Mandeville, Némésis rétrospective du libéralisme de gauche ?

C’est à plusieurs titres que l’on peut saluer la récente édition, par Dany-Robert Dufour, d’une série de textes de l’écrivain néerlandais Bernard de Mandeville (1670-1733) – l’Essai sur la charité et les écoles de charité, Vénus la populaire, l’Apologie des maisons de joie, et bien sûr la fameuse Fable des abeilles (titre original : La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes) et sa Préface.


L’ouvrage constitue d’abord un recueil inédit, premier ensemble mandevillien de cette ampleur à bénéficier d’une édition de poche en français. Il se distingue aussi par la densité de son appareil critique : on y trouve, en début d’ouvrage, une préface sous forme d’essai qui redit l’importance de Mandeville, accoucheur de l’anthropologie libérale et « fondateur […] de l’esprit du capitalisme » (p. 26), mais aussi de nombreuses notes et préfaces particulières introduisant les différents textes. Bien qu’édités d’après des traductions d’époque, les textes français ont aussi été révisés et annotés par Dufour. Enfin, ce dernier, en présentant et en discutant les thèses d’un “petit” philosophe du XVIIIe siècle (mais qui porta à incandescence l’économie et la morale des « Lumières »), assume sans biaiser sa propre position d’éditeur-philosophe, son travail visant à placer l’actualité du libéralisme intégral (et de ses critiques) à la lumière rétrospective de l’œuvre mandevilienne.

On connaît la célèbre Fable, publiée pour la première fois en 1705 (puis augmentée en 1714 et en 1729), ainsi que l’hypothèse révolutionnaire et révoltante que Bernard de Mandeville y assénait à son époque. Une ruche prospère s’inquiète un jour de la corruption qui a fini par régner en son sein. Cherchant à remédier à ce manque de vertu, elle se tourne vers Jupiter qui lui accorde la suppression de ses vices. Mais la ruche commence aussitôt à péricliter. À mesure même que leur communauté se moralise, les abeilles périssent par centaines. Mandeville tire de l’apologue une morale inversée et hautement provocatrice : l’égoïsme, la quête du confort individuel et la cupidité sont plus profitables, plus efficaces que la vertu pour la survie de cette petite communauté. La poursuite débridée du plus grand enrichissement par chacun de ses membres sublime les performances “systémiques” de la communauté d’abeilles, microcosme allégorique à peine voilé de l’Angleterre, à laquelle Mandeville prédit qu’elle prospèrera d’autant mieux qu’elle laissera s’exprimer les mêmes comportements.

En attirant l’attention sur la morale mandevillienne selon laquelle les vices privés font la vertu publique, Dufour veut délibérément souligner la cohérence oubliée de l’anthropologie libérale : plus les pulsions individuelles sont libérées – y compris quand l’État consent à repousser les frontières des « droits » accordés aux individus –, plus ces individus, depuis l’intimité de leurs désirs, nourrissent l’hégémonie du marché en étendant son empire à des domaines jusque-là épargnés. Finalement, le patriarcat, la contrainte brutale, l’autorité, loin de lui être consubstantiels, n’auront été qu’une parenthèse dans l’histoire du capitalisme, notre époque nous ayant entre-temps appris que celui-ci prospère bien plus efficacement au cœur de nos démocratie de services, de médias et d’opinions, mettant en concurrence les consommateurs autour d’affirmations marginales ou minoritaires de soi, surdéterminant la distinction libertaire dans tous les domaines de l’intime, de l’identité et de la spiritualité – de la télé-réalité aux “megachurches” américaines, en passant par Black Panther.

