Une décroissance qui ne sacrifierait pas les pauvres ? Redécouvrir André Gorz

Sommes-nous condamnés à choisir entre une croissance qui épuiserait les ressources de la planète et une décroissance qui sacrifierait les pauvres ? Le première option conduirait les sociétés occidentales à leur perte. La seconde condamnerait les plus modestes, déjà victimes de l’atonie de la croissance engendrée par le néolibéralisme, à voir leur niveau de vie diminuer encore davantage. Il est de bon ton, dans le monde médiatique, de blâmer la consommation de masse des citoyens, et de songer à des instruments politiques pour la restreindre ou la réorienter – sans dire un mot des structures productives ni des dynamiques d’accumulation du capital qui ont pourtant institutionnalisé cette consommation de masse. C’est l’un des grands mérites de la philosophie d’André Gorz que de les prendre en compte.

Lors de la Cop 26, les principales puissances mondiales, hormis la Chine et la Russie, se sont réunies afin de lutter contre le dérèglement climatique. Sans surprises, ce n’est pas un excès de volontarisme politique qui a caractérisé cette rencontre. Dès 2030, la température pourrait s’accroître de 1,5°c – un seuil dont le dépassement entraînerait des conséquences catastrophiques. Dès lors, un changement radical de système apparaît comme la seule solution pour limiter les effets néfastes de la crise climatique.

La décroissance apparaît comme l’une des voies envisageables. Autrefois perçue comme la marque d’un « retour à l’âge de pierre », voire d’un anti-modernisme technophobe, elle s’est depuis quelques années installée dans le paysage politico-médiatique et tend à devenir un sujet difficile à esquiver lorsque que la question écologique est posée sur la table. Durant la primaire d’Europe Écologie Les Verts (EELV), la décroissance fut l’un des thèmes notables des discussions entre candidats. Cette mise en lumière permet graduellement de la crédibiliser aux yeux des Français.

Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives, selon Gorz, qu’il faut mettre en cause.

Comme le révèle un sondage réalisé en décembre 2019 par Odoxa pour le MEDEF, 67% des Français seraient favorables à la décroissance, entendue comme « la réduction de productions de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien de l’humanité ». Ces données représentent un progrès notable dans l’opinion, mais cette compréhension de la décroissance est réductrice par rapport à la richesse théorique du concept. La pensée d’André Gorz permet d’en prendre la mesure.

La décroissance est à comprendre comme un projet de société dont la philosophie est globale. Elle a pour ambition de refonder le modèle économique et le rapport au travail, mais aussi à émanciper les individus en tant qu’êtres libres. Ce projet politique tend à résoudre – sur un mode non malthusien – une contradiction inhérente au capitalisme : celle d’une croissance infinie dans un monde fini.

Analyse historique du capitalisme et de l’origine du mythe de la croissance infinie

André Gorz s’inscrit dans une perspective marxiste ; la genèse du capitalisme est, pour lui, le produit d’un rapport de classes. Ainsi, Gorz prête une grande attention aux rapports de production. Une démarche appréciable, à l’heure où les décroissants de plateaux de télévision pointent du doigt la consommation, ciblant le consumérisme sans rien dire du système productif et des dynamiques d’accumulation du capital qui l’ont pourtant institutionnalisé.

Dans « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (Actuel Marx n°12, 1992), André Gorz retrace l’histoire du capitalisme et souligne le renversement fondamental que ce mode de production a généré concernant le rapport au travail et à la production. En effet, avant la révolution industrielle qui a induit la mécanisation des outils de production, le travailleur, selon Max Weber « ne se demandait pas combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible ? mais : combien dois-je travailler pour gagner les deux marks cinquante que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent les besoins courants ? ». Cette relation au travail est théorisée par la norme du suffisant qui régissait les rapports au travail entre marchands et travailleurs. Un compromis qui se résume par cette maxime efficace « gain suffisant pour l’artisan, bénéfice suffisant pour le marchand ». Ainsi, les ouvriers n’étaient pas dans l’obligation de respecter un certain quantum minimum de travail.

Cette liberté dans le travail qu’accordent Gorz et Weber aux ouvriers qui précède la mécanisation des outils de travail était contradictoire avec les intérêts des capitalistes, dont le désir était la maximisation de leur profit. Cette incompatibilité entre la norme du suffisant, le modèle de travail des ouvriers, et le désir irrémédiable d’enrichissement des capitalistes a fait naître la nécessité d’une industrialisation de la production. Ce bond technologique a permis aux capitalistes de contrôler et donc d’ôter la « maîtrise des moyens de production » aux ouvriers et de leur imposer « une organisation et une division du travail par lesquelles la nature, la quantité et l’intensité du travail à fournir leur seraient dictées ». C’est la logique capitaliste même d’accumulation qui s’oppose à la norme du suffisant : elle empêche les capitalistes de produire toujours davantage puisque les travailleurs peuvent, s’ils le souhaitent, travailler un minimum pour combler les besoins primaires. Dans ce cas, la production de biens est fortement limitée, et par conséquent les profits restreints. Dès lors, les capitalistes doivent trouver un moyen de rendre les travailleurs serviles. La révolution industrielle a donné la possibilité d’imposer une « triple dépossession » aux travailleurs.

La « triple dépossession » est le mouvement initié par la mécanisation des outils de production qui prive les travailleurs de toute liberté dans leur travail. La première dépossession du travailleur est celle qui rend le travail inappropriable. Selon Danièle Linhart, sociologue du travail, « les modèles d’organisation du travail ont toujours cherché à déposséder les salariés de leurs savoirs professionnels. » Ce processus de dépossession passe, notamment dans l’industrie automobile, par la « répétition uniforme » (Thierry Pillon) des gestes du travailleur. Cette « triple dépossession » a rendu possible l’organisation scientifique du travail. À ce propos, Frederick Winslow Taylor affirmait que le savoir était un pouvoir. Par savoir, il faut entendre toutes les compétences techniques acquises par l’ouvrier dans le cadre de son travail, ce qui implique qu’il peut mettre en œuvre ses connaissances afin de les utiliser dans un cadre donné. La division du travail aboutit justement à une répartition telle qu’aucun travailleur ne pouvait comprendre le fonctionnement global des machines. De nos jours, ce rôle est largement attribué aux managers qui ont la tâche de piloter le travail de leurs équipes.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt. L’arbitrage du travailleur n’existe plus sur ce qu’il juge bon comme quantité ou qualité de ce qui doit être produit. Il devient un simple exécutant, victime d’un processus d’aliénation objective, ses supérieurs lui retirant expressément les moyens de maîtriser les tenants et les aboutissants de son travail.

