En finir avec le « miracle économique chilien »

En octobre 2019, la plus vaste contestation populaire qu’ait connu le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 dévoilait l’envers du « miracle chilien ». Cette expression a été fréquemment employée pour désigner le formidable développement économique de cet État prétendument modèle, alors qu’émergent avec une terrible acuité renforcée par la Covid-19, les fragilités d’un système où « l’inégalité est loi commune »[1]. Les chiffres macro-économiques officiels et l’embellie touristique du pays ont longtemps servi de cache-misère à une réalité peu reluisante.


DES CHIFFRES MACROÉCONOMIQUES EN TROMPE-L’OEIL

Révéler « les failles du modèle chilien ». Tel était le mot d’ordre de la presse latino-américaine et mondiale à l’heure de l’explosion sociale d’octobre 2019 qui voyait le million de manifestants dépassé rien qu’à Santiago[2]. Cette première rupture d’ampleur avec le modèle de développement néolibéral, ou du moins avec l’imaginaire dichotomique « égalitaire-individualiste »[3] s’est confirmée le 25 octobre dernier avec la nette victoire du « oui » (78 %) au référendum péniblement concédé aux Chiliens par leur président Sebastián Piñera. Pourtant, si l’on s’en tient aux principaux chiffres macro-économiques, le Chili n’en demeure pas moins la tête de gondole du développement latino-américain.

La paternité du modèle économique en vigueur revient à Augusto Pinochet et sa junte militaro-conservatrice. Au pouvoir, le régime pinochetiste remit au goût du jour un modèle économique qui, sans être tout à fait nouveau pour le Chili, s’est imposé dans des proportions encore jamais connues : une libéralisation générale et des privatisations en cascade de nombreux secteurs, de l’énergie (eau, gaz, électricité) à la santé en passant par les divers fonds de pension (retraites etc.), ainsi qu’une baisse drastique des impôts sur les bénéfices des sociétés (dont le taux depuis 1984 n’a jamais dépassé 20 %). Le passage au modèle néolibéral signe aussi l’arrivée massive de capitaux étrangers, logiquement séduits par la quasi-suppression des taxes à l’exportation (un droit de douane uniformisé à hauteur de 10% est par exemple mis en place en 1979 alors qu’il dépassait 100 % avant 1980). En 1989, les investissements étrangers représentent ainsi 20,3 % du PIB chilien contre 11,3% en 1982[4].

Le retrait de Pinochet ne freine pas les politiques néolibérales. Leurs effets – en apparence – positifs se font véritablement sentir dans la décennie 1990. Le taux de croissance atteint ainsi 11 % en 1992 (Banque Mondiale) et dépasse régulièrement depuis et presque sans interruption les 4 %. Le PIB par habitant est aujourd’hui cinq fois supérieur à 1990. Des chiffres macroéconomiques à faire pâlir d’envie, qui placent le Chili largement en tête des pays les plus riches de la zone sud-américaine et caraïbe avec un PIB de 25 041 $ et un PIB/hab. de 15 293 $ (données OCDE) en 2018 contre 9 023 $ [5] en moyenne pour le reste du continent.

À y regarder de plus près, certains indicateurs sont cependant moins élogieux : le taux de chômage, bien qu’en baisse de deux points en moyenne par rapport à la fin des années 2010, stagne autour de 6 à 7 % des actifs (7,2 % en 2019 selon le PNUD), le salaire médian n’est que de 550 $/mois et les pensions de retraite de 286 $/mois. Il faut mettre ces chiffres en perspective avec la libéralisation paroxystique qu’a connue le Chili, et avec le coût élevé de la vie qui en découle.

“Les salaires au Chili sont en total décalage avec le coût de la vie. Ils ne permettent même pas d’acheter ce qui est produit ici, et c’est pour cela que l’endettement a tant augmenté » : tel est le constat que dresse l’économiste Marco Kremerman (Fundación Sol). À ce titre, et bien qu’il soit impossible de déterminer une moyenne précise des dépenses mensuelles par individu, nous pouvons estimer que le coût de la vie mensuel moyen par individu pour un foyer de deux personnes habitant à Santiago est de 732 $ environ (dont 57 % rien que pour le logement)[6] soit plus de 1400 $ par mois et par foyer. Compte tenu du salaire médian au Chili, il semble évident que le risque de précarité est élevé pour une large part de la population. Ce qui rend parfois nécessaires les compléments informels (travail non déclaré, sans protections sociales ni possibilités de cotisation) dont le taux (hors agriculture) est estimé à 27,7 % (PNUD). Enfin, selon l’OCDE, 53 % des Chiliens pourraient basculer dans la pauvreté s’il devaient renoncer à trois mois de leur salaire.

Si ces quelques données nuancent déjà l’ampleur du “miracle économique” qu’aurait connu le Chili, celui-ci a pourtant la particularité de posséder un taux de pauvreté officiel tout à fait honorable de 8,6 % en 2017 (à titre de comparaison, le taux de pauvreté français à la même date culminait à 14,1 %). Le fait est que la pauvreté monétaire a effectivement chuté depuis 1990 (entre 2006 et 2017, pauvreté et extrême pauvreté ont respectivement diminué de 72 % et 83 %)[7]. Mais encore faut-il que cet indicateur renvoie à des réalités autres que numériques. L’indice de pauvreté multidimensionnelle, introduit récemment par le gouvernement chilien, a l’avantage de prendre en compte les manifestations extra-monétaires de la pauvreté : il s’attache aux manquements dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, ou du logement. 20,7 % des Chiliens (3,5 millions de personnes) sont concernés[8], par l’une de ces formes de pauvreté multidimensionnelle, et 3,4 % d’entre eux (soit environ 600 000 personnes) expérimentent la pauvreté sous chacune de ses formes. L’écart avec la part de la population touchée par la seule pauvreté monétaire, est notable.

Si cet indicateur ne saurait être suffisant pour valider un contre-discours au modèle de développement en vigueur au Chili, il nous invite à nuancer les données strictement monétaires. Cependant, il ne prendrait sens que si les données chiliennes pouvaient être comparées à celles d’autres pays latino-américains. Or, ces données sont issues du gouvernement chilien et de l’enquête « CASEN » du Ministère du Développement Social et de la Famille. En l’état, les organismes internationaux n’ont encore effectué aucune étude visant à mettre en regard la pauvreté multidimensionnelle du Chili et celle des pays environnants. La prudence reste donc de mise.

http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf
Au Chili, la pauvreté multidimensionnelle, plus élevée que la pauvreté en terme de revenus, est parfois un meilleur indicateur des réalités régionales. © CASEN 2017, Ministerio de Desarrollo Social y Familia

Si le caractère inégalitaire du système chilien est indéniable, encore faut-il en mesurer l’ampleur. À partir de la méthodologie de l’Asociación Nacional Automotriz de Chile (ANAC) et de l’Asociación de Investigadores de Mercado (AIM) qui envisagent une division en 7 groupes ou sous-groupes socioéconomiques (AB, C1a, C1b, C2, C3, D, E), nous proposons la synthèse suivante pour illustrer l’état des écarts de richesses au sein de la société chilienne : le groupe que l’on nommera « élites » (AB) représente seulement 1 % des Chiliens et 3 % des Santiaguinos (habitants de Santiago, ndlr) et occupe dans son extrême majorité des postes à très haute qualification. Le revenu mensuel médian par foyer des élites est d’environ 8300 $, 89 % bénéficient du système de soin privé (Isapre) et 78 % possèdent un véhicule personnel, indépendamment de l’utilisation d’un véhicule à usage uniquement professionnel (véhicule de société, véhicule avec chauffeur).

L’écart avec le groupe socioéconomique suivant, équivalent à une classe moyenne à moyenne supérieure (C1a, C1b) est déjà significatif : ces derniers représentent 12 % des Chiliens et 17 % des Santiaguinos, occupent dans 87 % des cas des postes qualifiés, exceptionnellement très qualifiés (essentiellement universitaires) et possède un revenu mensuel médian/foyer compris entre 2650 et 3650 $ environ. Ils bénéficient à 64 % du système de santé privé et à 29 % du système de santé public (à un niveau de couverture faible qui requiert des compléments onéreux). 54 % possèdent un véhicule personnel.

