Ordonnances : le PS tente de faire oublier sa loi Travail

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Myriam El-Khomri © Chris 93

Bien décidé à se refaire une santé après la débâcle du quinquennat Hollande, le PS tente de se redonner une image « de gauche » en s’opposant à la « réforme » du code du travail par ordonnances portée par Muriel Pénicaud. Un périlleux numéro d’équilibriste pour un parti qui a commis les lois Macron et la loi El Khomri, de la même veine libérale, lorsqu’il était aux affaires. Les représentants du PS ont beau jeu de fustiger aujourd’hui une politique qu’ils appliquaient, approuvaient et justifiaient il y a quelques mois encore. Quitte à prendre quelques libertés avec la vérité … Car si différence il y a entre les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron, il s’agit tout au plus d’une différence de degré mais certainement pas d’orientation politique.

 

Une posture de « gauche » pour se refaire une virginité politique

Les députés Luc Carvounas, Stéphane Le Foll et leur président de groupe Olivier Faure font en ce moment le tour des plateaux pour dire tout le mal qu’ils pensent des ordonnances Pénicaud. Ils critiquent tant la méthode que le contenu des ordonnances. Ils martèlent que Macron est un président « et de droite, et de droite » et tentent de réactiver un clivage droite-gauche qu’ils ont eux-mêmes complètement brouillé en menant une politique antisociale à laquelle la droite ne s’est opposée que par opportunisme politique et par calcul électoral. Macron n’est-il pas un pur produit du PS de François Hollande ? Emmanuel Macron, après avoir conseillé Hollande pendant la campagne de 2012, est nommé secrétaire adjoint de l’Elysée de 2012 à 2014 puis ministre de l’économie de 2014 à 2016. Emmanuel Macron a été l’un des personnages clé du quinquennat de François Hollande et il a joué les premiers rôles sur les dossiers économiques et sociaux. C’est, en quelque sorte, la créature du PS qui lui a échappé des mains et qui a fini par se retourner contre lui. Une partie conséquente de la technostructure du PS a d’ailleurs migré vers LREM, dans les valises de Richard Ferrand.

Le groupe « Nouvelle Gauche » réunissant les députés PS rescapés de la gifle électorale de 2017, s’est du reste largement abstenu, lors du vote de confiance au gouvernement d’Edouard Philippe. Seuls 5 d’entre eux dont Luc Carvounas aujourd’hui très en verve contre la ministre du travail, ont voté contre.

 

L’enfumage de Luc Carvounas sur son soutien à la loi El Khomri

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Luc Carvounas © Clément Bucco-Lechat

Le 28 août, dans l’émission News et compagnie (BFM TV), Bruno Jeudy pose à Luc Carvounas la question suivante : « Quand on a soutenu la loi El Khomri il y a encore 2 ans, vous allez maintenant dire tout le mal que vous pensez des ordonnances Macron ? » Luc Carvounas rétorque : « Alors, Bruno Jeudy, je suis désolé, vous êtes un très grand observateur politique. Je suis sénateur, je n’ai pas voté la loi El Khomri. Voilà, je suis désolé. »  Suite aux objections du journaliste  (« D’accord mais vous avez soutenu le pouvoir qui était en place. Vous étiez un proche de Manuel Valls. Comment on passe de la situation de “je suis derrière la loi El Khomri” à “je suis contre les ordonnances Macron” ? »), Luc Carvounas persiste et signe : « Bon si vous voulez me faire dire que j’étais derrière la loi El Khomri, ce n’est pas le fait. J’appelle celles et ceux qui veulent vérifier sur internet le cas (sic). » Formulé ainsi, on pourrait tout à fait croire que Luc Carvounas était l’un des parlementaires PS “frondeurs” qui se sont opposés à la loi El Khomri et, plus largement, à l’orientation de plus en plus libérale de François Hollande.

Vérification faite : Luc Carvounas, à l’époque sénateur, a bien voté contre l’ensemble du projet de loi El Khomri le 28 juin 2016. Il omet cependant soigneusement de rappeler ce qui a motivé son vote. Et pour cause. Si Luc Carvounas n’a effectivement pas voté le texte final sur la loi travail présenté au Sénat, ce n’est certainement pas par opposition à la philosophie de la Loi Travail ni même à la dernière mouture du projet défendu par le gouvernement. Les sénateurs PS avaient en réalité tous voté contre la version du projet présentée par la majorité sénatoriale de droite qu’ils jugeaient « complètement déséquilibrée ». D’ailleurs, Myriam El Khomri elle-même y était opposée ! Elle fustigeait, dans un tweet datant du jour du vote,   « la majorité sénatoriale de droite [qui]  a affirmé sa vision de la Loi Travail : un monde sans syndicats, un code du travail à la carte. » Une question de degré en somme. Le sénateur Carvounas a également voté contre presque tous les amendements déposés par le groupe communiste  et par ses collègues socialistes frondeurs comme Marie-Noël Lienemann.

