-t-il de nouveau ? Est-ce que vous avez été inspirée par des expériences étrangères ?

Nous avons lancé Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] il y a un an et nous préparons maintenant une rencontre de travail au niveau national pour octobre. C’est un pas décisif pour le mouvement. On revendique le pouvoir, on ne prétend pas être seulement un mouvement social, mais aussi un parti. Seulement, nous voulons opérer de manière ouverte, par la démocratie directe. J’ai soutenu La France insoumise depuis le début, et je pense que ce mouvement constitue un exemple : donner la parole aux citoyens en ayant confiance en la démocratie. Le Trajet de liberté est un mouvement sur plusieurs niveaux, qui prend des initiatives pour créer d’autres mouvements, comme « NON à leurs Ouis », qui défend le résultat du référendum et la propriété publique contre les privatisations. Il y a aussi l’initiative « Justice pour Tous », qui intervient lors des grandes affaires de justice qui touchent à l’intérêt publique. A travers elle, nous sommes intervenus notamment dans l’affaire des Réparations Allemandes, dues par l’Allemagne à la Grèce à cause des deux Guerres Mondiales. Nous avons déposé une plainte contre le gouvernement grec et le Président de la République Hellénique pour ne pas avoir revendiqué ces réparations, qui excèdent 341 milliards d’euros. C’est-à-dire plus que la dette. Cette somme, calculée par le ministère des Finances avant le mandat de Syriza, ne rentre jamais dans les négociations diplomatiques du gouvernement.

“Toute l’Union européenne est au service des intérêts de l’Allemagne (…) C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la “dettocratie” et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.”

Nous sommes aussi intervenus dans l’affaire Siemens, qui est un grand scandale de corruption : pendant deux à trois décennies, les représentants des deux partis qui gouvernaient la Grèce – PASOK et Nouvelle Démocratie – ont reçu des cadeaux pour donner des contrats publics à Siemens. L’affaire n’est jugée que maintenant, vingt ans après, alors que la prescription approche. Nous intervenons aussi dans l’affaire de la falsification des statistiques grecques par l’ancien chef de l’Agence de statistiques en liaison avec la Commission Européenne et Eurostat, affaire dans laquelle la Commission Européenne intervient publiquement pour que l’ancien chef de l’Agence soit acquitté, sans aucun égard pour l’indépendance de la justice grecque. Enfin, nous intervenons pour le dédommagement de la Grèce pour les crimes et les dommages causés par les créanciers, qui ont participé au surendettement du pays. Ces initiatives sont connectées  à notre mouvement, mais indépendantes. On multiplie les forces et les initiatives, ce qui permet la participation et la mobilisation de gens qui ne souhaitent pas adhérer à un parti, mais qui veulent se mobiliser à travers ces mouvements.

LVSL : A vous entendre, on a un peu l’impression que la Grèce est une colonie allemande. C’est le cas ?

Oui, et je dirai que toute l’Union européenne est devenue un domaine allemand. Toute l’Union est au service des intérêts de l’Allemagne. Il faut se mobiliser au niveau européen contre cela. Ce qui s’est installé en Grèce n’est rien de moins qu’un nouveau totalitarisme, avec des moyens économiques et bancaires. C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la « dettocratie » et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.

LVSL : Un mot sur l’international. Comment percevez-vous l’autoritarisme croissant du régime turc ? Est-ce une des motivations qui poussent les Grecs à rester arrimés au bloc Otan-Union européenne ?

L’accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés prouve que l’UE n’a aucun problème à s’allier avec la Turquie, en violation directe des droits de l’Homme et du droit d’asile. La militarisation d’un problème humanitaire a été un choix commun entre l’UE, l’OTAN et Ankara. Le fait que la Grèce  participe à cette politique homicidaire montre justement que la critique envers les politiques antidémocratiques et autoritaires du gouvernement Erdogan n’est qu’une façade. J’ai défendu toute ma vie les droits de l’Homme et je sais que s’il y a un principe primordial dans les affaires internationales, c’est que s’il y a un État qui viole les droits de l’Homme, les autres États doivent couper les relations avec cet État. Aujourd’hui, on n’a pas du tout cette stratégie, précisément parce que l’Union européenne ne s’oriente pas vers la protection des droits de l’Homme et la Démocratie, mais vers les intérêts financiers et banquiers, notamment et surtout les intérêts allemands.

LVSL : Au plus fort de la crise grecque, Alexis Tsipras a rencontré Vladimir Poutine en Russie, ce qui avait conduit les observateurs à spéculer sur un rapprochement Grèce-Russie. Ce rapprochement était-il réel ? La Russie constitue-t-elle une alternative géopolitique pour la Grèce ?

Je n’ai jamais eu l’impression d’une perspective de coopération entre Tsipras et la Russie. J’ai même eu l’impression contraire quand j’étais Présidente du Parlement. Cela dit, l’émancipation des peuples ne passe pas par un changement de protecteur, mais par les forces des peuples eux-mêmes. Je ne soutiens aucune émancipation qui dépendrait d’une force extérieure. A mon avis, les vraies alliances sont édifiées au sein des peuples, ce sont eux qui peuvent bouleverser les rapports de forces internationaux. C’est pourquoi nous devons, en tant que force politique active, créer les conditions de mouvements citoyens internationaux et régionaux qui feront pression de manière décisive sur les gouvernements et les organisations internationales.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara

“Macron représente le bloc bourgeois” – Entretien avec Romaric Godin

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

Romaric Godin est journaliste économique. Ancien rédacteur en chef adjoint à La Tribune, où il avait notamment suivi la crise grecque et l’actualité européenne en général, il travaille depuis peu à Mediapart. Nous avons voulu l’interroger sur sa pratique du journalisme, sur la vulgarisation de l’économie, et sur l’analyse qu’il fait du moment politique actuel.


1) Depuis deux ans, vos articles ont rencontré beaucoup de succès. Alors on se demande comment est-ce que vous travaillez, quelles sont les sources avec lesquelles vous travaillez le plus ? Combien de temps cela vous prend pour préparer un papier ?

Tout dépend du sujet et de l’actualité. Les sources dépendent évidemment de cela, il n’y a pas de règles sur ce point-là. Néanmoins, j’essaie de ne pas rester uniquement sur de l’actualité brute mais de creuser les sujets. Quand il y a un peu moins d’actualité, je prends le temps de travailler des thèmes qui sont dans l’air en lisant des études et des livres que je réutilise ensuite. Je me réfère souvent aux travaux des économistes en fonction des sujets sur lesquelles ils travaillent, y compris des économistes de banques. Ils apportent des connaissances techniques importantes, même si c’est un métier qui a évidemment des faiblesses.  Par exemple, je pense qu’ils comprennent bien les réactions des marchés, ce qui ne veut pas dire qu’on doit valider les réactions des marchés, mais il faut savoir les anticiper et les comprendre. Tous les économistes ne sont pas des affreux et parfois ils ont des points de vue critiques même s’ils sont intégrés dans le système financier. Ceci dit, aujourd’hui, j’écris désormais moins d’articles que lorsque je travaillais à La Tribune, j’ai donc plus de temps pour préparer mes articles qui portent à présent essentiellement sur l’économie française.

2) Vos articles ont rendu accessibles un certain nombre de problématiques contemporaines de l’économie, notamment au niveau européen. La vulgarisation de l’économie est-elle un enjeu important pour vous ?

Je pense que c’est fondamental et j’y crois beaucoup. Les enjeux économiques sont premiers dans les décisions politiques. Le cœur des décisions est là. Si on ne comprend pas comment fonctionne le système économique – ou si l’on n’essaie pas de le comprendre – on risque de n’avoir que des discussions de comptoir, par exemple sur la fiscalité ou les dépenses publiques. C’est valable pour les électeurs, et c’est valable pour les politiques. Quand on entend les politiques discuter de ces sujets-là on est souvent assez inquiet parce qu’on voit qu’on va toujours à la facilité qui est offerte par la pensée économique dominante, sous prétexte que celle-ci a l’apparence du bon sens. J’entends par là la pensée néolibérale (le terme a été validé par le FMI lui-même) qui repose sur l’idée que tout se limite au comportement d’un agent économique de base. Conséquence : l’État doit se comporter comme une entreprise, qui doit se comporter comme un ménage, qui doit se comporter comme un individu. A la fin, c’est l’État qui doit se comporter comme un individu. Cela conduit à des discours comme ceux de Bruno Le Maire qui explique, lorsqu’il entre en fonction, qu’il souhaite que l’État ne dépense pas plus que ce qu’il ne gagne comme tout bon ménage qui se respecte. C’est une absurdité sur le plan économique, cela n’a aucun sens, mais cela a l’apparence du bon sens.

Il est donc extrêmement important qu’on ait des citoyens avec une bonne culture économique afin de bien choisir nos dirigeants et que ceux-ci aient des programmes économiques qui répondent aux vrais enjeux. Cela veut dire qu’il faut qu’on ait des citoyens qui comprennent les processus et les mécanismes économiques pour décrypter les grands enjeux du débat. Sans cela, on ne peut construire de point de vue éclairé. Ce travail de vulgarisation n’est pas assez fait.