C’est à partir de cette situation initiale que le capitalisme a véritablement commencé à exercer une activité de prédation sur la nature. Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Chez Gorz, la surconsommation est la conséquence de la surproduction – et non d’une pratique culturelle moralement condamnable. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives qu’il faut mettre en cause.

Travailler plus, consommer plus 

La critique des besoins tels qu’ils ont été corrompus par le capitalisme est un thème central chez André Gorz. Les besoins à l’ère capitaliste sont le moteur de la surconsommation de marchandises et de services, lesquels pour la plupart en plus d’être inutiles ont un pouvoir hautement destructeur sur la nature. Ils ont pour seul objet la démarcation sociale, élément moderne de distinction bourgeoise. Ainsi, le seul horizon de la société capitaliste est le projet de consommation, voire d’hyperconsommation, jusqu’au point de non-retour.

NDLR : Sur cette même thématique, lire sur LVSL l’article de Jules Brion : « La “classe des loisirs” de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes »

Pour André Gorz, avant la révolution industrielle, la production de biens et de marchandises visait à assouvir nos besoins naturels. L’avènement de la mécanisation industrielle a conduit à une inversion de cette structure, de sorte que la production de biens n’avait plus pour objectif de répondre à des besoins primaires – le capitalisme générant de nouveaux besoins. Dès lors, le capitalisme est mû par une boucle rétroactive des besoins : un produit est la conséquence d’une création d’un besoin nouveau par le capitalisme. C’est ainsi que le système capitaliste est à l’origine du mythe de la croissance infinie, nécessaire à son bon fonctionnement.

Cette société de l’hyperconsommation ne peut tenir que sur le fondement d’une classe de travailleurs-consommateurs. Les travailleurs, soumis à une organisation scientifique du travail, sont conduits à respecter une certaine quantité horaire de travail. Les patrons le comprennent bien, mus par une obsession de contrôler le temps de travail de leurs employés.

Le patronat a toujours été davantage enclin à accorder des congés qu’à réduire le temps de travail ; dans la perspective de Gorz, cela n’a rien de fortuit. Les vacances sont à comprendre comme une « interruption programmée de la vie active » : elles constituent le moment par excellence de la consommation. Réduire le temps de travail représente en revanche un danger pour le patronat : cela donne la possibilité aux classes laborieuses d’enrichir leur vie quotidienne par un engagement associatif, politique, syndical ou culturel potentiellement subversif. Or, le temps plein limite mécaniquement l’implication dans ces sphères. Ainsi s’esquisse le modèle du travailleur-consommateur qui n’a que le temps de travailler et de consommer.

La décroissance comme philosophie de l’émancipation de l’homme

La décroissance est un projet de rupture avec le capitalisme, fondé sur les constats du rapport Meadows intitulé Les limites à la croissance. Comme son titre l’indique, ce rapport expose pour la première fois les dégâts irréversibles du capitalisme sur la nature. Donella et Dennis Meadows appellent dès 1972 à changer radicalement de système, sans quoi l’humanité irait droit vers l’effondrement de nos sociétés modernes, expression pour laquelle « il ne faut pas entendre la fin de l’humanité, mais la diminution brutale de la population accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie ».

La Terre, en raison de ses limites physiques et biologiques, ne peut supporter le coût d’une croissance infinie additionnée à un accroissement démographique trop important. Le rapport Meadows est en substance une exhortation à la sobriété, élément clé de la décroissance illustrant la fameuse maxime : « mieux, ce peut être moins. » André Gorz reprend cette formule en prônant une diminution du temps de travail ainsi qu’une diminution de la consommation. Mais réduire la décroissance à ce dernier aspect serait une erreur de compréhension ; pour Gorz, il s’agit moins de faire de lourds sacrifices matériels que de se débarrasser de besoins inutiles, au profit d’activités plus fondamentales – parmi lesquelles la « participation à la vie sociale. »

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme, qui se caractérise déjà par une faible croissance.

On comprend donc pourquoi aux yeux de Gorz, le capitalisme apparaît comme un système qui asservit l’homme tout en détruisant la biodiversité.

Revenu universel ou garantie à l’emploi ?

André Gorz fut un soutien de « l’inconditionnalité du droit à un revenu de base », qu’il présente comme le prélude à l’émancipation des individus [1]. Gorz affirme avoir longtemps hésité avant de soutenir une telle transformation, tant l’idée semble longtemps avoir été préemptée par les courants libéraux. C’est une telle mesure que soutient par exemple le penseur américain John Rawls, selon lequel le travail est à considérer comme un « bien » qui, au nom du principe de justice sociale, doit être offert à tous les individus.

André Gorz se refuse à penser le travail comme un « bien » : il n’est qu’un moyen nécessaire en vue d’une fin, celle de combler nos besoins essentiels. Le travail en tant « qu’activité nécessaire » confère selon Gorz une reconnaissance au travail, et par là-même une légitimité et une fonction au sein de la société – en cela, le travail est une « dimension de citoyenneté ».

Gorz n’ignore cependant pas les limites du revenu universel – et par exemple le risque qu’il devienne le vecteur d’une consommation accrue. C’est pourquoi il le considère comme un simple outil au service d’une révolution politique plus large. Sans changement structurel, le revenu universel ne serait qu’une manière de perpétuer le système capitaliste – voire de déséquilibrer le rapport de forces entre salariés et patronat, s’il sert à justifier la suppression de certains minima sociaux. Une certaine acception du revenu universel prend pour acquise et irréversible la raréfaction du travail, et sert de palliatif à ce chômage croissant. L’idée n’est pas intéressante par sa portée émancipatrice, l’un de ses angles morts est de ne pas penser le travail comme un droit.

Or – c’est toute la problématique portée notamment par la garantie à l’emploi vert – le travail doit bien être considéré comme un droit, et non comme un bien. Pour cela, il faut reconsidérer le travail pour l’extraire de sa conception capitaliste. Le revenu universel tel qu’il est pensé majoritairement ne serait qu’en définitive une mesure d’adaptation au capitalisme, là où la garantie à l’emploi vert tente de mettre un terme à l’un des piliers du capitalisme : le chômage de masse organisé qui, loin d’être une fatalité, permet aux détenteurs de capitaux de maximiser leurs gains alors que de nombreux emplois utiles à la société restent encore à créer, notamment dans le domaine de la transition écologique.