Luc Carvounas  appartient à l’aile droite du PS. Il a été un fervent défenseur de la loi Travail et, plus largement, de la ligne de Manuel Valls dont il était l’un des principaux lieutenants au Sénat comme dans les médias et qu’il a activement soutenu aux primaires du PS de 2011 et de 2017 avant de prendre ses distances. C’est lui qui s’exclamait, le 10 mai 2016, sur le plateau de France 24 (8’45) : « Il est où le problème pour celles et ceux qui nous écoutent, de ce texte [loi el Khomri, ndlr]? Il n’y en a pas en fait ! ». C’est toujours lui qui ne comprenait pas pourquoi une partie  jeunesse manifestait contre la loi El Khomri. C’est encore lui qui reprochait à ses collègues frondeurs « d’être plus jusqu’au-boutistes que la CGT ». Cette CGT qu’il accusait d’être une « caste gauchisée des privilégiés. » Et le voilà maintenant qui annonce qu’il participera, avec ses collègues du PS, à la manifestation organisée par la même CGT le 12 septembre contre les ordonnances Pénicaud ! La direction de la CGT n’a pourtant pas changé entre temps et elle s’oppose aujourd’hui aux ordonnances Pénicaud pour les mêmes raisons qu’elle s’opposait hier à la Loi El Khomri.

 

LR, LREM et PS : les 50 nuances du libéralisme économique UE-compatible

 La véritable ligne de démarcation se trouve-t-elle entre LREM et le PS ou entre le PS et la CGT ? En réalité, LR, LREM et PS ne sont aujourd’hui que des nuances d’une seule et même grande famille politique et intellectuelle : le libéralisme économique UE-compatible. Les uns et les autres s’accusent d’être « trop à gauche » ou « trop à droite » et de « ne pas aller assez loin » ou « d’aller trop loin » dans le démantèlement progressif des droits sociaux conquis auquel ils contribuent tous lorsqu’ils gouvernent.

Tous inscrivent leur politique dans le cadre de la « règle d’or » budgétaire européenne et entendent suivre bon an mal an les Grandes Orientations de Politique Economique de la Commission européenne, demandant çà et là des reports ou des infléchissements à la marge lorsqu’ils sont en exercice. La loi El Khomri était d’ailleurs une loi d’inspiration européenne. Rappelons aussi que c’est la majorité socialiste de l’Assemblée Nationale qui a permis, en octobre 2012, la ratification du « traité Merkozy » qui n’avait pas été renégocié par François Hollande, contrairement à sa promesse de campagne. Quant à Emmanuel Macron qui se faisait introniser au Louvre sur l’air de l’Hymne à la joie, il entend bien devancer les attentes des dirigeants européens euphoriques depuis son élection.

 

Se faire élire à gauche, gouverner à droite

 

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François Hollande © Matthieu Riegler

Le PS veut incarner aujourd’hui la gauche du capital face aux « Républicains » et à la « Grosse coalition » à l’allemande de Macron qu’il juge trop à droite. C’est ce qu’ils appellent la « gauche responsable » ou « la gauche de gouvernement ». Les socialistes surjouent cette posture de gauche maintenant qu’ils sont repassés dans l’opposition. Difficile de démêler la part de calcul, d’opportunisme et de conviction au regard de leur passé gouvernemental récent …

François Hollande s’est rappelé à notre mauvais souvenir cet été en exhortant son successeur à ne pas « demander des sacrifices aux français qui ne sont pas utiles » car il estime qu’il « ne faudrait pas flexibiliser le marché du travail au-delà de ce que nous avons déjà fait au risque de créer des ruptures. » Différence de degré encore une fois. François Hollande et le PS estiment qu’ils en ont déjà fait assez, les macronistes estiment qu’il en faut encore plus et Les Républicains estiment qu’il en faut toujours plus. Tous sont donc d’accord pour « flexibiliser », c’est-à-dire précariser, le travail et se disputent quant à la dose à administrer aux travailleurs. Le Medef et la Commission européenne, eux, jouent les arbitres et distribuent les bons et les mauvais points.