Les différentiels de richesse se creusent encore avec les classes les moins aisées dont on a d’ores et déjà compris qu’elles regroupent une très grande majorité des Chiliens. Ainsi, nous regrouperons dans une classe moyenne à moyenne inférieure (C2, C3) 37 % d’entre eux et 43 % des habitants de Santiago (où c’est le groupe socioéconomique le plus représenté). Leur revenu mensuel médian/foyer est compris entre 1150 $ et 1750 $ et ils occupent principalement des postes à moyenne qualification ou à qualification technique. 16 % bénéficient toutefois du système de santé privé et 66 % du système de santé public (à un niveau de couverture moyen avec accès payants à des assurances complémentaires), quand 38 % possèdent un véhicule personnel.

Enfin, le groupe socio-économique le plus important est constitué, sans surprise, des classes populaires (D,E) qui représentent 50 % des Chiliens et 37 % des Santiaguinos et dont le revenu mensuel médian par foyer est compris entre 410 $ et 720 $. Ils occupent des postes peu ou pas qualifiés (environ la moitié n’atteint pas le secondaire) et sont les premiers touchés par le chômage. S’ils bénéficient à 92 % du système de santé public (au niveau de couverture le plus haut) cela n’exclut pourtant pas de devoir parfois recourir à des compléments payants pour des soins plus spécifiques, et cela implique aussi que certains d’entre eux n’ont aucune couverture santé. Seuls 18 % possèdent un véhicule personnel.

Pour prendre véritablement la mesure des inégalités au Chili, il faut aussi avoir en tête le poids que représente ce discrédit social. La dictature a construit ou du moins confirmé à partir de bases plus anciennes un ordre social hiérarchique basé sur un imaginaire. Concrètement, les générations qui ont vécu la dictature ont une tendance plus forte à légitimer ces inégalités. Et ce phénomène a la particularité de « [transcender] toute la pyramide sociale » (voir note 3). Le discours qui brandit la promesse d’une diminution de la pauvreté par l’effort individuel, contribue davantage à jeter l’anathème sur une partie des Chiliens dont la pauvreté est synonyme de rupture du lien social voire de « dé-citoyennisation ». Cette forte acceptabilité tacite fait que l’égalité sociale n’est pas systématiquement perçue comme un but vers lequel tendre. D’où l’existence d’une défiance entre élites et classes populaires mais aussi parfois entre les membres d’un même groupe socio-économique. Sans pouvoir mobiliser un capital social ou intellectuel préexistant, toutes les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle et surtout pluri-générationnelle sont réunies. Pour la génération née après 1990 notamment, rompre avec cette acceptabilité et revendiquer un droit à la dignité semble fondamental. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que les manifestants avaient rebaptisé la Plaza Baquedano de Santiago ? C’est en cela qu’on peut qualifier d’historique l’explosion sociale d’octobre 2019, qui, pour la première fois, marque une volonté des Chiliens eux-mêmes de mettre fin à l’inertie de leur modèle.

LES IMPLICATIONS SPATIALES D’UN MAILLAGE POLITICO-ÉCONOMIQUE AUX RACINES PINOCHETISTES

L’héritage du régime de Pinochet n’est pas seulement économique ; il est également spatial. Il est encore présent à travers le maillage actuel de la plupart des grandes agglomérations. Avec l’ouverture significative aux capitaux privés est en effet apparue la nécessité de faire correspondre le Chili à une certaine image, mélange de topoi fabriqués par les autorités et de visions occidentales importées avec ces mêmes capitaux. Politique marquante du régime pinochetiste, la stratégie de « limpieza » [nettoyage, ndlr] est en grande partie à l’origine de l’organisation socio-spatiale des villes chiliennes notamment du Grand Santiago.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant le nombre de familles déplacées et leurs communes d’origine, essentiellement des espaces centraux © JUAN CORREA

Ce nettoyage à la fois ethnique et économique s’est traduit concrètement par la déportation de quartiers entiers vers des zones périphériques peu ou pas connectées. On remarque à ce titre grâce aux productions graphiques du géographe urbaniste Juan Correa combien la ville-centre de Santiago et certaines de ses communes limitrophes ont été particulièrement touchées. Sélectionnés en fonction de leur intérêt économique, les quartiers déplacés ont accouché d’une ville hiérarchisée en fonction de la rentabilité.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant les zones où ont été relocalisées les familles déplacées (“erradicas”, arrachées à leurs racines, ndlr), essentiellement en périphérie

Cette réorganisation de l’espace à visée politique et financière a donc fixé des noyaux de peuplement répartis selon leurs caractéristiques socio-économiques. Il est d’ailleurs aisé de constater la corrélation entre certains des quartiers les plus concernés par cette déportation organisée et la distribution actuelle des groupes sociaux précédemment évoqués. Le quart nord-est de Santiago a ainsi vu s’y regrouper les élites et est aujourd’hui la zone la plus onéreuse de l’agglomération. Devenue une banlieue résidentielle aisée, c’est aussi une interface stratégique qui s’ouvre sur un espace touristique de premier plan pour ce qui est des sports d’hiver.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Distribution spatiale des groupes socioéconomiques du Grand Santiago. © JUAN CORREA

Surtout, puisque soumis aux lois du marché immobilier, le prix du sol a significativement augmenté – on constate une hausse de 105 % sur la dernière décennie selon Juan Correa. Outre un phénomène de gentrification « traditionnelle » autour des principaux lieux d’intérêt ou à fort potentiel économique, les agglomérations urbaines et particulièrement Santiago subissent en plus une autre hiérarchisation cette fois des sols eux-mêmes, que se disputent les promoteurs. Inégalités socio-spatiales entre citoyens donc mais aussi inégalités entre les entreprises elles-mêmes. Le prix du sol est aussi largement lié au développement des transports en commun. Et l’augmentation du prix du ticket de métro qui a fait descendre les Chiliens dans la rue n’était que la partie émergée de l’iceberg. À cause de la concurrence exacerbée et d’une intense activité de lobbying dans les secteurs des travaux publics, l’implantation ou le prolongement de lignes de transports en commun a pour conséquence première, plutôt que le désenclavement, une augmentation significative du prix des sols et avec eux du prix de l’immobilier.

Alors qu’une majorité y est très dépendante, il semble finalement favoriser une atteinte sérieuse au « droit à la ville »[9] pour de nombreux Chiliens, déjà repoussés en périphérie par le maillage hérité de la dictature. En avalisant le discours néolibéral et en organisant l’espace en fonction, le régime pinochetiste a ainsi largement produit les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle. Aggravée par toutes les implications déjà évoquées, et ne pouvant se résorber par le seul volontarisme individuel, elle tend à se maintenir par inertie. 

UNE APPROCHE CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT AU PRISME DES « MASQUES DU TOURISME » : LA RÉGION DE VALPARAÍSO

Le fait touristique constitue un cas d’école. C’est aujourd’hui le secteur qui connaît la croissance la plus rapide (104 % entre 2008 et 2018)[10]. De plus, il s’insère à merveille dans le maillage hérité de la dictature – et tend à devenir un objet touristique, avec l’émergence d’un tourisme mémoriel. C’est d’ailleurs sous le régime de Pinochet que sont jetées les bases d’un modèle touristique chilien vraiment ambitieux avec la création du Sernatur (Servicio Nacional de Turismo), un organisme autonome disposant à l’origine de pouvoirs quasi coercitifs pour installer durablement le tourisme au Chili.

Le tourisme, et ses masques, pour reprendre la formule du géographe français Georges Cazes[11], sont un exemple probant des fameuses failles du modèle chilien dissimulées par un discours romantique sur le développement. Il est intéressant de constater comment la distribution des groupes socioéconomiques est aussi liée à la hiérarchisation qui est faite des territoires selon leur potentiel touristique. Mieux encore, les acteurs économiques des territoires concernés fabriquent une touristicité idéale[12] qui reprend les codes du discours néolibéral chilien. Le tourisme signerait ainsi l’essor du développement local et régional, promettrait l’insertion économique d’anciennes marges et offrirait de nombreuses perspectives pour de nombreux travailleurs.

La région de Valparaíso et Viña del Mar, en plus d’être depuis longtemps le coeur économique du pays pour sa façade littorale et portuaire est aussi la plus touristique (avec plus de 5 000 000 de visiteurs /an en 2018). Elle est vantée par le Sernatur comme une région aux multiples facettes, terre de naissance des plus célèbres noms de la littérature chilienne, parcourue à la fois de plages de sable blanc et de montagnes pour « amateurs de l’expérience outdoor »[13] ; elle a en plus la bonne idée de participer à hauteur de 3 à 4 % au PIB national et de générer plus de 5 % des emplois. Si le postulat d’un tourisme intégrateur est largement acceptable, particulièrement dans les régions extrêmes du Chili (Atacama, Patagonie), une approche plus fine est nécessaire pour y constater des inégalités d’échelles importantes.

