Joker, la valse des mésinterprétations

Extrait du film Joker/ © DR

Auréolé par un prestigieux Lion d’Or du meilleur film à la Mostra de Venise, le Joker de Todd Phillips (sorti le 9 octobre en France) est rattrapé par la critique en Amérique du Nord. On lui reproche une apologie de la violence blanche, voire une représentation complaisante du masculinisme. Or la polémique en dit plus sur les obsessions et les errements intellectuels qui sévissent actuellement outre-Atlantique, que sur le film lui-même.


1971. Stanley Kubrick balance à la face du monde Orange mécanique. Son univers dystopique, où des jeunes en déperdition violent et tuent pour le plaisir, provoque un tollé. Au Royaume-Uni, on raconte, à tort, que des bandes de délinquants, imitant ainsi Malcolm McDowell et ses droogies, se livrent à de similaires actes répréhensibles. Kubrick, croulant sous les lettres de menaces et d’insultes, finit par demander lui-même qu’on retire son film des salles britanniques.

2019. Todd Phillips dévoile son tant attendu Joker. Le grand méchant mythique de Batman, déjà apparu quatre fois sur grand écran face au justicier, se voit offrir un long-métrage en solo, dans le but de raconter ses origines. Le film prend le prétexte du “clown maléfique”, afin de nous décrire la lente plongée dans la folie de ce protagoniste, reflet d’un monde malade, qui lorgne explicitement sur le Nouvel Hollywood, “Taxi Driver” en tête. Une oeuvre dense, à la mise en scène impeccable quoique très insistante sur ses effets, dont l’attraction principale demeure l’incroyable performance de Joaquin Phoenix, étique, désarticulé, fascinant. Son personnage, humoriste raté, atteint d’un handicap mental, lui attirant des rires nerveux, est rejeté par la société, condamné à l’état de monstre. C’est donc dans la monstruosité qu’il finit par s’épanouir.

Contrairement à Kubrick, Todd Phillips ne devrait pas connaître la même censure forcée. Mais le réalisateur de Joker, lui aussi, se retrouve au cœur d’une controverse, essentiellement aux Etats-Unis. Controverse assez inattendue, vue d’Europe, où il est encensé, couronné à Venise et déjà annoncé collectionneur de statuettes aux Oscar. Que lui reproche-t-on exactement ? En voici quelques exemples :

 – « Joker est le anti-héros que les rejetés et les enragés attendaient, et là est précisément le problème. Il faut s’inquiéter de l’idée d’une histoire dans laquelle on offre à un homme blanc une sorte de compréhension pour sa violence. » Sarah Hagi, Globe and Mail.

– « Avions-nous vraiment besoin d’un film brutal sur un terroriste blanc qui utilise la violence armée pour se venger de la société qui le rejette ? Avions-nous besoin de ça maintenant ? » Kathleen Newman, Refinery29.com.

– « Ce Joker pourrait facilement être adopté comme le saint patron des Incels. » Stephanie Zacharek, Time (Incel est le nom donné aux Involuntary Celibate, une communauté ultra-misogyne dont l’absence de situation amoureuse nourrit leur haine des femmes).

Enfin, comme quoi la France n’est pas tout-à-fait épargnée, faisons mention en bonus de cet article invraisemblable des Inrockuptibles : « Joker n’aurait-il pas l’air trop gay ? », dans lequel on apprend la chose suivante: parce que le Joker danse, il a l’air efféminé et puisqu’il a l’air efféminé, il a « l’air trop gay », quel que soit le sens profond de ce dernier propos. Ce qui, de fait, n’en devient que plus homophobe.

Violence du Joker versus violence de Marvel

Reprenons point par point. Joker serait complaisant vis-à-vis de son personnage titre, au point d’en excuser ses actes violents et choquants. Mais c’est précisément le contraire ! La violence du Joker choque, dégoûte ? Tant mieux ! Cela prouve que la mission du réalisateur est accomplie. Ce sentiment de malaise, né de l’inconfortable position de voyeur dans laquelle se trouve le spectateur, l’amènera à se questionner sur son propre rapport à la violence. Si Todd Phillips voulait glorifier cette dernière, il ne la rendrait pas dérangeante. Au contraire, elle n’en deviendrait que plus « fun ».

