Quelle place pour la CGT dans l’espace de la contestation sociale ?

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Manifestation contre la loi Travail du 9 avril 2016 à Paris. © Wikimedia Commons. 

La multiplication des défaites du mouvement ouvrier dans un contexte d’intensification des crises – écologique, sociale ou sanitaire – a contribué à voir émerger de nouveaux acteurs contestataires porteurs de discours critiques sur l’action des syndicats, et en particulier sur le plus important d’entre eux : la Confédération générale du travail (CGT). Ces critiques invitent à interroger le rôle et le positionnement de la CGT – et, dans une moindre mesure, des autres syndicats de transformation sociale, qui en suivent souvent l’agenda – dans l’espace de la contestation et de la lutte.

Samedi 1er mai 2021, en marge de la manifestation organisée à l’occasion de la journée internationale des droits des travailleurs, le service d’ordre de la CGT a été pris pour cible par des manifestants, dont l’affiliation s’avère compliquée à déterminer. Si la CGT affirme que le mode opératoire des agresseurs s’apparentait à celui de l’extrême-droite, d’autres sources incriminent des Gilets jaunes, des antifascistes ou encore des participants au Black Bloc1. L’identité des individus ayant caillassé des camionnettes du syndicat et blessé vingt-et-un syndicalistes – dont quatre grièvement – s’avère au fond secondaire. On aurait tort, en revanche, de considérer cet épisode comme anecdotique. Il cristallise des questions portant sur le fonctionnement, le rôle et les défis que devront affronter les syndicats dans les temps à venir. Plus encore, il nous fournit l’occasion de revenir et d’essayer de comprendre les déceptions que le syndicat a pu susciter auprès de groupes soucieux de nouvelles formes de politisation – à commencer par les Gilets jaunes.

LA LENTEUR NÉCESSAIRE DES PROCESSUS DÉMOCRATIQUES SYNDICAUX : LA CGT FACE AUX GILETS JAUNES

En premier lieu, il convient de rappeler que la défiance anti-syndicale n’est pas nouvelle. Dans les années 1960-70, il n’était pas rare que des affrontements surgissent entre le puissant service d’ordre de la CGT et des militants de gauche ou d’extrême-droite2. Dans le contexte actuel, cependant, l’affaire prend un autre tour.

Aussitôt après la fin de la manifestation, des témoignages ont émergé accusant la CGT de faire le jeu de la police et du pouvoir3 . Sont revenus sur le tapis les reproches formulés à l’encontre du syndicat, coupable de n’avoir pas soutenu – ou bien très tardivement – les Gilets jaunes. On se souviendra, en effet, des accusations de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT qui, à la mi-novembre 2018, dénonçait le soutien patronal à un mouvement décrit comme porteur d’un agenda anti-taxe, citant en exemple l’appui de Michel-Édouard Leclerc, dirigeant de la firme qui porte son nom, aux contestataires. On se souviendra plus encore de cette phrase, prononcée sur France Inter le 16 novembre de la même année, à la veille d’une des premières mobilisation des Gilets Jaunes : « Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national ; la CGT ne peut pas s’associer. »4 Si certaines Unions locales (UL) ont pu localement s’impliquer dans le mouvement, les organisations de gauche ont mis du temps à se défaire de leur méfiance originelle. La lenteur de la réaction du syndicat n’était toutefois pas uniquement due à des réticences idéologiques. Des raisons structurelles, qui tiennent à l’organisation interne de la CGT, sont également à prendre en considération pour comprendre ce rendez-vous manqué.

La CGT a gardé des temps de sa fondation une double structure : le syndicat est né en 1895 de la fusion d’une part de la Fédération des bourses du travail, organisée suivant une logique territoriale et dont sont héritières les Unions locales et départementales, et d’autre part de fédérations organisées suivant une logique de branche professionnelle (enseignement, métallurgie etc.)5. Cette structure permet aux syndiqués de tisser des liens aussi bien dans leur espace de résidence, où dialoguent les travailleurs de différents secteurs (pour les Unions locales), que dans leur espace d’exercice professionnel.