Les premiers versants à l’ouest de Valparaíso, ville urbanisée du bas vers le haut, offrent ainsi une forme originale d’occupation du territoire dans les quebradas, sortes de marges naturelles en forme de vallées encaissées qui sont devenues au fil du temps des marges socio-économiques. Elles abritent des quartiers majoritairement informels, réunis autour d’une sociabilité nouvelle, face au désintérêt de la planification urbaine et à l’explosion du prix des sols et de l’immobilier, une dynamique qui n’est donc pas endogène au Grand Santiago.

http://revistainvi.uchile.cl/index.php/INVI/article/view/660/1098
Urbanisation du bas vers le haut et habitats informels dans les quebradas de Valparaíso. © ANDREA PINO VASQUEZ, LAUTARO OJEDA LEDESMA

S’il ne s’agit pas à proprement parler de bidonvilles car on y trouve une certaine mixité sociale, elles restent des périphéries majoritairement pauvres, délaissées et invisibilisées par l’apport d’un discours touristique sur le développement. Cet effet de relégation, alimenté par une croissance des coûts dans le centre-ville encourage le modèle du campement auto-construit[14] et pousse de plus en plus de néo-pauvres à venir y résider (un phénomène en hausse de 48 % sur la période 2011-2018 selon l’association Un Techo Para Chile). Surtout, cette forme d’urbanisation expose davantage ses habitants aux risques naturels liés à l’escarpement comme les glissements de terrain ou encore les incendies. En 2014 un incendie particulièrement marquant y avait notamment fait 15 morts.

http://www.atisba.cl/2014/04/incendio-en-valparaiso-57-de-las-viviendas-afectadas-pertenecen-a-familias-vulnerables-2/
Derrière un littoral gentrifié, la vulnérabilité notamment face aux incendies augmente avec l’exclusion sociale et l’urbanisation informelle © ATISBA.CL

Le tourisme incarne donc ce modèle de développement à deux vitesses – alors que 12 % des Chiliens déclarent n’effectuer aucun voyage sous quelque forme que ce soit durant l’année. Il constitue également un formidable outil de contrôle politique particulièrement en cette période de crise sanitaire, où la reprise progressive de l’activité touristique a été encouragée, pour ce qui est du tourisme intérieur, à l’aide de permis de voyages entre régions. Malgré une marge de manœuvre réduite pour les voyageurs, cela profite de fait aux Chiliens pouvant partir en vacances, et n’étant pas en quarantaine comme c’est souvent le cas des quartiers informels. Une planification qui impose donc ce qu’on pourrait appeler, en pastichant Henri Lefebvre, un droit au territoire à géométrie variable, dont les racines se trouvent davantage dans les inégalités chroniques du modèle chilien que dans la pandémie elle-même.

LE MODÈLE CHILIEN FACE À LA COVID-19 : DES CONSÉQUENCES À PLUS OU MOINS LONG TERME

https://www.france24.com/es/20200602-chile-pandemia-covid19-repunte-capacidad-hospitalaria-cuarentena
Face au mesures de confinement, les classes populaires ont manifesté leur désespoir. Ici, la banderole indique : « Si le virus ne nous tue pas, c’est la faim qui nous tue ». © Martín Bernetti / AFPi. Mai 2020

Si les premiers cas de coronavirus au Chili sont apparus dans les quartiers aisés, la contagion s’est rapidement déplacée vers les quartiers populaires (notamment le sud-est pour ce qui est de Santiago)[15]. Les inégalités socio-spatiales et leurs implications concrètes (promiscuité, hygiène difficile, désertification médicale) favorisent l’augmentation du nombre de malades, surtout du nombre de malades pauvres[16], tandis que la pandémie devrait générer au Chili d’ici la fin 2020 une augmentation de la seule pauvreté monétaire de près de 4 points. Pour le Grand Santiago, les statistiques livrent un constat accablant : le taux de mortalité pour 100 000 habitants est d’environ 2 à 2,5 fois plus élevé dans les quartiers au fort taux de pauvreté que dans les quartiers où ce taux est faible. Et ce parce que la distribution de la vulnérabilité suit ce même schéma. Les foyers les moins aisés sont plus exposés au virus, du fait de leur éloignement et car ils n’ont pas la même capacité à y faire face, en raison de leurs conditions de vie et de travail et du faible capital économique immédiatement mobilisable. Nous ne manquerons pas d’ailleurs de relever la proximité entre la distribution spatiale des groupes socio-économiques et celle de la vulnérabilité[17].

https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/
Distribution socio-spatiale de la vulnérabilité face à la Covid-19. Il apparaît que les groupes socio-économiques les plus pauvres sont davantage exposés. © UN TECHO PARA CHILE

La crise économique n’a donc que révélé les failles du système lui-même. Née des mouvements sociaux et aggravée par la pandémie, elle a été jugulée dans l’urgence par des fonds a priori publics. Mais ces fonds proviennent en réalité et en grande partie des économies personnelles des Chiliens eux-mêmes via des systèmes d’ahorros [économies, ndlr] administrés par des organismes privés chargés de les mutualiser et de les faire fructifier. Cette interdépendance se retrouve dans le fonctionnement d’autres systèmes de pensions et notamment celui des retraites. Réforme entreprise au début de la dictature, l’abolition du régime par répartition et le passage à un système par capitalisation individuelle à travers des caisses – qui avaient le mérite rare de ne pas être en concurrence les unes avec les autres – promettait un taux de réversion particulièrement élevé. Mais les rendements ont été moindres, les placements risqués et la grande majorité des pensions sont aujourd’hui inférieures au salaire minimum alors que le taux de prélèvement sur salaire (10 %) reste inchangé. La réforme des retraites était d’ailleurs rapidement venue gonfler les revendications des manifestants considérant qu’elle n’a pas tenu ses promesses. En définitive, ces nombreux systèmes de capitalisation individuelle contribuent au contraire à figer les inégalités. Et ils ne sont pas de nature à répondre à des crises exceptionnelles comme la Covid-19 qui renforce la tension dans les groupes socio-économiques les plus poreux.

Le Chili est aujourd’hui à un carrefour et il serait faux de croire que le peuple est totalement uni. Mais le changement constitutionnel qui s’annonce semble bien confirmer la rupture avec le discours néolibéral qui a institué des inégalités profondes et enchevêtrées. Le résultat du référendum sonne comme une ouverture vers de nouveaux possibles ainsi que comme un nouveau défi : garder en vie les aspirations d’octobre 2019 qui ont récemment ressurgi à bien moindre échelle et lancer des transformations plus profondes sans se limiter aux plans juridique ou symbolique. 

Notes :

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, 1840

[2] https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/#sdfootnote1sym

[3] R. Théodore, « La légitimation des inégalités socio-économiques au Chili. Essai sur les imaginaires sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2016/3 (N° 102), p. 75-94

[4] H. Buchi, La transformación económica de Chile : del estatismo a la libertad económica, 1993

[5] Ndlr, par souci de clairvoyance, nous utilisons le dollar américain (et non le peso) comme échelle de valeur tout au long de l’article

[6] https://www.publimetro.cl/cl/noticias/2018/12/17/sondeo-publimetro-cuanto-costaria-subsistir-un-mes-en-chile-si-la-vida-se-tratara-de-circunstancias-promedio.html

[7] A. Fresno, R. Spencer, C. Zaouche-Gaudron, « Pauvreté au Chili », ERES, « Empan », 2005/4 no 60 | pages 133 à 141 

[8] http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf

[9] H. Lefevbre, Le Droit à la ville, 1968

[10] https://www.eleconomistaamerica.cl/economia-eAm-chile/noticias/10375101/02/20/Chile-promueve-la-naturaleza-y-la-aventura-como-motores-del-sector-turismo.html

[11] G. Cazes, G. Courade, « Les masques du tourisme », in Revue du Tiers-monde, 2004/2 (n° 178)

[12] https://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/2014/04/23/valparaiso-las-elites-y-la-marginacion/

[13] https://www.sernatur.cl/region/valparaiso/

[14] A. Pino Vásquez, L. Ojeda Ledesma, « Ciudad y hábitat informal: las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, 28(78), 109-140, 2013

[15] F. Vergara, J. Correa, C.Aguirre-Nuñez, « The Spatial Correlation between the Spread of COVID-19 and Vulnerable Urban Areas in Santiago de Chile », 2020

[16] https://www.ciperchile.cl/2020/10/17/hacinamiento-la-variable-clave-en-la-propagacion-del-covid-19-en-el-gran-santiago/

[17] https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/ 

« Le PCF a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public » – Entretien avec Julian Mischi

https://commons.m.wikimedia.org/wiki/File:Congr%C3%A8s_de_Tours_-_vue_g%C3%A9n%C3%A9rale_de_la_salle.jpg
Le congrès de Tours, décembre 1920 © Agence de presse Meurisse.