De fait, c’est là, précisément, qu’il conviendrait de s’inquiéter. Car depuis dix ans, les écrans abondent de films de super-héros Marvel, dérouillant à la chaîne des centaines de méchants plus ou moins anonymes, pour le pur divertissement des masses. Cette violence-là, par-contre, personne ne la remet plus en question. Elle est même héroïque, puisque c’est le Bien qui triomphe toujours du Mal, l’Ordre étant préservé. Elle est omniprésente, banalisée, standardisée en plus d’être euphémisée, rendue moins sanglante, pour convenir à un public de moins de 13 ans. Cette violence, qu’on n’identifie même plus en tant  que violence dérangeante, au contraire assimilée à de l’action simple, n’est-elle pas réellement plus condamnable ? Ne mérite-t-elle pas aussi son lot d’interrogations angoissées ?

Woke culture

Non, parce que Marvel fait quelque chose qui plaît beaucoup aux critiques : il met en scène une (relative) diversité de personnages – Asiatiques, Noirs, femmes, homosexualité très récemment, le studio s’applique tellement qu’on pourrait s’interroger sur la présence de quotas. Le Joker, lui, est un tueur, un homme ET il est Blanc. Donc, apologie des tueurs blancs masculinistes, forcément. Ce dernier point est caractéristique de la principale préoccupation intellectuelle aux Etats-Unis ces derniers temps, la culture du woke. Cet anglicisme qui vient de to wake (s’éveiller) désigne les œuvres qui se sont donc « éveillées » aux problématiques de représentation dénoncées ces dernières années – d’abord le manque de minorités ethniques, avec notamment #OscarSoWhite, puis le manque de femmes, dans le sillon de #MeToo.

Ces combats, il faut évidemment les mener pour bousculer la très masculine et très blanche industrie hollywoodienne. Mais c’est devenu le seul prisme politique de certains critiques pour analyser le cinéma. Or le sens global d’un film ne saurait se réduire à une question de représentation de telle ou telle catégorie à travers les personnages. Il réside dans l’articulation de plusieurs signifiants, donnés par le script, les dialogues, la mise en scène (le choix du cadre et la manière dont les personnages y prennent vie), le montage et la musique qui enrobe le tout. Si seule la représentation compte, alors on n’interroge plus la société capitaliste, ni les institutions en tant que telles, on se contente de se demander si tout le monde y est dignement représenté. Et on ne comprendrait toujours pas mieux le métrage… Alors revenons-y.

Arthur Fleck, avant d’être un Blanc, un tueur, est un paumé. Sa descente aux enfers est la conjonction de trois niveaux de violence qui, ensemble, constituent le cocktail de sa folie. D’abord, une violence intime, profonde : une enfance battue, dont il garde un terrible stigmate – cette pathologie mentale, ce rire glaçant incontrôlé. Ensuite, conséquence de cette maladie, une violence symbolique : Arthur met mal à l’aise les gens, il est mis au ban de la société. Son handicap conduit à son rejet de la normalité. En ce sens, le film montre avec brio que cette société est elle-même malade, au moins autant que lui. La ville décrépit, les inégalités et la misère rampent, les colères brûlent. Bref, la violence sociale plane partout, et Arthur en est aussi victime – il vit dans un taudis, n’a plus accès aux services de santé, et se fait tabasser par un gang de gamins dans une ruelle. Ce que dit Todd Phillips, c’est simplement que la violence sous toutes ses formes engendre la violence. Son personnage n’obtient jamais ni bénédiction ni absolution. Il est établi, depuis le départ, que tous ses projets sont motivés par la folie – et que cette folie ne tombe pas de nulle part.

Un fou sur les barricades

Par exemple, malgré le chaos ambiant, ce monde cruel qui l’entoure, sa seule préoccupation au départ, naïve, pathétique, est d’attirer les projecteurs sur lui, de devenir un humoriste star du petit écran (l’occasion pour le film de caster face à lui Robert de Niro pour une référence très explicite à La Valse des Pantins). C’est à ce propos qu’interviennent d’autres critiques : le Joker deviendrait un symbole de la révolution en fin de film, ce qui contribuerait à l’icôniser comme « anti-héros des enragés ». A noter que cette lecture-ci a son pendant négatif, avec d’un côté les apôtres du “restons modérés”, qui s’inquiètent d’une incitation, au mieux à sortir manifester, au pire à l’insurrection ; mais aussi un pendant positif – on a pu lire l’avocat Juan Branco, en France, se féliciter carrément d’une oeuvre « ode aux luttes insurrectionnelles et aux gilets jaunes en particulier ». Ne lui en déplaise, Todd Phillips n’a, lui non plus, probablement pas lu Crépuscule, et n’appelle certainement pas à l’insurrection.