Par ailleurs, chaque Union locale ou chaque fédération dispose d’organes représentatifs regroupant les militants qu’elle organise. Ce fonctionnement, très efficace en tant que tel, a néanmoins le défaut de ses qualités : la CGT souffre d’un empilement d’instances enchevêtrées, difficilement lisible. Ces instances de base tiennent des congrès, au cours desquels sont élus des secrétaires généraux qui eux-mêmes siègeront dans le comité confédéral national (CCN), sorte de parlement du syndicat, réuni tous les trois à quatre mois, et où sont discutées les grandes orientations de la confédération6. À chaque échelon, la CGT fonctionne selon le principe du mandatement – c’est-à-dire que chaque délégué dispose d’un mandat, défini par les militants des instances qu’il représente, et auquel il doit se tenir. Ce fonctionnement, que d’aucuns jugeront bureaucratique, implique une certaine lenteur dans la prise de décision.

Cette lenteur, qui n’est autre que la condition de mise en œuvre d’une démocratie réellement représentative, se retrouve mise en cause dans un système médiatique contaminé par l’accélération des temps de l’information7. Les chaînes d’information en continu sont symptomatiques de cet emballement du rythme médiatique, qui exige réactivité et empressement. Cette exigence de réactivité n’est pas étrangère à la personnalisation de la vie politique, de plus en plus centrée autour de figures charismatiques déconnectées des organisations qui les portent : le seul moyen de satisfaire aux attentes des nouveaux moyens de communication (chaînes d’information en continu mais aussi réseaux sociaux) consiste en effet à se défaire de toute préoccupation de représentativité, qui supposerait la mise en place d’une délibération collective nécessairement chronophage, pour ne parler qu’en leur nom propre.

Ces évolutions du système médiatique expliquent, entre autres choses, l’autonomisation croissante des dirigeants politiques. En adressant une grande partie de leurs revendications au président de la République8, comme si ce dernier était seul dépositaire de l’autorité publique, les Gilets jaunes ont en quelque sorte contribué – malgré eux, il faut bien le reconnaître – à avaliser cette logique non-démocratique. Refusant eux-mêmes l’extrême concentration d’une parole publique monopolisée par quelques individus, les Gilets jaunes, pour s’adapter à l’accélération du rythme de l’information, ont laissé chacun des membres du mouvement s’exprimer librement, sans préoccupation de représentativité – ce qui a au passage contribué à brouiller leur message, devenu peu audible. Faute d’avoir accepté le principe de délégation du pouvoir, ils ont laissé émerger une multitude de « leaders », sanctionnant ainsi paradoxalement l’autonomisation des dirigeants politiques.

Toujours est-il que la CGT, surprise par la rapidité de surgissement du mouvement des Gilets jaunes, n’a pas su réagir immédiatement – indépendamment de réticences idéologiques que nous avons évoquées plus haut. Cette désynchronisation du temps démocratique et du temps médiatique, dans la mesure où les médias sont devenus le lieu d’expression privilégiée de la délibération collective, constitue un sérieux défi pour toute organisation politique. Seul un ralentissement du rythme de l’information – ralentissement qui ne peut intervenir que si lesdites organisations se montrent capables d’influer substantiellement sur l’agenda politique – permettrait de résoudre cette contradiction apparente.

En attendant, la naissance d’un mouvement revendiquant des formes renouvelées d’expression s’inspirant de pratiques de démocratie directe témoigne, répétons-le, d’une déception vis-à-vis de l’action menée par les syndicats. De cette déception naissent des critiques et des doutes légitimes quant au rôle joué par la CGT, interrogeant la place des syndicats dans l’espace contestataire.

À QUOI SERVENT LES SYNDICATS ?

La crise que subissent les syndicats dans ce contexte d’accélération médiatique ne remet pas en cause leur utilité fondamentale. En premier lieu, outre la défense des travailleurs victimes d’abus ou d’injustices provenant de leur hiérarchie (dans le secteur privé comme dans les trois fonctions publiques – d’État, territoriale et hospitalière), rappelons le caractère décisif des publications syndicales, qui informent les travailleurs sur leurs droits sociaux et sur les transformations affectant leur branche professionnelle. Cette dimension, souvent laissée de côté, revêt un caractère primordial. Les syndicats ont acquis une compétence juridique extrêmement pointue, qui leur permet de défendre au mieux les intérêts quotidiens des travailleurs.