Du reste, François Hollande a beau jeu de jouer la modération aujourd’hui, ne se rappelle-t-il pas des premières versions de la Loi Travail ? Quant à sa version finale, elle prévoit qu’en matière de temps de travail, un accord d’entreprise puisse remplacer un accord de branche même s’il est plus défavorable aux salariés ; elle généralise la possibilité de signer des accords d’entreprise ramenant la majoration des heures supplémentaires à 10%, elle introduit les « accords offensifs », c’est-à-dire la possibilité de modifier les salaires à la baisse et le temps de travail à hausse dans un but de « développement de l’emploi », elle élargit les cas de recours au licenciement économique entre autres joyeusetés. Et les premiers dégâts se font déjà sentir … Modéré, vous avez dit ?

Le PS crie sur tous les toits qu’il faut « réinventer la gauche ». En réalité, ici, il n’est question ni de gauche, ni de réinvention. Il s’agit de se faire élire à gauche pour gouverner à droite comme François Hollande qui désignait en 2012 la finance comme son ennemi pour s’empresser de gouverner avec elle et pour elle. Le « retour » d’un François Hollande à la réputation « de gauche » bien trop ternie, pourrait compromettre cette opération de ravalement  de façade que tout le monde appelle de ses vœux à Solférino.

Crédits photo :

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Macron veut remplacer le code du travail par le code du capital

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Macron © Copyleft

Les ordonnances Pénicaud s’inscrivent dans la continuité d’un vaste projet patronal de précarité de masse, sous couvert de lutte contre le chômage de masse. Le Code du Travail s’en trouve menacé. Le gouvernement tente de maquiller, derrière une communication axée autour de la modernité et de la liberté, une politique déjà datée qui ne servira en bout de course que les grands intérêts industriels et financiers. Et au détriment des conditions de travail et de la rémunération des travailleurs.

 

Des poncifs faussement modernes

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Pénicaud © Force Ouvrière

Muriel Pénicaud affiche sa volonté de « rénover le modèle social français » qui, selon elle, « ne répond pas bien aux grands enjeux de notre temps. » Il faut « prendre en compte l’évolution du monde du travail », nous dit-elle, car « l’économie française a évolué. »

« La mondialisation, la transformation numérique, les nouvelles attentes [ndlr, lesquelles ?] des salariés […] et les besoins [ndlr, lesquels ?] des entreprises pour croître et créer des emplois » nous auraient donc propulsés dans un monde complètement « nouveau » auquel notre code du travail centenaire ne serait plus du tout adapté. En résumé, e code du travail, c’était bien avant mais il faudrait passer à autre chose.

Mais qu’est-ce que Madame Pénicaud reproche au juste au code du travail ? C’est assez simple : l’ancienne DRH de Danone le dépeint comme un carcan « qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises et sanctionner les 5 % qui ne se conduisent pas dans les règles. »

Sous le vernis de la modernité, Muriel Pénicaud tient en réalité un discours aussi vieux que le code du travail lui-même, instauré en 1910. Les arguments du personnel politique pro-patronat de l’époque contre le code du travail étaient déjà les mêmes : « Vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile ! », lançait en 1909 le sénateur Eugène Touron à René Viviani, le ministre qui a porté la loi instaurant le code du travail à l’époque. La bataille autour du code du travail, ce n’est pas le vieux monde contre le nouveau monde ; c’est le conflit continu entre le capital et le travail.

 

Un code du travail presque accusé d’être liberticide

“Liberté”, Madame Pénicaud n’a que ce mot à la bouche. Et elle la promet aux patrons et aux travailleurs : Liberté « d’entreprendre, de créer, d’aller rapidement à la conquête des marchés, ce qui veut dire se réorganiser rapidement, liberté de négocier des règles avec des syndicats, liberté d’investir sur cette innovation sociale » pour les uns. Liberté de « participer plus aux décisions de l’entreprise, de choisir une formation, de choisir son métier voire d’entreprendre » pour les autres.

Elle leur promet également la sécurité. « Plus de liberté, plus de sécurité », voilà le nouveau slogan du concept déjà usé de « flexisécurité ».  C’est la « complexité », l’« épaisseur », la « rigidité » du code du travail qui brideraient ainsi la liberté des entreprises et des travailleurs et qui mettraient à mal leur sécurité.  Selon le premier ministre, le code du travail « est aujourd’hui relativement complexe, épais ». De même, il ne croit pas « qu’il puisse venir à l’esprit de quiconque de le décrire par son extrême simplicité ou par la capacité qu’il aurait eu à effectivement protéger les Français qui travaillent. »

Il s’en faut de peu que le gouvernement n’accuse le code du travail d’être liberticide. En tout cas, à les entendre, il constituerait l’un des « freins à l’emploi ». Ainsi, en guise d’exemple, la ministre du travail explique que « l’incertitude » liée au « manque de clarté des règles et sanctions […] dissuade les petites entreprises d’embaucher ou de transformer des CDD en CDI. » Muriel Pénicaud estime en toute logique que sa réforme, combinée à d’autres mesures, contribuera à faire baisser le chômage. Là encore, cet argumentaire n’a rien de nouveau.

