Podemos, entre Gramsci et Hillary – Rencontre avec Christophe Barret

Rencontre avec Christophe Barret, historien et auteur de l’ouvrage Podemos, pour une autre Europe, sorti aux éditions du Cerf en novembre 2015. Au programme, les contradictions internes de la coalition Unidos Podemos, les rapports de ses composantes à l’Union Européenne et la très complexe question catalane.


LVSL – Vous êtes l’auteur du remarqué Podemos, pour une autre Europe, sorti aux éditions du Cerf en novembre 2015. Vous expliquiez, dans cet ouvrage, la façon dont le mouvement populiste Podemos a émergé sur la scène politique espagnole. Fruit d’une synergie complexe entre le mouvement des indignés, le département de sciences politiques de l’université complutense de Madrid, et d’autres mouvements sociaux, Podemos s’était donné pour objectif la fameuse « guerre éclair » censée aboutir à la prise du pouvoir. Depuis, deux élections ont eu lieu et la coalition Unidos Podemos n’a pas réussi le sorpasso (i.e dépasser le PSOE), Mariano Rajoy a été réélu à la tête du gouvernement grâce à l’abstention du PSOE, et de nouvelles élections sont donc exclues. Qu’est-ce qui, selon vous, a empêché Unidos Podemos de dépasser le PSOE ?

Christophe Barret – En juin dernier, très clairement : les électeurs. Le taux de participation aux législatives d’alors était plus faible qu’à celles de décembre 2015. Les électeurs de Podemos sont ceux qui se sont le plus facilement démobilisés. L’alliance avec Izquierda Unida (IU), qui a donc donné naissance à Unidos Podemos, a pu en surprendre plus d’un. Jusqu’alors, Podemos avait construit sa renommée sur le neuf que représente le discours populiste de gauche. Ce dernier vise à « construire un peuple » – comme le disent Chantal Mouffe et Íñigo Errejón, le numéro deux de Podemos.

Il s’agit d’opposer les classes populaires aux élites jugées proches de l’oligarchie et à se défaire de ce qui fait perdre, depuis longtemps, la gauche de la gauche : par exemple les luttes d’appareil – que nous connaissons parfaitement, en France ! – ou l’usage de symboles jugés surannés en matière de marketing politique, comme par exemple le drapeau rouge, celui de la IIde République espagnole ou encore l’Internationale… Autant de choses auxquelles le jeune chef d’IU Alberto Garzón n’est pas prêt de renoncer.

Cet automne, ce sont tout simplement les barons du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), menés notamment par Javier Fernández, qui ont ont sabordé la tentative de Pedro Sánchez de proposer une alternative à la portugaise. Ils avaient leurs raisons, sur lesquelles on peut revenir.

LVSL – On sait que deux tendances idéologiques s’affrontent aujourd’hui à l’intérieur de Podemos. La première, autour d’Íñigo Errejón, privilégie une stratégie discursive de long terme qui a pour but d’asseoir la centralité de Podemos et d’éviter le bon vieux clivage droite-gauche. La seconde, autour de Pablo Iglesias, a été à l’origine de la stratégie de coalition avec Izquierda Unida, de manière à dépasser le PSOE à court terme. Pouvez-vous revenir sur ces débats qui animent le mouvement depuis plusieurs mois ?

C.B. – Pour faire simple, et même un peu caricatural, on peut dire qu’il existe deux tendances : la populiste, aussi appelée « errejoniste », et la communiste, dite « pabliste » (car proche de Pablo Iglesias). Ces deux tendances se sont récemment opposées, pour le contrôle de la puissante fédération de Madrid. La seconde s’est imposée. Et l’on peut parier que ce sera encore elle qui s’imposera lors du prochain congrès de Podemos – le second, seulement, de son histoire –, au printemps prochain.

Les médias, ceux qui ont juré la perte de Podemos, usent et abusent de cette opposition. Ils distinguent les « gentils » errejonistes, avec qui on pourrait s’allier, et les « méchants » pablistes, jugés trop radicaux. Mais, dans les faits, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón sont encore très loin de la rupture intellectuelle. Leur débat est aussi vieux que le parti, lui-même. Dans mon livre, je raconte, par exemple, comment il a déjà abouti à la mise à l’écart toute relative du troisième intellectuel du mouvement, Juan Carlos Monedero.