Seul un bouleversement majeur de notre système engagera un mouvement qui sera en mesure de répondre aux enjeux d’émancipation des individus et du dérèglement climatique. C’est la leçon de la pensée écologique d’André Gorz, dont les préceptes ne se résument pas à protéger la nature.

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Dans le cadre d’un système capitaliste – dont on peut supposer qu’il ne sera pas aboli du jour au lendemain -, une dynamique de décroissance se traduirait par la destruction d’un nombre considérable d’emplois et un accroissement de la pauvreté. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme ; celui-ci se caractérise déjà par une faible croissance, dont souffre la majorité de la population. Dès lors, ne serait-il pas plus opératoire de songer aux moyens d’indexer la croissance sur des activités non polluantes et respectueuses de l’environnement ? Sur le court terme, une réhabilitation des principes keynésiens sur des bases écologiques semble une perspective plus utile qu’une promotion de la décroissance stricto sensu. Celle-ci demeure un horizon souhaitable pour une société post-capitaliste, dont la pensée de Gorz dessine les contours. Mais elle ne fournit pas les clefs pour rompre avec le capitalisme lui-même – et encore moins le capitalisme néolibéral.

Note :

[1] André Gorz, « Pour un revenu inconditionnel suffisant », Transversales sciences et culture, 2002, 3ème semestre.

À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres

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Comment expliquer que le système économique se présentant comme le plus efficace, le capitalisme, en soit venu à créer tant d’emplois inutiles, les bullshit jobs ? Une lecture comparée d’Alain Supiot [1] et de David Graeber [2] explique ce phénomène par la bureaucratie, aujourd’hui dominée par la gouvernance par les nombres. Celle-ci a envahi aussi bien nos institutions publiques et privées que nos esprits.


Pour faire disparaître les bullshit jobs, il faut d’abord comprendre d’où ils viennent. Leur regretté concepteur David Graeber, anthropologue américain, avait posé cette question dès son premier article [3]. Il y interrogeait la prédiction de John Maynard Keynes [4] selon laquelle, à notre époque, les progrès du capitalisme nous permettraient de ne plus travailler que 15h par semaine. L’histoire n’ayant pas pris cette voie, David Graeber cherchait à comprendre pourquoi. Il constatait alors que nous sommes aujourd’hui nombreux à nous retrouver « dans la même situation que les anciens travailleurs soviétiques, à travailler 40 ou 50h par semaine théoriquement, mais plutôt seulement 15 heures dans les faits comme l’avait prédit Keynes, étant donné que le reste de [notre] temps est passé à organiser ou à participer à des séminaires de motivation, à mettre à jour [notre] profil Facebook ou à télécharger des séries ». C’est en effet le quotidien inavouable de millions de travailleurs exerçant des bullshit jobs. Graeber suggérait ainsi que le capitalisme n’est pas un système aussi efficace qu’il le prétend et qu’il a eu besoin de ce genre d’aberration – à savoir créer des postes inutiles – pour se maintenir.

Taylor : l’ouvrier n’est pas là pour penser

Cette anomalie du monde du travail prend racine dans l’organisation moderne de celui-ci. Elle commence avec Frederick Taylor au début du XXe siècle, lors de la deuxième révolution industrielle, qui a vu le développement de l’électricité, du téléphone et du moteur thermique. Dans sa conceptualisation d’une organisation dite scientifique du travail, Taylor cherche à utiliser une division rationnelle de la production afin d’en accroître le rendement. Selon lui, il faut diviser le travail en tâches simples et répétitives afin que celui qui l’exécute n’ait plus rien à penser, d’autres étant payés pour penser à sa place. Les ouvriers sont abrutis par la vitesse de la chaîne de montage. L’industrie du cinéma, qui apparaît à la même époque, en a donné des images saisissantes : les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou Metropolis de Fritz Lang représentent des ouvriers à l’usine réduits à l’état d’engrenages de la machine, c’est-à-dire de machines eux-mêmes.

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Cette nouvelle conception du travail s’est imposée petit à petit au XIXe siècle, non sans débats. Avant la révolution industrielle, on disait de celui ou celle affecté à une tâche complexe qu’il œuvrait, ou qu’il exerçait un art ; d’où les mots ouvrier et artisan. Avec le développement des grandes usines, la nature du travail change. Comme l’a montré Karl Polanyi, le travail devient alors une marchandise, un « facteur de production » selon les économistes néoclassiques.  Pour Karl Marx, le capitaliste achète du « travail abstrait »[5], c’est-à-dire défini par sa valeur d’échange et non sa valeur d’usage, comme une marchandise. De ce point de vue, un travailleur peut être remplacé par un autre, et il effectue telle ou telle tâche en fonction du bon vouloir du patron. Personne ne pouvant se vendre soi-même, à moins de s’esclavagiser, on dit que le travailleur vend sa « force de travail » (il y est forcé car il ne possède qu’elle). Il est à la fois sujet et objet du contrat de travail.

L’emploi comme compensation d’un travail aliénant

Après la Seconde Guerre mondiale, cette organisation du travail est entérinée dans son fondement, mais aménagée par des principes de justice sociale. Selon le juriste spécialiste du droit du travail Alain Supiot, la notion de justice sociale s’entend comme la négociation de compensations accordées au travailleur pour l’aliénation qu’il subit au travail. Les revendications syndicales portent alors sur trois aspects du travail : la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, et l’amélioration des conditions de travail. Mais la déshumanisation fondamentale, le fait de faire travailler les hommes et les femmes comme des machines, n’est alors plus remise en cause pendant cette période d’après-guerre, ou minoritairement, y compris à gauche [6].

Ce compromis, appelé fordiste, stabilise l’organisation du travail pour un temps, mais entre en crise à la fin des années 1960, à la faveur des grands mouvements ouvriers de grève générale et d’occupation d’usines, notamment en France et en Italie. Les grévistes remettent en question le compromis, avec des slogans comme « pour ne plus perdre sa vie à la gagner », comme le note la sociologue du travail Danièle Linhart. L’idée de la compensation entre un travail abrutissant d’une part et des conditions matérielles d’autre part semblait ne plus pouvoir tenir. En Italie, Luchino Visconti réalisa au même moment son film adapté du roman Le Guépard de Lampedusa, et sa fameuse réplique « il faut que tout change pour que rien ne change ». Cette idée fit son chemin chez les capitalistes : menacés dans leur autorité, ils devaient faire des compromis sur l’accessoire pour ne pas compromettre l’essentiel, à savoir leur souveraineté sur les travailleurs et les moyens de la production.

