Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

En Allemagne, la mort du pacifisme

Sous le gouvernement de coalition d’Olaf Scholz, l’Allemagne se réarme de plus en plus. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Marquée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, puis par la partition de la Guerre Froide, l’Allemagne a longtemps été un pays pacifiste. En quelques mois à peine, la guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes. Alors que le conflit présente un risque de dégénérer en guerre nucléaire, les discours appelant à la retenue et à la diplomatie passent désormais pour un soutien à la dictature de Poutine. Les Verts, pourtant historiquement pacifistes, sont à l’avant-garde de cette évolution inquiétante, fruit de décennies de soft power américain. Article du sociologue Wolfgang Streeck, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Le 17 octobre, le Chancelier fédéral Allemand Olaf Scholz a invoqué le privilège constitutionnel que lui confère l’article 65 de la Grundgesetz (la Constitution allemande) pour « définir les orientations » de la politique de son gouvernement. Les chanceliers ne le font que rarement, voire pas du tout ; la sagesse politique veut que vous soyez éliminé à la troisième tentative. Il en allait de la durée de vie des trois dernières centrales nucléaires allemandes. L’objet de ce recours au « 49.3 allemand » ? Revenir sur la fermeture prévue des centrales nucléaires d’ici la fin 2022, inscrite dans la loi en 2011 par le gouvernement d’Angela Merkel à la suite de l’accident de Fukushima et destiné à attirer les Verts dans une coalition avec son parti. Désormais au gouvernement avec le SDP (centre-gauche) et le FDP (libéraux), les Verts ont refusé de lâcher leur trophée, craignant les accidents et les déchets nucléaires, mais aussi leurs électeurs de la classe moyenne aisée. Le FDP a quant à lui demandé, compte tenu de la crise énergétique actuelle, que les trois centrales – qui représentent environ 6 % de l’approvisionnement électrique de l’Allemagne – soient maintenues en activité aussi longtemps que nécessaire, c’est-à-dire indéfiniment. Pour mettre un terme aux disputes, Scholz a transmis un ordre aux ministères concernés, déclarant officiellement que la politique du gouvernement était de maintenir les centrales en activité jusqu’à la mi-avril de l’année prochaine. Les deux partis ont plié l’échine, ce qui a permis de sauver la coalition pour le moment.

Or, si les Verts sont vent debout contre l’énergie nucléaire, ils semblent bien moins préoccupés par l’arme atomique. Alors que la menace nucléaire dans le cadre du conflit en Ukraine est réelle, les Verts n’hésitent en effet pas à participer pleinement à la surenchère guerrière qui fait monter les tensions. Un positionnement qui leur a valu des critiques acerbes de la part de Sahra Wagenknecht, figure de la gauche allemande, qui les a récemment qualifié de « parti le plus hypocrite, le plus distant, le plus malhonnête, le plus incompétent et, à en juger par les dégâts qu’il cause, le plus dangereux que nous ayons actuellement au Bundestag ».

Pour eux, le renversement du régime Poutine est nécessaire, afin de livrer ce dernier à la Cour Pénale Internationale de La Haye pour qu’il y soit jugé. Une perspective non seulement fantaisiste (la Russie, tout comme les Etats-Unis, n’a pas ratifié le statut de Rome, qui en est à l’origine, ndlr), mais également très risquée au vu des dommages qu’une escalade nucléaire en Ukraine causerait, et ce qu’elle signifierait pour l’avenir de l’Europe et, en l’occurrence, de l’Allemagne. À quelques exceptions près, les élites politiques allemandes, tout comme leurs médias de propagande, ignorent ou font semblant d’ignorer l’état actuel de la technologie des armes nucléaires ou le rôle attribué à l’armée allemande dans la stratégie et la tactique nucléaires des États-Unis.

La menace nucléaire sous-estimée ?