Le Parti communiste français célèbre ses 100 ans d’existence. Adhérant à la IIIe Internationale lors du congrès de Tours de 1920, quelques années après la Révolution russe, la Section française de l’Internationale communiste fait alors scission avec la SFIO et devient le PCF. Julian Mischi, sociologue spécialiste des classes populaires et du militantisme, publie une riche synthèse de cette histoire centenaire, au plus près du renouveau historiographique. À l’heure où les classes populaires s’abstiennent massivement de voter et où les partis politiques traversent une véritable crise de confiance, l’histoire du PCF pourrait permettre de remettre au goût du jour l’idéal d’émancipation collective. Entretien réalisé par Maxime Coumes.


Le Vent Se Lève Dès l’introduction du livre, vous écrivez que « le fait de chercher à comprendre l’histoire du mouvement communiste […] résonne fortement avec les préoccupations politiques et théoriques de celles et ceux qui ne se satisfont pas aujourd’hui de l’ordre des choses néolibéral. » Selon vous, en quoi l’histoire du Parti communiste français peut-elle alimenter une force et une énergie, alors même que l’importance des partis, dans la vie politique française, semble se désagréger ?

Julian Mischi – Ce livre a beau être un livre d’histoire, il traite en effet d’enjeux politiques actuels, tout particulièrement concernant la place des classes populaires dans notre société. Le PCF a été, il faut le rappeler, un parti de masse très puissant qui a dominé le paysage politique à gauche, de la Libération aux années 1970. Dès les années 1930, il a su développer des réseaux militants au sein du monde ouvrier urbain mais aussi dans les campagnes et parmi les fractions intellectuelles de la population. Or la capacité à prendre en compte et à relayer les intérêts des couches sociales dominées est l’un des principaux défis auquel doit faire face une gauche radicale et écologique largement dépourvue de liens solides avec les milieux populaires.

Sur ce plan comme sur d’autres, il y a, à mon sens, des leçons à tirer de l’histoire centenaire du mouvement communiste en France. Si, comme vous le dites, le rôle des partis politiques tend à se réduire dans la période récente, c’est en partie parce qu’ils se révèlent incapables de tisser des relations fortes avec les populations des quartiers populaires et des espaces ruraux. Les partis peinent à se faire le réceptacle efficace d’aspirations au changement encore exprimées par une mobilisation comme celle des Gilets jaunes.

Or, l’organisation communiste a su pendant un temps incarner une protestation populaire et offrir des relais aux revendications sociales et politiques venant de la base. Je décris par exemple comment le lien avec le monde du travail a été assuré par une articulation étroite avec les réseaux syndicaux et une valorisation des militants des entreprises. Les cellules communistes ont constitué un creuset politique exceptionnel, faisant se côtoyer, selon les lieux, ouvriers d’usine, enseignants, femmes au foyer, ingénieurs, paysans, universitaires, employées de bureau, techniciens, etc. Un tel brassage social est absent d’une gauche politique qui s’est largement embourgeoisée et réduite à des professionnels de la politique.

Revenir sur l’histoire du communisme français, c’est aussi s’interroger sur les logiques bureaucratiques des partis qui réduisent la démocratie interne, un problème auquel sont confrontés les militants d’aujourd’hui face à des organisations dont le pouvoir est monopolisé par quelques personnes. Le PCF a constitué un formidable outil d’émancipation individuelle pour des militants, femmes et hommes, qui ont pu lutter contre les élites sociales bourgeoises et masculines, dans leurs communes et sur leur lieu de travail. Mais il a aussi laissé peu de place aux voix discordantes : toute divergence interne était traquée au nom de la nécessaire unité de parti.

Couverture Le Parti des communistes
Julian Mischi, Le Parti des communistes, Hors d’atteinte, 24,50 euros © Hors d’atteinte

Fort de cette histoire, il paraît essentiel de se tourner vers des formes d’organisation non autoritaire, tout en actant que le modèle de parti incarné par le PCF a aussi permis de promouvoir et de former des militants d’origine populaire. Le défi pour une gauche de transformation sociale soucieuse non seulement d’entendre mais aussi de porter la voix des classes populaires est de parvenir à construire un modèle organisationnel facilitant l’entrée et la promotion des militants de tous les horizons sociaux sans pour autant étouffer la démocratie interne. Prétendre représenter des catégories dominées (femmes, victimes de racisme, travailleurs manuels, etc.) ne peut revenir, dans une perspective d’émancipation collective, à parler à la place des premiers intéressés. Cela implique de promouvoir ces catégories elles-mêmes, dans une organisation de lutte ainsi renforcée et radicalisée (au sens positif de prise en compte des problèmes à la racine) par des militants porteurs d’expériences variées de la domination.

La forme du parti, à condition d’être bien articulée avec d’autres réseaux associatifs et syndicaux, demeure probablement un outil incontournable pour coordonner une lutte anticapitaliste. Outre cette question, toujours en suspens, du modèle organisationnel, cette histoire du PCF se penche également sur d’autres enjeux qui raisonnent avec l’actualité des dernières mobilisations, en particulier l’articulation entre combat politique et luttes syndicales ou encore la constitution d’une solidarité internationale dépassant les « égoïsmes nationaux ».

LVSL La création du Parti communiste en 1920 marque une rupture dans le champ politique français. Comment s’organise alors l’implantation des idéaux communistes en France, en opposition aux pratiques de la SFIO qui restait le parti uni et majoritaire à gauche jusqu’au congrès de Tours ? 

J.M. La création d’un parti communiste en France s’est faite en plusieurs étapes. L’adhésion du Parti socialiste à l’Internationale communiste lors du congrès de Tours de décembre 1920 a constitué un élan essentiel dans l’émergence du mouvement communiste, mais il a fallu plusieurs années avant de voir se former un parti réellement différent de l’ancien PS-SFIO, sous l’impact notamment de sa bolchevisation à partir de 1924-1925. Les défenseurs de l’adhésion à l’Internationale communiste voulaient tourner la page d’une SFIO qui s’était, selon eux, compromise en participant au gouvernement d’ « union sacrée » durant la Première guerre mondiale. Au-delà du soutien à la révolution bolchevique de 1917 en Russie, ils affichaient une hostilité à l’endroit des élus et une défiance à l’égard des professionnels de la politique. Dans le parti de « type nouveau » exigé par les bolcheviques et espéré par ces militants, le groupe parlementaire et la presse furent ainsi rapidement contrôlés par la direction du parti.

La promotion d’ « éléments prolétariens » au sein du nouveau parti représente une autre rupture. Face à la SFIO, dominée par une élite d’intellectuels et de professions libérales, comptant de nombreux avocats ou journalistes, le Parti communiste se construit à partir du milieu des années 1920 autour de dirigeants d’origine ouvrière. Il valorise une organisation en cellules d’entreprise là où la SFIO était structurée en sections territoriales. Les communistes s’engagent par ailleurs progressivement dans le soutien aux luttes anticoloniales alors que la SFIO se contente de dénoncer les abus du colonialisme. En 1925-1926, les communistes appellent ainsi à l’évacuation du Maroc et à la fraternisation avec Abdelkrim lors de la guerre du Rif.

 « Les femmes, les enfants d’immigrés et les catégories populaires trouvent en particulier au sein du PCF un vecteur de protestation contre la société capitaliste et une source d’émancipation individuelle. »

La diffusion des idéaux communistes se cristallise en particulier autour de l’expérience soviétique, première révolution socialiste réussie qui est perçue comme ayant établi un « pouvoir prolétarien ». L’attrait du communisme repose également sur une implication des militants dans les luttes sociales et le mouvement syndical, ainsi que sur l’établissement d’un ensemble de municipalités dans les banlieues urbaines et les régions industrielles. L’adaptation du message communiste aux réalités de la société française explique sa diffusion des grandes forteresses ouvrières jusque dans les campagnes agricoles où il a répondu à des aspirations de défense de la petite propriété familiale.