Du travailleur-horloge au travailleur-ordinateur

Une nouvelle organisation du travail fit alors son apparition à partir des années 1970 : le management par objectifs. Également appelée toyotisme ou lean management, elle promettait une plus grande autonomie aux travailleurs. Ils ne doivent plus « se contenter d’exécuter les ordres qu’on leur donne pendant un temps convenu à l’avance » [7], mais remplir les « objectifs » de leur « mission ». Ces évolutions voulaient traduire dans les faits l’idée de ne plus considérer les travailleurs comme des machines. Et en effet, la représentation du travailleur évolua dans le sens où celui-ci n’était plus considéré comme une horloge à remonter mais comme un ordinateur à programmer, avec les bons objectifs. Conçu ainsi, le travailleur reçoit des informations de l’extérieur, projette ses actions et reçoit en retour la rétroaction (feedback) de celles-ci. On peut ainsi définir la performance de son action comme l’écart entre ses objectifs et ses réalisations. Les carrières s’individualisent et tout le monde devient évalué, mais toujours avec une certaine promesse, celle de mieux tirer parti des spécialités de chacun.

Ce management par objectif permet de laisser l’illusion au salarié qu’il jouit d’une plus grande liberté. C’est un leurre, car les fins de la production restent aux mains des seuls décideurs. Leurs subordonnés ne s’émancipent pas ; ils ont le choix des moyens, mais pour atteindre un objectif qui ne souffre pas la discussion – précisément, c’est leur objectif, et il leur est assigné. En un mot, ils sont « libres d’obéir » [8], selon le titre du dernier livre de Johann Chapoutot. Cet historien du nazisme y montre comment les juristes du IIIe Reich ont théorisé l’adoption de ce régime de travail, partageant un ancêtre commun avec le management moderne : l’idéologie du darwinisme social du XIXe siècle.

De l’abrutissement à la souffrance mentale

Les travailleurs sont donc sommés de jouer un jeu dont les règles changent constamment, tout en restant toujours déséquilibrées contre eux. Ces réformes permanentes sont destinées à empêcher les salariés de comprendre le jeu et d’y mettre en place une stratégie. Cela se manifeste par des injonctions paradoxales qui rendent fou (faites plus avec moins par exemple), des réorganisations constantes des services, ou encore la dévalorisation de l’expérience des plus anciens, comme cela s’est vu de manière archétypique lors du procès de France Télécom [9]. Répandues dans le monde occidental depuis l’effondrement du bloc soviétique, ces évolutions se sont accompagnées de la dissolution des collectifs de travail et plus largement de la conscience de la classe ouvrière, ainsi que d’une explosion des souffrances psychiques, comme cela a été largement documenté par les psychologues du travail.

Enfin, ces dernières années, de nouvelles promesses non tenues car intenables se sont ajoutées au monde du travail. Il s’agit d’une préoccupation étrangère aux patrons comme aux travailleurs du XIXe siècle : l’épanouissement au travail, et même plus récemment le bonheur au travail – via la figure du chief happiness officer. Comme le note Frédéric Lordon, il s’agit « d’enrichir le travail en affects joyeux », afin d’obtenir l’obéissance par l’amour plutôt que par la peur. Ainsi pour les salariés le consentement remplace la contrainte mais l’assujettissement demeure.

La multiplication des bullshit jobs ou l’abstraction du travail

C’est dans ce contexte que les bullshit jobs se sont multipliés dans cette deuxième moitié du XXe siècle ; ils sont à la fois une cause et un symptôme de cette nouvelle organisation du travail. David Graeber en raconte un exemple très concret avec l’usine des thés Éléphant située à Gémenos près de Marseille, qu’il a visitée. Là-bas, les ouvriers lui ont expliqué qu’année après année, alors que leurs effectifs stagnaient et que leur travail s’intensifiait, ils ont vu apparaître un, puis deux, puis de nombreux cols blancs, arpentant l’usine et réalisant des graphiques Excel. Puis, ces jeunes fringants ont eu l’idée de délocaliser l’usine en Pologne, ce qui a mis les travailleurs en grève pendant 1336 jours, avant que la maison mère Unilever ne cède et que les ouvriers reprennent l’usine sous la forme d’une coopérative [10].

« On est arrivé à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé. »

Ainsi, les travailleurs sont de plus en plus pressurisés par des « manipulateurs de symboles » [11] dont personne ne sait exactement à quoi ils servent, si ce n’est inventer, réinventer et changer sans cesse les protocoles décrivant précisément aux autres travailleurs, les non qualifiés, comment ils doivent travailler. Dans cette organisation absurde, les promesses du nouveau capitalisme néolibéral ne sont pas tenues, pas même pour les cadres, comme le remarque l’historien de l’économie Arnaud Orain : « Est-ce que le travail aujourd’hui a été une montée en compétences, et en polyvalence ? Peut-être pas, en fait. […] Le travail qu’on doit appliquer aux nouvelles technologies est soit inexistant, car il est fait par un algorithme, soit il est du pur travail abstrait, que n’importe qui peut faire, comme faire des Powerpoint pour préparer la prochaine réunion de brainstorming, où on parlera de la réunion suivante qui aura trait à comment revoir les process. Ce travail complètement interchangeable, que n’importe qui qui aurait le bac pourrait faire, devient pratiquement dénué de sens : on ne voit pas à quoi il sert, probablement parce qu’il ne sert à rien. On est arrivés à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé »[12]. C’est ici qu’apparaissent les bullshit jobs, c’est-à-dire l’inutilité du travail, mais aussi la gouvernance par les nombres : ces postes inutiles existent seulement car ils sont comptabilisés, c’est-à-dire comptés.

La séparation de la carte et du territoire

David Graeber a montré la souffrance des personnes de l’autre côté du tableur Excel : celles payées à mettre en place ces indicateurs de performance, donc. Pour Alain Supiot, ces travailleurs ne souffrent plus d’être coupés de leur corps mais d’être coupés du monde réel. C’est donc une deuxième déshumanisation qui prend place : là où les ouvriers à la chaîne étaient empêchés de penser, les nouveaux travailleurs dits intellectuels deviennent prisonniers des systèmes complexes d’abstraction mis en place, faits de pilotage de l’excellence et d’autres termes abscons.