Or, après le tournant historique de la politique étrangère allemande (Zeitenwende) décidé par Scholz, l’Allemagne se déclare de plus en plus prête à devenir la nation phare de l’Europe. Dès lors, sa politique intérieure devient plus que jamais une question d’intérêt européen. La plupart des Allemands se représentent la guerre nucléaire comme une bataille intercontinentale entre la Russie (anciennement l’Union soviétique) et les États-Unis, avec des missiles balistiques porteurs d’ogives nucléaires traversant l’Atlantique ou le Pacifique. L’Europe pourrait être touchée ou non, mais comme le monde serait de toute façon plongé dans un abîme, il semble inutile d’envisager cette possibilité. Craignant peut-être d’être accusés de « Wehrkraftzersetzung » (subversion de la force militaire, passible de la peine de mort pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr), aucun des « experts en défense » allemands, soudainement très nombreux, ne semble disposé à prendre au sérieux les avertissements de Joe Biden, qui évoque un « Armageddon » en cas d’usage de l’arme nucléaire.

Si une escalade nucléaire venait à avoir lieu, une arme de choix est une bombe nucléaire américaine appelée B61, conçue pour être larguée depuis des avions de chasse sur des installations militaires au sol. Bien qu’ils aient tous juré de se consacrer « au bien-être du peuple allemand [et] de le protéger contre tout danger », aucun membre du gouvernement allemand ne souhaite parler des possibles retombées que pourrait produire l’utilisation d’une B61 en Ukraine. Au vu du risque d’élargissement du conflit récemment posé par l’explosion d’un missile en Pologne, la question mérite pourtant d’être posée : où donc les vents porteraient-t-ils les retombées radioactives ? Combien de temps la zone entourant un champ de bataille nucléaire serait-elle inhabitable ? Combien d’enfants handicapés naîtrait-il à cet endroit et aux alentours dans les années qui suivrait une telle attaque ? Tout cela pour que la péninsule de Crimée puisse rester ou redevenir propriété de l’Ukraine…

Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire.

Ce qui est en revanche clair, c’est que, comparé à une guerre nucléaire, même localisée, l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986 (qui a accéléré la progression des Verts en Allemagne) apparaît tout à fait négligeable dans ses effets. Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient d’ailleurs toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire, par exemple en constituant des stocks de compteurs Geiger ou de comprimés d’iode. Après l’expérience du Covid-19, un tel silence est pour le moins surprenant.

Pourtant, l’Occident se prépare à l’éventualité d’une guerre nucléaire. À la mi-octobre, l’OTAN a organisé un exercice militaire appelé « Steadfast Noon », décrit par le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) comme un « entraînement annuel aux armes nucléaires ». L’exercice a réuni soixante avions de chasse de quatorze pays et s’est déroulé au-dessus de la Belgique, de la mer du Nord et du Royaume-Uni. « Face aux menaces russes d’utiliser des armes nucléaires », explique le FAZ, « l’Alliance a activement et intentionnellement diffusé des informations sur l’exercice pour éviter tout malentendu avec Moscou, mais aussi pour démontrer son état de préparation opérationnelle ». Au cœur de l’opération se trouvaient les cinq pays qui ont conclu un « accord de participation nucléaire » avec les États-Unis : l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et la Turquie. Cet accord prévoit que certains de leurs avions de chasse transportent des bombes B61 américaines vers des cibles désignées par le Pentagone. Une centaine de B61 seraient stockés en Europe, sous la garde de troupes américaines. L’armée de l’air allemande maintient ainsi une flotte de bombardiers Tornado consacrée à la « participation nucléaire ». Mais ces avions sont considérés dépassés et vieillots. Lors des négociations pour la formation de la coalition actuellement au pouvoir Outre-Rhin, l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (écologiste), a exigé que les Tornados soient remplacés dès que possible par trente-cinq bombardiers furtifs américains F35. Ceux-ci sont désormais commandés et seront probablement livrés dans environ cinq ans, pour un prix de huit milliards d’euros, au grand dam des Français qui avaient espéré obtenir une part du marché. L’entretien et les réparations devraient coûter deux ou trois fois ce montant pendant la durée de vie des avions.