Car si le Joker devient un héros pour les révoltés de Gotham, c’est d’abord par pure coïncidence, puis par opportunisme. Le Joker n’a aucun projet politique, encore une fois. Sa seule préoccupation, c’est lui-même et le regard qu’on lui porte. Il se trouve que son premier crime (la meilleure scène du film, peut-être) est le meurtre de trois millionnaires. Les médias croient y déceler une coloration politique, compte tenu du climat social, et cela suffit à le porter en symbole de la contestation contre ceux qui concentrent les richesses. Mais c’est un pur hasard. Et si le Joker finit, à la fin, par accepter le costume de héros populaire, c’est parce que cela lui offre enfin la scène que tout le monde, jusque-là, lui refusait.

Todd Phillips n’appelle donc pas à la violence. Son film n’est pas prescriptif mais descriptif. Il prétend seulement dépeindre une société qui s’écroule, pour laquelle la violence sera la seule issue. Et, en sous-texte, il dit qu’en l’absence de changement de cap, le peuple pourrait bien se tourner vers un fou pour peu qu’il ait un briquet et un bidon d’essence. Toute ressemblance avec l’Amérique de Trump n’est évidemment pas à exclure. C’est ce message annonciateur de la crise à venir qu’il faut retenir. Et que la valse des mésinterprétations contribue à brouiller.


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Bis repetita à Hollywood ou comment ne pas apprendre de ses erreurs

©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Le lundi 19 juin avait lieu au Grand Rex l’avant-première de Baywatch : Alerte à Malibu, dernière grosse production de la Paramount. Léger bémol : la salle, vide au 9/10e. Avec 177 369 571 de dollars de bénéfices pour 70 000 000 de budget, le film est un demi-échec pour les producteurs hollywoodiens. Il s’inscrit dans une série de revers pour les blockbusters : du dernier Pirates des Caraïbes à Valérian en passant par La Momie, l’enchaînement des fiascos traduit un essoufflement qui n’est pas sans rappeler les années 1960 à Hollywood.

La vieille analyse marxiste, caricaturale et caricaturée, selon laquelle toute production artistique est en grande partie façonnée par ses conditions de production est quelque peu tombée en désuétude. Dénoncée à raison pour son réductionnisme, elle n’est pourtant pas dénuée de tout intérêt dans le cas de l’industrie cinématographique. Elle permet effectivement de rendre compte, dans une certaine mesure, du caractère inégal de la qualité de la production cinématographique au fil du temps. L’exemple du cinéma américain des années 1970-1990 est, à cet égard, très symptomatique.

A la fin des années 1960, l’industrie du cinéma américaine est exsangue. En 1950, 20,6 millions de spectateurs s’étaient rendus dans les salles de cinéma, un nombre déjà moins élevé qu’avant-guerre. En 1975, la fréquentation des salles est tombée à 4,6 millions de spectateurs. Au cours des années 1950 et 1960, Hollywood, jouissant de bénéfices confortables, s’est laissé aller à la facilité : alors que l’Europe commence à connaître la modernité cinématographique (Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman sort en 1957, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais en 1959, L’avventura de Michelangelo Antonioni en 1960), les studios américains multiplient les films standardisés à l’instar de La Mélodie du bonheur de Robert Wise (1965), comédie musicale lénifiante et pleine de bons sentiments.

A la fin des années 1960, les grandes majors hollywoodiennes (Paramount, Universal, MGM, la Fox) sont au bord de la faillite. Pour éviter la débâcle, elles doivent à tout prix parvenir à attirer à nouveau les spectateurs. Cette situation de crise va octroyer à la nouvelle génération de réalisateurs, la première à avoir fréquenté les universités de cinéma (celle de UCLA notamment), nourrie au cinéma européen, une liberté dont la précédente n’avait pas pu bénéficier. Cette jeune génération, à l’inverse des dirigeants vieillissants des studios, comprend la société américaine des années 1970, son mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Viêt nam, l’émergence d’une nouvelle gauche. Les majors se résolvent alors, à contrecœur, à déléguer une partie de leur pouvoir à ces jeunes réalisateurs qui, eux, semblent en phase avec les nouveaux goûts du public.

Alors que dans les années 1950 les réalisateurs qui refusaient de céder à la standardisation étaient marginalisés et condamnés à tourner leurs films dans des conditions déplorables (à l’instar du sublime Shadows de John Cassavetes, tourné avec un budget dérisoire et des acteurs non professionnels), ceux des années 1970 vont jouir d’un pouvoir dont jamais les réalisateurs n’avaient pu bénéficier. Pour la première fois, ils obtiennent le final cut (ce sont eux qui ont le dernier mot concernant leurs films, les studios ne peuvent plus remonter les films à leur guise comme ils avaient l’habitude de le faire).