Une fois encore, toute médaille a son revers, et cette capacité à s’appuyer sur le droit se paie au prix d’un attachement aux cadres juridiques, rarement subvertis. De là l’accusation de légalisme, qui conduit les syndicats de contestation sociale (CGT, FSU, Solidaires ou FO) à se voir accusés de mollesse, particulièrement dans les périodes de forte régression des droits sociaux. Les incidents du 1er mai dernier, où les membres du service d’ordre de la CGT se sont vus accusés d’être des « collabos », que cette accusation provienne de groupes d’extrême-droite ou non, sont révélateurs d’une défiance croissante à l’égard du manque de combativité du syndicat, inaudible lors des protestations contre la loi « Sécurité globale », au cours desquelles il a peu mobilisé. Le syndicat ne s’est pas non plus fait entendre sur la loi « Séparatisme », pas plus que sur les multiples reconductions de l’état d’urgence (anti-terroriste puis sanitaire) ou sur le décret du 2 décembre 2020, qui permet de ficher des individus ou des « groupements » en fonction de leur « opinion politique », de leur « appartenance syndicale » ou bien encore de leurs « convictions philosophiques ou religieuses »9, ni même sur les menaces de dissolution de l’UNEF, bien que cette dernière constitue un interlocuteur privilégié de la CGT auprès des étudiants. L’organisation, malgré des communiqués sans équivoque et des recours juridiques plus ou moins efficaces, a donc été peu présente dans ces mobilisations de terrain.

Le rôle politique du syndicat ne se limite pourtant pas aux revendications portant sur le monde du travail. La charte d’Amiens, établie en 1906 et qui demeure un texte de référence pour la CGT (et pour l’Union syndicale Solidaires), affirme ainsi la double mission du syndicat : « Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. ; Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

Pour atteindre une telle « émancipation intégrale des travailleurs », il semble incontournable de s’appuyer sur un syndicat comme la CGT, qui demeure la plus grosse organisation politique de travailleurs – en 2019, la CGT revendiquait environ 640 000 adhérents –, avec des militants actifs et impliqués. Les manifestations et grèves massives contre la « Loi Travail », en 2016 – en particulier, les grèves dans les transports, les raffineries ou dans le secteur de l’électricité –, ou contre la réforme des retraites, en 2019-2020, attestent de la puissance de mobilisation de la CGT, acteur central de toute tentative de résistance sociale radicale10.

Toutes ces mobilisations, répétons-le, concernaient le monde du travail, témoignant là encore des difficultés des syndicats à s’aventurer sur des problématiques plus vastes ou à adopter une lecture systémique des mutations contemporaines du capitalisme néolibéral. En un sens, c’est bien un défaut d’analyse politique – insuffisamment englobante – que mettent en lumière les événements malheureux du 1er mai, qui précipitent la division des forces contestataires.

On rétorquera, à la lumière de ses initiatives récentes, que la CGT a bien pris la mesure de cet enjeu, en multipliant les coopérations avec des organisations non-syndicales sur des sujets qui dépassent le monde du travail. En mai 2020, dans le contexte de la crise sanitaire, la CGT (ainsi que la FSU, l’Union syndicale Solidaires, l’UNEF, l’UNL) a par exemple participé à la création de la plate-forme « Plus jamais ça ! Un monde à reconstruire » aux côtés d’associations comme Attac, Greenpeace ou Oxfam. Cette plate-forme visait à proposer une série de mesures permettant de sortir de la crise économique et écologique, opportunité de « prise de conscience et de réflexions »11. Philippe Martinez a même donné un entretien croisé au Monde avec Aurélie Trouvé, co-présidente d’ATTAC, avec l’objectif d’expliquer sa démarche12. Un an plus tard, le 28 avril 2021, ces mêmes organisations se réunissaient devant le ministère des Finances, à Paris, pour une opération médiatique visant à attirer l’attention sur la fermeture de la papeterie de Chapelle Darblay, près de Rouen – seule usine de production de papier recyclé en France et responsable de 231 licenciements.

