Et si on arrêtait de regarder Miss France ?

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Tous les ans, en décembre, des milliers de Français attendent avec impatience la fin de leur longue journée de travail afin de rentrer chez eux, troquer leurs chaussures par des pantoufles, commander une pizza et se faufiler entre drap et couette ou s’enfoncer dans le coussin du canapé, la télécommande à la main, pour visionner Miss France.

Sur Messenger ou WhatsApp, les conversations prennent des tournants incendiaires : « Miss Languedoc-Roussillon est beaucoup plus jolie que Miss Pas-de-Calais ! », « Qu’est-ce que tu racontes, c’est Miss Corse la plus belle ! Et je ne dis pas ça parce que je suis Corse ! », « Non mais vous avez vu Miss Ile-de-France ? En plus d’être canon, elle est intelligente : elle fait Sciences-Po ! » Et puis arrive la brebis galeuse, la voix qui vient déranger, la féministe qui dit : « C’est quand même hyper sexiste comme émission. » Ceux qui se reconnaissent dans cette dernière phrase ont déjà eu à faire aux contre-arguments suivants : « C’est faux, les Miss ne sont pas sélectionnées seulement sur leur physique, elles passent un test de culture générale » ; « On leur pose des questions sur l’actualité, on leur demande de s’investir dans une cause humanitaire ou solidaire ». Certes, face au discours féministe, les organisateurs des concours de beauté n’ont pas hésité à investir dans un ravalement de façade et à maquiller leur show de façon à mieux faire passer la pilule auprès des spectateurs et des institutions engagées. Mais si on y regarde de près, tous ces arguments ne sont-ils pas des prétextes pour éviter toute forme de culpabilité chez ceux qui visionnent une émission qui reste essentiellement sexiste et réductrice de la femme dans la société occidentale ?

Les élections de type Miss France ou Miss Monde sont, ont été et seront toujours des concours de beauté. Les organisateurs auront beau mettre l’accent sur les qualités autres que physiques des candidates, il n’en reste pas moins que celles-ci sont classées sur un critère précis : leur (relative) beauté. Dans les modalités du concours, consultables très facilement sur la toile, on retrouve, entre autres, l’impératif de l’âge (les candidates doivent avoir entre 18 et 24 ans), et celui de la taille (il faut mesurer plus d’1m70), deux critères qui modulent déjà la conception de la beauté et discriminent deux types de femmes : les vieilles (à supposer que l’on soit vieille à partir de 25 ans) et les petites. Miss France est un concours qui, premièrement, octroie à un jury mal défini (un jury de quelques personnalités plus ou moins célèbres et des téléspectateurs branchés sur leur téléphone ?) la possibilité d’élire qui est la plus belle femme d’un pays (qui leur en donne le droit ?) et, deuxièmement, qui véhicule une idée précise de la belle femme : elle doit être grande, mince et conforme aux mille et une exigences de la société occidentale. Et de ce fait, cet idéal féminin, modelé par la société, s’enracine à travers la médiatisation qu’en fait ce genre de programme télévisé dans les esprits de chacun, à commencer par les plus jeunes, ceux qui feront le monde de demain. Il perpétue un idéal de beauté qui enferme la femme dans une cage esthétique : elle ne peut être valorisée que si elle est grande, mince, blonde, aux yeux bleus fardés et à la bouche charnue badigeonnée de rouge à lèvres.

Le concours Miss France est sexiste également parce qu’il n’a pas d’équivalent masculin, ce qui prouve bien que les femmes sont définies essentiellement par leurs attributs physiques, alors que les hommes seront valorisés par rapport à d’autres qualités. Ce thème a été étudié entre autres par Ilana Löwy dans son livre L’emprise du genre : masculinité, féminité, inégalité. Au troisième chapitre, « La politique d’inégalité des rôles esthétiques », elle souligne la persistance du souci esthétique chez la femme, même une fois intégrée au marché du travail. D’antan, les féministes croyaient que les femmes ne faisaient attention à leur apparence que parce qu’elles n’avaient rien d’autre à faire et que l’accès à l’emploi les détournerait de ces préoccupations. Or la réalité actuelle nous prouve le contraire. La femme est valorisée par la société en fonction de sa beauté ;  l’homme, en fonction de son pouvoir.[1] Vous me direz « Non, il existe une élection de Mister France ». Oui, c’est vrai, mais l’avez-vous déjà visionnée ? Celle-ci fait-elle l’objet d’une audience comparable à celle de sa version féminine ? Pouvez-vous me citer le nom d’un seul des lauréats des années passées ? Non. Peu importe qu’un homme soit beau ou non, il pourra toujours épater la galerie sans un physique avantageux. Pour une femme, c’est plus difficile et les shows de type Miss Monde nourrissent la pression qui s’impose sur elles dès leur naissance.