C’est le Bonny and Clyde d’Arthur Penn, film particulièrement violent pour l’époque, qui marque l’acte de naissance, en 1967, de ce que l’on appellera le Nouvel Hollywood. Suit toute une série de films exigeants et novateurs, qui mêlent la violence et les problématiques américaines de Bonny and Clyde et le thème de l’aliénation propre au cinéma européen.

Ces films, distribués par les grands studios, touchent un vaste public. De grands cinéastes émergent alors. Peter Bogdanovich ouvre le bal en 1971 avec La Dernière Séance : film d’apprentissage qui entraîne le spectateur au coeur d’une Amérique rurale plongée dans l’ennui sur fond de Guerre de Corée. Il s’agit de l’une des oeuvres les plus pessimistes de la décennie. Martin Scorsese s’inscrit également dans ce renouveau avec Mean Streets (1973, première étape d’une collaboration fructueuse avec Robert De Niro) puis Taxi Driver (1976), l’un des premiers films à traiter la question de la guerre du Viêt nam, emblématique du Nouvel Hollywood par sa violence et sa noirceur. Le Viêt Nam devient rapidement une préoccupation majeure des cinéastes contemporains : Francis Coppola l’aborde dans Apocalypse Now (1979, Palme d’Or), Michael Cimino dans Voyage au bout de l’enfer (1978), fresque de 3h20 qui s’attarde surtout sur les conséquences psychologiques de la guerre. Illustration saisissante de la liberté inédite dont jouissent ces jeunes réalisateurs, la carte blanche donnée par les studios à Michael Cimino pour son film suivant. La Porte du Paradis (1980) s’avèrera finalement être un fiasco commercial sans précédent, entrainant la faillite de son producteur United Artists. L’échec du film signe symboliquement la fin du Nouvel Hollywood.

L’effervescence ne dure en effet qu’une décennie. L’immense succès commercial de films à grand spectacle (Les dents de la mer, Star Wars), consensuels et nettement moins politisés que ceux du début des années 1970, vient renflouer les studios. Ces derniers dégagent des bénéfices plus importants que jamais et reprennent peu à peu leur pouvoir. Cela engendre un retour à la standardisation : Star Wars est ainsi décliné en trois épisodes. L’ère des suites et de la reproduction des recettes qui fonctionnent s’ouvre à Hollywod, au détriment des films novateurs et originaux. Les années 1980, années prospères pour l’industrie hollywoodienne, sont une décennie incomparablement moins intéressante que la précédente du point de vue artistique. Les films qui se démarquent par leur originalité sont produits et distribués par des compagnies indépendantes new-yorkaises (Stranger than paradise de Jim Jarmush ou Blood Simple des frères Coen en 1984) et bénéficient d’une exposition bien moindre que les films de Scorsese dix ans auparavant.

Bien entendu, ce déclin artistique ne s’explique pas uniquement par la meilleure santé financière des studios hollywoodiens. Le nouveau climat politique qui s’installe aux États-Unis (l’avènement du reaganisme et des yuppies) y est également pour beaucoup. Toutefois, il est difficile d’expliquer ce phénomène sans évoquer, comme on vient de le faire brièvement, les conditions de production des films. Par ailleurs, il ne s’agit pas de rejeter sans réserve le principe même des films à gros budgets. Les studios hollywoodiens ont à leur disposition nombre de réalisateurs créatifs et compétents sachant mettre à profit les moyens colossaux à leur disposition. Les Gardiens de la Galaxie, réalisé par James Gunn et sorti en 2014, apportait par exemple un vent de fraîcheur bienvenu au genre super-héros. De la même manière, le nouveau Spiderman, « blockbuster réjouissant dans ses dialogues et ses personnages secondaires comme dans ses scènes d’action tonitruantes », fait du bien au genre. Malgré un système à bout de souffle qui pousse à la standardisation et semble répéter les mêmes erreurs, il reste donc à Hollywood des cinéastes capables d’innovation.

Crédits photos : ©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Pour aller plus loin :

  • BISKIND Peter, Le Nouvel Hollywood : Coppola, Lucas, Scorcese, Spielberg… La révolution d’une génération, Le Cherche midi, coll. « Documents », 2002.
  • BERTHOMIEU Pierre, Hollywood moderne – le temps des voyants, Rouge profond, 2011.

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