Il est important de préciser en quoi consiste « Steadfast Noon » : les pilotes apprennent à abattre les avions intercepteurs de l’ennemi et, lorsqu’ils sont suffisamment proches de la cible, à effectuer une manœuvre compliquée, le fameux lancement « par-dessus l’épaule ». S’approchant à très basse altitude, avec une bombe nucléaire attachée sous leur fuselage, les avions inversent soudainement leur direction en effectuant une boucle avant, libérant la bombe au sommet de leur ascension. La bombe continue alors dans la direction initiale de l’avion, jusqu’à ce qu’elle tombe dans une courbe balistique éradiquant ce qu’elle est censée éradiquer au bout de sa trajectoire. L’avion est alors déjà sur son chemin de retour supersonique, ayant évité la vague provoquée par l’explosion nucléaire. Terminant sur une note positive pour ses lecteurs, le FAZ a par ailleurs révélé que des « bombardiers stratégiques à longue portée B-52 » des États-Unis, « conçus pour les missiles nucléaires pouvant être largués à haute altitude », ont également participé à l’exercice. 

Les discours militaristes ont le vent en poupe

Derrière les déclarations publiques de la coalition au pouvoir, les partis au pouvoir en Allemagne débattent en coulisses de la meilleure façon d’éviter que le peuple ne se mèle d’enjeux aussi cruciaux. Le 21 septembre, l’un des rédacteurs en chef du FAZ, Berthold Kohler, un partisan de la ligne dure, a noté que même parmi les gouvernements occidentaux « l’impensable n’est plus considéré comme impossible ». Selon lui, au lieu de se soumettre au chantage nucléaire de Poutine, les « hommes d’État » occidentaux doivent faire preuve de « plus de courage… si les Ukrainiens insistent pour libérer leur pays tout entier », une insistance qui semble aujourd’hui interdit de contester, faute de passer pour un soutien de Poutine. Tout « arrangement avec la Russie aux dépens des Ukrainiens » – sans doute inévitable lorsque s’engageront des négociations de paix – équivaudrait selon Kohler à « trahir les valeurs et les intérêts de l’Occident ». Pour rassurer ceux de ses lecteurs qui préfèrent néanmoins vivre pour leur famille plutôt que de mourir pour Sébastopol – et à qui l’on raconte que Poutine est un fou génocidaire imperméable aux arguments rationnels – Kohler rapporte qu’à Moscou, la crainte d’un « Armageddon nucléaire dans lequel la Russie et ses dirigeants brûleraient également » est suffisante pour que l’Occident soutienne à fond la vision de Zelensky concernant l’intérêt national ukrainien. 

Quelques jours après cet article, l’un des rédacteurs de Kohler, Nikolas Busse, rappelait toutefois que « le risque nucléaire augmente », soulignant que « l’armée russe dispose d’un grand arsenal d’armes nucléaires plus petites, dites tactiques, adaptées au champ de bataille ». Selon Busse, la Maison Blanche « a averti la Russie, par des voies directes, de lourdes conséquences » si elle les utilisait. Il n’est toutefois pas certain que la tentative américaine « d’accroître la pression sur Poutine » ait l’effet escompté. « L’Allemagne », poursuit l’article, « sous la protection présumée de la stratégie de Biden, s’est permis un débat étonnamment frivole sur la livraison de chars de combat à l’Ukraine », faisant référence à des chars qui permettraient à l’armée ukrainienne de pénétrer en territoire russe, outrepassant ainsi le rôle assigné aux Ukrainiens dans cette guerre par procuration des Américains contre la Russie et provoquant probablement une réponse nucléaire : « Plus que jamais, il ne faut pas s’attendre à ce que les États-Unis risquent leur peau pour les aventures solitaires de leurs alliés. Aucun président américain ne mettra le destin nucléaire de sa nation entre les mains des Européens » notait très justement le journaliste. On peut d’ailleurs ici noter que les dirigeants européens mettent en revanche pleinement le destin de leurs nations entre les mains des Américains.