Cette ouverture de la CGT à la question écologique, largement documentée par la presse de référence, semble plutôt constituer l’arbre qui cache la forêt. Ces initiatives permettent certes de donner une visibilité au syndicat, en particulier auprès des groupes sociaux les plus favorisés, et d’élargir son audience. Les tribunes, plates-formes et autres sommets débouchent toutefois sur des propositions destinées à rester lettre morte, faute de pouvoir être mises en œuvre – et d’autant plus que le grand nombre d’organisations signataires conduit souvent à chercher le plus petit commun multiple les unissant, c’est-à-dire à réduire la voilure sur l’ampleur de leurs revendications. L’opération médiatique du 28 avril dernier, pour reprendre cet exemple, témoigne bien que ces actions ne sont pas en mesure de mobiliser, ou même de politiser, des masses : le rassemblement au pied du ministère des Finances a réuni moins de mille personnes. Ces liens transversaux entre organisations, établis par le haut, accroissent le pouvoir d’alerte de la CGT, sans donner un débouché aux défis auxquels est confronté le syndicat – baisse de l’activité militante à la base, vieillissement des adhérents, difficulté à organiser le nouveau prolétariat précaire des travailleurs de plateformes et à faire valoir ses vues dans le cadre de la généralisation du télétravail. On remarquera, au surplus, que les partis politiques sont demeurés absents des collectifs unissant syndicats, associations et ONG – fait qui entrave encore un peu plus la capacité de ces collectifs à réaliser leurs objectifs.

VERS UNE DIVISION DU TRAVAIL MILITANT

Dans l’espoir de voir émerger une véritable alternative en mesure de produire une nouvelle vision du monde et de transformer la société, il conviendrait en somme, forts de ces réflexions sur la centralité politique des syndicats, de repenser l’articulation entre trois types d’acteurs de manière à aboutir à une véritable division du travail militant. C’est séparément, mais unis par un accord tacite, que doivent agir : en premier lieu, les partis politiques, acteurs privilégiés du jeu électoral, chargés d’établir un programme précis en vue d’une prise de pouvoir gouvernemental.

En second lieu, les syndicats13 (et, dans une moindre mesure, les associations politiques et/ou militantes comme le Droit au Logement (DAL), Attac, la Ligue des Droits de l’Homme), moteurs des luttes sociales – qui à la fois rendent possible la prise de pouvoir susmentionnée par la construction d’une nouvelle hégémonie politique, et contraignent les partis de transformation sociale, si d’aventure ceux-ci parviennent au pouvoir, à tenir leurs engagements. Par la grève ou les manifestations, les syndicats ont en outre pour mission d’établir un rapport de forces entre les classes antagonistes (travailleurs/patronat ; travailleurs/gouvernements) – ce rapport de forces qui seul permet une application du droit favorable aux travailleurs, et qui précisément a manqué, rendant inopérantes les actions juridiques engagées par les syndicats depuis un an.

Le troisième acteur de ce triptyque résiderait dans ces mouvements de base auto-organisés formant la nébuleuse mouvementiste, dont la radicalité de l’action aurait pour but de pousser les masses à prendre position, c’est-à-dire à prendre la parole – donc à se politiser. Ces mouvements ne pourraient entretenir avec les deux types d’organisation précédemment évoqués que des relations invisibles et silencieuses – tacites, nous l’avons dit –, sans quoi ils risqueraient d’hypothéquer la capacité des partis et syndicats à élargir leur assise politique. Chacun à leur façon, les Gilets jaunes, les organisations antifascistes ou le Black Bloc sont le signe d’un désir de radicalité qui s’exprime au sein de la société française face au renforcement du capitalisme néolibéral, et leur action alimente les tentatives visant à voir émerger des chemins politiques alternatifs.

Cette répartition exige que ces trois acteurs, unis par une dialectique d’élargissement/approfondissement, demeurent disjoints mais solidaires – à rebours des divisions que connaît un mouvement d’opposition déjà minoritaire –, respectueux de leurs différences, et sans que l’un des trois pôles ne recherche la domination sur les deux autres.

Précisons enfin : l’articulation unitaire de ces trois pôles n’exige pas qu’ils soient monolithiques en leur sein. Au contraire, on pourrait imaginer qu’entre eux, partis, syndicats et mouvements auto-organisés déclinent les mêmes relations d’accord tacites, en couvrant là aussi un large spectre politique (de Génération.s à Lutte ouvrière en passant par le Parti communiste français, la France Insoumise et le Nouveau Parti Anticapitaliste ; de la FSU à Solidaires ou la CNT etc.), articulant intégration à l’espace de la contestation anticapitaliste – ou à tout le moins antinéolibéral – et radicalisation au sein de cet espace.