Personnellement, je pense qu’il faut utiliser l’actualité pour décrypter les enjeux. Il ne s’agit pas de faire de la pédagogie, terme tellement chéri par les libéraux, qui infantilise les citoyens en voulant les amener à une destination qui est déjà définie. Il est frappant de voir que ce langage de la pédagogie est aussi présent dans la bouche de nos dirigeants, alors qu’ils ne parlent jamais d’éducation. La pédagogie est fondamentalement antidémocratique, je rappelle qu’en grec cela veut dire « conduire l’enfant ». J’oppose à cette pédagogie le fait de faire de l’éducation qui est la base de la démocratie. C’est ce qui permet de redonner du sens à la démocratie. Par exemple, à la question « Comment se fait la création monétaire ? », 90% des gens pensent que la banque centrale imprime réellement des billets qu’elle distribue ensuite. En réalité, la création monétaire est effectuée par les banques commerciales via le crédit, ce qui est fondamental. Pensez à Jean-Michel Aphatie qui tweete en 2014 qu’il n’y a « plus de sous ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Absolument rien. En réalité, on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de sous quand on trouve des « sous » dans une nuit pour renflouer les banques, comme en 2008. En revanche, on peut faire le choix politique de ne pas financer le système de santé et le système d’éducation pour financer autre chose. C’est un choix politique, mais on ne peut pas se cacher derrière la pseudo-évidence du « il n’y a pas de sous ».

3) Est-ce encore possible de faire entendre une voix dissonante dans un contexte où de plus en plus de journalistes sont écartés pour leurs positions critiques ?

A partir du moment où on choisit de ne pas dire ce que dit tout le monde, c’est-à-dire de ne pas penser comme la majorité de ses confrères journalistes et de se poser des questions qu’ils ne jugent pas légitime de se poser, on s’expose à être dans une forme de minorité. Il faut assumer ces choix, même si c’est plus difficile. Nécessairement, il y a moins de médias ouverts à ces formes de pensées différentes parce qu’elles sont minoritaires. Cela ne veut pas dire que le paysage médiatique est un désert absolu, loin de là et il y a des endroits où on peut avoir la parole.

Je pense que le problème des voix discordantes c’est précisément qu’elles sont minoritaires, y compris dans le public. Je ne suis pas sûr qu’une demande forte de voix discordantes existe. Mais ceci ne saurait justifier ni la violence qui s’exerce contre certaines voix dissonantes, ni l’absence de débat et d’ouverture dans certains grands médias, notamment audiovisuels.

Romaric Godin, journaliste à Mediapart

Personnellement, je n’ai pas la volonté d’être en minorité par principe, mais je ne crois pas aux vertus de l’austérité et au néolibéralisme. Je défends mon point de vue et j’assume, c’est tout. Je n’en tire pas de gloire particulière. Je n’ai d’ailleurs pas de problème avec le fait que des journalistes défendent l’austérité. Le problème, c’est l’absence d’organisation du débat par la presse. Aujourd’hui, cela n’est pas fait de façon suffisante. Cela se fait dans les pages “opinion” et “tribune” et non dans le traitement de l’information qui est prétendument neutre. On se cache derrière une pseudo-objectivité pour défendre des positions idéologiques. Le vrai problème est donc cette apparence d’objectivité qui tue le débat et exclut ceux qui sont en dehors. Cela donne Macron à Versailles qui revendique le monopole du réel et fait ainsi passer les autres pour des « clowns », des « ringards », des « rêveurs », etc.

Néanmoins, le problème réside aussi dans ce que demande le consommateur de médias, et de qui est le consommateur de médias. Il faut être réaliste, il y a plein de gens que cela n’intéresse pas d’aller voir un débat argumenté, et souvent, ces gens là – qui croient parfois à des choses délirantes comme les reptiliens et les illuminati – se contentent d’une opposition facile et superficielle, ce qui renforce l’impression de « sérieux » de la pensée dominante. Cela veut dire qu’il y a un vrai problème d’éducation au débat et à la démocratie. On ne sait plus comment faire un débat, ni à quoi cela sert et donc on a Aphatie et Barbier qui font semblant de ne pas être d’accord et qu’on met en face l’un de l’autre.

Après, il y a un vrai problème dans le fonctionnement de la presse d’opposition. Si celle-ci veut fonctionner, elle doit s’appuyer sur ses lecteurs pour vivre, ce que fait par exemple Mediapart. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de presse de qualité, qu’elle soit favorable à la pensée dominante ou qu’elle s’oppose à elle, sans que le lecteur ne paie. On participe à la construction de cette presse de qualité en payant. Si on compte sur la publicité, on a forcément une presse soumise à l’exigence de rémunération de la publicité, et donc par les grandes entreprises qui sont les donneurs d’ordres de la publicité. Il faut donc repenser le mode de financement des médias. Le problème est que les gens qui sont en demande d’une pensée différente ne sont pas toujours prêts à payer pour avoir une presse de qualité.

4) Qu’est-ce que vous pensez de l’unanimisme médiatique autour de Macron ? Celui-ci est-il réel ?

Je pense qu’il y a un effet d’optique qui vient du fait qu’en effet Macron représente le bloc bourgeois comme l’expliquent Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois, raisons d’agir, 2017). C’est-à-dire une catégorie sociale qui est celle des lecteurs de la presse, et de celles et ceux qui font la presse. Il y a donc naturellement un effet de sympathie. Je ne parlerais pas d’unanimisme, même s’il y a eu entre les deux tours, dû à l’opposition à Marine Le Pen au second tour, un élément de ce type. En réalité, il y a toujours des éléments d’opposition dans la presse. Avec le temps, les positions vont se clarifier car sa politique va nécessairement être de plus en plus de droite : baisse de la dépense publique, baisse des impôts, baisse des déficits, compromis avec l’Allemagne, etc. Cela risque de briser ce relatif consensus médiatique favorable. Là, je crois que les choses vont plutôt dans le bon sens, des éléments critiques apparaissent petit à petit depuis la fin du second tour des législatives. De toute façon, il y aura une réduction du marché médiatique s’ils disent tous la même chose, alors il va bien falloir que les acteurs médiatiques adoptent des lignes différentes.

Crédits
Macron, Merkel et Paolo Gentiloni au sommet du G7 de Taormina ©PalazzoChigi

5) Est-ce qu’on peut considérer que Macron s’est couché devant l’Allemagne ?

Il ne faut pas prendre la question comme cela. L’Allemagne n’est demandeuse de rien puisque le système actuel de la zone euro lui convient largement. Il n’y a pas de demande de changement institutionnel de la zone euro a priori en Allemagne. Des changements ont été demandés et obtenus par l’Allemagne pendant la crise des dettes européennes, mais depuis elle ne demande rien. Le problème, c’est que la construction actuelle ne peut pas tenir. Chacun en a convenu pendant la campagne française. En réalité, de Mélenchon à Macron, tout le monde était d’accord pour changer le cadre actuel de la zone euro, mais la méthode différait : la construction d’un rapport de force pour Mélenchon ; l’arrivée au pouvoir de Schulz pour Hamon ; le fait de convaincre l’Allemagne par les réformes pour Macron. L’objectif reste une zone euro plus équilibrée. Le pari de Macron est de dire : je ne peux pas aller au conflit avec l’Allemagne et donc je vais faire des réformes pour améliorer la compétitivité de la France et donner des gages à l’Allemagne. C’est-à-dire, faire ses fameux « devoirs à la maison » (Hausaufgaben) comme on dit dans la presse allemande. Une fois que ce sera fait, il compte obtenir une plus forte intégration de la zone euro. C’est un pari très risqué même si Merkel n’a pas intérêt à fragiliser Macron. Les Allemands disent pour l’instant qu’ils sont assez d’accord, mais posent des conditions. Ils acceptent en principe la proposition de Macron de mutualisation des moyens dans la zone euro. Mais en gros, il s’agit de mutualiser les dettes quand il n’y en a plus besoin, puisque cette réforme est conditionnée au fait que les États jugulent leur déficit dans la durée. Il faut comprendre que l’Allemagne ne demande rien, elle attend juste que la France fasse ce qu’elle s’est elle-même engagée à faire : de l’austérité et de la dérégulation du marché du travail. Alors même que cette potion est aujourd’hui critiquée par le FMI ! On a donc des gens qui se prétendent modernes et supérieurement intelligents, et qui suivent une voie discréditée depuis 2010 !