En réalité, les femmes et les hommes s’approprient le communisme comme un support politique à des revendications variées, d’ordre syndical, féministe, ou encore anticolonialiste. Les femmes, les enfants d’immigrés et les catégories populaires trouvent en particulier au sein du PCF un vecteur de protestation contre la société capitaliste, ainsi qu’une source d’émancipation individuelle. Il est important de souligner que le communisme à la française recouvre cette réalité, pour en contrer les visions schématiques réduisant ce mouvement à sa dimension oppressive.

LVSL Si les années 30 sont synonymes d’une « ouvriérisation » du parti, avec la volonté de promouvoir des cadres issus des milieux populaires, vous précisez toutefois que le PCF est marqué par un certain nombre d’inégalités au sein de son organisation.  

J.M. Animé par des militants d’origine populaire alliés à des intellectuels, le mouvement communiste a constitué une entreprise inédite de subversion des règles du jeu politique. Il a remis en question pendant un temps les logiques sociales qui excluent les classes populaires de la scène politique française. À cet égard, le PCF a occupé une place à part dans la vie politique française dominée par les élites sociales. Sa construction comme parti à direction ouvrière était certes ajustée à un contexte socio-économique favorable, avec une classe ouvrière croissante, mais elle n’avait rien de naturel et a nécessité une stratégie organisationnelle ciblée, impliquant une attention de tous les instants et des dispositifs de formation et de sélection appropriés. Cette orientation a permis de promouvoir des cadres d’origine populaire qui occupèrent les plus hautes fonctions du parti pendant une très longue période : ce fut le cas de Maurice Thorez, Benoît Frachon et Jacques Duclos, du milieu des années 1920 jusqu’aux années 1960.

Cependant, certaines inégalités sociales du champ politique ont tout de même été reproduites en partie au sein du PCF. Ainsi, les dirigeants se recrutaient parmi les fractions les plus qualifiées du monde ouvrier, des travailleurs souvent employés dans les grandes entreprises ou les services publics. Ils étaient issus d’une élite populaire ayant accédé à une instruction primaire relativement longue pour l’époque. À l’inverse, les ouvriers peu qualifiés, les immigrés ou les femmes étaient souvent cantonnés aux échelons de base de l’organisation. Ce décalage avec les fractions plus fragiles des classes populaires est surtout fort à partir des années 1960-1970, où l’on note l’essor de mobilisations d’ouvriers d’origine paysanne ou de femmes ouvrières en dehors des rangs communistes.

« Parti de masse sensible à la lutte contre les dominations sociales, il a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. »

Par ailleurs, les ouvriers devenus dirigeants communistes, c’est-à-dire, en quelque sorte, « révolutionnaires professionnels », se sont éloignés par certains aspects de la condition ouvrière. La distance entre les permanents pris dans les logiques d’appareil et les groupes populaires au nom desquels ils prenaient la parole est un problème qui se pose à toute organisation militante, confrontée de fait aux inégalités qui traversent le monde politique en produisant des professionnels vivant pour et de la politique.

Néanmoins, pour le PCF, la production d’une élite militante s’est faite en relation étroite avec les milieux populaires, alors que les autres partis étaient et sont toujours largement dominés par des élites économiques et culturelles. Parti de masse sensible à la lutte contre les dominations sociales, il a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. Ainsi, même si la position des femmes communistes est restée fragile par rapport à leurs homologues masculins, le PCF s’est singularisé en étant, de loin, le parti le plus féminin au sein d’un paysage politique très masculin.

Lieu de convergence entre le mouvement ouvrier et le courant féministe dans les années 1920, le PCF s’enferme ensuite dans une longue période de conservatisme sur le plan de la morale, tout en rendant possible un féminisme pratique pour des femmes issues notamment de milieux populaires, dont l’entrée dans l’action militante implique la transgression des schémas dominants des rôles de sexe. La féminisation, à partir de la Libération, des assemblées électives (municipalités, Parlement, etc.) doit beaucoup aux communistes et à leur lutte contre les élites politiques bourgeoises et masculines.

LVSL L’engagement du PCF au moment du Front populaire et sa participation gouvernementale à la Libération ont permis de grandes avancées sociales, qui rythment encore l’organisation de notre société (congés payés, Sécurité sociale, création de la Fonction publique, réduction du temps de travail, etc.). Pourtant, on a l’impression que ce legs communiste dans la structuration des institutions nationales a été refoulé. Comment l’expliquer, à l’heure où des intellectuels comme Alain Badiou ou Bernard Friot tentent de réhabiliter la notion de « communisme » ? 

J. M. – La menace du communisme au sein des pays capitalistes a conduit à des réformes qui ont amélioré le sort des classes laborieuses au cours du XXe siècle. Partout en Europe, des législations progressistes se sont déployées sous la pression plus ou moins directe des communistes, tout particulièrement après la Seconde Guerre mondiale. Le développement de l’État-Providence apparaît comme une manière d’éviter une révolution sociale. En France, les acquis du Front populaire en 1936 (le PCF soutient le gouvernement de Léon Blum) ou de la Libération (des communistes participent au gouvernement de septembre 1944 à mai 1947) doivent beaucoup aux pressions du PCF et de la CGT. La mémoire militante valorise cet héritage, mais il est vrai que cet aspect est largement gommé de la mémoire commune. De l’extérieur, le communisme est souvent perçu comme un mouvement d’opposition, une force de contestation des institutions, faisant oublier les mécanismes de solidarité nationale et de protection sociale qu’il a grandement contribué à mettre en œuvre au plus haut niveau de l’État.

Ce gommage de l’impact du PCF sur nos institutions nationales est notamment à corréler avec la diffusion d’une image du communisme associée au totalitarisme, en particulier depuis les années 1990 et le succès du Livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois. L’aspect criminel, réel, du communisme tel qu’il s’est exprimé dans les pays socialistes, a fait passer au second plan que ce mouvement a aussi été un acteur de réformes progressistes dans les pays capitalistes.

En outre, ce legs gouvernemental a été compliqué à gérer par le PCF après sa seconde participation au gouvernement, en 1981-1984. Là aussi, des acquis sont à mettre au crédit des ministres communistes qui favorisent l’extension des droits syndicaux et le développement des services publics durant les premières années de la présidence de Mitterrand, marquées par les nationalisations et les conquêtes sociales. Les réformes promues par le cabinet d’Anicet Le Pors, dirigé par un ancien responsable des fonctionnaires CGT, assurent ainsi un élargissement de la fonction publique, jusque-là limitée aux administrations de l’État, aux collectivités territoriales, aux établissements publics hospitaliers et aux établissements publics de recherche.

Le « Plan Rigout », du nom du Ministre de la formation (Marcel Rigout), permet à des jeunes sans diplôme de suivre des stages de formation en alternance. Mais les ministres communistes deviennent, pour l’équipe dirigeante du PCF autour de Georges Marchais, les boucs émissaires des errements du parti au début des années 1980. Ils doivent quitter le gouvernement en juillet 1984 sans explication politique. Les quatre ministres regretteront les conditions de leur départ et la faiblesse de la valorisation de leur action gouvernementale au sein du parti. Ils prendront d’ailleurs tous leurs distances avec la direction, notamment Charles Fiterman, chef de file des « refondateurs ».

LVSL Vous évoquez, dans vos travaux, la « désouvriérisation » du PCF qui s’opère dans les années 1970. Malgré la désindustrialisation française, on peut toutefois se demander comment le PCF aurait pu stratégiquement accompagner cette mutation, alors que l’identité ouvrière elle-même se désagrège.

J. M. – Au cours des années 1970, le PCF commence à perdre son caractère ouvrier. Non seulement le poids des catégories ouvrières régresse dans les rangs militants au profit notamment des enseignants et de professions intermédiaires, mais les nouveaux permanents, dont le nombre n’a jamais été aussi élevé, ont une expérience ouvrière de plus en plus réduite. Vous avez raison : cette évolution renvoie en premier lieu à des mutations sociologiques profondes qui voient le groupe des ouvriers travaillant dans de grandes usines se réduire.