Le Capital ne s’ébat donc jamais mieux qu’une fois que toutes les énonciations de soi sont encouragées à s’exprimer et à se heurter les unes aux autres, et Dufour ne manque aucune occasion de souligner l’impasse redoutable que pose à qui conserve une conscience civique et sociale cette mécanique de l’anthropologie libérale[1]. C’est en s’adossant à ce libéralisme achevé qu’Hollywood peut désormais scander chaque aggiornamento du progrès (féminisme, queer, etc.) – ses acteurs, réalisateurs et autres animateurs affichant un discours (et une bonne conscience) mainstream sur les droits et l’égalité qui n’éprouve plus aucun besoin de se situer en tant que classe particulière ou que multinationale capitaliste. Le même problème se pose à la gauche politique. Troquant le social pour le sociétal, les salaires pour les startups, les imaginaires de la vie civique pour ceux de l’inclusion, cette gauche ne s’est pas contentée de son Bad Godesberg économique : elle a aussi accompli son tournant mandevillien. Toujours plus exclusivement engagée en faveur des assertions individuelles, des luttes de chacun pour sa parcelle identitaire, la gauche s’est bien souvent trouvée réduite, avec ou contre son gré, au rôle de ventriloque du marché, lequel a pris l’habitude de s’emparer de chaque droit individuel nouvellement débloqué comme il monétiserait une licence légale. La question de la reconnaissance du désir d’enfant pouvant ouvrir sur la légalisation de la Gestation pour Autrui gagne typiquement à être posée dans cette perspective : la GPA est-elle d’abord un droit ou d’abord un marché, ou ne peut-elle qu’être fatalement, anthropologiquement, l’un et l’autre à la fois ?

D’un bout à l’autre de cette édition où il est partout présent, Dany-Robert Dufour érige la fable mandevillienne et ses dérivées (en particulier l’« ultra-libertaire » défense de l’Essai sur les écoles de charité) comme l’origine archéologique de ce douloureux problème posé à la gauche à chaque fois qu’elle est amenée à prendre une position sur le volet moral du libéralisme. À la façon d’un précurseur cynique mais lucide, le sulfureux Mandeville apparaît comme un Adam Smith corrigé par le marquis de Sade : le premier philosophe à contracter les noces de la pulsion et du marché, « celui qui a tout dit, sans fard » (p. 26), théorisant le creuset anthropologique tout sauf qu’autoritaire où allait naître l’hégémonie du Capital. En cela, ce Mandeville relu par Dufour rejoint une série de travaux stimulants produits par une galaxie de critiques contemporains du libéralisme : on peut citer la réflexion qu’approfondissent tous les livres de Jean-Claude Michéa depuis une quinzaine d’années, les théories du philosophe marxiste Michel Clouscard sur le capitalisme permissif[2] (voir Néo-fascisme et idéologie du désir, 1973 ; Le Capitalisme de la séduction, 1981) ou encore, à partir d’un ancrage culturel bien différent, les intuitions du sociologue américain Chrisopher Lash sur la gauche, le progressisme, le narcissisme et le paradigme thérapeutique aux États-Unis (voir La Culture du narcissisme, 1981 ; Le Seul et Vrai Paradis, 1991 ; La Révolte des élites, 1994).

À ce propos, on pourrait faire à Dany-Robert Dufour le reproche de surestimer (ou d’un peu trop mettre en scène) la découverte qu’il a faite, à travers Mandeville, de l’esprit du capitalisme : « Depuis cent ans, […] on a tendance à croire que le capitalisme est rigoriste, autoritaire, puritain et patriarcal. Depuis cent ans, on se trompe » (p. 15). La hardiesse de ce genre de formules est secondée par l’audacieux essai introductif qui déploie, en une centaine de pages, une sorte d’histoire in absentia : celle de l’oubli révélateur de Mandeville chez une série de penseurs progressistes, parmi les plus influents des dernières décennies. Ainsi, Dany-Robert Dufour a beau jeu d’y affirmer qu’une prise en compte de Mandeville nous aurait prémunis contre la diffusion de la « pastorale wébérienne » sur les origines rigoristes et protestantes du capitalisme ; qu’elle aurait averti Marcuse que sa réhabilitation des plaisirs, loin de rompre avec le capitalisme, ouvrait à sa nouvelle jouvence ; que Foucault, s’il avait considéré l’œuvre et l’auteur de la Fable, aurait peut-être nuancé sa critique à 360 degrés des institutions répressives ; et que Deleuze et Guattari, sans l’avoir jamais cité dans L’Anti-Œdipe, se seraient assumés mandevilliens lorsqu’ils appelèrent à intensifier le capitalisme en exposant l’individu à tous les flux, devenirs et agencements. À l’approche du jubilé de Mai 68, Dufour ne se prive pas non plus de diagnostiquer par la Fable l’atermoiement d’une certaine culture activiste qui, depuis un demi-siècle, s’acharne à débrider toutes les virtualités individuelles en pourfendant des moulins d’Ancien Régime, plutôt qu’à limiter les désagrégations matérielles et immatérielles causées par le Capital : « On pourrait presque dire que le capitalisme, longtemps entravé dans l’autoritarisme, n’attendait que cette occasion, celle des luttes estudiantines, pour se réformer et retrouver son esprit original » (pp. 30-31).