C’est ce qu’Alain Supiot a nommé « la séparation de la carte et du territoire » : une carte est une représentation nécessairement simplifiée d’un territoire, il y a toujours une distance entre les deux. Dans le travail, cette carte correspond au travail prescrit, celui des modes opératoires, différent du travail réel qui correspond au territoire [13]. La séparation intervient quand on confond les deux, et qu’on ne regarde plus que la carte. Le management par objectif produit cet effet : lorsque l’indicateur censé mesurer l’avancement par rapport à l’objectif (la carte) devient lui-même l’objectif, on ne s’oriente plus dans le territoire grâce à la carte, mais on se promène dans une carte imaginaire dont on retrace les frontières. La carte, fût-elle belle et harmonieuse, est coupée de tout territoire existant. À quoi cela pourrait-il bien servir ?

Alain Supiot remarque que cette nouvelle aliénation fait obstacle à la notion de “travail réellement humain”, selon les mots du préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail. L’expression qui y figure est celle d’un régime de travail réellement humain, qui pouvait être comprise en deux sens : ou un travail humain, qui ne coupe le travailleur ni de sa pensée ni du monde réel, ou un régime humain de travail, c’est-à-dire un travail aliénant mais cantonné dans un temps réduit, dans de meilleures conditions et avec un salaire plus élevé. C’est cette deuxième option qui a été suivie après la Seconde Guerre mondiale. Comme le résume Alain Supiot, « l’emploi désigne un échange : l’obéissance contre la sécurité », là où le travail humain serait celui procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » [14]. On remarquera l’idée de contribution au bien commun, à la société, ce dont ceux qui tombent dans des bullshit jobs sont privés.

La bataille néolibérale contre le règne de la loi

Cette organisation qui engendre tant de souffrances prend racine dans les grands principes de l’idéologie néolibérale qui nous gouverne. Contrairement aux ultralibéraux, les néolibéraux ne pensent pas que le marché soit une institution naturelle. Au contraire, ils pensent que l’État doit bel et bien agir, mais pour créer et conserver des marchés, dans toutes les sphères de l’existence. Ils partagent avec les autres libéraux l’idée selon laquelle le marché est le lieu de la vérité (« des prix », selon l’expression), émergeant de la mise en concurrence. Tout doit être soumis à la compétition du marché, « libre et non faussée » : c’est le « cap » néolibéral, inamovible, brillamment décrit par Barbara Stiegler [15]. Cette vision du monde comme une jungle rappelle celle du darwinisme social, qui tient la compétition en loi « naturelle », indépassable, et bonne en soi. Et elle alimente elle-même les bullshit tâches, comme on peut le constater dans la logique de l’appel à projets : pour une candidature retenue, toutes les autres produites pour le même appel à projet l’ont été en vain. David Graeber avait d’ailleurs défini une catégorie de bullshit jobs à part entière, les porte-flingues, pour ce type de poste [16].

Le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre.

Ainsi pour les libéraux, aucune loi, aucune règle ne doit dépasser celle du marché. L’État lui-même devient un instrument au service du marché et il doit lui-même adopter la même bonne gouvernance, c’est-à-dire se comporter tel une entreprise comme les autres, entreprises qui doivent elles-mêmes se comporter comme de bons pères de famille, suivant le vieux schéma de l’économie patriarcale. Les néolibéraux entretiennent autour de cette vision du monde l’idée qu’elle permettrait d’être plus libre, car aucune loi ne s’imposerait à nous. C’est la caricature de l’État se mêlant de vos affaires, décrite par Friedrich Hayek, qui associait la répartition organisée des biens au totalitarisme, déclarant mener « le combat contre le socialisme et pour l’abolition de tout pouvoir contraignant prétendant diriger les efforts des individus et répartir délibérément leurs fruits » [17]. Fin penseur du néolibéralisme, il exprimait les choses très clairement : « [la] revendication d’une juste distribution pour laquelle le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’accorder à chacun ce à quoi il a droitest un atavisme fondé sur des émotions originelles » [18].

Toutefois, comme le démontre Alain Supiot, c’est le contraire : le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre. Il prend pour cela l’exemple de la parole : outil fondamental pour le développement de tout être humain et de toute communauté, elle n’en reste pas moins une règle arbitraire imposée de l’extérieur, une hétéronomie, que tous les humains doivent apprendre. La novlangue de l’ère néolibérale le trahit : en parlant désormais de gouvernance au lieu de gouvernement, la séparation ontologique entre les individus et l’État disparaît.

Adam Smith ou l’utopie du marché

La conception néolibérale de la société (ou de « l’absence de société », comme disait Margaret Thatcher) s’oppose donc à l’idée que les humains puissent se doter d’une loi supérieure qui leur permette de faire communauté. David Graeber le rappelait dans son avant-dernier livre [19], sous-titré « l’utopie des règles », pour expliquer l’augmentation de la bureaucratie : nous chérissons les règles car elles nous protègent de l’arbitraire d’un tyran. Comme le formule Alain Supiot, « il faut que la chose publique – la res publica – tienne debout pour que les rapports entres les particuliers obéissent à un régime de droit (rule of law), et non à la loi du plus fort » [20]. C’est finalement l’expression de la célèbre maxime « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » [21]. Sans loi, seuls subsistent alors des liens d’allégeance : au sein de la famille, d’un petit groupe, ou plus généralement l’allégeance d’un « indépendant » en réalité vassalisé à son donneur d’ordre économique. David Graeber avait également intuité cette conception dans Bullshit Jobs en qualifiant le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ».

Comme le remarque Supiot, l’autre attrait de cette conception libérale est de « faire l’économie de la définition d’un intérêt général ». Il n’est plus question que d’intérêts particuliers, et c’est la somme de ceux-ci qui apportera l’harmonie sociale, selon la métaphore de la main invisible d’Adam Smith – qui était d’ailleurs la main de la « divine providence ». C’est le rêve d’une société humaine qui serait en pilotage automatique.