Je dis donc que Macron ne s’est pas couché devant l’Allemagne. Il a simplement suivi sa logique néolibérale. Avec cette politique, on s’expose à une spirale récessive extrêmement dangereuse sur le plan macroéconomique. Et de plus, on perd tout l’aspect relance du programme initial parce qu’on ne peut pas faire autrement et que ce n’est pas la priorité. La priorité du gouvernement est austéritaire. C’est une servitude volontaire avec un but : l’espoir qu’en se faisant mal on va réussir, qui est intrinsèque à la pensée libérale. C’est un peu du bon sens paysan : « pour faire pousser mon champ, il faut que je sue derrière ma charrue ». On en revient toujours à l’apparence du bon sens qui est systématique dans cette pensée et qui la rend extrêmement forte. Il est plus valorisant de se dire qu’on a réussi en ayant souffert, que de se dire : « moi j’ai réussi sans faire trop d’efforts, et puis ça marche bien quand même ». On est face à un libéralo-masochisme. C’est ce qu’on a expliqué à la Grèce : « Vous avez bien profité, vous vous êtes goinfrés, maintenant il faut s’infliger la souffrance nécessaire comme les autres ». C’est exactement comme pendant la crise financière de 2007-2008. Aujourd’hui encore, les libéraux expliquent que le problème ce ne sont pas les dérives systémiques de la finance, mais que des gens aient accepté de s’endetter pour se loger. Pour eux, la crise de 2007-2008 n’est pas une crise du libéralisme. C’est parce que les gens ne se sont pas assez fait mal qu’il y a eu une crise, et c’est ce qu’on est en train de dire aux Français sur les réformes et les dépenses publiques. On leur dit : « vous vous êtes bien gavés les gars, vous n’avez pas fait les réformes et vous avez vécu au-dessus de vos moyens contrairement à vos voisins européens. C’est injuste, maintenant vous allez souffrir, vous allez payer ».

6) Angela Merkel va vraisemblablement remporter les élections allemandes de septembre, mais les élections italiennes approchent et sont à risque pour l’ordre européen. La France a-t-elle intérêt à travailler avec l’Italie ?

Angela Merkel a gagné mais la question est de savoir avec qui elle va gouverner. Il y a un vrai danger si Merkel s’allie avec les libéraux du FDP en pleine poussée, et qui sont sur une position dure sur le budget et l’Union Européenne. En 2009, le FDP avait établi un contrat de coalition avec Angela Merkel, détricoté ensuite par la même Merkel suite aux programmes « d’aides à la Grèce » – en fait des subventions au système financier international. Les libéraux vont donc faire très attention au contrat de coalition qu’ils vont signer avec la CDU et exiger des gages. D’autant plus qu’en 2013 ils avaient été exclus du Bundestag parce que l’électorat libéral estimait que le FDP s’était compromis dans la politique européenne de Merkel. Il est d’ailleurs important de noter qu’une bonne partie de cet électorat libéral s’est alors réfugié vers l’AfD qui revendiquait un retour à une forme de purisme ordolibéral. Et aujourd’hui, à l’inverse, le FDP reprend des voix au parti d’extrême-droite. Bref, les libéraux vont mettre des exigences très élevées dans ce contrat de coalition, ce qui est très inquiétant pour Macron. Il ne suffira plus de faire 3% de déficit quand on a promis 2,8%, il faudra respecter drastiquement le pacte budgétaire et réduire son déficit structurel, et donc faire encore plus d’efforts – notamment en matière de dérégulation. C’est la logique de la flèche de Zénon : on croit avoir atteint le but et en fait non, on doit continuer de courir après. Macron risque en réalité de ne rien obtenir de l’Allemagne parce que l’Allemagne considérera toujours que ce n’est pas assez.

Concernant l’Italie, il est très difficile de savoir quel gouvernement sortira des élections. Comme la loi électorale est revenue à une version avec une proportionnelle quasi-intégrale et un seuil à 4%, il va falloir qu’il y ait une coalition. Et on voit difficilement quel type de coalition pourrait se mettre en place. Le Mouvement Cinq Etoiles ne semble pas prêt à s’allier avec d’autres mouvements eurosceptiques de centre-droit comme Forza Italia et la Ligue du Nord. Et puis, est-ce que le Mouvement Cinq Etoiles a vraiment envie de prendre le pouvoir et d’organiser un référendum sur l’euro ? Il est difficile de répondre à cette question, on ne sait pas. Ce qui est néanmoins certain c’est qu’il y a un vrai problème économique en Italie dont la croissance est inférieure à la quasi-totalité de la zone euro. Celle-ci est insuffisante pour assurer le financement du modèle social et des transferts budgétaires qui compensent les disparités entre le Nord et le Sud du pays. Il faut aussi rappeler que la dette pèse très lourd dans les finances publiques italiennes. Donc si la zone euro reste comme ça et que l’Allemagne ne bouge pas il va y avoir un vrai problème italien. Cela peut se déclencher par un biais politique comme par un biais bancaire. On ne sait pas quand, mais cela arrivera, cela ne peut pas continuer comme ça pendant dix ans. La situation bancaire italienne fait que le sauvetage des banques ne peut se faire que par l’État, sauf que l’État est déjà surendetté, et qu’il est obligé de dégager un excédent primaire de plus en plus fort – ce qui est une ponction importante sur la richesse nationale. Les marges de manœuvre de l’État italien dans le cadre des règles de la zone euro sont donc très faibles.

Les Italiens sont toujours en demande de réforme de la zone euro. Donc en effet, si on veut réformer la zone euro on doit s’entendre avec les Italiens, ou encore avec les Espagnols, les Portugais et les Grecs. Il est donc essentiel que la France et l’Italie imposent à l’Allemagne certaines réformes. Le problème est que la stratégie de Macron est le couple franco-allemand à l’ancienne. On a une obsession du franco-allemand qui n’est qu’une des données de la réforme de la zone euro et on ne regarde pas suffisamment autour. Soit dit en passant, l’Allemagne savait très bien regarder autour pendant la crise grecque quand elle envoyait les Slovaques, les Hollandais et les Finlandais contre les Grecs. Nous on ne sait pas faire la même chose, au nom du franco-allemand, précisément.

7) On assiste plus largement à un effondrement des partis sociaux-démocrates en Europe et du vieux monde politique. Est-ce que les mouvements populistes de toutes sortes sont en train d’arriver à maturité ? Que pensez-vous de ces derniers ?

Tout dépend de ce qu’on appelle les mouvements populistes. L’échec de l’Union Européenne pendant la crise de la dette a produit un phénomène de retour au national qui a pris plusieurs formes : des formes nationalistes d’extrême-droite qu’il faut combattre ; des formes de gauche radicale qui opposent ceux d’en haut à ceux d’en bas ; mais aussi Macron qui fait du populisme à sa façon en s’appuyant sur une catégorie sociale particulière qu’il flatte quitte à s’arranger avec la vérité. La démarche est la même, mais je crois qu’il y a tout de même une persistance du clivage gauche-droite même si celui-ci est brouillé. Au fond, quand on a à choisir entre une politique d’austérité et une politique d’investissements publics, on arbitre entre des intérêts, et là c’est concret. La victoire de Macron montre la persistance d’une logique de classe sociale. Macron, c’est la victoire d’une classe sociale sur une autre.

Ce qui est clair, c’est que le populisme d’extrême-droite n’est pas en capacité d’arriver au pouvoir dans le contexte européen pour le moment. Il y a une résistance des sociétés. Maintenant, pour le populisme de centre, Macron a montré que c’était possible d’arriver au pouvoir dans un contexte de disparition de la social-démocratie et d’affaiblissement de la droite traditionnelle. je ne sais pas si ça peut se faire ailleurs en Europe, cela me semble compliqué. Quant à la gauche, on peut voir des phénomènes intéressants comme Corbyn qui s’appuie lui sur un parti traditionnel, qui a gauchi le discours du Labour tout en faisant des concessions à l’électorat de centre-gauche. Le populisme ne se suffit pas à lui-même. C’est une question qui se pose à La France Insoumise : est-ce que LFI peut prendre le pouvoir seule, ou est-ce qu’elle compte s’appuyer sur d’autres éléments, ce qui implique aussi d’accepter qu’elle est de gauche ? C’est ce que Corbyn a fait intelligemment quand il a effectué une synthèse entre le populisme et la gauche traditionnelle, alors que le SPD en a été incapable. C’est cet équilibre qui se pose aujourd’hui pour les gauches européennes.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

 

Entretien avec Omar Anguita, nouveau dirigeant des Jeunesses Socialistes d’Espagne

http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html
Omar Anguita © Javier Martinez

En juillet dernier, Omar Anguita, 26 ans, a pris la tête des Jeunesses Socialistes d’Espagne (JSE). Nous revenons avec lui dans cet entretien sur les évolutions récentes du PSOE suite à la victoire de Pedro Sánchez, ses rapports avec Podemos, la crise de la social-démocratie européenne et la question catalane. 

LVSL : Que pensez-vous de l’élection de Pedro Sánchez à la tête du PSOE ? Croyez-vous que cela représente un tournant à gauche pour le parti ?

L’impression que j’ai est qu’il ne s’agit pas d’une question de virage à gauche ou non : le Parti Socialiste a pris une décision, celle d’appuyer majoritairement Pedro Sánchez. A partir du soir des résultats, le  21 mai, nous sommes tous dans le même bateau, comme nous l’avons toujours été. Nous sommes surtout unis pour gagner les élections, c’est la raison pour laquelle nous sommes là.