Mais le monde ouvrier reste cependant numériquement très important : il se diversifie plus qu’il ne disparaît, avec un essor des travailleurs des services et une féminisation du salariat. La recomposition des classes populaires à l’œuvre fragilise un parti qui n’est alors pas en mesure de s’ouvrir aux nouvelles figures populaires : travailleurs issus de l’immigration nord-africaine, femmes employées dans les services à la personne, intérimaires de la logistique, etc. La focalisation sur les figures industrielles et masculines de la classe ouvrière n’a probablement pas aidé le mouvement communiste à renouveler sa base populaire dans les années 1970-1980.

 « Le mouvement de désouvriérisation a été renforcé par des stratégies organisationnelles qui ont favorisé les élus et délaissé les syndicalistes. »

En outre, dans les années 1990-2000, la direction du PCF abandonne une politique des cadres qui était jusqu’ici favorable aux militants d’origine populaire, formés dans le parti et promus aux postes dirigeants. Le mouvement de désouvriérisation a été renforcé par des stratégies organisationnelles qui ont favorisé les élus et délaissé les syndicalistes. Dans un contexte de baisse continue de l’activité militante, les élus et leur entourage jouent un rôle de plus en plus central dans la reproduction de l’appareil du PCF, entraînant une professionnalisation de l’engagement communiste autour des collectivités territoriales.

Certes, les évolutions du style de vie des classes populaires, de leur insertion professionnelle et de leur ancrage territorial concourent à les éloigner de l’organisation communiste et plus généralement de l’action militante, notamment syndicale. Leur culture de classe s’est fragilisée. Mais ces classes n’ont pas disparu et elles portent toujours des aspirations au changement comme l’a montré la mobilisation des Gilets jaunes. À cet égard, les syndicalistes, mais aussi les militants associatifs et les animateurs de quartier, apparaissent comme des relais précieux vers les fractions les plus fragiles de la population.

Dans la dernière période, l’animation sociale constitue d’ailleurs une filière de renouvellement d’un communisme populaire ancré dans les réalités urbaines. J’évoque notamment dans l’ouvrage la figure d’Azzédine Taïbi, récemment réélu maire de Stains, fils d’ouvrier et d’immigrés algériens, qui a commencé à travailler comme animateur de quartier à 17 ans. Son cas, comme celui d’Abdel Sadi à Bobigny, souligne l’importance du secteur de l’animation pour le renouvellement d’un personnel politique d’origine populaire.

LVSL On est marqué par l’influence, voire l’ingérence, de l’Internationale communiste de Moscou puis du Kominform sur la doctrine nationale du PCF. Comment le Parti a-t-il géré sa stratégie d’organisation politique après la chute de l’URSS ?  

J. M. – Il faut tout d’abord souligner que la centralisation du mouvement communiste autour d’une Troisième Internationale dite communiste s’explique par les contrecoups de la Première guerre mondiale sur le mouvement ouvrier européen. Sa naissance, en mars 1919 à Moscou, puis son extension, constituent une réaction directe à la compromission des dirigeants socialistes européens dans la boucherie de la guerre. Ces derniers ont tourné le dos à leurs déclarations pacifistes, et appuient leurs gouvernements respectifs dans l’effort de guerre. Pour remédier à cette trahison des valeurs internationalistes, l’Internationale communiste entend développer une structure hiérarchisée et disciplinée, à l’inverse de la Deuxième Internationale, fédération de partis socialistes indépendants les uns des autres.

La dimension internationale est une composante constitutive du mouvement communiste, qui s’organise en « parti mondial de la révolution » au nom de la défense des intérêts généraux de l’humanité : la disparition des antagonismes de classe par la victoire du prolétariat mettra fin aux guerres entre nations. Des partis communistes doivent se constituer par la transformation des anciens partis socialistes débarrassés de leurs éléments « opportunistes » et « social-chauvins », afin de former des sections nationales de l’Internationale communiste.

Mais l’Internationale communiste s’est en réalité rapidement transformée en instrument mis au service exclusif des bolcheviques et de la diplomatie de l’Union soviétique. À partir de 1924-1925, elle a été vecteur d’une réorganisation des partis communistes sur un modèle stalinien proscrivant toute divergence interne. La subordination du parti français aux intérêts de l’État soviétique s’est accompagnée de l’étouffement de la démocratie interne et d’une soumission de la politique du PCF aux orientations de l’équipe de Staline. De fines marges de manœuvre existaient et Maurice Thorez s’est appuyé sur des ouvertures pour défendre sa politique de Front populaire, devenue une orientation de l’Internationale communiste en 1935. Mais le tournant du Pacte germano-soviétique en août 1939 est là pour illustrer qu’en dernier ressort, ce sont bien les intérêts de l’URSS qui primaient.

 « La fin de l’URSS signe l’acceptation d’une diversité d’opinions à la tête du PCF avec l’abandon du modèle autoritaire du centralisme démocratique. »

Le PCF a longtemps été l’un des plus fidèles soutiens des Russes au sein du mouvement communiste international, contrairement aux Italiens qui dès 1956 ont défendu l’idée d’une diversité de modèles nationaux de communisme. Si des distances ont été prises au milieu des années 1970, par Georges Marchais lui-même, la fin de cette décennie est marquée par un réalignement du PCF sur les positions du Parti communiste d’Union soviétique.

La formule du « bilan globalement positif » des pays socialistes puis le soutien à l’intervention russe en Afghanistan en 1979 en sont des illustrations. Durant toutes les années 1980, malgré les signes de décrépitude des régimes socialistes européens, le PCF célèbre toujours leurs avancées démocratiques et sociales. Pourtant, comme je le montre dans l’ouvrage, de nombreux militants, intellectuels ou ouvriers, contestent cette façon de rendre compte de la situation dans les pays de l’Est.

Pour les dirigeants communistes français, l’inscription dans le « camp socialiste » est remise en cause par la force des choses, malgré eux, avec le démantèlement de l’Union soviétique en 1991. La tentative de coup d’État en août de cette année par des partisans d’une ligne dure au sein du Parti communiste d’Union soviétique n’est pas dénoncée clairement par la direction du PCF, qui insiste sur les « conditions de l’éviction de Mikhaïl Gorbatchev », évitant ainsi de condamner catégoriquement le putsch. Jusqu’au bout, les responsables du PCF se sont ainsi attachés à soutenir le régime soviétique.

La fin de l’URSS signe l’acceptation d’une diversité d’opinions à la tête du PCF avec l’abandon du modèle autoritaire du centralisme démocratique. Il est possible d’afficher publiquement son désaccord et les structures locales fonctionnent de manière plus autonome. Les discours d’ouverture et l’acceptation d’un pluralisme idéologique depuis les années 1990 n’empêchent cependant pas un certain verrouillage de l’organisation avec une attribution discrétionnaire des postes à responsabilité, dans un entre-soi de cadres naviguant entre la place du Colonel-Fabien (le siège du parti), les bureaux du quotidien L’Humanité et les cabinets et groupes d’élus des assemblées (Sénat, Assemblée nationale, conseils régionaux et départementaux). Par un jeu de cooptation et d’activation de réseaux externes, les cadres nationaux contrôlent toujours efficacement les débats internes. La fermeture de l’appareil sur lui-même continue ainsi d’être dénoncée par les « refondateurs », qui finissent par quitter le parti en 2010.

À la fin de l’année 2018, le mouvement d’acceptation des tendances internes débouche cependant sur une remise en cause inédite du secrétaire national du parti, Pierre Laurent, qui doit laisser la place à Fabien Roussel, cadre de la puissante fédération du Nord ayant soutenu un texte alternatif à celui de la direction nationale lors du dernier congrès. Le principal point de friction concerne les stratégies d’alliance électorale : les opposants se fédèrent dans la dénonciation de l’« effacement » du PCF produit par l’absence de candidats aux couleurs du parti lors de certaines élections, tout particulièrement aux scrutins présidentiels de 2012 et 2017 lors desquels le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon.

LVSL Vous évoquez les filiations mémorielles établies par le PCF pour s’inscrire dans l’histoire nationale, à l’image de l’ancrage du mouvement communiste dans la succession de la Révolution française au moment du Front populaire. La mémoire du passé révolutionnaire est toujours présente au PCF, avec un fort attachement aux figures des révolutions russes et cubaines pour ne prendre que ces exemples. Comment les militants d’aujourd’hui articulent cette mémoire révolutionnaire avec l’activité et la stratégie du PCF qui est essentiellement institutionnelle et légaliste ? 