Aujourd’hui, bien-sûr, l’alliance avec IU relance tout. Alberto Garzón, lui-même, a voulu récemment enfoncer le clou. « Je ne suis pas d’accord avec les thèses d’Errejón », a-t-il même dit dans un entretien accordé à El País[1]. Il s’y déclare « critique (…) avec le discours et la stratégie politique du populisme de gauche. C’est une stratégie qui dit que, pour toucher aux gens, il faut modérer le discours ». Un document préparatoire au plan stratégique pour 2016-2017 d’IU, indique également que « les disputes organiques au sein des mouvements et partis alliés » importent moins que « le projet politique » défendu par lesdites organisations[2]. Poussant un brin la provocation, le jeune Garzón est aussi allé jusqu’à comparer la démarche d’Errejón à l’euro-communisme promu naguère par Santiago Carillo. Le débat n’est donc pas prêt de s’éteindre.

LVSL – Maintenant que le moment des élections est passé et que la crise interne du PSOE fait rage, quel va être le selon vous le comportement de Podemos dans la « guerre de position » qui s’installe ? Pensez vous que le mouvement va réussir à apparaître comme étant « l’opposition officielle » ?

C.B. – Si l’on en croit les derniers sondages qui le place à nouveau devant le PSOE, un avenir radieux s’offre à Podemos. Ces enquêtes pourraient faire pâlir de jalousie un Jean-Luc Mélenchon qui tente d’imiter Podemos, avec la « France insoumise ». Mais le parti de Pablo Iglesias, en interne, doit faire face à trois grands chantiers. Le premier est relatif à la nature des liens à tisser avec le PSOE, dont l’établissement est soumis à de nombreux aléas.  Le second touche à l’organisation territoriale du mouvement, car un compromis n’a toujours pas été trouvé, depuis le congrès fondateur de Vistalegre, entre « horizontalité » et « verticalité ». Le troisième concerne la connexion avec les mouvements sociaux, dont le nombre a diminué au cours des dernières années – contrairement à certaines idées reçues.

Malgré tout, les dirigeants du parti peuvent compter sur la détermination des militants. Chez les plus engagés, elle est intacte. Pablo Echenique, en charge de l’organisation, mobilise ainsi les troupes par différentes initiatives. Sans que l’on sache, toutefois si elle tiennent davantage de la politique de proximité, de l’action sociale ou encore de vagues tentatives d’auto-gestion.

Si l’on veut rester dans le domaine de la métaphore guerrière, disons que la conquête risque d’être difficile. Pablo Iglesias a récemment reconnu que les déplacements de voix d’un scrutin à l’autre, désormais, ne se comptent désormais plus par million. « Le PSOE va résister, ce n’est pas le PASOK », a-t-il même constaté[3]. Surtout, on voit mal comment Podemos pourrait continuer à siphonner les voix du PSOE. En effet, les enquêtes montrent aussi une rupture générationnelle et idéologique entre électeurs du PSOE – plus âgés, et parmi lesquels on trouve un très fort pourcentage de personnes résolues à ne jamais voter pour Pablo Iglesias – et de Podemos. La chose est inquiétante.

LVSL – On sait que l’Espagne est sous l’étroite surveillance budgétaire de la Commission Européenne, et que le nouveau gouvernement de Mariano Rajoy va devoir appliquer des mesures d’austérité pour corriger la trajectoire budgétaire de l’Espagne. De son côté Podemos maintient l’ambiguïté vis à vis de l’UE et du fonctionnement de l’euro. Pensez-vous que le positionnement actuel du mouvement est tenable alors que son allié, le Parti Communiste Espagnol (PCE), est sorti du bois et se positionne aujourd’hui ouvertement en faveur d’une sortie de l’euro ?

C.B. – Le positionnement est tenable tant que la position du PCE ne sera pas majoritaire au sein d’IU. Il n’en est qu’une composante. Et le très radical Alberto Garzón, pourtant économiste de formation, est des plus timorés en matière de politique monétaire. Il reconnaît, certes, que l’impossibilité de l’Espagne de pouvoir procéder à une dévaluation monétaire la conduit à la dévaluation salariale, et au maintien d’une distribution internationale du travail qui désavantage son pays. Celui-ci subit un modèle productif caractérisé privilégiant faible valeur ajoutée.