De plus, le concours de beauté vient mettre en compétition toutes les femmes. On est dans une démarche sportive : il n’en restera qu’une seule qui sera supérieure aux autres car elle sera la plus belle. Or cette compétition ne fait qu’inciter toutes les femmes à se battre pour réaliser ce même objectif. Ce qui se fait sur le plateau de l’émission a pour conséquence sa répétition sur la scène de la vie quotidienne. Letty Cottin Pogrebin, dans son livre Competition : a feminist taboo, trouve les mots justes pour définir la concurrence qui s’impose dans les relations entre femmes : « La compétition entre femmes n’est pas un acte de basse trahison mais la stratégie de survie d’êtres humains classés comme inférieurs. Peu sûres de nous-mêmes, incertaines de notre propre valeur, nous jouons le seul jeu qui semble apporter des bénéfices. »[1] Les concours de beauté nourrissent cette mise en concurrence : la femme est réduite à son physique, mais dans cette réduction au statut de femme-image elle lutte face à l’autre féminin pour être la plus belle, la plus valorisée dans son infériorité. La femme ne doit pas être éduquée de façon à trouver chez l’autre femme une ennemie qui la menacerait à cause de sa plus grande beauté, mais une amie, une compagne dans la lutte pour l’égalité homme-femme. Comme beaucoup de vérités, c’est dur à entendre. On n’aime pas sortir de sa zone de confort. L’industrie du divertissement nous procure du plaisir et c’est difficile de renoncer à ce plaisir au nom d’une idéologie d’égalité entre hommes et femmes, tout comme il est difficile d’avouer que la coupe du monde est sexiste non pas par son succès, mais parce que son succès fait briller l’absence de succès de la coupe du monde féminine – d’ailleurs, n’est-ce pas choquant qu’on considère la coupe du monde masculine comme LA coupe du monde ?

Dans son article « Avarice épistémique » et économie de la connaissance[2], Cynthia Kraus reprend l’étude de la figure de l’avare par Bachelard pour la mettre au service d’une réflexion féministe. L’avare fait attention à la plus petite dépense (c’est le « complexe du petit profit »), car s’il ferme les yeux sur la perte d’un centime, il fermera également les yeux sur la perte d’un deuxième, puis d’un troisième, jusqu’à perdre un euro, puis dix, et ainsi de suite jusqu’à ce que la valeur perdue soit une somme non négligeable. Les féministes devraient être avares et considérer la plus petite lutte qui soit avec la plus grande importance. Une féministe avare se bat pour en finir avec les concours de beauté et se heurte dans son entreprise à l’incompréhension de l’autre qui ne veut pas : un renoncer à son plaisir visuel, deux assimiler les arguments féministes opposés aux concours de beauté car cela le confronterait à son propre sexisme. Le féminisme est un combat de tous les jours qui demande à chacun de faire des concessions, de mettre fin à un plaisir que l’on juge innocent mais qui véhicule inconsciemment une image dégradée et réifiée de la femme et qui la perpétue au sein des générations les plus jeunes. Alors, oui, pour combattre ce fléau, pour mettre fin à l’image de la femme-objet, pour prouver à toutes les femmes que leur valeur va plus loin que leur physique, ne visionnons plus Miss France. Toutes les femmes ne sont pas belles selon les canons imposés, mais devons-nous laisser cette inégalité physique nous définir, nous hiérarchiser et nous diviser ?

[1] Löwy, Ilana, L’emprise du genre : masculinité, féminité, inégalité, La dispute, Paris, 2006

[2] Kraus, Cynthia, « « Avarice épistémique » et économie de la connaissance : le pas rien du constructionnisme social », in Le corps, entre sexe et genre, Ed. Rouch, Hélène, Dorlin, Elsa, Fougeyrollas-Schwebel, Dominique, L’Harmattan, Paris, 2005, pp.39-59