On l’aura compris : dans ce schéma, les syndicats dits contestataires – et, au premier chef, le plus puissant d’entre eux : la CGT – ont une place de choix. Plus qu’à d’infinis débats visant à identifier les responsables de l’atonie de la contestation sociale, c’est donc à une réflexion sur leur rôle, leurs modes d’action et la ligne politique qu’ils défendent qu’ils doivent désormais s’atteler.

1 « Après les violences du 1er-Mai à Paris, la CGT met en cause la préfecture de police », Le Monde, 5 mai 2021.

2 Entretien avec Sophie Béroud, « La CGT prise pour cible le 1er-Mai : ”Une attaque ciblée, qui dépasse la seule critique des syndicats” », Le Monde, 4 mai 2021.

3 Voir l’article publié sur paris-luttes.info, dont l’auteure est issue plutôt de la mouvance autonome.

4 « “Blocage du 17 novembre” : Philippe Martinez (CGT) pointe le patronat qui “aide à la mobilisation” en favorisant les arrêts de travail », FranceTvInfo, 16 novembre 2018.

5 Michel Dreyfus, Histoire de la CGT. Cent ans de syndicalisme en France, Bruxelles, Complexe, 2005.

6 Deux autres instances constituent la direction de la CGT : le bureau confédéral et la commission exécutive.

7 Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2013. Lire en particulier le chapitre 4, « Accélération des techniques et révolution du régime spatio-temporel », pp. 125-136.

8 Emmanuel Terray, « Gilets jaunes, irruption de l’inédit », intervention organisée le 23 janvier 2019 par l’Institut Tribune socialiste au Maltais rouge (Paris Xè).

9 Décret n° 2020-1511 du 2 décembre 2020 modifiant les dispositions du code de la sécurité intérieure relatives au traitement de données à caractère personnel dénommé « Prévention des atteintes à la sécurité publique », paru au JORF n° 0293 du 4 décembre 2020. Cela ne signifie pas que la CGT ne s’est pas positionnée dessus, en l’occurrence par un communiqué du 16 décembre 2020.

10 On notera du reste que les syndiqués des transports, des raffineries et de l’électricité ont tendance à assumer le poids des mobilisations, y compris d’un point de vue financier – les grèves reconductibles s’étant faites très rares dans les autres secteurs, qui ne se mobilisent plus guère que lors de journées d’actions sporadiques.

11 Voir https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2020/05/Le-plan-de-sortie-de-crise.pdf.

12 Entretien avec Philippe Martinez et Aurélie Trouvé, « Face à la crise, il faut sortir du système néolibéral et productiviste », Le Monde, 26 mai 2020.

13 Il n’est ici question que des syndicats dits de contestation sociale (FSU, Solidaires, FO, CGT, CNT).

La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?

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Longtemps considérée comme une sous-culture des marges, la musique techno s’est transformée au fil des années pour devenir ce qu’on peut considérer comme un des faits sociaux musicaux de la décennie. Loin des banlieues américaines de Détroit, aujourd’hui les boîtes les plus branchées de la planète se battent et rivalisent d’inventivité pour accueillir les grands noms de la scène techno internationale. Cette massification culturelle et son institutionnalisation progressive exposent les professionnels de la musique de production à une standardisation presque inévitable. Ceci étant au risque de perdre la richesse de ses racines contestataires. Cette pensée s’est cristallisée dans la crainte de Jeff Mills, un des pionniers de la musique techno américaine, de laisser place à une « musique bubblegum […] de classes moyennes».


Surfant sur les révolutions musicales de la musique électronique (1) des années 70, la techno vient trouver sa place au milieu des années 80 dans les quartiers populaires et industriels de Détroit où racisme et violence rythment le quotidien des américains. Ce nouveau mouvement musical naît symboliquement avec la création du label Metroplex par Juan Atkins (connu sous le nom de Model 500) en 1985 puis de Transmat en mai 1986 et KMS en 1987. Cette musique émergente qualifiée très rapidement de « cérébrale » connaît un succès grandissant parmi les classes populaires qui perçoivent dans la techno un message politique contestataire.

