En frappant tous les pays et toutes les générations, la crise sanitaire du coronavirus a rapidement imposé la nécessité du confinement, arrêtant net l’économie mondiale. L’impact est brutal : la Banque Asiatique de Développement estime le coût mondial de l’épidémie à 4100 Mds$[1]. Rien qu’en France, un mois de confinement équivaut à -3% de PIB par an[2]. 6,6 M d’Américains ont déjà déposé une demande d’allocation chômage la dernière semaine de mars et 900 000 espagnols ont perdu leur emploi depuis le début du confinement. Tribune de Michael Vincent et Nancy Yuk.
Devant ces montants vertigineux et forts de l’expérience de 2008, les États et banques centrales ont réagi massivement. Le temps venu, cette crise appellera impliquera de larges bailout, c’est-à-dire des renflouements d’entreprises avec l’argent public.
Conditionner le sauvetage des industries polluantes
Ces sauvetages sont une opportunité pour responsabiliser les entreprises et fixer la priorité de la transition écologique. Des voix telle que celle du Président du gouvernement tchèque Andrej Babiss, s’élèvent déjà pour écarter l’agenda écologique au motif qu’il ne serait pas compatible avec l’urgence sanitaire et économique. Pourtant, dès 2008, les Américains exploraient déjà cette voie avec les plans de sauvetage de General Motors et Chrysler[3], mais sans aller au bout de la logique car ne fixant pas d’objectif contraignant de transition énergétique.
Cette fois-ci, les aides devront être conditionnées au strict respect des accords de Paris.
Prévenir plutôt que guérir ou le bon sens économique ?
Une trajectoire climat soutenable ne s’oppose pas à une sortie de crise économique : occulter aujourd’hui la transition écologique, c’est la garantie de payer le prix fort demain avec de futures crises écologiques, sanitaires et sociales mettant à nouveau l’économie mondiale à l’arrêt. C’est mal évaluer le coût de l’inaction, notamment lorsqu’il faudra désinvestir dans les industries polluantes, largement subventionnés aujourd’hui comme le souligne l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans le cas du gaz et le pétrole, alors que les températures augmentent inexorablement.
Investir dans la transition écologique, c’est saisir cette « opportunité historique » pour véritablement penser la politique de relance, gagner du temps afin de trouver un système alternatif viable, tout en créant des emplois supplémentaires.
C’est aussi corriger nos erreurs d’il y a 10 ans : la crise des subprimes a été gérée à grands coups d’injections d’argent public, qui a artificiellement alimenté des entreprises non efficientes dites « zombies »[4], estimées entre 6 à 13% en 2018[5] (contre 1% en 1999). Nous n’aurons plus les moyens de les maintenir sous-perfusion. D’autre part, la cure d’austérité qui a suivi nous a fragilisés, avec en premier lieu, nos systèmes de santé. Doit-on à nouveau nous lancer dans une cure austéritaire sans discernement et faire le lit de la prochaine crise ?
Un mécanisme ordonné
Pourquoi sauver aujourd’hui sans condition une entreprise incompatible avec la transition énergétique et qu’il faudra transformer dans 2, 5 ou 10 ans ?
Des secteurs tels que le transport aérien (manque à gagner estimé à 30 Mds pour 2020) et l’automobile (-72% en France en mars 2020) devront sans doute faire appel au bailout. Or, l’une des leçons de 2008, c’est l’acceptabilité populaire de telles mesures. Les « chèques en blanc » fournis aux banques avaient déjà suscité des critiques car ils revenaient à les autoriser à garder les profits mais à socialiser leurs pertes.
À l’image du déconfinement, la transition devra être ordonnée et se faire dans le bon timing, tout en gérant les potentielles faillites tout au long de la chaîne de valeur, de la production jusqu’au consommateur final, en passant du grand groupe jusqu’aux sous-traitants/PME, et en veillant à faire le tri des activités stratégiques à conserver.
Si nous sauvons des entreprises, elles doivent à leur tour sauver la planète
En pratique, les entreprises non compatibles avec la transition écologique et sur le point de faire faillite pourraient être supervisées par un organisme indépendant qui s’assurera de la faisabilité du plan de transformation, à court ou moyen terme, tout en veillant à sauvegarder les emplois et l’économie locale. Un audit régulier devra être effectué pour prouver le respect des engagements pris, avec responsabilité devant les parlements. Cette résolution pourrait se compléter d’une nationalisation partielle temporaire, sous réserve du respect des contreparties : les entreprises devront s’engager à revoir leurs business models ainsi que leurs chaines d’approvisionnement pour s’assurer de répondre à l’objectif de transition écologique et être viable une fois l’aide publique achevée. Pour l’exemple, une banque sauvée devra orienter ses choix d’investissement vers des énergies moins polluantes[6], alors que le cadre financier actuel prend encore trop timidement en compte cela[7] malgré l’émergence timide d’une taxonomie verte.
Dans les cas où une entreprise ne peut être réformée dans une direction compatible avec les objectifs climatiques, ultimement l’argent du sauvetage devra prioritairement aller aux employés, sous-traitants à la recherche d’alternatives soutenables et à l’économie locale. Plus généralement, les États doivent se coordonner pour encastrer cette transition dans le cadre d’une véritable politique industrielle globale, pour aller au-delà du simple laissez-faire court-termiste et du chantage aux emplois, afin de sortir enfin du statu quo et agir avec pragmatisme et rationalité. Au-delà de renflouements purs et simples, et à l’image de ce qui a été fait pour les banques dans le cadre du mécanisme de résolution bancaire, les États pourraient également compléter les dispositifs par la création d’un fonds de soutien financé par les entreprises polluantes, dans lequel elles pourraient piocher lors de restructuration et résolution.
Depuis trop longtemps nos économies modernes vont de sauvetage en sauvetage. Cette crise mondiale du coronavirus met en lumière nos fragilités et en accélère les mutations. Faisons plus que simplement sauver les meubles et préparons-nous un avenir durable face aux crises à venir. Ne reproduisons pas les erreurs de 2008 et utilisons les leviers à notre disposition dès aujourd’hui, pour être à la hauteur du défi que le dérèglement climatique pose à nos sociétés sur le long terme. Ne gâchons pas cette opportunité d’enfin enclencher la transition écologique et solidaire.
[1] https://www.weforum.org/agenda/2020/02/coronavirus-economic-effects-global-economy-trade-travel (3 April 2020)
[2] Données INSEE, communication du 26 mars 2020.
[3] Le renflouement s’était notamment fait sous réserve de repenser les business models pour mieux prendre en compte les enjeux énergétiques.
[4] Voir https://jean-jaures.org/nos-productions/green-new-deal-1000-milliards-quand-pour-qui-et-comment
[5] Pour les pays de l’OCDE, Banque des Règlement Internationaux (BRI), 2018.
[6] A ce sujet, voir la note de Laurence Scialom “CRISE ÉCONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE :
OSONS DES DÉCISIONS DE RUPTURE” p.14-15-16
http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf
[7] Voir Oxfam – Les Amis de la Terre “La colossale empreinte carbone des banques : une affaire d’État” https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2019/11/Rapport-La-colossale-empreinte-carbone-des-banques-fran%C3%A7aises.pdf