Ce rêve de marchand a été possible car certaines conceptions du monde avaient changé, comme le détaille David Graeber en 2011 dans son livre sur l’histoire de la dette [22]. Pendant de très longues périodes, les ventes au comptant dont parle Adam Smith n’étaient pas possibles car il n’y avait pas de pièces de monnaie en circulation. À la place, pour les échanges de tous les jours, les gens s’écrivaient des ardoises les uns les autres, qu’ils liquidaient à intervalles réguliers. Ni la monnaie ni le troc n’étaient utilisés, contrairement à ce que les économistes répètent en boucle depuis l’invention de leur discipline (pour eux la monnaie aurait remplacé le troc, et le crédit ne serait venu qu’après).

La comptabilité en partie double : point de départ du capitalisme

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Portrait de Luca Pacioli, inventeur de la comptabilité en partie double, vers 1500

« L’utopie du marché » [23] est bien une illusion de marchand dans le sens où à l’époque, seuls les marchands, itinérants, pouvaient utiliser couramment le paiement en pièces sonnantes et trébuchantes. En effet, comme ils n’étaient que de passage dans les endroits qu’ils traversaient, leurs clients ne pouvaient pas leur faire confiance pour leur faire crédit et inversement. Mais les marchands avaient tendance à truander, par exemple en rognant les pièces d’or et d’argent qu’ils utilisaient, ou en truquant leurs balances. C’est pourquoi les corporations des marchands des cités-États italiennes de la Renaissance, qui pratiquaient le prêt à intérêt pour financer leurs pérégrinations en Europe, ont inventé la comptabilité en partie double ; ce sont précisément les ventes à crédit qui l’ont rendue nécessaire. « Si j’ai fait crédit de mille florins à un client, je ne peux jamais être absolument certain de recouvrer cette somme et ne peut donc l’enregistrer comme un avoir en caisse. […] Pour enregistrer fidèlement ces opérations, les marchands ont donc ouvert des comptes spécifiques : des comptes « clients » et « fournisseurs » pour enregistrer les opérations de crédit et des comptes « ventes » et « achat » pour enregistrer les transferts de bien correspondants » [24]. Ainsi chaque opération est entrée à deux endroits, dans deux comptes.

Selon Werner Sombart, historien et sociologue allemand à qui l’on doit le mot de « capitalisme », cette invention fut si importante qu’elle en vient à définir le capitalisme lui-même : « le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu » [25]. Et en effet la comptabilité possède plusieurs attraits. Elle a tout d’abord pour fonction de donner une « image fidèle » de l’activité d’un marchand, ce qui lui permet d’être accepté par les autres sur un marché. Elle donne aux chiffres une vérité légale [26]. Elle homogénéise des objets et opérations de natures différentes dans une seule unité de compte, tout comme la notion de travail abstrait « ramène à des quantités commensurables (et donc échangeables) de temps et d’argent l’infinité variété des activités humaines » [27]. Enfin, l’équilibre de tous les comptes entre eux (l’actif et le passif dans le bilan comptable devant être de même montant) permet d’assurer l’authenticité des comptes.

Désintoxiquer les esprits de la bureaucratie

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La logique comptable est une logique marchande mais elle participe d’une conception idéologique plus large de l’harmonie par le calcul (expression reprise par Alain Supiot à Pierre Legendre [28], qui s’est lui-même inspiré d’un économiste libéral français du XIXe, peu connu, Frédéric Bastiat [29]). Les nombres ont exercé une grande fascination sur une certaine part de l’humanité, occidentale principalement (et, avec des conséquences différentes, chinoise), qui remonte au club des pythagoriciens [30], fameux pour avoir jeté à l’eau le premier de ses membres qui avait mis au jour l’existence de nombres irrationnels – des nombres ne pouvant s’exprimer sous forme de fraction, c’est-à-dire de rapport, d’harmonie. Cette fascination se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans nos esprits, dans l’idée que tout serait évaluable de manière quantifiée, et qu’en dehors de la quantification ne subsisterait que les croyances méprisables de l’obscurantisme. Les nombres, contrairement aux mots, ne peuvent a priori pas être sujets d’interprétation. Comme l’écrit Christophe Dejours, psychanalyste ayant étudié les effets délétères de l’évaluation au travail, « la plupart d’entre nous croyons que l’évaluation est juste, que c’est l’objectivité même. Nous avons cela dans la tête. Nous y croyons. […] La plupart d’entre nous pensons que tout en ce monde est évaluable » [31]. D’où bien évidemment la souffrance de recevoir une mauvaise évaluation, même si (voire, d’autant plus si) celle-ci est effectuée à la tête du client. In fine, ne pas évaluer du tout est préférable à utiliser des indicateurs inadaptés. Et abandonner l’idée même d’évaluation est le seul moyen d’abandonner les bullshit jobs afférents.

Cette gouvernance par les nombres ne doit pas être prise comme une fatalité. Nous l’avons instituée, et nous pouvons la destituer, en changeant les règles du jeu. Nos institutions ne doivent pas être rivées à des indicateurs chiffrés, mais doivent être guidées avant tout par des principes moraux et politiques ouverts à la discussion. La discussion politique étant de nature contradictoire, elle sera sans doute moins harmonieuse qu’une équation. Mais c’est ainsi que nous pourrons éliminer ces souffrances inutiles. Cette désintoxication de la bureaucratie serait ainsi l’étape finale de l’élimination des bullshit jobs.


David Graeber nous a tragiquement quittés le 2 septembre dernier, à l’âge de 59 ans. Sa veuve Nika Dubrovsky et ses proches fondent en sa mémoire un réseau international appelé le Museum of care (musée du soin).

[1] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[2] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[3] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[4] John M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Tome 1, § 4 ; cité par Alain Supiot, op. cit., p 488.

[6] Bruno Trentin, La Cité du travail : la gauche et la crise du fordisme, 1997

[7] Alain Supiot, op. cit., p. 491

[8] Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Gallimard

[9] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020

[10] « Fermeture de l’usine Fralib », Wikipédia, consultée le 5 novembre 2020

[11] Selon la formule de Robert Reich, L’économie mondialisée, 1993, Dunod

[12] Arte. Travail, Salaire, Profit, épisode 2 : « Emploi ». Intervention d’Arnaud Orain à 25 min 12 s.

[13] Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, 2003

[14] Déclaration de Philadelphie (1944), citée par Alain Supiot dans « Et si l’on refondait le droit du travail… », Le Monde Diplomatique, octobre 2017

[15] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, janvier 2019, Gallimard

[16] Voir Guillaume Pelloquin, « Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique », Le Vent Se Lève, mars 2020

[17] Friedrich Hayek, L’ordre politique d’un peuple libre, 1979, cité par Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 367

[18] Ibid.