LVSL : Que signifie être membre des Jeunesses Socialistes Espagnoles aujourd’hui ?

Militer parmi les Jeunesses Socialistes, c’est appartenir à une famille : cette organisation existe et mène des actions depuis plus de cent ans. Je crois que le mouvement des indignés a été un moment important pour les jeunes, comme une  manière d’exprimer collectivement, tous ensemble, des messages communs.  Il est la clé d’une nouvelle dynamique et d’un possible changement de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les jeunes Espagnols.  En tant que Jeunes Socialistes, nous devons nous atteler à des défis de grande importance comme l’éducation, la santé et le monde du travail. Un monde du travail dans lequel nous sommes contraints d’accepter des jobs à 650€ par mois, qui ne nous permet pas d’acquérir un logement ni de payer nos loyers, qui nous oblige à vivre chez nos parents jusqu’à nos 35 ans. Il est donc vital que nous donnions à la jeunesse l’espoir d’un avenir plus radieux, pour lequel nous devons nous battre.

LVSL : Quelles sont les priorités affichées par votre organisation ?

La première consiste à modifier la réforme du marché du travail afin que chacun dispose d’une réelle possibilité de travailler pour un salaire juste. Sur le plan interne, la priorité est de maintenir la solidité que nous avons en tant qu’organisation. Nous avons réussi à supporter ensemble les épreuves de ces dernières années qui ont été très mouvementées pour la social-démocratie. Les Jeunesses socialistes sont restées unies : le plus important est donc de perpétuer cet héritage, pour continuer à travailler ensemble, pour essayer de changer l’avenir, et surtout pour nous fortifier.

LVSL : Votre organisation n’a-t-elle pas traversé une crise au lendemain du 15-M ?

En tant que socialistes nous avons subi une crise après avoir perdu les élections municipales et générales en 2011. Et nous avons dû nous refonder idéologiquement, actualiser notre logiciel. Les gens étaient demandeurs d’une actualisation du parti afin qu’il corresponde mieux aux revendications exprimées dans la rue. Nous faisons en sorte de permettre cette rénovation. Les Jeunesses s’adaptent vite, le parti évolue un peu plus lentement.

LVS :Que pensez-vous de la crise que traverse la social-démocratie en Europe, qui semble aujourd’hui se scinder en deux orientations divergentes, entre adhésion au néolibéralisme et virage à gauche ? Comment la social-démocratie peut-elle se réinventer ?

Je crois que la social-démocratie a commis une erreur importante dans le sens où elle a cherché à expliquer plutôt qu’à écouter. La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions. Quant à l’Europe, ses piliers sont affaiblis parce que nous ne sommes pas capables de donner des réponses aux besoins des Européens.

La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions.”

Je crois que la social-démocratie est essentielle pour offrir un appui à la population et surtout pour fournir les solutions qui permettent d’améliorer la situation actuelle des Européens. Nous voulons tous une Europe beaucoup plus juste, mais nous devons écouter les gens en dehors du parti pour qu’ils nous donnent le chemin à suivre. En tant que sociaux-démocrates, ils nous faut écouter les demandes de ceux qui ont besoin de notre soutien et de nos partis pour transformer leur avenir.

LVSL : Les origines de cette crise ne sont-elles pas  à chercher dans l’Union européenne et la politique néolibérale ?

Non, je crois que l’Union européenne a été une solution adéquate pour apaiser le continent au lendemain de la Seconde guerre mondiale.  Je pense que le problème a surgi lorsque nous avons commencé à oublier les principes sur lesquels l’Europe a été construite : les principes d’égalité, de travail, de tolérance, et nous sommes en train de le constater avec la crise des réfugiés. L’Europe ne donne aucune sorte de solution à ces centaines de milliers de Syriens qui fuient la guerre et qui meurent à nos frontières. Cette Europe n’est pas celle qui a été fondée, et nous devons la changer pour créer une Europe de tolérance dans laquelle tout le monde est bien reçu, dans laquelle nous fournissons un abri à ceux qui en ont besoin. C’est dans ce but que s’est constituée l’Europe, et non pour avoir un Parlement européen inefficace. Nous avons la preuve de cette inefficacité sur le thème des réfugiés, auquel l’Europe et la social-démocratie encore davantage se montrent incapables d’apporter des réponses. C’est une honte pour moi qui suis Européen et surtout socialiste.

LVSL : Ce ne sont donc pas tant les politiques d’austérité qui sont en cause ?

C’est une accumulation de choses. Effectivement, des décisions économiques ont été prises dans le sens de la mise en place de politiques d’austérité, incarnées par Angela Merkel. Ces politiques sont dans l’erreur, car elles affaiblissent les marchés et la demande publique. Les jeunes n’ont plus l’opportunité de s’en sortir avec des emplois dignes. Pour ces raisons, l’austérité en Europe est un problème majeur. Il est vital que nous puissions disposer de nouvelles marges de manœuvre budgétaires afin de réinvestir dans l’éducation, la santé, les transports. Nous avons des problèmes économiques et sociaux, et nous devons être capables de les résoudre : l’austérité a un impact social dramatique et fait aujourd’hui couler plusieurs pays. Beaucoup de camarades d’autres pays, tout comme mois, ne pouvons qu’avoir honte de ces politiques d’austérité européennes.

LVSL : Comment réformer l’Europe alors qu’elle se trouve dans une telle situation, avec une Allemagne hégémonique ? Que pensez-vous d’une alliance possible entre la France, l’Italie, le Portugal, la Grèce et l’Espagne, c’est à dire les pays du Sud, pour changer le fonctionnement de la zone euro ? Quel projet crédible avez-vous imaginé, au PSOE, pour réformer cette Europe ?

Selon moi, le problème réside dans le fait que l’Europe est née avec certains principes, et au fur et à mesure, ces principes ont été remodelés, tournant le dos aux Européens. Il y a une situation hégémonique de Merkel à laquelle le reste des pays sont soumis. Je pense qu’il est important que ceux qui subissent la crise de manière beaucoup plus dure que l’Allemagne, ceux que l’austérité est en train de tuer, tâchent de s’unir pour commencer à changer cette Europe. Moi je crois en cette Europe, elle doit continuer à fonctionner, mais nous devons la réformer et faire face à ceux qui veulent que rien ne change.

“Comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts.”

L’Allemagne ne veut pas que quoi que ce soit change, parce qu’elle n’a pas souffert de la crise, chez eux le chômage et l’âge de départ a la retraite ont baissé, et chez nous c’est le contraire. Il n’est pas possible qu’une partie de l’Europe travaille pour l’autre. De ce fait, comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts. Il est important que nous fassions un pas en avant et que nous oublions que nous venons de pays différents pour travailler ensemble et former une Europe bien plus juste dans laquelle chacun se sente inclus, vous comme moi.

LVSL : Pensez-vous qu’il est réellement possible de tout changer en Europe ? Ne pensez-vous pas, du fait du Brexit notamment,  que l’Europe est en train de mourir ?

Nous avons le sentiment que l’Europe ne fonctionne pas, que nous ne parvenons pas à trouver des solutions. Personnellement, je crois à l’idée que l’union des pays peut aboutir à une Europe plus forte. Toujours est-il que si nous ne changeons pas l’Europe actuelle, elle est condamnée à la destruction : il n’y a pas seulement eu le Brexit, la France aussi aurait pu quitter l’UE si le FN l’avait emporté, et on a vu se soulever en Italie une vague d’opposition à l’Europe. C’est aussi le cas en Grèce, avec la montée des néo-fascistes, et plus généralement dans les pays qui subissent le harcèlement de l’Europe, comme le Portugal ou l’Espagne. Raisons pour lesquelles, si nous souhaitons continuer à vivre dans une Europe de tous et de toutes, nous devons la transformer. Il y a des marges de manoeuvre pour la changer. Il ne manque que les acteurs disposés à le faire.

LVSL : En Espagne, vous sentez-vous plus proche de Podemos ou de Ciudadanos ?

De Podemos. Pour une raison simple : je me sens bien plus de gauche que du centre, et c’est ce pourquoi je suis proche de l’idée que représente Podemos. Le problème avec Podemos, c’est qu’ils n’ont pas voulu mettre la droite dehors. Ils se sont présentés aux élections en croyant qu’ils allaient gagner, et la seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’ est de renforcer la droite. Pour cette raison, je me sens proche d’eux idéologiquement, mais ils doivent changer énormément de choses afin que nos deux partis puissent de nouveau s’asseoir à la même table, pour le bien de la gauche.

LVSL : Vous semble-t-il possible que l’Espagne connaisse le même scénario que le Portugal, avec une alliance relative des forces de gauche ?

En Espagne, nous sommes obligés d’en arriver à des accords, car notre Parlement n’est aujourd’hui plus divisé entre deux partis mais entre quatre formations : pour pouvoir gouverner, il faut au minimum passer des accords avec un ou deux autres partis. La première question à se poser est donc de savoir si nous sommes disposés à discuter. Et je crois que le PSOE, qui est le parti majoritaire à gauche, doit tendre une passerelle vers Podemos afin de permettre un accord à gauche. Mais Podemos doit accepter de la traverser.