Curieusement, Alberto Garzón n’en conclut pas qu’il faille quitter l’euro. D’après lui « sortir de l’euro ne nous rapprochera pas plus du socialisme»[4]. La phrase est stupéfiante ! Curieusement, Iglesias, Errejón et Garzón sont d’accord pour garder l’euro. Ils avancent l’argument selon lequelle une politique alternative à l’austérité est techniquement possible au sein de l’euro-zone. Il semble qu’ils n’aient jamais entendu parler de Frédéric Lordon. Leur aveuglement est peut-être dû au vieux fonds européiste des Espagnols qui associent encore, avec raison, leur adhésion à l’Union européenne aux plus belles années de leur croissance économique. Mais il est surprenant que des marxistes patentés comme eux prêtent aussi peu d’importance aux questions économiques !

LVSL – Le destin de Podemos semble paradoxalement lié à la façon dont va se dénouer la crise interne du PSOE. Que va-t-il arriver au parti de Javier Fernández et de la puissante baronne andalouse Susana Díaz?

C.B. – Pour ces deux dirigeants, aussi, la prochaine épreuve du feu sera aussi un congrès. Le PSOE doit  organiser le sien au printemps et élire un nouveau secrétaire général. La présidente de l’exécutif andalou part comme favorite. Son objectif affiché est de « réconcilier » le parti. Elle affiche, aussi, une franche hostilité à Podemos. Javier Fernández est à la tête d’une direction provisoire, considérée par tous comme telle.

Pedro Sánchez, qui avait été le premier secrétaire général élu directement par les militants, en 2011, risque d’être un concurrent sérieux pour la Martine Aubry du sud. Son objectif est de « reconstruire » le parti, après les blessures laissées par son débarquement. Il vise une trajectoire à la Corbyn. Il mise sur la base, contre l’appareil. Le tour d’Espagne qu’il a entamé  lui permet de faire, presque partout, salle comble. Le destin de Podemos, pour ce qui est des perspectives d’entrer dans un gouvernement à moyen ou à long terme, est donc bien lié, en effet, à ce qui se joue au PSOE.

Dans la perspectives de négociations à venir, un atout de taille reste dans la manche de Pablo Iglesias : le fait qu’au Pays-Basque et qu’en Catalogne son parti ait déjà pasokisé le PSOE.

LVSL – La question catalane crispe le spectre politique espagnol. Carles Puigdemont, président de la Generalitat, a d’ores et déjà annoncé un référendum sur l’indépendance en septembre 2017. La voie de l’unilatéralité semble donc se dessiner en l’absence d’accord avec Madrid. Podemos est favorable à l’idée d’un référendum d’autodétermination, position dont il tire une grande popularité en Catalogne. Ce qui, paradoxalement, le rend dépendant des suffrages catalans qui viendraient à manquer dans le cas d’une indépendance. Comment pensez-vous que la question catalane va impacter la scène politique espagnole les prochains mois ? La coalition Unidos Podemos est-elle exposée au risque d’une tentative d’indépendance unilatérale ?

C.B. – La crise catalane sera, en effet, à la une de l’actualité. Car la situation est bloquée, entre un Mariano Rajoy qui joue la carte du tout judiciaire, et des Catalans proclamant à qui veut l’entendre, que le conflit qui les oppose à Madrid est avant tout politique. Une récente manifestation a réuni plus de 80 000 personnes dans les rues de Barcelone. Il s’agissait de soutenir les élus locaux qui promeuvent la tenue de ce référendum jugé illégal par le Tribunal constitutionnel de Madrid. L’avertissement de ces électeurs est clair, y compris pour Podemos. Mais la situation est terriblement compliquée.

Le clivage « pro » ou « anti » indépendance traverse tous les partis. On trouve de simples souverainistes, des indépendantistes et des fédéralistes dans tous les partis de la gauche catalane. Ainsi, la très populaire maire de Barcelone et fidèle alliée de Podemos, Ada Colau, marche sur des œufs. Elle ne soutient le processus impulsé par Puigdemont qu’à titre personnel. Elle se garde bien d’organiser une consultation sur le sujet dans sa bonne ville, malgré ce qui était, un temps, projeté.