[19] David Graeber, Bureaucratie, 2015, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2015

[20] Alain Supiot, op. cit., p. 381

[21] Phrase prononcée par le religieux et homme politique du XIXe siècle Henri Lacordaire.

[22] David Graeber, Dette. Cinq mille ans d’histoire, 2011, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2013

[23] Selon l’expression de Karl Polyani dans La Grande Transformation (1944), reprise par Serge Halimi dans Le Grand Bond en arrière, 2012, Agone, p. 27

[24] Alain Supiot, op. cit., p. 178

[25] Werner Sombat, traduction de M. Nikitin dans Cahiers de l’histoire de la comptabilité, cité par Bernard Colasse dans Les fondements de la comptabilité, repris par Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres, p. 179.

[26] « La comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faits de commerce », code de commerce art. L123-23, cité par Alain Supiot, op. cit., p. 174

[27] Alain Supiot, op. cit., p. 488

[28] Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1996

[29] Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, Guillaumin, Paris, 1851

[30] Alain Supiot, « Le rêve de l’harmonie par le calcul », Le Monde Diplomatique, février 2015, issu de son ouvrage La gouvernance par les nombres

[31] Christophe Dejours, op. cit., p. 76

L’économie sociale et solidaire rattrapée par les dérives managériales

Les SCOP (Société coopérative et participative), les coopératives ou autres formes organisationnelles réputées plus démocratiques sont régulièrement mises en avant par la gauche comme des alternatives crédibles contre les dérives managériales des grandes entreprises capitalistes. Pourtant, sans réflexion approfondie sur l’influence de l’idéologie managériale sur leurs propres pratiques, les acteurs de ces organisations risquent de reproduire les comportements qu’ils dénoncent ou fuient par ailleurs. Par Yoann Bazin et Alexandre Renaud.


Ces dernières semaines, la société anonyme coopérative Biocoop a été au cœur de l’actualité sociale avec la mise en grève de plusieurs de ses magasins franchisés à travers la France. Les salariés contestent les pratiques managériales de leurs directions respectives, qui reproduisent ce qui se fait dans la grande distribution classique[1]. Cette affaire est un nouvel exemple de ce que la journaliste Pascale-Dominique Russo[2] a démontré dans ses enquêtes : le monde de l’économie sociale et solidaire n’est pas épargné par les débordements managérialistes et les problématiques à la fois éthiques, individuelles et collectives qu’ils impliquent.

Plus largement, cet impensé managérial peut aussi toucher indistinctement un ou une députée appelant à l’exemplarité, mais qui en tant qu’employeur maltraite ses assistants ou assistantes parlementaires. Mais aussi des partis politiques, des médias progressistes ou des ONG qui se présentent comme humanistes, mais au sein desquels abus de pouvoir, harcèlements et comportements de petits chefs sont institutionnalisés.

Pourtant, ces personnes, physiques ou morales, sont généralement engagées sincèrement dans la défense des travailleurs, des opprimés, la lutte contre les discriminations et savent trouver les mots justes quand il s’agit de dénoncer les dérives des entreprises et de leurs dirigeants.

Un découplage classique entre valeurs et pratiques

Il est fréquent que des entreprises adoptent des comportements et pratiques non conformes aux valeurs qu’elles revendiquent ou qui sont attendues d’elles. Le concept de découplage, proposé par les chercheurs en management John Meyer et Brian Rowan, illustre la « déconnexion délibérée entre les structures organisationnelles qui renforcent la légitimité et les pratiques organisationnelles qui sont considérées par l’organisation comme étant les plus efficientes »[3].

Dans une situation de découplage, l’organisation projette une image de conformité aux pressions exercées par son environnement institutionnel (par exemple le respect de critères RSE ou d’une charte éthique) tout en adoptant des pratiques réelles contradictoires, mais efficaces pour répondre aux enjeux de performance et de légitimité économique. Un exemple caricatural est donné par l’entreprise Lafarge qui, tout en multipliant les initiatives et la communication autour de ses actions RSE[4], réalisait des affaires avec des clients réputés proches de l’État Islamique en Syrie jusqu’à fin 2015[5].

Cet équilibre est précaire. Si l’illusion créée par le découplage est découverte par ses parties prenantes, l’entreprise peut entrer en crise institutionnelle pouvant fragiliser l’engagement de ses salariés ou affecter son attractivité aux yeux d’investisseurs ou de sa clientèle. Le découplage est donc une pratique dangereuse qui peut mettre en péril la survie même de l’organisation.

Selon cette grille de lecture, le découplage est un comportement délibéré des organisations, une stratégie consciente visant à « juste » se conformer à des attentes dont elles se passeraient bien. C’est un point de passage obligé si elles veulent pouvoir exercer sur les marchés, convaincre des investisseurs ou attirer des clients.

Une servitude involontaire au managérialisme

Dans le cas des organisations qui nous intéressent ici, nous pouvons difficilement soupçonner les différents acteurs de simuler un engagement politique et éthique pour pouvoir mettre en place des comportements déviants de manière délibérée. Nous ne pouvons pas non plus leur reprocher la recherche absolue d’un profit “quoi qu’il en coûte”. Pourquoi ces organisations sont-elles sujettes à de telles dérives ? L’explication de ce découplage reposerait, si l’on s’appuie sur la thèse d’Alain Accardo[8], sur une forme de servitude involontaire qui nous lie insidieusement à une idéologie managériale qui s’est imposée dans nos sociétés[6].

Chacun de nous est le porteur plus ou moins conscient d’un amalgame de pratiques et de pseudo-théories qui ont imposé le manager au centre de toute organisation. Il bénéficie ainsi de tout pouvoir et de toute légitimité pour atteindre le seul objectif qui compte dans une logique capitaliste : être performant. Dans les entreprises, comme le montre Vincent de Gaulejac, le management, sous la pression des actionnaires et l’obsession de la rentabilité financière, suit une rationalité instrumentale dans laquelle les employés (et l’environnement), sont réduits au statut de simples facteurs de production. Leur exploitation par l’entreprise devient un moyen d’action pertinent et juste, puisque rationnel, pour servir ses objectifs. C’est cet engagement total dans le développement de l’entreprise comme finalité en soi, couplé à la désincarnation des personnes et de l’environnement, qui entraîne une dérive comportementale tant au niveau des individus que de leurs rapports dans l’organisation.