Jacques Le Goff, professeur émérite de droit public, rappelle qu’en 1910, les partisans de l’orthodoxie libérale s’opposaient à l’instauration du code du travail. Et ce, « par réticence de principe à tout droit du travail réputé entraver le libre fonctionnement du marché en finissant par se retourner contre ses destinataires par un effet pervers constamment souligné ». Leur argument pouvait se résumer par la formule « Plus de droit du travail, moins d’emplois ».

Et Jacques Le Goff d’ajouter : « Tel est l’argument dont on mesure la remarquable constance à travers une histoire qui l’infirme crûment. » En effet, cet argument tient plus de la croyance et du dogme que d’une démonstration par les faits. Dans l’émission C dans l’air (France 5), à la question d’un téléspectateur « Y a-t-il des exemples de dérégulation du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ? », le silence gêné des « experts » majoritairement libéraux sur le plateau en dit long … « – NonNon, à ma connaissance » finiront-ils par lâcher.

 

Un rapport de force défavorable au salarié sciemment occulté

 

Le grand absent dans le discours de Macron, c’est le rapport de force défavorable au salarié dans les négociations. Un rapport de force structurellement défavorable au salarié en raison du lien de subordination qui l’unit à l’employeur que le contexte de chômage de masse et le chantage à l’emploi qui en découle, viennent accentuer. Or, Macron et ses soutiens mettent sur un même pied d’égalité salariés et patrons et misent sur « l’innovation sociale » des individus.  Dans la bouche des néolibéraux, c’est tout un lexique qui gomme méthodiquement l’antagonisme entre le travail et le capital et masque leur projet politique au service des intérêts capitalistes.

On ne dit pas lutte sociale mais « dialogue social » où l’on discute entre « partenaires ». On ne dit pas patronat mais « les entreprises ». Le gouvernement de Valls n’était pas pro-patrons mais pro-business en anglais dans le texte et il aimait l’entreprise, pas le capital. La précarité devient de la flexibilité. L’égalité de droits entre les salariés ? Non, la « rigidité du droit du travail » !

De même, ne dites pas libéralisme économique, parlez plutôt de « modernité » et de « liberté ».  Ne dites pas « uberisation » mais plutôt « mutation du travail ». Rigide/flexible, moderne/archaïque, pragmatique/idéologue, ouvert/fermé, contestataire/réformiste sont autant de clivages invoqués à tort ou à travers pour occulter le clivage fondamental entre le capital et le travail.

Un accord d’entreprise ne peut déroger aux accords de branche que s’il améliore la condition des salariés, lesquels accords de branche ne peuvent déroger au code du travail que s’ils améliorent les conditions des salariés : c’est le principe de faveur. C’est le fruit de plus d’un siècle d’âpres luttes sociales, syndicales et politiques qui ont permis de déplacer bon nombre de négociations hors du cadre de l’entreprise où le rapport de force est le plus exacerbé, afin de garantir un minimum d’égalité de droits d’ordre public entre tous les travailleurs (35 heures, congés payés, etc.).

On a ainsi érigé une hiérarchie des normes, avec, à son sommet, le Code du travail, qui s’applique de la même manière dans toutes les entreprises dès lors qu’il s’agit d’un domaine dit d’ordre public. Qu’est-ce que le progrès social ici si ce n’est d’étendre ces domaines d’ordre public en favorisant le plus-disant social ? Les ordonnances Pénicaud et d’autres lois qui les ont précédées, vont dans le sens exactement inverse puisqu’il est prévu, au contraire, de restreindre les domaines dits d’ordre public.

Ainsi, les 5 ordonnances Pénicaud permettront demain que des accords de branche sur la durée, le nombre de renouvellements et le délai de carence des CDD prévoient des règles plus défavorables aux salariés que ce que leur accorde le Code du travail. Les CDI de chantier pourront également être introduits par accord de branche dans tous les secteurs. Dans la même logique, la nature, le montant et les règles des primes (d’ancienneté, de vacances, de garde d’enfant, etc.), aujourd’hui fixés par les conventions collectives, pourront désormais être négociés entreprise par entreprise. Aussi, l’agenda social des négociations, le contenu et les niveaux de consultation seront désormais déterminés par les entreprises et non plus par les branches.