“Si Podemos veut transformer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE.”

Nous avons tendu une passerelle, il y a deux ans, entre Podemos et nous, et ils l’ont détruite en votant “non” à la candidature de Pedro Sánchez pour laisser Mariano Rajoy gouverner. Si Podemos veut changer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE. Et le PSOE doit de son côté voter en accord avec Podemos pour changer les choses : il faut que ce soit un accord entre les deux partis.

LVSL : Que pensez-vous du concept de “plurinationalité” récemment avancé par Pedro Sánchez pour décrire la structure territoriale de l’Espagne ?

Personnellement, je continue de croire en l’organisation territoriale que mettent en avant les Jeunesses Socialistes, qui est l’Etat fédéral : dans un Etat fédéral, toutes les identités culturelles et territoriales sont inclues et font partie intégrante d’un même Etat. Je crois que c’est la clé. Nous devons avancer vers l’autonomie des territoires en donnant la priorité à leurs cultures – car l’Espagne est riche de la variété de ses cultures et c’est un grand avantage que nous avons par rapport à d’autres pays, non un handicap –, vers un Etat fédéral dans lequel chaque communauté fédérée se sente elle-même, avec sa propre identité. Mais aussi un Etat dans lequel chacune d’entre elle se sente appartenir à une entité plus générale. Il n’est pas possible que chaque communauté avance en décalage avec le reste de l’Espagne, nous devons marcher tous ensemble.

LVSL : Que faire dès lors du souverainisme catalan ? 

Le souverainisme catalan est une manière d’occulter le problème que connait la Catalogne.. J’ai moi-même vécu en Catalogne et là-bas, de 2011 à 2015, il y a eu de violentes coupes budgétaires, dans les domaines de la santé et de l’éducation principalement. Les autorités politiques ont donc hissé le drapeau de l’indépendantisme pour cacher ce qu’elles étaient en train de faire : de l’austérité. Evidemment, il y a bien une partie de la population catalane qui compte s’exprimer sur l’indépendance et qui souhaite se séparer de l’Espagne. Mais il y a des priorités : que les enfants d’un ouvrier puissent continuer à aller à l’Université, qu’ils soient en bonne santé. Nous ne pouvons pas nous cacher derrière le drapeau de l’indépendantisme alors que nous avons l’obligation morale et politique de régler ces problèmes prioritaires. Il faut bien avoir en tête que les conservateurs, le Parti populaire en l’occurence, ont un large écho dans notre pays : une majorité de nos concitoyens s’interroge sur le devenir de la Catalogne et se demande si Carles Puigdemont  [président du gouvernement régional catalan] n’est tout simplement pas en train de l’amener au désastre…

“Mariano Rajoy et le gouvernement catalan ne souhaitent pas dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique.”

Le problème, c’est qu’il n’y a pas de dialogue.  Nous avons longtemps coexisté avec la Catalogne, le Pays basque, la Galice, et tout se passait bien, car un dialogue existait. Or, aujourd’hui, ce sont deux camps qui se font face :  celui de Mariano Rajoy, le président du Gouvernement espagnol, et celui de Carles Puigdemont, le président de la Generalitat catalane. Aucun des deux ne souhaite dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique. Et c’est là que le PSOE doit proposer une solution, parce qu’aucun des deux camps n’est prêt à signer une trêve, ça ne les intéresse pas, ils préfèrent s’affronter.  En ce qui me concerne, cette solution passe par un Etat fédéral.

LVSL : Comment expliquez-vous que, malgré sa corruption institutionnalisée, le PP continue à se maintenir au pouvoir et obtienne de tels résultats électoraux ? Le socialisme espagnol peut-il encore représenter une alternative face aux conservateurs ? A quelles conditions ? 

Le Parti populaire a une base d’électeurs telle que ce qu’il fait une fois au pouvoir n’a aucune importance. Ses électeurs voteront toujours pour lui. Le PSOE, bien heureusement, a des électeurs qui sont des citoyens critiques : ils ne votent pas pour lui lorsqu’il commet des erreurs, comme ce fût le cas en 2011.  Le PSOE représentera toujours la gauche en Espagne, pour une raison très claire : nous la représentons depuis 130 ans, et nous avons survécu aux guerres, à la dictature, à la Transition à la démocratie, à l’exercice du pouvoir.  Nous avons toujours été là car nous sommes l’une des clés de ce pays. Maintenant, il est vrai que le PSOE doit s’actualiser pour suivre le rythme des nouveaux partis. Nous ne pouvons pas rester ancrés en 1870, nous devons continuer à avancer. Le Parti Socialiste est fondamental car nous avons 8 millions d’électeurs qui ont toujours eu confiance en nous, et je suis certain qu’ils continueront à avoir confiance en nous.

LVSL : D’autres partis socialistes en Europe sont en train de disparaître, mais ce n’est pas le cas du PSOE, et Podemos n’a pas réussi à le surpasser : comment expliquez-vous cela ?

Il est vrai que la social-démocratie et les partis socialistes européens sont en train de disparaître, et nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour éviter de finir comme eux. Le Pasok en Grèce a oublié les gens et renié ses principes, il a préféré le pouvoir, c’est la raison pour laquelle il a disparu. Aussi longtemps que nous maintiendrons les principes solides que nous avons défendus toutes ces années, aussi longtemps que nous continuerons à nous actualiser en intégrant de nouvelles idées, le PSOE sera toujours fort à gauche.

“Nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour ne pas finir comme eux.”

Nous continuons à nous battre parce que les gens croient davantage dans le PSOE que dans les nouveaux partis qui se contentent d’un discours agréable. Nous sommes des gens sérieux, nous avons gouverné pendant longtemps. Nous avons commis beaucoup d’erreurs, mais nous avons su faire notre autocritique. C’est la clé pour le PSOE, car l’idée n’est pas uniquement de survivre mais de gouverner et de changer le pays.

LVSL : Si l’on se penche sur la composition sociologique du vote PSOE, on remarque quel les ouvriers, les ménages aux faibles revenus y sont fortement représentés, tandis que Podemos attire un électorat davantage étudiant et urbain. En France, le vote socialiste est aujourd’hui essentiellement urbain, moins présent dans les périphéries et chez les ouvriers dont beaucoup accordent leurs suffrages au Front National. Comment expliquez-vous la persistance de cette implantation ouvrière du PSOE ? 

Le PSOE a toujours représenté les plus démunis et c’est principalement cela qui explique qu’il ait survécu durant plus de 130 ans. Nous devons poursuivre dans cette voie. C’est très facile d’être populiste aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, c’est très facile de chercher la complicité des gens qui ont l’habitude de critiquer l’état actuel des choses. Le PSOE doit non seulement établir cette complicité avec ceux qui ont peu, mais il doit aussi leur donner des solutions pour qu’ils cessent d’avoir aussi peu. La question étant de savoir si nous sommes capables de fournir des ressources à tout le monde ou non, et de gouverner pour tous, pas seulement pour ceux qui ont beaucoup. Pour autant, nous devons fixer des priorités, et l’attention aux plus démunis en fait partie. Il est vrai que nous nous sommes quelque peu éloignés de la ville, nous nous sommes davantage portés sur les périphéries et nous devons être capables de changer cela pour renforcer notre électorat.

LVSL : Au cours du la primaire du Parti socialiste français l’hiver dernier, la thématique du revenu universel a tenu une place importante. Quelle=est votre position à ce sujet ? 

Nous proposons également un revenu universel et défendons cette idée, car les perspectives éducatives et professionnelles actuelles ne garantissent pas la possibilité pour chacun d’obtenir un poste.  Ce qu’il faut éviter à tout prix, ce sont les phénomènes d’exclusion sociale liés aux différentiels de richesse. Le revenu universel est une sorte de joker pour éviter cette exclusion sociale, mais ce n’est pas un remède : le remède consiste à assurer un travail digne pour tout le monde, et non pas des emplois rémunérés 650€ par mois ou des minijobs où l’on bosse 6 à 10 heures par semaine. Non pas un travail qui permette uniquement de subsister, mais un travail qui puisse couvrir les besoins de tous et permette à chacun d’être heureux. Aujourd’hui, des gens cumulent plusieurs emplois sans pour autant parvenir à subvenir à leurs besoins. Dans ces conditions, on ne peut pas s’épanouir en tant qu’individu.

LVSL : Que penses-tu du parcours de Jeremy Corbyn au Royaume=Uni et de la manière dont il a transformé son parti ? Il y a un an, tout le monde le donnait sur le point de s’effondrer, et les études d’opinion le donnent  aujourd’hui à plus de 40%…

Corbyn a très bien compris qu’il fallait écouter avant de parler. Il y a plus d’un an, on pensait que Corbyn était mort politiquement. Il a donc cherché à écouter les gens et a entendu cette clameur sourde au Royaume=Uni, qu’il a su utiliser pour s’imposer politiquement et grimper dans les enquêtes d’opinion. Il a su donner du bonheur aux gens et leur assurer un sentiment de sécurité. Ce n’est pas du populisme, Corbyn n’est pas un populiste, c’est une personne qui sait ce qu’il faut faire pour changer les choses, qui ne dit pas seulement ce que les gens veulent entendre, mais qui écoute puis propose des choix. Nous avons tous des modèles, et Corbyn est l’un des miens, comme le sont également les socialistes portugais qui ont réussi à retourner la dynamique de leur pays pour le rendre plus digne. Tous ces gens-là sont un exemple du fait que l’on peut se relever même lorsqu’on est à terre.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara.