Pourtant, si cette gauche libérale-libertaire a, si l’on ose dire, fini par occuper le « haut du pavé », ignorant Mandeville et s’obstinant à penser le capitalisme comme un paradigme uniquement économique ou foncièrement répressif, tel n’est pas le cas de la galaxie précitée d’auteurs antilibéraux, chez lesquels l’auteur néerlandais n’a jamais cessé d’être une référence. Par exemple, dans La Gauche et le peuple, son livre-dialogue avec Jacques Julliard paru en 2014, Jean-Claude Michéa donne de la Fable la même actualisation anthropologique que Dufour. Christopher Lash a lui aussi situé l’« ascétisme véritablement inverti » de Mandeville au cœur des hypothèses de The True and Only Heaven, son essai sur les origines de l’idéologie du Progrès – dont toute une section, notamment, s’emploie à discuter les rapports entre les laxismes moral et économique aux fondements libéraux de notre modernité[3].

Enrichie d’un ancrage substantiel dans le débat contemporain des idées, cette édition de la Fable des abeilles et des autres textes de Mandeville remplit parfaitement son objectif d’archéologie de l’anthropologie libérale que Dany-Robert Dufour lui avait assigné. Elle offre en même temps une référence théorique de premier plan pour les débats politiques actuels et à venir. Peut-être aurait-il été bon de ménager une portion de cet imposant dispositif éditorial à montrer que cette archéologie du libéralisme permissif nichée dans les préceptes mandevilliens a été prolongée par un corpus de premier plan : un corpus qui, au départ d’essayistes plus ou moins dispersés, tend aujourd’hui à se développer en une tradition de moins en moins marginale, et qui ne demande qu’à faire école.

[Bernard de Mandeville, La Fable des abeilles, édition revue et commentée par Dany-Robert Dufour, Paris, Pocket, 2017, 382 p.]

[1] D’où le titre de l’essai de Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith : brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Paris, Climats, 2002.

[2] Clouscard livre ainsi l’un des rares exemples de critique du capitalisme permissif à tonalité marxiste : « Le capitalisme, au premier moment de son expansion, se caractérise par une région […] qui accède à l’exploitation d’un territoire national (Angleterre, Allemagne). Ces régions (dirigées par les monopoles) pourraient, la Nation détruite, étendre sans contraintes leur marché à l’Europe, néo-capitalisme sauvage, sans législation, société transgressive ‘‘off’ side’’. Pour cela, il faut détruire le système parlementaire, les institutions républicaines, l’école, la famille, la nation. Et nous savons avec quel zèle le freudo-marxisme (et le gauchisme qui s’en réclame) s’est voué à cette tâche » (Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir [1973], Paris, Delga, 2013, pp. 71-71).

[3] Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques [1991], Paris, Flammarion, « Champs essais », 2006, pp. 62-66.

La guerre des gauches aura bien lieu – Entretien avec Kevin Victoire

Ancien journaliste de L’Humanité et co-fondateur de la revue socialiste et décroissante Le Comptoir, Kevin Boucaud-Victoire collabore aujourd’hui à Slate.fr, Vice et Polony TV. Il vient de publier aux éditions du Cerf La guerre des gauches qui retrace 200 ans d’affrontements à gauche.

Dans votre ouvrage, vous revenez sur la multiplication des lignes de clivage à gauche, qui brouillent notamment la pertinence du clivage gauche-droite : éducation, laïcité, école, etc. Ne pensez-vous pas que ceux-ci ont été en partie effacés par l’élection présidentielle et que, dès lors, ils relèvent plus du petit cercle des militants et des catégories de la population les plus politisées que du peuple au sens large ?

Le peuple n’est ni de gauche, ni de droite, alors que mon livre s’intéresse aux militants de gauche au sens large – pas forcément membres d’un partis et d’un mouvement –, catégories forcément plus politisées que la moyenne. Mais reprenons dans l’ordre. J’identifie donc quatre grands sujets qui divisent la gauche : libéralisme économique, souveraineté, école et laïcité. Si les citoyens en général ne perçoivent pas les choses de manière idéologique comme les militants, ils s’intéressent aussi à leur manière à ces sujets. Tout le monde possède un avis sur la loi travail, la fiscalité, l’euro, le voile ou l’éducation – au moins ceux qui ont des enfants scolarisés. C’est d’ailleurs parce qu’ils ont estimé que les réponses apportées par Hollande ces cinq dernières années sur ces sujets, qui au-delà des aspects théoriques touchent tout un chacun, n’ont pas été suffisantes que l’ancien président n’a pas été en mesure de se représenter.