Jeff Mills, un des fondateurs du label techno Underground Resistance et très engagé dans les « ghettos noirs de Détroit », comme il les surnomme, soutient une dimension politique claire de ce genre musical émergent. Dans une interview donnée à l’Agence France Presse en juillet 2019, il témoigne : « pour le gouvernement, nous les jeunes afro-américains étions bons à être en prison ou morts, donc comme collectif techno à Detroit, nous avions trouvé le moyen de sortir de ça, de faire ce qu’on voulait et d’inspirer les autres ». « On évoquait les idées de violence, de brutalité et de racisme » (3). Érigées en symbole contestataire de la communauté afro-américaine des États-Unis, les scènes techno vont se multiplier à Détroit et s’exporter dans divers quartiers populaires des grandes métropoles des Etats-Unis. Il ne faut pas non plus minimiser l’importance de cette culture pour la communauté gay des années 80 et d’aujourd’hui, toujours perçue comme marginale. Celle-ci a su s’approprier la techno dans ses luttes contre l’homophobie et pour une reconnaissance civique et juridique (1).

«La techno se transforme en refuge pour des technophiles en quête D’EXTASE loin des préoccupations quotidiennes de la société ».

Une autre dimension contestataire de la culture techno repose sur la recherche d’un imaginaire, d’un inconscient collectif voire d’une libération de l’esprit que les sociétés modernes n’offrent pas (Rachid Rahaoui, 2005). L’esprit techno stimule la créativité tout en abolissant les barrières temporelles (répétition des sons, soirées qui durent jours et nuits). Cette nouvelle scène se transforme en refuge pour des technophiles en quête d’extase (et non uniquement d’ecstasy) loin des préoccupations quotidiennes de la société. Elle reflète le rejet de l’individualisation des relations humaines, de la consommation à outrance, du nivellement des valeurs et d’une manière générale des répercussions du libéralisme moderne. Le discours techno présente à la fois une traduction bien précise d’une anomie (Durkheim) culturelle environnante et en même temps une volonté de défection (Hirschman) de la part des technophiles.

A la fin des années 80, la musique techno s’exporte en Europe, où un foyer culturel électro est déjà très présent depuis le début des années 70. Le groupe allemand Kraftwerk est un des premiers groupes à utiliser une instrumentalisation entièrement électronique et à répétition. Il est aujourd’hui considéré comme un des principaux influenceurs de la musique techno européenne. Ce n’est pas par hasard que ce genre nouveau s’est principalement installé à Berlin Ouest, notamment avec la création du label et du club Trésor, une des plus célèbres boites de la capitale. Cette nouvelle scène musicale trouve également de nombreux échos au Royaume-Uni, principalement à Manchester, ville industrielle mais aussi initiatrice de la musique dite « industrielle » (musique agressive et saturée). Elle est considérée comme le deuxième foyer de la culture techno européenne.

La technomania conquiert un public de plus en plus important tout en restant une véritable niche musicale, si bien que les « raves parties » se multiplient à partir de 1989 (3). Au début des années 1990, cette culture underground bat son plein tout en restant cantonnée à des espaces d’initiés. De nombreux labels européens émergent mais l’univers techno parvient à conserver ses racines de marges.

De la banalisation à la normalisation politique d’une scène musicale émergente

Au milieu des années 90, les autorités publiques françaises s’inquiètent de la multiplication des raves parties légalement organisées sur le territoire si bien que les arrêtés municipaux interdisant les raves explosent. En mai 1995, sous couvert de la lutte anti drogues, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, émet une circulaire ministérielle intitulée « Les soirées raves : des situations à haut risque ». L’application de cette circulaire s’est traduite par un fichage quasi systématique des organisateurs de raves ainsi que de leurs soutiens (certains journaux, comme Telerama sont mis sous surveillance). Elle a également déclenché des actions de verbalisation des organisateurs (appelés les sound system) pour de multiples motifs : dégradation des sites, abandon d’ordures, vente de boissons alcoolisées non autorisées, contrefaçon d’œuvres musicales (les DJ n’étant pas affiliés à la Sacem). Mais, en tentant de bloquer l’organisation légale de ces raves dans les salles de spectacles officielles, la circulaire anti-rave a précipité la techno dans la clandestinité. L’organisation de raves illégales en pleine nature ou dans des lieux désaffectés s’est alors massivement amplifié. L’autre conséquence indirecte de cette politique publique visant à endiguer le phénomène techno a été de renforcer la publicité de cette musique émergente si bien qu’elle sera rapidement comparée au phénomène Yéyé des années 50 et identifiée comme la « musique des jeunes ».