J. M. – Pour légitimer leur action et l’inscrire dans l’histoire nationale, les communistes français ont constamment mobilisé les images de la Révolution française. Cette célébration du passé national dans une finalité politique intervient dès le congrès de Tours, en décembre 1920. Les défenseurs de l’adhésion à l’Internationale communiste mettent alors en rapport la situation des bolcheviques russes confrontés à la guerre civile avec les menaces qui pesaient sur les révolutionnaires français en 1792-1793.

La rupture avec la SFIO comprise dans l’ « union sacrée », et l’entrée dans le communisme se font au nom d’un retour aux sources du mouvement ouvrier et socialiste français. À l’inverse, leurs opposants, tel Léon Blum, présentent le bolchevisme comme un courant étranger au socialisme français. Au sein du jeune Parti communiste, l’appropriation de la nouvelle culture bolchevique se fait au nom d’une réactivation de la tradition révolutionnaire française, des combattants de 1830, 1848 ou de la Commune de Paris.

Au moment du Front populaire, la filiation avec la Révolution française justifie une stratégie institutionnelle légaliste et d’alliance avec les autres forces de gauche. Le type d’éléments de l’histoire révolutionnaire française mis en avant, avec une valorisation radicale du peuple sans-culotte ou une référence plus consensuelle aux représentants jacobins, peut en réalité varier selon les individus et les moments. D’une façon générale, la mémoire militante communiste est à la fois révolutionnaire et républicaine depuis le milieu des années 1930.

« La tension entre radicalité révolutionnaire et implication dans le jeu politique institutionnel traverse toute l’histoire du PCF. »

Une telle mémoire révolutionnaire est effectivement toujours présente dans les rangs militants. S’il s’agit seulement de célébrations symboliques, la référence aux épisodes révolutionnaires, qu’ils soient nationaux ou étrangers, n’entre pas véritablement en tension avec une stratégie modérée d’implication dans le jeu politique institutionnel. Au sein du PCF, le répertoire révolutionnaire a ainsi tendance à se réduire à une fonction identitaire de rassemblement interne : il s’agit de favoriser la cohérence militante autour de valeurs communes et de marquer la différence avec les socialistes, plus en retrait dans l’appropriation des symboles révolutionnaires.

Cette culture révolutionnaire joue ainsi un rôle important pour les jeunes communistes ainsi que dans la trajectoire des nouveaux adhérents vers le parti ou les travaux des intellectuels communistes. Mais cette culture révolutionnaire tend à s’effacer dans les débats entre dirigeants nationaux ou lors de la discussion des grandes orientations pendant les congrès. Il faut dire aussi qu’en France, l’étape de la prise de pouvoir a été rapidement associée pour les communistes à une phase pacifique et parlementaire, dès le moment du Front populaire et encore plus à la Libération et, bien sûr, après l’abandon de la référence à la dictature du prolétariat en 1976. De fait, la révolution est surtout renvoyée au passé national ou aux situations étrangères.

Face à cela, des militants affichent régulièrement leur opposition à différents moments de l’histoire du PCF en estimant que sa direction a trop délaissé la perspective révolutionnaire pour se compromettre avec les institutions bourgeoises. C’est surtout le cas dans les années 1968 : de nombreux jeunes communistes, souvent exclus, vont alimenter des groupes révolutionnaires situés à l’extrême-gauche, qualifiés de « gauchistes » par le PCF. Plus récemment, des jeunes militants vont, dans les années 2010, essayer de contester le pouvoir pris par les élus et leurs collaborateurs en réactivant une rhétorique révolutionnaire qu’ils estiment être passée au second plan, au risque d’effacer la singularité du PCF à gauche. La tension entre radicalité révolutionnaire et implication dans le jeu politique institutionnel traverse toute l’histoire du PCF : on touche là aussi à un enjeu toujours actuel pour la gauche de transformation sociale.

« Ce pays que tu ne connais pas » et ce petit monde que tu connais trop bien

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

« Ce moment m’a transformé, aussi. Je n’ai pas découvert notre pays lors de ce grand débat mais je crois que j’ai touché beaucoup plus clairement l’épaisseur des vies ». Lors de sa conférence de presse du 25 avril 2019, Emmanuel Macron semble répondre à l’ensemble des gilets jaunes, certes, mais plus particulièrement encore à l’un d’entre eux. Deux mois auparavant, François Ruffin avait en effet sorti un essai qu’il décrit lui-même comme un « crochet du gauche » asséné au Président Macron et intitulé : « Ce pays que tu ne connais pas ».

Dans ce livre, François Ruffin décrit les parcours croisés du Président et de lui-même, tous deux passés par les murs du même lycée, avec des origines sociales relativement semblables, mais qui pourtant ne se positionnent pas du même côté dans ce mouvement des gilets jaunes et plus généralement dans la vie politique française. De cette idée assez simple découle une « biographie non autorisée » du Président de la République, qui décortique son parcours de vie, pour mieux pointer son illégitimité à gouverner un pays qu’il ne connaît qu’à travers les 0,01% les mieux lotis.


Une loupe au-dessus d’un mouvement de masse

Le député-reporter a écrit ce livre au cours du mouvement des gilets jaunes. Comme pour son film, c’est ce mouvement, ou plutôt les gilets jaunes engagés dans ce mouvement, qui l’inspirent. Car, comme souvent avec François Ruffin, il est beaucoup question des « gens ». Le livre est truffé de citations de Françaises et de Français qu’il a pu rencontrer. Ces Français, il dit les connaître. Et il s’en vante, car Emmanuel Macron, lui, ne les connaît pas. De sa première tentative d’éteindre le mouvement des gilets jaunes, lors de l’allocution présidentielle du 10 décembre, François Ruffin relève quelques phrases sur ces « Français qui ne s’en sortent pas », mais pour lui cela sonne faux, ce ne sont que « des stéréotypes sans chair, sans visage, sans prénom derrière ». Et justement, les prénoms semblent être sa spécialité. Dans ses vidéos sur YouTube, dans ses articles dans Fakir, dans ses discours à l’Assemblée, comme dans ce livre, les prénoms, mais surtout les gens qu’il y a derrière, ont une place centrale.

Un récit de Ruffin, c’est donc l’inverse d’une étude statistique. Plutôt que de partir du macro pour s’intéresser au micro, il s’intéresse au micro pour décrire le macro. Il dit qu’il va raconter le cas d’Ecopla et que « ça va raconter la France ». Et cela donne un certain effet. Il fait du qualitatif, il fait du terrain, au sens sociologique du terme. Et c’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait.

Il raconte ainsi qu’il a trouvé son rôle dès son premier reportage, il y a vingt ans, au zoo d’Amiens : ce sera de « rendre à la réalité ses aspérités », à l’inverse des communicants et autres chargés de missions qui « ont pour fonction de lisser la réalité, de la gommer, d’en atténuer la dureté ». Il s’est ensuite intéressé à « l’arrière-cour » de la mondialisation heureuse. Celle qu’ils veulent cacher derrière les quelques réussites individuelles. Mais François Ruffin affirme refuser cela. Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Tout cela lui permet d’affirmer sa légitimité à parler des gens qui composent ce mouvement. Il s’y intéresse depuis longtemps, même quand ils se cachaient, quand ils refusaient de parler, par honte. Même quand personne d’autre ne s’y intéressait, car la curiosité était également « mondialisée » et qu’il était devenu plus évident de s’intéresser à la vie des gens à l’autre bout du monde qu’à celle de ceux qui habitent « de l’autre côté de notre ville ».

On aurait d’ailleurs aimé qu’il prenne encore plus de temps pour décrire ce qu’il a vu, pour laisser la parole à ces personnes qui ont rejoint ce mouvement, sur des dizaines de pages. Car les citations sont souvent brèves et on reste sur notre faim sur ce point. Mais cela sera davantage développé dans son film. Car dans ce livre, l’objet est également de pointer du doigt le principal responsable de tout cela, avec un récit dynamique : c’est un « uppercut moral » comme il le dit lui-même !