Chaque présidentielle ne se concentre et ne se gagne que sur un nombre restreint de sujets. Sauf qu’à terme, ça ne fait pas disparaître le reste. Les choses sont pires pour cette élection puisqu’il n’y a pas eu de campagne. Sauf que dès la rentrée, quand des réformes seront lancées, ces sujets reviendront sur le devant de la scène. Surtout que certains sujets sont indémodables, comme la question économique et l’école, en période de double crise du marché de l’emploi et de l’éducation. Quant à la laïcité, c’est devenu un sujet crispant, au moins depuis la loi qui interdit le port de signe religieux à l’école en 2004 et il l’est de plus en plus. Pour finir, l’Europe est partie intégrante de notre vie politique, impossible de faire sans, même si ça ne passionne pas les gens ordinaires.

Kevin Victoire, La guerre des gauches, Le Cerf, 2017.

Il nous semble qu’un des clivages les plus importants à gauche est absent de votre ouvrage : la méthode politique. D’un côté, on a assisté à des tentatives d’union de la gauche, portées notamment par le PCF ou par Benoit Hamon – du moins, dans les discours. De l’autre, La France Insoumise a cherché à « fédérer le peuple ». Cette volonté de le fédérer passe par une méthode populiste – au sens de ce que fait Podemos – qui consiste à poser les lignes de clivage politique là où cela est le plus efficace. Que pensez-vous de ce nouveau clivage sur la pratique politique en elle-même ?

Il faut voir que mon livre a principalement été écrit avant la campagne présidentielle, c’est-à-dire avant la primaire de la droite et du centre. A ce moment, je ne me doutais pas que la question du populisme prendrait cette importance. Je notais déjà cependant l’évolution de Mélenchon, vers un discours plus républicain, plus patriote et plus populiste. J’ai également souligné l’importance de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, théoriciens du populisme post-marxiste, à Nuit debout. Si le sujet est marginal dans mon livre, je ne l’ignore pas complètement.

Une des conclusions de mon livre est que la gauche est irréconciliable dans sa totalité. Ajoutons que ce signifiant, après les trahisons de Mitterrand, Jospin et Hollande, ne mobilise plus. De plus, je plaide depuis plusieurs années, bien avant la création de Podemos et bien avant que Laclau et Mouffe soient à la mode, pour un populisme social dans le sillage des Narodniks – mouvement socialiste populiste de la fin du XIXème et du début du XXème, qui a intéressé Marx – et du sociologue américain Christopher Lasch. Celui-ci doit avoir deux buts : redéfinir la lutte de classes, en y incluant tous les perdants du capitalisme en trouvant un nouveau vocabulaire commun contre les exploitants et ceux qui ont intérêt au maintien du système ; et radicaliser la démocratie. Le populisme, qui est plus qu’une simple question de méthode, implique notamment de rompre avec le « gauchisme culturel », qui se définit par les questions sociétales et minoritaires, au profit du social et de symboles plus rassembleurs, sans pour autant flirter avec le conservatisme de droite. C’est un virage largement amorcé par La France Insoumise depuis un an.

Le score de Mélenchon – le plus élevé pour un candidat à la gauche du PS depuis les 21,27 % de Jacques Duclos (PCF) en 1969 –, ainsi que la belle victoire contre toute attente de François Ruffin à Amiens semblent valider cette stratégie. Il faut se souvenir que pendant longtemps la gauche ne voyait pas dans l’appel au peuple une stratégie d’extrême droite, alors que c’est souvent le cas aujourd’hui. Par exemple, bien avant l’essai de Patrick Buisson, La cause du peuple désignait jusqu’en 1978 un journal maoïste un temps dirigé par Jean-Paul Sartre – lauréat du prix Eugène-Dabit du roman populiste en 1940 avec Le Mur. Malheureusement les choses se sont retournées  dans les années 1980. Une fois le peuple abandonné par la gauche, le FN n’a eu qu’à récupérer le concept, en lui donnant la pire définition identitaire possible, et ainsi prospérer. Le populisme est le moyen pour la gauche qui veut vraiment changer la société de renouer avec les classes populaires.