https://it.wikipedia.org/wiki/Free_party
Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

Face à ce rejet de la part des pouvoirs publics, des associations non lucratives comme Technopol à Lyon (1996) apparaissent dans le paysage associatif français. Elles ont pour objectif de promouvoir la musique électronique et de défendre son existence sur la scène musicale. Ces associations contribuent fortement à la reconnaissance de la techno dans le monde de la culture. Si bien qu’à la fin des années 90, face à l’affirmation de ce fait social musical, les pouvoirs publics modifient leur approche et, au lieu d’interdire systématiquement les raves, tentent de les encadrer et de les insérer dans la légalité. Paris organise ainsi sa première techno parade en 1998, que le ministre de la culture Jack Lang dénomme « la rave universelle ».

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Techno Parade à Paris (2012) © Rog01

Malgré cette institutionnalisation progressive, la scène techno sous forme de rave illégale demeure grandement inquiétée par les autorités publiques. Considérées comme des événements clandestins à hauts risques, elles ne sont pas traitées par le ministère de la culture mais par celui de l’intérieur qui se charge de leur étouffement. Étant donné le caractère illégal de ces manifestations, ces fêtes s’organisent selon un rituel bien particulier. Il s’apparente à un véritable jeu de piste où l’incertitude est de mise. Ce n’est qu’au tout dernier moment et via des canaux d’informations confidentiels (listes SMS, appel de dernière minute …) que les teknivaliers pourront rejoindre l’endroit de la fête. C’est un moyen pour échapper aux autorités publiques qui vont chercher à tout pris à arrêter la manifestation. Tout l’enjeu repose dans la sûreté de la communication et dans la confiance mutuelle. Lorsque la rave est démasquée, l’intervention policière est systématique.

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Intervention policière lors du festival Techno CzechTek en 2005. Bilan : 2 morts et plusieurs dizaines de blessés © Istme

Vers la massification culturelle

Depuis le début des années 2000, la scène techno, forte de toute sa diversité, se professionnalise et s’institutionnalise. Le travail des associations a été fondamental dans la diffusion de la musique techno dont tout un pan ne présente plus d’éléments emblématiques des sous-cultures underground.

« Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. »

Désormais considérée comme un phénomène culturel de premier plan, la techno s’invite dans les plus grands clubs européens tels que le Rex Club à Paris, le Fuse à Bruxelles ou encore dans le Berghain et le Trésor à Berlin. De nombreuses grandes villes européennes possèdent désormais leur propre festival de musique techno : South West Four à Londres, Awakenings Festival à Amsterdam, Sónar à Barcelone, Festival Hideout à Novalja ou encore Time Warp à Mannhein. Tant de festivals et de salles de concerts qui connaissent un incroyable succès auprès d’un public toujours plus large et diversifié. Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières musicales avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. La techno s’invite désormais partout. Qui aurait pensé que 25 ans après la circulaire antirave de grand sites de la culture « classique », accueilleraient des raves légales et organisées ? La tendance actuelle a de quoi surprendre puisqu’elle consiste à introduire cette culture des marges dans le patrimoine national (Château de Versailles, Palais de Tokyo à Paris, Bozar de Bruxelles ou encore les lieux de fêtes techno toujours plus insolites choisis par le média social Cercle : Jail Vila Palace en Inde, Centre cérémonial Otomi au Mexique, l’aéroport de Beauvais en France, l’Atomium en Belgique, Iguaçu au Brésil…)).

« la techno doit mourir »

La techno s’invite également dans toutes les couches sociales de la population, mais la tendance actuelle est à la gentrification culturelle. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet embourgeoisement progressif : une publicité grandissante, des grands événements qui ont tendance à quitter les périphéries pour se rapprocher des centres dynamiques, une professionnalisation croissante, des DJs qui sortent de l’anonymat avec des cachets toujours plus élevés… En conséquence, cela s’accompagne d’une augmentation du tarif des entrées aux événements techno. Une partie de cet esprit est aujourd’hui un « esprit branché » que Jeff Mills associe aux classes moyennes, voire bourgeoises « bobo » selon les termes non péjoratifs de Bernard Lahire. Une partie entière de cette scène est sortie de la périphérie pour se développer en culture mondialisée. Elle se fait le témoin irréfutable d’un glissement statutaire.