Xavier Domènech, porte-parole et député d’En Comú Podem, la branche catalane de Podemos, ne s’est pas encore prononcé sur la nature des liens devant exister entre son parti et le mouvement qu’entend créer Ada Colau et auquel il désire être allié. Peut-être, aussi, parce qu’au sein d’Unidos Podemos, l’alliance entre Podemos et IU, les choses ne sont pas toujours claires, non plus.

La situation est, à tous égards, très tendue.

Crédits photos : Presentacion de Podemos : intervencion completa. 16.01-2014 Madrid (Youtube). Auteur : PODEMOS

[1]             Cf. El País du 25/11/2016. Consultable en ligne : http://politica.elpais.com/politica/2016/11/24/actualidad/1480011497_610254.html

[2]             Le Plan de acción de Izquierda unida (2016-2017) est consultable en ligne : http://www.izquierda-unida.es/sites/default/files/doc/Plan_de_Accion-IU-2016_2017.pdf

[3]             Constat fait, il est vrai, avant l’exclusion de Pedro Sánchez des instances dirigeantes du PSOE.

[4]             Entretien avec Salvador López Arnal, disponible en ligne : http://www.elviejotopo.com/articulo/organizacion-unidad-y-lucha-una-conversacion-con-alberto-garzon/

Quel avenir pour l’hypothèse Podemos ?

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©Ahora Madrid

Podemos en transitionSuite à l’investiture de Mariano Rajoy (Parti populaire, droite) le 29 octobre 2016, c’est un cycle d’intense mobilisation électorale qui  prend fin et une nouvelle page qui s’ouvre pour Podemos. Cet article revient sur les nouveaux défis qui attendent le parti et sur les débats qui le traversent. 

En novembre dernier, les comédiens Facu Díaz et Miguel Maldonado recevaient Pablo Iglesias dans leur émission « No te metas en política ». Ils pointaient avec humour l’intensité prise ces dernières semaines par les débats internes à Podemos : « Vous avez démarré Podemos à l’arrache, en courant et en faisant vos lacets en même temps, comme le disait Iñigo [Errejón]. Et maintenant, ça y est, vous avez enlevé vos chaussures et vous vous les balancez les uns sur les autres. Comment ça se passe ? ». Le renouvellement des directions régionales en Andalousie et dans la Communauté de Madrid, au début du mois de novembre, a largement contribué à médiatiser la confrontation entre des options divergentes au sein de Podemos quant à la stratégie à adopter pour l’avenir du parti. Les médias espagnols se sont évertués à polariser la controverse autour de deux camps distincts : les « pablistes », partisans de la ligne défendue par l’actuel secrétaire général Pablo Iglesias, et les « errejonistes », soutiens de l’orientation préconisée par Iñigo Errejón, secrétaire politique et n°2 de Podemos. Ces discussions interviennent alors que s’ouvre une nouvelle phase de l’histoire d’une jeune formation qui a rebattu les cartes du jeu politique espagnol.

D’un cycle à l’autre : guerre de mouvement et guerre de position

Podemos est né en janvier 2014, à l’initiative d’un groupe d’universitaires pour la plupart issus de l’université Complutense de Madrid, de militants influents de la gauche anticapitaliste et d’activistes engagés dans divers collectifs (Juventud Sin Futuro, Plataforma de Afectados por la Hipoteca, Marea Verde, etc.). L’objectif de ses fondateurs était de concevoir une plateforme citoyenne participative pour « convertir l’indignation en changement politique ». Il s’agissait de donner une voix aux victimes de la crise économique et de traduire politiquement les revendications portées en 2011 par le mouvement des indignés (plus connu en Espagne comme le « mouvement 15-M »). En s’appuyant sur la visibilité médiatique du professeur de sciences politiques Pablo Iglesias, habitué des plateaux télévisés de La Sexta, c’est un Podemos encore en chantier qui se lance à l’assaut des élections européennes. Le 25 mai 2014, la jeune formation obtient 5 sièges d’eurodéputés, s’imposant comme la surprise du scrutin, et signe son entrée fracassante sur la scène politique espagnole. L’ambition est désormais clairement affichée : s’engouffrer dans la fenêtre d’opportunité ouverte par la crise organique du « régime de 1978 », renverser l’échiquier politique et remporter les élections générales prévues pour la fin 2015.