Traduction effectuée par Sarah Mallah.

Crédit photos :

© Javier Martinez (http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html)

 

L’Europe est en pleine bulle de confiance – Entretien avec Steve Ohana

Steve Ohana est économiste et professeur de finances à l’ESCP Europe. Il est l’auteur de Désobéir pour sauver l’Europe, un ouvrage très pédagogique sur l’Union européenne et sur la zone euro.

Theresa May semble en difficulté depuis son relatif échec aux dernières élections législatives. Est-ce qu’un hard brexit est toujours d’actualité ? L’élection d’Emmanuel Macron change-t-elle quelque chose quant à la façon dont les négociations vont se faire entre les membres de l’UE et le Royaume-Uni ?

Le résultat des élections anticipées de juin 2017 a fait apparaître un Royaume-Uni très divisé. Theresa May espérait trouver un mandat fort pour négocier la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne. Au contraire, elle obtient un mandat plus faible, car elle perd sa majorité au Parlement et est obligée de trouver un accord avec le parti unioniste irlandais DUP.

Depuis l’élection, de nombreux Remainers se sont sentis revigorés et légitimes pour réclamer la tenue d’un nouveau référendum sur l’appartenance à l’UE ou même l’annulation pure et simple du Brexit. De nombreux supporters du Labor, galvanisés par le score supérieur aux attentes de leur leader Jeremy Corbyn, réclament d’autre part la démission de Theresa May et la tenue de nouvelles élections, qu’ils pensent gagner cette fois-ci. Du côté de l’UE, le président du Conseil Européen Donald Tusk continue d’espérer de façon officielle le maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Lors de sa rencontre avec Theresa May, Emmanuel Macron a également tenu à « maintenir la porte ouverte » au Royaume-Uni dans le cas où il changerait d’avis.

Je pense qu’il n’est pas réaliste ni raisonnable de continuer à entretenir l’espoir d’un départ de Theresa May, de nouvelles élections ou d’un changement de pied du Royaume-Uni par rapport à son statut dans l’Union Européenne. D’abord parce que les sondages continuent d’indiquer que les Britanniques souhaitent bien majoritairement quitter l’UE, avec un écart de voix comparable à celui qui s’est exprimé lors du référendum d’il y a un an (52-48). Ensuite, parce que la plateforme du parti travailliste a tranché nettement en faveur non seulement du Brexit, mais même d’un Brexit plus hard que ce que l’on pouvait attendre, puisqu’elle prévoyait le contrôle des flux migratoires intra-européens, donc la sortie du Marché Unique. On se retrouve donc avec une assemblée beaucoup plus pro-Brexit que la précédente, surtout si l’on tient compte du recul de deux grands partis pro-Remain, le SNP (parti écossais) et les Libdems (parti centriste). Enfin, parce qu’il n’y a aujourd’hui aucun leader plus légitime que Theresa May, aux  Tories comme au Labor, pour gouverner le pays. Un sondage récente montre d’ailleurs que Theresa May a la confiance de 52% (et Jeremy Corbyn de 39% seulement) des Britanniques pour mener les négociations de sortie de l’UE. Les Tories, en particulier, n’ont aucun intérêt à pousser Theresa May vers la sortie et ainsi provoquer de nouvelles élections, vu qu’ils auraient un risque important de perdre compte tenu du fort succès dans l’opinion, et particulièrement chez les jeunes, du discours anti-austéritaire de Jeremy Corbyn et de l’absence de leader consensuel (hors Theresa May) dans leur camp.

Pour ces différentes raisons, je pense qu’un principe de réalité va prévaloir au Royaume-Uni comme parmi les leaders de l’UE sur le fait que le Brexit aura bel et bien lieu et que Theresa May sera celle qui le mènera à bien. Il est essentiel en particulier que les leaders européens fassent définitivement leur deuil à ce sujet. Le caractère déraisonnable de leurs exigences (notamment sur le montant des sommes à verser à l’UE) laisse penser qu’ils cherchent encore à convaincre Britanniques et Européens que le coût de sortie est tellement grand que sortir de l’UE n’en vaut pas la chandelle. La position de la négociation à « 27 contre un », avec un négociateur (Michel Barnier) doté d’un mandat précis et ne pouvant y déroger qu’avec l’accord des 27 parties, favorise une attitude inflexible. Nous avons d’ailleurs un précédent avec l’attitude de l’Eurogroupe vis-à-vis de la Grèce lors de l’été 2015, où cette fois il s’agissait de montrer au peuple grec ainsi qu’aux autres peuples de la zone euro le coût exorbitant d’un vote contre les traités.

L’élection d’Emmanuel Macron est également un facteur supplémentaire d’inflexibilité, ce dernier ayant montré sa volonté de profiter du Brexit pour attirer certaines activités financières de la City vers la place parisienne (ce qui ne serait possible que dans le cas d’une sortie du Royaume-Uni du Marché Unique) et ayant répété à plusieurs reprises son souci de renforcer et de « faire respecter » l’UE, à la fois en interne et en externe, dans le but de contenir l’opposition eurosceptique dans l’hexagone.

Une trop grande inflexibilité de l’UE qui amènerait à une sortie du Royaume-Uni de l’UE en mars 2019 sans accord préalable serait profondément destructrice pour l’intérêt des deux parties, et causerait des disruptions majeures sur les flux commerciaux entre Royaume-Uni et UE.

Comme dans le cas de la Grèce, il y a une asymétrie importante entre les deux parties : Les exportations du Royaume-Uni vers le reste de l’UE représentent 13% de son PIB tandis que celles de l’UE vers le Royaume-Uni représentent seulement 4% du PIB de l’UE (hors Royaume-Uni). A première vue, une sortie désordonnée du Royaume-Uni sans accord pénaliserait donc davantage le Royaume-Uni que l’UE.

Cependant, par rapport à la Grèce, le Royaume-Uni a quand même quelques cordes importantes à son arc. D’une part, la part de l’UE dans les exportations britanniques n’a cessé de baisser depuis la crise, du fait notamment de la crise européenne. Même avant le référendum, le Royaume-Uni se sentait donc déjà de plus en plus appelé à développer ses relations commerciales vers le grand large. D’autre part, l’UE n’est pas un bloc politique homogène, l’Allemagne y joue un rôle politique de premier plan. Or, c’est le pays de l’UE qui exporte le plus vers le Royaume-Uni (100 milliards de dollars par an) et qui a le plus fort excédent commercial à l’égard du Royaume-Uni. Enfin, le Royaume-Uni occupe une place stratégique dans le système de lutte anti-terroriste européen ainsi que dans les flux financiers mondiaux, sans compter son poids diplomatique très fort lié à sa puissante armée, son ancien Empire colonial, son siège au Conseil de Sécurité et sa possession de l’arme nucléaire. Les pertes pour l’UE d’une absence d’accord sont donc beaucoup plus importantes que dans le cas de la Grèce (une sortie de la Grèce de la zone euro et un défaut de la Grèce sur sa dette auraient brisé le tabou de l’irréversibilité de la zone euro et pu créer des tentations similaires dans les autres pays périphériques en cas de succès de cette expérience).

Theresa May doit faire deux choses pour améliorer son rapport de force dans les négociations ainsi que leurs chances de succès.

La première est de préparer un plan B en cas d’échec des négociations avant l’échéance de Mars 2019. Dans le cas grec, seul le ministre des finances grec Yannis Varoufakis avait songé à préparer après la victoire de Syriza en janvier 2015, mais sans le soutien d’Alexis Tsipras, ce qui a permis à l’Eurogroupe d’imposer toutes les conditions qu’il souhaitait avec la certitude qu’elles seraient acceptées par Alexis Tsipras. Comment le Royaume-Uni assurera-t-il la continuité des échanges commerciaux, règlera-t-il le statut des ressortissants de l’UE et de ses propres ressortissants résidents de l’UE, etc. ? C’est la crédibilité de ce plan B, outre les atouts naturels du Royaume-Uni dans la négociation, qui pourrait convaincre l’UE d’adopter une attitude conciliante et mutuellement bénéfique pour les deux parties.