Le quotidien allemand, Die Tageszitung, proche du parti vert et des intellectuels de gauche de l’Allemagne, face à ce constat, titre dans une tribune du le 28 janvier 2020 : « la techno doit mourir ». Cette tribune choc cherche à montrer que ce genre musical aurait un goût « nostalgique », à l’heure où « la scène a été démembrée et a en grande partie vieilli ». Elle se serait finalement détournée de ses racines contestataires.

Des espaces de résistance

Résumer la scène techno à une culture devenue mondiale dont l’esprit contestataire et underground se serait dilué avec la massification culturelle serait nier et négliger tout un pan de la techno. La standardisation d’une partie de cette culture a poussé des collectifs, des associations, à penser un renouveau de cette scène engagée.

« Toujours plus sélectifs, ces établissements sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte ».

La nostalgie de l’époque « underground » est réelle et suscite un véritable effort de retour à la techno « pure » dans de nombreux clubs mythiques. Les établissements berlinois, confortablement installés dans les friches industrielles, comme le Kit Kat, le Trésor et le Berghain en manifestent l’exemple le plus frappant. Toujours plus sélectives, ces boites sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte. En manifeste aujourd’hui la multiplication des tutoriels sur les forums et les réseaux sociaux afin de comprendre les codes technos et parvenir à pénétrer l’ambiance underground berlinoise.

« La scène techno devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée »

Parallèlement, un enthousiasme nouveau pour ce genre musical se fait entendre, notamment en marge des grandes fêtes technos (parfois sous forme de raves illégales). Il investit une génération de plus en plus sensible aux défis actuels, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou migratoires. Les foyers contestataires actuels, notamment les ZAD et les squats, deviennent des lieux où la techno se diffuse largement, devenant le support d’actions solidaires et locales. Cette scène devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée (4). Finalement, n’est ce pas un retour aux sources avec des raves illégales portant des messages politiques actualisés ?

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Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

L’appropriation et/ou la réappropriation de l’espace sont des éléments inhérents des raves techno dites « clandestines ». Cette musique et sa culture s’imprègnent de l’organisation spatiale façonnée par la nature et par la société pour lui donner une nouvelle fonction sociale. L’espace public devient alors une tribune populaire, un lieu d’expression individuel et collectif. Il se fait le support d’une revendication contestant l’ordre public établi. Cette appropriation modifie la conception de l’espace, mais surtout transforme les « règles du jeu » de l’espace public. Aujourd’hui, les raves techno illégales portent un message clair d’affranchissement du pouvoir politique au moment où tout une partie de la scène techno se massifie, se normalise et s’institutionnalise.


Techno / Musique électronique, quelles différences ? La scène techno fait partie de la scène plus large de la musique électronique (Electro House, Ambient, Dub Step etc.). Elle propose une musique dynamique et ultra rythmée qui se caractérise par des tracks essentiellement instrumentaux et constituées de plusieurs boucles entremêlées pendant de longs enchaînements synchronisés. Il existe des sous-genres : la Techno-Minimale, l’Ambient-Techno, l’Acid-Techno et la Tech House et autres.

(1) OSGANIAN, Patricia, et ESPTEIN Renaud, Techno : le rôle des communautés gays. Un entretien avec Didier Lestrade,  Mouvements, vol. no 42, no. 5, 2005, pp. 22-31.

(2) RAHAOUI, Rachid, La Techno, entre contestation et normalisation, Volume, vol. 4:2, no. 2, 2005.

(3) Rave parties : Fêtes qui diffusent de la musique électronique, pouvant être de la techno, avec des effets de lumières. Ce terme fait souvent l’objet de conflits de définition. Il est souvent, à tort, associé directement à de fêtes illégales, notamment dans des lieux abandonnés ou déserts.

(4) DESCAMP Tanguy et DRUET Louis, Techno et Politique, étude sur le renouveau d’une scène engagée, L’Harmattan, Décembre 2017.