Les mises en garde de Busse correspondent à la limite de ce que l’establishment politique allemand est prêt à laisser entrevoir aux sections les plus éduquées de la société allemande sur les conséquences que l’Allemagne pourrait avoir à endurer si la guerre se poursuit. Mais cette frontière est en train de se déplacer rapidement. Une semaine à peine après l’article de Busse, Kohler exprimant également ses doutes sur la volonté des États-Unis de sacrifier New York pour Berlin et appelait en conséquence l’Allemagne à acquérir ses propres bombes nucléaires. Or, depuis 1945, une telle proposition a toujours paru en dehors des limites de la pensée politique admissible en Allemagne. Selon Kohler, l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Allemagne serait à la fois une assurance contre l’imprévisibilité de la politique intérieure américaine et de sa stratégie mondiale et une condition préalable à un leadership allemand en Europe. Disposer de la bombe permettrait en effet à Berlin d’être véritablement indépendant de la France et de renforcer ses liens avec les pays d’Europe centrale comme la Pologne. 

Propagande de guerre

Francfort, disait Goethe de sa ville natale, « est pleine de bizarreries ». On peut en dire de même de Berlin, ou même de l’Allemagne tout entière, aujourd’hui : ce qui semblait hier encore tabou ne l’est plus. L’opinion publique est étroitement influencée par l’alliance des partis centristes et des médias, et soutenue dans des proportions étonnantes par une censure auto-imposée de la société civile. L’Allemagne, puissance régionale de taille moyenne, apparemment gouvernée démocratiquement, est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité. Lorsque, le 26 septembre, les deux gazoducs Nord Stream ont été touchés par une attaque sous-marine, les tenants du pouvoir ont tenté pendant quelques jours de convaincre le public allemand que l’auteur de l’attaque ne pouvait être que Poutine, dans le but de démontrer aux Allemands qu’il n’y aurait pas de retour au bon vieux temps du gaz russe bon marché. Une affirmation crédible seulement pour les plus crédules : pourquoi Poutine se serait-il volontairement privé de la possibilité, aussi minime soit-elle, d’attirer à nouveau l’Allemagne vers la dépendance énergétique, et ce dès que les Allemands auraient été incapables de payer le prix faramineux du gaz naturel liquéfié (GNL) américain ? Et s’il est vraiment le commanditaire de ce sabotage, pourquoi n’aurait-il pas fait sauter les gazoducs dans les eaux russes plutôt que dans les eaux internationales, ces dernières étant plus fortement surveillées que tout autre espace maritime à l’exception, peut-être, du golfe Persique ? Pourquoi risquer qu’un escadron de troupes de choc russes soit pris en flagrant délit de sabotage, déclenchant ainsi une confrontation directe avec plusieurs États membres de l’OTAN en vertu de l’article 5 ?

L’Allemagne est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité.

En l’absence d’un « narratif » un tant soit peu crédible, l’affaire fut vite abandonnée une semaine plus tard. Deux jours après l’explosion, le reporter d’un journal local qui se trouvait à l’entrée de la mer Baltique déclarait avoir aperçu l’USS Kearsarge – un « navire d’assaut amphibie » capable de transporter jusqu’à 2 000 soldats – quitter la Baltique en direction de l’Ouest, accompagné de deux chaloupes de débarquement ; une photo de deux des trois navires a été diffusée sur Internet. Une information qui n’a suscité absolument aucune réaction. Personne dans le monde politique allemand ou dans les médias nationaux n’y a prêté attention, en particulier publiquement. À la mi-octobre, la Suède, actuellement candidate à l’adhésion à l’OTAN, a annoncé qu’elle garderait pour elle les résultats de son enquête sur l’événement ; le niveau de sécurité de ses conclusions était trop élevé « pour être partagé avec d’autres États comme l’Allemagne ». Peu de temps après, le Danemark s’est également retiré de l’enquête menée conjointement.