La seconde est de communiquer de façon plus transparente sur une plateforme de sortie de l’UE qui recueille le soutien d’une large majorité de la population britannique, notamment chez ceux qui n’ont pas voté pour le Tory party, et en particulier les jeunes. Il faut également donner plus de visibilité aux industriels et au secteur financier britanniques, qui s’inquiètent à juste titre du délai très bref d’un an et demi (Mars 2019) imparti pour trouver un accord entre le Royaume-Uni et les 27 membres de l’UE et des risques qui pèsent sur la continuité des échanges avec l’UE. Je pense qu’il est crucial que le Royaume-Uni et l’UE s’entendent dès à présent sur le fait qu’il y aura une longue période de transition (cinq ans par exemple), éventuellement renouvelable, avant que le statut définitif du Royaume-Uni soit tranché. De façon probable, le statut définitif sera une sortie du Marché Unique et de l’Union Douanière Européenne avec un accord de libre-échange très large qui inclurait éventuellement les services (un enjeu important pour l’économie britannique qui repose à 80% sur les services, notamment financiers). En effet, le maintien à terme dans le Marché Unique enlèverait de très grandes parts de souveraineté au Royaume-Uni et remettrait en question l’intérêt même du Brexit. Néanmoins, ceci n’exclut pas la possibilité que le Royaume-Uni se maintienne encore cinq ans de plus dans le Marché Unique dans le cadre d’un accord de transition avec l’UE.

Angela Merkel a récemment évoqué favorablement l’hypothèse d’un ministère des finances européen – proposition portée par Emmanuel Macron. Ce projet est-il réaliste ? Se dirige-t-on vers une UE plus centrée sur la zone euro avec la sortie du Royaume-Uni ? Quelles conséquences économiques et politiques cela implique-t-il ? La zone euro peut-elle survivre à un nouveau choc de l’ampleur de celui de la crise de 2008 ?

La création d’un budget de la zone euro, une des propositions phares de Macron sur l’Europe, est une condition essentielle de la survie de la monnaie unique. Le départ du Royaume-Uni, qui avait toujours cherché à négocier des « opt-out » lors des initiatives qui visaient à renforcer l’intégration économique des pays de la zone euro, peut faciliter l’avènement de cette « Europe à plusieurs vitesses », que le président Macron appelle de ses vœux. D’après les estimations que j’avais faites dans mon livre, paru en octobre 2013, corroborées par celles du Trésor, il faudrait un budget de 2% du PIB de la zone euro, soit au minimum 200 milliards par an, pour assurer le bon fonctionnement de l’Union Monétaire.

La fonction principale de ce budget est la conduite d’une politique budgétaire contra-cyclique en cas de crise de demande. On a vu lors de la crise de 2010 que la politique budgétaire globale des membres de l’UME est spontanément devenue pro-cyclique [NDLR : qui accentue les effets du cycle économique, à la baisse ou à la hausse], du fait de l’absence de budget fédéral et de l’application décentralisée du pacte fiscal (TSCG) au sein de chacun des Etats. Les Etats qui avaient une marge de manœuvre budgétaire en vertu des traités n’ont aucune obligation de l’utiliser tandis que ceux qui dépassent les déficits publics autorisés sont priés de revenir dans le rang. Pire, lorsque la récession s’aggrave, les budgets se détériorent du fait des stabilisateurs automatiques et les efforts budgétaires doivent s’accentuer pour respecter les contraintes. Les contraintes qui portent sur le « déficit structurel », censées adresser ce problème, n’ont en réalité rien changé car la contrainte sur le déficit nominal reste présente et car la mesure du déficit structurel utilisée par la Commission Européenne est en réalité dépendante du cycle (elle se dégrade quand l’économie va mal).

Un budget de la zone euro serait également un instrument assurantiel de transfert entre pays dans le cas de « chocs asymétriques » : les régions qui bénéficient du choc (l’Allemagne dans le cas de la récente crise) deviennent contributrices nettes tandis que les régions les plus touchées deviennent bénéficiaires nettes. Ce mécanisme assurantiel est essentiel pour préserver la convergence des situations économiques au sein d’une Union Monétaire car les régions touchées par des chocs de compétitivité n’ont pas la possibilité de dévaluer leur monnaie. Sans mécanisme de transfert, le processus d’ajustement des écarts de compétitivité devient naturellement divergent, car fondé sur la « dévaluation interne » (compression des salaires).

De façon assez incohérente, Macron n’a pas intégré dans son programme de réforme de la zone euro la mise en place d’une Union Bancaire digne de ce nom, c’est-à-dire d’un mécanisme assurantiel fédéral consacré au problème des résolutions bancaires et de l’assurance des dépôts, un rôle joué par la FDIC aux Etats-Unis depuis la crise de 1929 (mais également dans les faits par le Trésor fédéral pour les établissements systémiques lors de la récente crise financière). Ce mécanisme est essentiel pour fournir à toutes les banques, entreprises et individus de l’Union Monétaire une péréquation dans leurs coûts de financement, ce qui est une condition de base de bon fonctionnement d’une union monétaire. On peut penser que l’Etat français, comme l’Etat allemand d’ailleurs, est en réalité opposé à un mécanisme crédible de résolution des banques systémiques au niveau européen. Mécanisme qui lui enlèverait toute marge discrétionnaire dans la gouvernance des six banques françaises « too big to fail » (BNP, Société Générale, Crédit Agricole, Banque Populaire, Crédit Mutuel, Dexia), dont les actifs cumulés dépassent 3 fois le PIB français.

L’Union Bancaire actuellement mise en place au sein de l’UE ne permet pas de rompre le lien entre le risque souverain [NDLR : le risque lié aux dettes publiques] et le risque bancaire : les fonds mobilisables au niveau fédéral sont trop peu importants pour sauver les banques systémiques et le risque subi par le créancier/déposant d’une banque continue à dépendre crucialement de la nationalité de celle-ci. Les investisseurs ont parfaitement compris que les Etats continueront à organiser la résolution de leurs banques en faillite de façon discrétionnaire, comme vient de l’illustrer la résolution des deux banques Popolare di Vicenza and Veneto Banca par le gouvernement italien, une opération qui l’engage jusqu’à une somme maximale de 17 milliards d’euros. Contrairement aux règles édictées par le mécanisme de résolution bancaire et au « bail-in » chypriote de 2013, les déposants et créanciers séniors (et même certains créanciers subordonnés) des deux banques italiennes en question vont être protégés. C’était une nécessité politique, la plupart de ces créanciers étant des particuliers. De plus, la façon dont Intesa Sanpaolo va hériter des bons actifs des deux banques italiennes mises en faillite, avec une garantie de l’Etat sur la qualité des actifs achetés et une aide financière pour dispenser Intesa de lever des fonds propres supplémentaires, ressemble quand même beaucoup à une « aide d’Etat » (il n’y a qu’à observer la réaction du cours de bourse d’Intesa à la nouvelle…).

Le feu vert donné par la Commission Européenne à cette opération porte un coup, potentiellement mortel, à la crédibilité du mécanisme de résolution bancaire européen. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose car celui-ci était insuffisamment doté et peu crédible depuis le départ. Le problème est que le retour à la situation ex ante où les Etats assument explicitement les risques bancaires n’est pas davantage viable, car elle perpétue la fragmentation financière de la zone euro selon les frontières nationales…

Nous avons donc un système financier fragmenté, avec des coûts de financement des acteurs économiques élevés dans la périphérie (une zone endettée vis-à-vis de l’extérieur où croissance et l’inflation sont faibles) et faibles en Allemagne (un pays créancier vis-à-vis de l’extérieur où croissance et l’inflation sont plus élevées). C’est le contraire de ce qui se serait passé en l’absence de la monnaie unique : une dette élevée est généralement diluée par l’inflation à l’aide de taux d’intérêt réels les plus faibles possibles. Les nations périphériques sont ici prises au piège de la « déflation par la dette » : taux d’intérêt réels élevés [NDLR : les taux d’intérêt réels sont égaux aux taux nominaux ordinaires auxquels on retire le taux d’inflation], besoin de générer des excédents forts pour rembourser leur dette extérieure, inflation faible, croissance et solvabilité dégradées, risque politique, ce qui contribue au maintien des taux réels à un niveau élevé…

En l’absence de budget de la zone euro et de mécanisme crédible d’assurance des dépôts, on aura non seulement une poursuite de la divergence entre régions de la zone euro, mais également une zone euro exposée à d’autres crises futures, auxquelles il est cette fois peu probable qu’elle survive. Les actions menées par la BCE ont été nécessaires et utiles pour éviter l’implosion du système bancaire en 2010-2011-2012 puis l’entrée en déflation à partir de 2014 mais inaptes à rompre la fragmentation financière de la zone euro et à réaliser la convergence des économies.

Aujourd’hui, le principal frein à la mise en place d’un budget de la zone euro ou d’autres mécanismes de transfert est politique et vient de l’Allemagne, dont les épargnants en seraient les principaux perdants (en tout cas à court terme si l’on ignore le coût pour les épargnants allemands d’une future dislocation de la zone euro et de la redénomination des créances allemandes en monnaies domestiques périphériques). Emmanuel Macron plaide pour de tels mécanismes de transfert et propose un deal à l’Allemagne qui échangerait « responsabilité » contre « solidarité » : la France fait les réformes structurelles de son marché du travail et de son administration publique et « en échange », l’Allemagne donne son accord pour un budget commun de la zone euro, dans un accord « gagnant-gagnant ». Une relance de la demande en zone euro est absolument vitale pour le succès des réformes que souhaite mettre en place Macron. Stimulant notamment l’inflation et la hausse des salaires outre-Rhin, elle rendrait l’ajustement de compétitivité des voisins de l’Allemagne nettement moins douloureux.