Le principal responsable pointé du doigt

En effet, ce livre a le mérite de mettre un nom et un visage sur un ennemi du populaire. Et d’expliquer en détail pourquoi c’est l’ennemi. Tout d’abord, parce que dès le lycée, alors que, comme François Ruffin, il faisait partie de la « classe intermédiaire », celle qui a le luxe de pouvoir choisir son camp, il se range du côté des puissants, en ne cessant de vouloir faire partie de leur monde. Puis, après avoir fait ses classes dans les études les plus sélectives françaises, il finit par travailler dans une banque d’investissement et empocher des salaires colossaux. Mais cette histoire serait assez banale et inoffensive si elle s’arrêtait là. Car comme l’écrit Ruffin : « Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. » Ainsi, Macron a non seulement choisi son camp, mais il a avancé masqué, se faisant passer pour un homme de gauche, pour mieux la détruire.

« Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. »

Cependant, ce livre ne nous explique pas l’origine de ces choix croisés. Pourquoi une telle attirance pour la classe dominante ? Pourquoi plus que les autres adolescents de son âge ? Et pourquoi n’avoir pas assumé directement ce choix, en avançant masqué pendant si longtemps ? Pour répondre à ces questions, il aurait sûrement fallu creuser plus loin dans la vie du jeune Macron, connaître avec plus de précision ses origines sociales, son parcours de vie, ses premières socialisations. Tout ce qui peut expliquer cette faim de séduction des puissants chez ce jeune adolescent. Sur ce point, ce livre constate plus qu’il n’explique et on peut regretter que François Ruffin n’ait pas davantage utilisé ses nombreuses recherches sur la vie de Macron pour nous livrer une véritable analyse.

Mais ce premier constat en amène un autre : tout ce temps passé à séduire les « grands » hommes pour appartenir à ce « beau » monde représente autant de temps en moins avec le peuple, que Macron n’a jamais voulu connaître. La fin du premier chapitre s’achève ainsi : « Vous êtes le président d’un pays que vous ne connaissez pas. Et que vous méprisez. »

L’attaque semble violente, mais ce que cherche à faire Ruffin au fond, c’est de faire honte au président. En énumérant ses anciens salaires, il rappelle son illégitimité à donner des leçons de morale aux chômeurs, alors qu’il ne sait rien de leur vie. Lorsqu’il évoque la visite de Macron à Ecopla, il précise ainsi : « nous vous avons juste offert une excursion dans votre pays ». Il raconte également comment il a sauvé Macron du « goudron et des plumes » lors de sa visite à Whirlpool. Quoi de plus honteux que de se faire sauver par son pire ennemi ? Il s’attarde également longuement sur le fait que Macron est selon lui un écrivain raté, qui n’a su écrire dans sa vie qu’un seul livre, son livre programme Révolution, que Ruffin décortique pour montrer à quel point il est mauvais, d’un point de vue purement littéraire. Il avoue d’ailleurs sa démarche après avoir cité de longs passages plats, sans style, ni intérêt, de ce livre : « Je cherche à vous faire honte ».

Un brûlot pour retourner la honte

Tout au long de cet essai, cette notion de honte est très importante et elle ne concerne pas que le président. Car ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus. Au contraire ils revêtent un « gilet haute visibilité » pour se faire voir et vont partager leurs galères sur les ronds-points. La parole se libère, comme le montre si bien son film « J’veux du soleil », et c’est déjà une grande avancée !

Ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus.

Mais cette honte qui rongeait les plus modestes de notre pays, François Ruffin espère qu’elle se transfère vers ceux qui ont causé tout ce malheur. Cela concerne les dirigeants d’entreprises, comme le PDG de Sanofi, qui appelle les riches à donner 10% de leur fortune, alors qu’il est « le chef des rapiats » puisqu’il a notamment refusé d’indemniser les victimes de la Dépakine. Ruffin le nomme pour lui faire honte.

Mais cela concerne également les politiques. Il écrit ainsi : « Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ». Le président serait ainsi le complice des « psychopathes du profit » que sont les dirigeants des grandes entreprises. Et ce n’est pas le peuple qui devrait avoir honte de vivre modestement, mais tout ce « beau » monde qui devrait avoir honte de s’accaparer les richesses, de ne pas les partager et de ne ressentir de la fraternité que pour une infime partie du peuple, que pour leurs semblables.

« Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ».

Une analyse par le prisme de la fraternité

Car selon Ruffin, c’est la fraternité envers les riches, son affection pour les puissants de ce monde – qu’il a pris le temps de mieux connaître – qui ferait avant tout agir Macron en leur faveur. Cette analyse est originale. Quand bien d’autres pointent du doigt des conflits d’intérêts, des intérêts financiers qui primeraient sur tout le reste, François Ruffin redonne finalement un aspect humain à la cible de son attaque. Même chez Emmanuel Macron, c’est l’affection qui guiderait avant tout ses choix. Malheureusement, cette affection, il ne la partage pas pour son peuple – comment avoir de l’affection pour des individus que l’on ne connaît pas ? – mais seulement pour une poignée de puissants qui bénéficient de ses choix.

C’est aussi l’envie de fraternité qui aurait été l’un des puissants moteurs du mouvement des gilets jaunes. Dans leur cabane à Abbeville, c’est de la fraternité, c’est du partage humain, c’est de l’affection que ces gilets jaunes sont venus avant tout chercher.

Ces deux exemples expliquent la place que Ruffin donne à la fraternité, au partage – des richesses matérielles comme immatérielles – dans son projet politique. En effet, quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Au vu du succès populaire qui entoure le personnage et ses productions, il semble réussir à convaincre une bonne partie de la population de s’engager dans cette voie. Mais comment réussit-il ce tour de force ?

Un député-reporter-monsieur tout le monde

Quand il se compare à Macron, Ruffin met en avant ses doutes de l’adolescence qui le poursuivent encore maintenant, contrairement au président qui ne les aurait jamais connus. Il oppose également souvent la « perfection » d’Emmanuel Macron à son imperfection à lui. On pourrait croire qu’il se dévalorise, qu’il jalouse même le président. Son livre apparaît dans les meilleures ventes sur le site de son éditeur. Pourtant, il dit lui-même qu’il a été écrit « d’un jet » et qu’il n’est pas fignolé. Alors pourquoi les lecteurs achètent-t-ils un livre qui serait presque bâclé ? Et pourquoi ses discours à l’Assemblée sont-ils si visionnés, plus que ceux d’autres députés parfois plus « charismatiques » ou encore censés être des meilleurs connaisseurs du dossier ?

Parce que cette plume qui ne pèse pas chaque mot, cette voix tremblotante, ça pourrait être la nôtre. Nous serions comme lui stressés de nous exprimer à la tribune. Comme lui, nous aurions griffonné quelques arguments sur une fiche en carton, mais nous admettrions bien volontiers ne pas être experts du dossier et, comme lui, nous nous raccrocherions à ce que nous connaissons, les exemples qui nous entourent, pour faire notre démonstration. Quand nous voulons par exemple démontrer à un ami qu’il existe des injustices, nous citons telle connaissance qui n’arrive pas à trouver du travail, malgré une recherche effrénée et des diplômes en poche. Pour montrer qu’Emmanuel Macron n’a rien compris au mouvement des gilets jaunes et qu’il n’a pas su leur répondre par son allocution du 10 décembre, Ruffin dit qu’il a « fait pleurer Marie », une femme « gilet jaune » qu’il a pu rencontrer. Et il commence même son livre par cet exemple, par ce constat.

Ruffin révèle même, sans doute sans le faire exprès, la recette de son « succès » dans son livre. Il écrit : « Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. Je vous jure que ce clochard, dont la femme s’est barrée, et qui s’est réfugié dans la bouteille, et qui a sombré, sombré, sombré, qui ne se lave plus, qui ne règle plus son loyer, c’est moi, je le sens, ça pourrait être moi. » Comme un écho, on peut imaginer ce que se disent ces « paumés » et ces « découragés » qui regardent ses discours. Ils se disent peut-être : « cet ancien reporter, devenu député, qui nous défend à la tribune de l’Assemblée nationale, c’est moi, ça pourrait être moi. ». A l’inverse d’un président trop « parfait » pour les représenter, pour les comprendre.

« Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. »

Ainsi, lorsqu’après avoir terminé cet ouvrage, on jette un dernier coup d’œil sur la quatrième de couverture, on ne voit plus les photos de François Ruffin et Emmanuel Macron, jeunes adolescents, du même œil. On aperçoit chez le jeune Ruffin un petit sourire en coin, imperceptible au premier regard, mais qui semble nous dire, pour une fois sûr de lui : « A la fin, c’est nous qu’on va gagner » !