De façon concomitante, vous prophétisez l’affaiblissement du clivage gauche-droite comme catégorie de référence. Qu’est-ce que cela implique au juste, lorsque l’on cherche à construire des coalitions politiques qui ont pour but de prendre le pouvoir ? Est-ce que vous pensez qu’il est nécessaire de dialoguer avec une partie de la droite ?

Ça implique selon moi de tenter d’élargir son socle électoral en dehors de ceux qui se reconnaissent dans les signifiants de gauche, qui sont de moins en moins opérants. Pour cela, il faut être capable de créer un autre langage qui permette à l’électorat populaire de s’y reconnaître, mais également de faire preuve d’une réelle empathie pour les gens ordinaires, et être capable de proposer de vraies solutions à leurs problèmes quotidiens. Dans cet ordre d’idée, Juan Carlos Monedero, Carolina Bescansa, Íñigo Errejón, Pablo Iglesias, Luis Giménez et Ana Domíngue, figures clés de Podemos, écrivent par exemple : « Ce que tu as voté hier, ça nous est égal ; ça nous est égal de savoir avec quelle idéologie tu ordonnes le monde. […] Aujourd’hui, tout cela nous importe moins que de savoir si, au-delà de ton histoire, tu es d’accord […] avec le fait que nous devons obtenir que les biens communs soient répartis de manière commune, […] que nous avons des obligations et des droits dans nos communautés et que nous tous qui vivons ensemble et ensemble existons, d’où que nous venions, nous sommes la matière première de nos rêves et de nos espérances. »

Cela peut effectivement impliquer de discuter avec la frange du conservatisme qui possède une véritable fibre sociale, qui s’oppose à la société telle qu’elle est sans basculer dans la réaction ou l’identitarisme. Dans l’état actuel des choses, aucun parti ou leader politique ne remplit ces conditions, mais certains militants isolés, oui. Cependant cette redéfinition des clivages prendra un certain temps et ne s’achèvera probablement qu’après une refonte des partis traditionnels.

Vous notez dans votre ouvrage la montée en puissance d’un discours souverainiste à gauche, qui cherche à se réapproprier la nation, et notamment à rompre plus explicitement avec l’Union Européenne. Quel est l’avenir de cette gauche souverainiste ? Ne s’est-elle pas unifiée derrière Jean-Luc Mélenchon ?

L’un des grands mérites de Jean-Luc Mélenchon est d’avoir su séduire la majeure partie de cette gauche. Il faut cependant noter que le MRC, principal parti historique du souverainisme de gauche, devenu marginal, a préféré Hamon. Cela a d’ailleurs provoqué de nombreux départs. Certains, les plus libéraux ou les plus attachés à la Vème République ont préféré Macron, voire Nicolas Dupont-Aignan pour les plus conservateurs d’entre eux. Cependant, il est clair que Mélenchon a su réunir la majorité de cette tendance politique, qui est pourtant loin d’être homogène.

Votre ouvrage est explicitement teinté d’un socialisme libertaire, qui puise sa source dans Proudhon, mais aussi dans Orwell, ou encore, plus récemment, dans l’œuvre de Jean-Claude Michéa. Selon vous, quelle doit-être la place de cette gauche aujourd’hui ? A-t-elle besoin d’une maison commune ?

L’échec de l’URSS et du socialisme dit « autoritaire » prouve qu’il aurait fallu écouter un peu plus les libertaires sur plusieurs domaines : la bureaucratie, la manière dont le pouvoir corrompt – « Considérez toujours les hommes au pouvoir comme une chose dangereuse » disait Simone Weil – ou l’indispensable articulation entre autonomie individuelle et émancipation collective. Cette gauche est également aujourd’hui à la pointe des combats écologiques – ne pas oublier l’importance de gens comme Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Guy Debord et Cornelius Castoriadis dans l’émergence de l’écologie politique – et attaque radicalement le productivisme. Il ne faut pas oublier que sur ce plan, le marxisme ne s’est guère distinguer du capitalisme.

Par définition, le libertarisme n’a pas de maison commune. Il se nourrit de diverses sources parfois contradictoires. Pour finir, il ne faut pas oublier qu’un certain anarchisme, que Murray Bookchin appelait le « lifestyle anarchism », fait le jeu du libéralisme en mettant en avant l’individualisme narcissique contre l’émancipation collective.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : Lucas Pajaud