Le 7 octobre, le gouvernement a dû répondre à la question d’un député Die Linke (gauche) sur ce qu’il savait des causes et des responsables des attaques sur les gazoducs. Après avoir déclaré qu’il les considérait comme des « actes de sabotage », le gouvernement a affirmé ne disposer d’aucune information, ajoutant qu’il n’en disposerait probablement pas non plus à l’avenir. En outre, « après mûre réflexion, le gouvernement fédéral est parvenu à la conclusion que des informations supplémentaires ne peuvent être fournies pour des raisons d’intérêt public ». Et ce, poursuit la réponse, parce que « les informations demandées sont soumises aux restrictions de la ‘règle du tiers’, qui concerne l’échange interne d’informations par les services de renseignement » et, par conséquent, « porte atteinte au respect du secret qui doit être protégé de telle sorte que l’intérêt supérieur de l’Etat, le Staatswohl, l’emporte sur le droit parlementaire à l’information, si bien que le droit des députés de poser des questions doit exceptionnellement passer après le respect du secret par le gouvernement fédéral ». Malgré la gravité du sabotage de Nord Stream, cette invocation du secret défense par le gouvernement allemand n’a pratiquement pas été évoquée dans les médias.

Censure et auto-censure

D’autres événements sinistres de ce genre se sont produits. Dans le cadre d’une procédure accélérée qui n’a duré que deux jours, le Bundestag (Parlement allemand, ndlr), s’appuyant sur les éléments de langage fournis par le ministère de la Justice aux mains du soi-disant libéral FDP, a modifié l’article 130 du code pénal qui considère comme un crime le fait « d’approuver, de nier ou de diminuer » l’Holocauste. Le 20 octobre, une heure avant minuit, un nouveau paragraphe a été adopté, caché dans un projet de loi bien plus large, pour ajouter les « crimes de guerre » à ce qui ne doit pas être approuvé, nié ou diminué. La coalition au pouvoir (SPD, Verts et libéraux) et la CDU/CSU ont voté pour l’amendement, Die Linke (gauche) et l’AfD (extrême-droite) ont voté contre. Aucun débat public n’a eu lieu. Au dire du gouvernement, l’amendement était nécessaire pour la transposition en droit allemand d’une directive de l’Union européenne visant à lutter contre le racisme. À deux exceptions près, la presse n’a pas rendu compte de ce qui n’est rien d’autre qu’un coup d’État juridique.

Quelles conséquences aura cette modification ? Le procureur fédéral va-t-il entamer des poursuites judiciaires contre quelqu’un pour avoir comparé les crimes de guerre russes en Ukraine aux crimes de guerre américains en Irak, « minimisant » ainsi les premiers ou des seconds ? De même, le Bureau fédéral pour la protection de la Constitution pourrait bientôt commencer à placer les « minimiseurs » de « crimes de guerre » sous observation, ce qui inclurait la surveillance de leurs communications téléphoniques et électroniques. Dans un pays où presque tout le monde, le matin suivant la Machtübernahme (prise de pouvoir par les Nazis), a salué son voisin en s’écriant « Heil Hitler » plutôt que « Guten Tag », le plus grave est qu’il y aura ce qu’on appelle aux États-Unis un « effet de refroidissement ». Quel journaliste ou universitaire ayant à nourrir une famille ou souhaitant faire avancer sa carrière risquera d’être « observé » par la sécurité intérieure comme un « minimiseur » potentiel des crimes de guerre russes ?

Les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité.