Les ordonnances Pénicaud multiplient donc les dérogations au principe de faveur dans de nombreux domaines. Elles amplifient ainsi un mouvement d’inversion de la hiérarchie des normes qui place, dans de plus en plus de domaines, l’accord d’entreprise au centre de la législation du travail, au détriment des conventions collectives et du code du travail. En fait, il s’agit d’une sorte de retour en arrière graduel vers l’époque où le code du travail et les conventions collectives n’avaient pas encore été arrachés au patronat.

Nier le rapport de force défavorable aux travailleurs, c’est aussi remettre en cause et affaiblir le rôle des syndicats dans la défense des intérêts des travailleurs. Les ordonnances Pénicaud prévoient notamment que, dans les entreprises de moins de 50 salariés, le patron puisse signer un accord d’entreprise sur tout type de sujet avec un employé non mandaté par les syndicats, voire non élu dans les TPE de moins de 20 salariés, alors que jusqu’ici, seul un délégué syndical pouvait signer un accord. Dans les entreprises de moins de 20 salariés, après négociations, le patron pourra toujours soumettre l’accord à referendum sur n’importe quel sujet et non plus seulement dans quelques domaines (travail dominical). Par ailleurs, le comité d’entreprise, le CHSCT (hygiène et sécurité) et les délégués du personnel fusionneront en un seul et même « comité social et économique ».

Et puisque l’employé est mis sur un même pied d’égalité que l’employeur, le délai de recours aux prud’hommes sera limité et ramené à 1 an pour tout type de licenciement, et les indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif seront plafonnées. Les employeurs pourraient ainsi plus sereinement « budgéter » des licenciements illégaux.

Ce qui menace les conditions de travail et la rémunération des travailleurs, c’est le poison lent du nivellement par le bas (« dumping social »). Pour rester dans la course, les entreprises devront s’aligner sur leurs concurrents qui auront réussi, grâce notamment au chantage à l’emploi, à obtenir de leurs salariés, par accord d’entreprise, qu’ils acceptent les conditions de travail et de rémunération les plus « compétitives », c’est-à-dire les plus précaires.

Une loi qui s’inscrit dans un projet global de « précarité de masse »

Muriel Pénicaud détaille le plan d’attaque du gouvernement dans le JDD : « Cette réforme, ce n’est pas seulement celle du Code du travail, mais c’est un ensemble : droit du travail, retraites, pouvoir d’achat, apprentissage, formation professionnelle, assurance chômage. Quatre de ces réformes sont dans mon champ de responsabilité. Aucun de ces six éléments ne peut se comprendre sans les autres. C’est un Rubik’s Cube : on ne réussit pas un côté sans réussir l’autre. »

En effet, ces ordonnances ne sont que la énième étape d’un grand projet patronal de « précarité de masse » qui suit son cours et dans lequel s’inscrivaient déjà les lois Macron et El Khomri. Au nom de la lutte contre le chômage de masse, les gouvernements pro-patronaux qui se succèdent accompagnent un grand mouvement de précarisation généralisée des conditions de travail et de rémunération.

Dans une note pour la banque Natixis, Patrick Artus s’inquiète d’une possible « révolte des salariés » face aux « inégalités des revenus toujours plus fortes, la déformation du partage des revenus en faveur des profits, la hausse de la pauvreté, la faible hausse du salaire réel depuis 2000 et la hausse de la pression fiscale ». Cette révolte aboutirait à une hausse des salaires. Celle-ci bénéficierait aux ménages, mais pas aux actionnaires, ni aux finances publiques, ni aux grands groupes.

Il n’est donc nul besoin d’être marxiste pour constater que salariés et actionnaires ont des intérêts contradictoires. Les gouvernements « pro-business » ont conscience de cet antagonisme social bien qu’ils l’occultent volontairement, voire le nient dans le débat public ; c’est la raison pour laquelle ils procèdent graduellement par « réformes » successives. Le voilà, leur pragmatisme.

Richesse et pauvreté en Allemagne

L’une des sources d’inspiration de Macron, c’est l’Allemagne où, avec les lois Hartz, le chômage de masse dans les statistiques a été remplacé par une précarité de masse dans les foyers suite à la prolifération de l’infra-emploi (temps partiel subi, mini-jobs, etc.). On mesure aujourd’hui l’ampleur des dégâts sociaux d’une telle politique : la hausse de la pauvreté est telle outre-Rhin que même le FMI, cheval de Troie du néolibéralisme dans le monde, s’en est inquiété et a alerté Berlin en mai dernier.

Tel est l’horizon de la « modernité » d’Emmanuel Macron et de Muriel Pénicaud. Parce que c’est leur projet.

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