Cette socialisation dans la culture managériale est au cœur du découplage pouvant affecter les individus en position de management au sein d’organisations engagées. Si ces organisations ne courent pas nécessairement derrière la seule réalisation d’indicateurs financiers, il n’empêche qu’elles adoptent inconsciemment la rationalité instrumentale promue par le management et par là, enclenchent le cercle vicieux décrit par Vincent de Gaulejac. En conséquence, la poursuite d’objectifs purs ne garantit pas le bien-fondé des moyens engagés pour les atteindre. C’est au contraire cette soumission qui contribue à la création d’une forme de cécité managériale justifiée par l’illusion de rationalité, individus et organisations ne se rendant pas compte de la reproduction de pratiques portées par le système qu’ils critiquent.

Si ces organisations ne courent pas derrière la seule réalisation d’indicateurs financiers, il n’empêche qu’elles adoptent inconsciemment la rationalité instrumentale promue par le management.

N’est-ce pas cette logique que l’on retrouve décrite dans les pratiques de harcèlement moral et d’humiliations répétées au sein d’ACOME, la plus grande SCOP française ?[9] Selon le journal Libération, un rapport du CHSCT soulignait déjà en 2013 qu’un des managers visé par la plainte considérait que : « L’entreprise est un champ de bataille, sur lequel il ne faut avoir aucune pitié. Les relations humaines sont appréciées dans un contexte permanent de guerre. » Nous sommes loin des principes éthiques et moraux attachés à ce type d’organisations…

Dans son essai, le sociologue Alain Accardo montre ainsi que la critique du système capitaliste est vaine si les acteurs de cette critique ne s’interrogent pas sur « l’esprit du capitalisme » qui les habite et qui fait que le « système-fait-corps ». En d’autres termes, sans une remise en question morale et éthique réelle de l’individu, la critique est un « adjuvant du système ». Sans elle, nous resterions des « prisonniers consentants, dévorés d’ambitions carriéristes et d’autant plus sûrement aliénés qu’ils croient s’en être détachés pour prendre une certaine hauteur critique ». Il en est de même en situation de gestion. La pertinence de la cause défendue risque d’être affectée par les dérives individuelles et collectives et entraîner une forme de désillusion chez ses défenseurs.

Échapper aux logiques managériales : un impératif politique

Le capitalisme, et son bras armé le managérialisme, constituent un imaginaire social au sens où l’entendait Castoriadis, c’est-à-dire un ensemble de significations partagées « qui pénètrent toute la vie de la société, la dirigent et l’orientent »[10]. Pour qui désire établir un nouvel ordre organisationnel, social et environnemental, il serait vain de s’en prendre à ses représentations concrètes (ici les entreprises capitalistes ou les managers). C’est au système de représentation symbolique qu’il convient de s’attaquer pour établir un nouvel ordre organisationnel, social et environnemental – donc politique.

Il est naïf de croire que le mal managérial ne se trouve que dans les entreprises capitalistes et que le salut viendrait de formes supposées plus démocratiques comme l’ont proposé récemment un ensemble de chercheuses dans un manifeste à fort retentissement[11]. En faisant preuve de cynisme, nous pourrions même affirmer que certaines entreprises, tout à fait capitalistes, sont plus vertueuses dans le respect de leurs parties prenantes que d’autres organisations dites alternatives.

Ce n’est pas plus l’objet social ou la mission d’une organisation, établis dans des chartes éthiques, que sa structure juridique formelle qui garantissent un alignement des pratiques avec les engagements humanistes affichés. Ce sont les individus qui la composent et la manière dont ils envisagent la gestion qui permettent qu’une organisation puisse fonctionner en accord avec ses principes fondateurs. Pour cela, ils devront, entre autres exemples, faire preuve de réflexivité sur la manière dont ils assument et digèrent les problématiques de pouvoir ou d’égo, et de clairvoyance quant aux effets délétères des rapports de hiérarchie et de domination au sein de toute structure collective.

C’est ainsi que nous voulons souligner le caractère politique de la gestion et affirmer la nécessité d’inventer un management émancipé des valeurs capitalistes et libérales, en définitive créer un autre imaginaire social. Cet impératif est particulièrement critique pour les acteurs du secteur associatif et de l’économie sociale et solidaire souhaitant développer des modèles différents d’organisation, mais qui sont dans le même temps pris dans des pratiques quotidiennes de gestion pouvant les mener vers ces formes de découplages et affecter leur légitimité interne et externe.

Sortir du piège de cette servitude involontaire nécessite une prise de conscience et un recul critique par les acteurs de terrain pour identifier les ferments managérialistes que le système instille en chacun d’eux. Il revient également à la recherche en management de proposer des armes conceptuelles pour déconstruire les outils, les méthodes et les théories qui sous-tendent et renforcent les pratiques toxiques que l’on voit encore fleurir aujourd’hui, participant au désenchantement, voire à la décrédibilisation, de la pensée politique critique et de ses initiatives pratiques.


[1] https://reporterre.net/En-pleine-croissance-le-reseau-Biocoop-est-conteste-sur-le-plan-social

[2] https://editionsdufaubourg.fr/livre/souffrance-en-milieu-engage

[3] Meyer, J. W., Rowan, B. (1977), “Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony”, American Journal of Sociology, vol. 83, no. 2, p. 340-363.

[4] https://www.politis.fr/blogs/2011/06/lafarge-betonne-sa-rse-14501/

[5] https://www.liberation.fr/planete/2019/03/08/lafarge-en-syrie-malgre-charlie-et-le-13-novembre-le-cimentier-a-entretenu-son-business_1713858

[6] De Gaulejac, V. (2005), La société malade de la gestion, Paris, Le Seuil.

[7] Aubert, N. & de Gaulejac, V. (1991). Le coût de l’excellence, Paris, Le Seuil.

[8] Accardo, A. (2013). De notre servitude involontaire. Agone.

[9] https://www.liberation.fr/france/2018/10/17/harcelement-chez-acome-detruire-est-une-reelle-obsession_1686088

[10] Casoriadis, C. (1981). Les significations imaginaires, in « Une société à la dérive » (2005), Le seuil, Paris.

[11] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/15/democratiser-pour-depolluer_6039777_3232.html