À d’autres égards également, les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité. Dans le discours public autorisé, la guerre ukrainienne est entièrement décontextualisée : tous les citoyens loyaux sont censés l’appeler « la guerre d’agression de Poutine », elle n’a pas d’histoire en dehors du « narratif » d’une décennie de rumination d’un dictateur fou du Kremlin pour trouver la meilleure façon d’exterminer le peuple ukrainien, tout ceci rendue possible par la stupidité, combinée à la cupidité, des Allemands qui ont succombé à son gaz bon marché. Comme je l’ai découvert lors d’une interview que j’avais donnée à l’édition en ligne d’un hebdomadaire allemand de centre-droit, Cicero, qui a été coupée sans me consulter, certains faits historiques ne semblent pas avoir droit de cité : le rejet américain de la « maison européenne commune » proposée par Gorbatchev, la destruction par les parlementaires américains du projet de « partenariat pour la paix » de Clinton avec la Russie, ou encore le rejet, pas plus tard qu’en 2010, de la proposition de Poutine d’une zone de libre-échange européenne « de Lisbonne à Vladivostok ». Autant de tentatives de dépasser l’hostilité héritée de la Guerre froide pour ouvrir une nouvelle ère de coopération entre Russie et Occident. De même, il semble interdit de rappeler que les États-Unis ont, durant la première moitié des années 1990, décidé que la frontière de l’Europe post-communiste devait être identique à la frontière occidentale de la Russie post-communiste, qui serait également la frontière orientale de l’OTAN, à l’Ouest de laquelle il ne devait y avoir aucune restriction sur le stationnement de troupes et de systèmes d’armes. Il en va de même pour les vastes débats stratégiques américains concernant les manières possibles de pousser la Russie a viser trop haut pour la déstabiliser, tels que documentés dans les rapports publics de la RAND Corporation (think tank militariste, ndlr).

Parmi d’autres exemples, citons notamment le programme d’armement sans précédent des États-Unis pendant la « guerre contre le terrorisme » qui s’est accompagné de la résiliation unilatérale de tous les accords de contrôle des armements encore en vigueur avec l’ancienne Union soviétique et les pressions américaines incessantes exercées sur l’Allemagne depuis l’invention de la fracturation hydraulique pour qu’elle remplace le gaz naturel russe par du gaz de schiste américain, d’où la décision américaine, bien avant la guerre, de mettre fin à Nord Stream 2 de quelque manière que ce soit. Citons aussi les négociations de paix qui ont précédé la guerre, y compris les accords de Minsk entre l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine, qui se sont effondrés sous la pression de l’administration Obama et de son envoyé spécial pour les relations américano-ukrainiennes, le vice-président de l’époque Joe Biden, et coïncidant avec une radicalisation du nationalisme ukrainien. Et surtout n’oublions pas le lien entre les stratégies européennes et sud-est asiatiques de Biden, notamment les préparatifs américains de guerre contre la Chine.

Un aperçu de ces intentions a été fourni par l’amiral Michael Gilday, chef des opérations navales américaines, qui, lors d’une audition devant le Congrès le 20 octobre, a fait savoir que les États-Unis devaient être prêts « pour un créneau 2022 ou potentiellement 2023 » à une guerre avec la Chine au sujet de Taïwan. Malgré l’obsession pour les États-Unis du grand public allemand, le fait qu’il soit de notoriété publique outre-Atlantique que la guerre ukrainienne est au fond une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie lui échappe complètement. Les voix de Niall Ferguson (grand historien britannique, ndlr) ou de Jeffrey Sachs (économiste américain reconnu, ndlr) mettant en garde contre la surenchère nucléaire passent inaperçues ; le premier écrivant dans Bloomberg un article intitulé « Comment la Seconde Guerre froide pourrait se transformer en Troisième Guerre mondiale », qu’aucun éditeur allemand soucieux du Staatswohl n’aurait accepté. 