Le problème est que Merkel doit sa popularité justement au fait qu’elle a jusqu’à présent su trouver un équilibre ténu entre une politique suffisamment conciliante pour maintenir l’intégrité de la zone euro (lest donné à la BCE sur l’OMT pour éviter une implosion du système bancaire européen puis sur le rachat de dettes publiques (QE) pour éviter l’entrée en déflation) et suffisamment ferme sur le problème des transferts (pas de mutualisation des dettes publiques et bancaires, pas de prise en charge budgétaire des problèmes d’un pays par ses voisins).

Une remise en cause de ce statu quo serait à haut risque mais pas non plus impossible dans le cadre d’un dernier mandat de Merkel, qui coïncide presque exactement avec celui d’Emmanuel Macron. L’Allemagne a en effet eu très peur d’une victoire d’un parti eurosceptique lors des élections présidentielles françaises, victoire qui aurait entraîné l’effondrement de l’ordre européen dont elle est l’inspiratrice et la principale bénéficiaire jusqu’ici.

Mais plusieurs conditions doivent être remplies pour que ce scénario se matérialise : 1) Macron doit effectivement faire les réformes promises sans brûler tout son capital politique (ce qui ne sera pas simple dans un pays très attaché au modèle social issu du Conseil National de la Résistance et sans relance de la demande en zone euro à court terme) 2) Merkel doit gouverner avec le SPD plutôt qu’avec le parti libéral FDP, encore plus opposé aux transferts que ne l’est la CDU/CSU (or, les sondages récents montrent au contraire une baisse du SPD et l’émergence du scénario d’une alliance majoritaire CDU-FDP dans le contexte des élections générales de septembre) 3) l’opinion allemande doit basculer nettement en faveur d’une Europe des transferts, ce qui ne pourrait être suscité que par une prise de risque majeure de Merkel sur l’Europe (plan de relance ambitieux, restructuration complète du système bancaire européen à l’aide de fonds fédéraux…) suivie d’effets positifs pour les classes moyennes et populaires allemandes, paupérisées par les réformes de flexibilisation du marché du travail engagées par le chancelier Schröder à partir de 2003.

On le voit, la perspective d’une réforme profonde du statu quo européen n’est pas tout à fait impossible, mais elle est encore lointaine.

Après la tornade du Brexit et le référendum italien de décembre, les doutes ont fortement augmenté sur la pérennité de l’Union Européenne. La victoire d’Emmanuel Macron est aussi présentée comme la défaite des eurosceptiques, et une occasion de refonder l’Union Européenne. Le risque politique est-il éliminé dans l’Union Européenne ? L’Italie est-elle le maillon faible de la zone euro ? L’hypothèse d’un exitalia est-elle sérieuse ?

Les déboires électoraux de Theresa May, l’impopularité grandissante de Trump aux Etats-Unis, la défaite de Norbert Hofer en Autriche, de Geert Wilders aux Pays-Bas, celles de Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen en France, le discours très euro-enthousiaste de Macron et de Merkel, l’embellie économique relative en Europe sont autant de facteurs qui ont contribué à la démoralisation des eurosceptiques et au réveil du sentiment d’adhésion à l’UE dans les opinions européennes. Ce réveil est confirmé par les sondages réalisés par Pew dans l’ensemble des pays européens, qui montrent un sentiment plus favorable à l’UE au sein des opinions européennes depuis un an (avec toujours néanmoins une forte majorité favorable à la tenue d’un référendum sur l’appartenance à l’UE dans la plupart des pays). Les leaders européens surfent actuellement sur cette vague, en s’efforçant d’éluder les questions qui fâchent et en célébrant leur unité. C’est un peu la méthode Coué !

Mais le même sondage révèle que deux pays échappent à cette vague d’euro-optimisme : la Grèce et l’Italie, qui ont perdu respectivement 25% et 10% de leur PIB depuis 2008, et qui continuent d’afficher une croissance largement inférieure à la moyenne européenne depuis deux ans. Le redressement de leur balance primaire et les réformes « structurelles » très ambitieuses accomplies par ces deux pays (les deux potions amères administrées par la Commission Européenne), n’ont été d’aucune efficacité pour stimuler leur économie. Grèce et Italie voient leur ratio de dette/PIB grimper d’année en année et leur système bancaire plombé par des taux record de prêts non performants.

La situation politique en Grèce est relativement stable à court terme même si le parti Syriza a perdu sa crédibilité aux yeux de l’opinion et est maintenant nettement devancé par le parti de centre-droit Nouvelle Démocratie. Pour l’instant, rien ne laisse présager une sortie de la dépression et un retour en grâce de Syriza, étant données les conditions très dures qui viennent de lui être imposées en échange de la distribution d’un nouveau prêt par la Troïka.

C’est la situation politique italienne qui inquiète donc à court terme, avec en particulier la puissance du Mouvement Cinq Etoiles, le plus fort parti anti-establishment du monde occidental. Ce mouvement est crédité de près de 30% des intentions de vote, à quasi-égalité avec le Parti Démocrate emmené par Matteo Renzi, en vue des prochaines élections générales, qui pourraient se dérouler dès l’automne 2017. Les deux partis en tête sortent relativement affaiblis des élections locales de dimanche dernier. En particulier, le Parti Démocrate qui cède notamment le bastion démocrate de Gènes à une coalition Ligue du Nord-Forza Italia.

Le problème qui se dessine est qu’aucun des deux partis, même vainqueur des élections, ne semble en mesure de former une coalition majoritaire sur un programme de préservation du statu quo de la zone euro (cas du PD) ou d’explosion de ce statu quo (cas du M5S). La Ligue du Nord et Forza Italia, qui sont sortis renforcés des élections municipales de dimanche dernier, partagent avec M5S des inclinations eurosceptiques mais on voit encore mal comment pourrait se former un rapprochement entre des formations politiques aussi éloignées idéologiquement sur toutes les autres questions.

On peut donc prédire une situation de chaos politique, qui n’aidera pas à engager la nécessaire restructuration du système bancaire italien. On estime aujourd’hui les prêts non performants à 360 milliards d’euros et les besoins en capitaux propres des banques italiennes à environ 40 milliards d’euros, qui apparemment ne peuvent pas être apportés par le secteur privé. Dans le contexte budgétaire contraint de l’Italie, cela représente un poids considérable. Or, l’économie italienne étant très dépendante de son système bancaire, la fragilité des banques italiennes perpétue la crise de demande, ce qui, en retour, nuit à la solvabilité des emprunteurs et donc à la santé des banques. C’est un cercle vicieux qui en retour favorisera le chaos politique.

En ce qui concerne le reste de l’UE, on peut s’attendre à des tensions importantes entre les pays du « cœur » et ceux de Visegrad 4 (Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie) sur le thème de « l’Europe à plusieurs vitesses » (voulue par Macron mais rejetée par les pays de Visegrad 4), des droits de l’Homme, de l’accueil des réfugiés et du travail détaché.

La France sera probablement un foyer de tensions internes important. Macron a été élu plus par défaut que par adhésion populaire à son programme de réformes. Quand les réformes impopulaires du Code du Travail seront engagées par voie d’ordonnances, il faut s’attendre à des mouvements de protestation populaire plus importants encore que lors du passage de la loi El Khomri par l’usage du 49.3. Si de grands groupes profitables profitent des réformes pour engager des vagues de licenciement et si on assiste à une pression à la baisse sur les salaires et à une hausse du chômage dans les mois qui suivent la loi travail, comme on peut malheureusement le craindre, alors le capital politique de Macron sera très fortement entamé et son discrédit entraînera celui des institutions européennes, au nom desquelles a été conçue toute sa politique. Tout dépendra de ce que Macron arrivera alors à obtenir de l’Allemagne dans le courant de l’année 2018…

En Espagne, il faudra observer le résultat du vote sur l’indépendance de la Catalogne, qui se tiendra le 1er octobre 2017 (le oui à l’indépendance est en tête d’après les derniers sondages), et qui pourrait déboucher sur une expulsion de la Catalogne de la zone euro et de l’UE.

En définitive, le risque politique en Europe est encore bien présent, même s’il est masqué aujourd’hui par une « bulle d’euro-optimisme », qui a peu de fondements tangibles. En France, en Grèce et en Italie, le statu quo européen repose sur une base populaire très ténue dans l’opinion et apparaît politiquement très vulnérable. En Allemagne, le statu quo repose au contraire sur un socle très solide dans l’opinion, ce qui rendra toute décision de le changer très difficile à prendre pour Angela Merkel.

L’interaction de ces différents équilibres est chaotique et donc impossible à prévoir. Il est probable qu’on assiste à une résolution de cette situation instable, dans le sens d’un éclatement ou d’une refondation stable de l’UE et de la zone euro, dans les années à venir.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.