Les écologistes, anciens pacifistes devenus pro-guerre

Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, toute tentative de replacer la guerre en Ukraine dans le contexte d’une réorganisation du système étatique mondial apparu depuis la fin de l’Union soviétique et du projet américain de « nouvel ordre mondial » défendu par George Bush père est suspecte. Ceux qui osent le faire courent le risque d’être qualifiés de « Poutineversteher » (Poutinophile) et d’être invités dans l’un des talk-shows quotidiens de la télévision publique, pour un pseudo-équilibre face à une armada de va-t-en-guerre bien-pensants qui leur crient dessus. Au début de la guerre, le 28 avril, Jürgen Habermas, philosophe de cour des Verts, a publié un long article dans le Süddeutsche Zeitung, sous le long titre de « Tonalité criarde, chantage moral : Sur la bataille d’opinions entre les anciens pacifistes, un public choqué et un chancelier prudent après l’attaque de l’Ukraine ». Il s’y opposait au moralisme exalté et au bellicisme qui s’emparait de ses partisans, exprimant prudemment son soutien à ce qui, à l’époque, semblait être une réticence de la part du chancelier à s’engager tête baissée dans la guerre en Ukraine. Pour avoir simplement appelé au calme et à la retenue, Habermas a été férocement attaqué au sein de son propre camp, celui des écolos et progressistes pro-européens, et est resté silencieux depuis.

Ceux qui auraient pu espérer que la voix encore potentiellement influente de Habermas contribue aux efforts de plus en plus désespérés pour empêcher la politique allemande de défendre coûte que coûte sur une victoire totale de l’Ukraine sur la Russie se sont rabattus sur le leader du groupe parlementaire SPD, Rolf Mützenich, un ancien professeur d’université en relations internationales. Mützenich est devenu une figure détestée de la nouvelle coalition de guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur du gouvernement, qui tente de le présenter comme une relique d’avant la « Zeitenwende », lorsque les gens croyaient encore que la paix pouvait être possible sans recourir à la destruction militaire de n’importe quel empire maléfique pouvant se mettre en travers du chemin de l’« Occident ». Dans un article récent publié à l’occasion du trentième anniversaire de la mort du chancelier Willy Brandt (dont le mandat avait été marqué par l’Ostpolitik, un rapprochement avec la RDA et l’URSS, ndlr), glissé dans un bulletin d’information social-démocrate, M. Mützenich mettait en garde contre l’imminence de la « fin du tabou nucléaire » et affirmait que « la diplomatie ne doit pas être limitée par la rigueur idéologique ou l’enseignement moral. Nous devons reconnaître que des hommes comme Vladimir Poutine, Xi Jinping, Viktor Orbán, Recep Tayyip Erdoğan, Mohammed bin Salman, Bashar al-Assad et bien d’autres encore influenceront le destin de leur pays, de leur voisinage et du monde pendant plus longtemps que nous ne le souhaiterions ». Il sera intéressant de voir combien de temps les partisans de Mützenich, dont beaucoup de jeunes députés SPD nouvellement élus, parviendront à le maintenir à son poste.

Ce qui est tout à fait étonnant, c’est le nombre de va-t-en-guerre qui sont sortis de leur niche ces derniers mois en Allemagne. Certains se présentent comme des « experts » de l’Europe de l’Est, de la politique internationale et de l’armée et estiment qu’il est de leur devoir d’aider le public à nier la réalité proche d’explosions nucléaires sur le territoire européen. D’autres sont des citoyens ordinaires qui prennent soudain plaisir à suivre les combats de chars sur Internet et à soutenir « notre » camp. Certains des plus belliqueux appartenaient autrefois à la gauche au sens large; aujourd’hui, ils sont plus ou moins alignés sur le parti des Verts et, en cela, très bien représentés par Annalena Baerbock, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. Combinaison étrange de Jeanne d’Arc et d’Hillary Clinton, Baerbock est l’un des nombreux « Global Young Leaders » sélectionnés par le Forum économique mondial. Venant d’un parti supposé être pacifiste, Baerbock est pourtant totalement alignée sur les États-Unis, de loin l’État le plus enclin à la violence dans le monde contemporain. Pour comprendre cela, il peut être utile de se rappeler que ceux de sa génération n’ont jamais connu la guerre, pas plus que leurs parents. En ce qui concerne les Verts, on peut également supposer que les hommes les plus âgés ont évité le service militaire en tant qu’objecteurs de conscience jusqu’à sa suspension, notamment du fait de leur pression électorale. En outre, aucune génération précédente n’a autant grandi sous l’influence du soft power américain, de la musique pop au cinéma et à la mode, en passant par une succession de mouvements sociaux et de modes culturelles. Tous ces phénomènes ont été promptement et avidement copiés en Allemagne, comblant ainsi le vide causé par l’absence de toute contribution culturelle originale de la part de cette classe d’âge remarquablement épigone (une absence que l’on appelle par euphémisme le cosmopolitisme). 

L’influence du soft power américain

En y regardant de plus près, l’américanisme culturel, y compris son expansionnisme idéaliste, s’articule autour de la promesse d’un individualisme libertaire qui, en Europe, contrairement aux États-Unis, est ressenti comme incompatible avec le nationalisme, ce dernier se trouvant être l’anathème de la gauche verte. Il ne reste donc comme seule possibilité d’identification collective qu’un vague « occidentalisme », compris à tort comme un universalisme fondé sur des « valeurs ». En réalité, il ne s’agit que d’un américanisme déployé à grande échelle qui nie les réalités peu enviables de la société américaine. L’occidentalisme est inévitablement moraliste ; il ne peut vivre qu’en hostilité avec un non-occidentalisme autrement moral, et donc immoral à ses yeux, qu’il ne peut laisser vivre et doit donc détruire. En adoptant l’occidentalisme, cette sorte de nouvelle gauche peut pour une fois espérer être non seulement du bon côté mais aussi du côté gagnant : celui de la puissance militaire américaine.

L’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis.

En outre, l’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis. Dans l’esprit occidentalisé, Poutine et Xi Jinping, Trump et Liz Truss, Bolsonaro et Meloni, Orbán et Kaczyński sont tous les mêmes, tous des « fascistes ». L’histoire riche et complexe de chaque pays se retrouve soumise aux humeurs de la vie individualiste et déracinée de l’anomie capitaliste tardive : il y a à nouveau une chance de se battre, et même de mourir pour, au minimum, les « valeurs » communes de l’humanité. Enfin se présente à nouveau une opportunité d’héroïsme qui semblait à jamais disparue dans l’Europe occidentale d’après-guerre et postcoloniale. Ce qui rend cet idéalisme encore plus attrayant, c’est que les combats et les morts peuvent être délégués à des intermédiaires, des êtres humains aujourd’hui (les soldats et civils ukrainiens), bientôt peut-être des algorithmes. Pour l’instant, on ne vous demande pas grand-chose, juste de réclamer que votre gouvernement envoie des armes lourdes aux Ukrainiens – dont le nationalisme ardent aurait, il y a quelques mois encore, répugné les cosmopolites écolos – tout en célébrant leur volonté à sacrifier leur vie, non seulement pour la reconquête de la Crimée par leur pays, mais aussi pour l’occidentalisme lui-même.

Bien sûr, pour rallier les gens ordinaires à la cause, il faut concevoir des « narratifs » efficaces pour les convaincre que le pacifisme est soit une trahison, soit une maladie mentale. Il faut également faire croire aux gens que, contrairement à ce que disent les défaitistes pour saper le moral des Occidentaux, la guerre nucléaire n’est pas une menace : soit le fou russe s’avérera ne pas être assez fou pour donner suite à ses délires, soit, s’il ne le fait pas, les dégâts resteront locaux, limités à un pays dont les habitants, comme leur président nous rassure tous les soirs à la télévision, n’ont pas peur de mourir pour leur patrie ou, comme le dit Ursula von der Leyen, pour « la famille européenne » – laquelle, le moment venu, les accueillera tous frais payés.