Fort de cette organisation structurée et de l’éclosion d’une multitude de cercles sur l’ensemble du territoire espagnol, Podemos aborde alors une longue course d’endurance électorale. Entre les élections européennes de mai 2014 et les élections autonomiques en Galice et au Pays Basque en septembre 2016, le parti prend part à pas moins de 7 grandes consultations. Ce cycle d’intense mobilisation électorale conduit les membres de Podemos à mener campagne en permanence alors que les bases du parti sont encore en phase de construction, ce que résume la formule d’Iñigo Errejón reprise plus haut par Facu Díaz : « correr y atarse los cordones al mismo tiempo » (« courir et attacher ses lacets en même temps »). Les forces sont tout entières concentrées sur l’objectif central : la victoire électorale.

Aux élections générales du 20 décembre 2015, point culminant de ce cycle de mobilisation, Podemos obtient 20,68% des voix et 69 sièges au Congrès des députés – qui en compte 350 – derrière le Parti populaire (PP) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). L’absence d’une majorité clairement établie, et le choix du socialiste Pedro Sánchez d’un pacte minoritaire avec les centristes libéraux de Ciudadanos précipitent l’organisation de nouvelles élections générales. Podemos s’engage une fois de plus dans une campagne mouvementée et forme une coalition avec Izquierda Unida (gauche radicale) sous le nom de Unidos Podemos. Au soir du 26 juin 2016, Unidos Podemos recueille 21,10% des suffrages et se maintient en troisième position avec 71 députés. Toutefois, la coalition perd plus d’un million de voix par rapport à la somme des suffrages obtenus par Podemos et Izquierda Unida en décembre 2015, ce qui ne manque pas d’interroger au sein du parti.

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Résultats des élections générales du 26 juin 2016, rapportés aux résultats des élections de 2015 et 2011.

Les résultats laissent un goût amer. Podemos est certes parvenu à ébranler un bipartisme ancré depuis près de quarante ans dans le paysage politique espagnol, mais le parti n’a pas atteint son objectif de remporter les élections générales, ni même celui de supplanter le PSOE dans les urnes. La phase électorale qui aura profondément marqué les deux premières années d’existence de Podemos se clôture symboliquement par l’investiture de Mariano Rajoy (PP) le 29 octobre 2016, grâce au soutien de Ciudadanos et à l’abstention du PSOE. La déception est d’autant plus grande que les espérances suscitées étaient hautes. Podemos a manié avec habileté le répertoire discursif de l’espoir et de la victoire à portée de main, et se retrouve confronté à la désillusion provoquée par un résultat insatisfaisant. C’est la fin d’un cycle et une nouvelle page qui s’ouvre pour la formation, qui doit désormais repenser son organisation et sa stratégie pour les temps à venir.

Le champ politique espagnol a connu une rapide et profonde recomposition ces deux dernières années. Mais les préférences partisanes pourraient maintenant se stabiliser et les équilibres politiques évoluer plus lentement. Dorénavant, Podemos doit à la fois consolider sa base militante et électorale tout en engageant un travail de longue haleine pour attirer de nouveaux soutiens. Finie la « guerre de mouvement », place désormais à la « guerre de position », pour reprendre le vocabulaire gramscien employé par les leaders du parti. C’est précisément sur les termes de cette guerre de position que divergent les opinions au sein du parti, qui doit aujourd’hui faire face à quatre principaux défis.

De nouveaux enjeux

Le premier défi dans les mois à venir consistera à horizontaliser l’organisation en accordant plus de place aux cercles, qui en constituent l’unité de base. Le modèle relativement vertical adopté au Congrès fondateur de Vistalegre se justifiait par un impératif d’efficacité dans le cadre de la compétition électorale. L’horizon désormais dégagé, il semble maintenant possible d’envisager une revitalisation de la démocratie interne. L’idée de donner un nouvel élan à Podemos par l’implication de ses cercles militants fait aujourd’hui l’unanimité parmi ses différents secteurs. En témoigne la campagne « Active ton cercle », lancée en août dernier pour actualiser la carte des cercles présents sur le territoire. Reste à savoir désormais quels instruments de participation seront mis en place pour faire des cercles des protagonistes à part entière de la « politisation du quotidien », selon l’expression de Ramón Espinar. En octobre, Podemos a lancé l’initiative « Hacemos », qui s’oriente dans ce sens : 200 000 euros – une cagnotte formée par une partie des salaires des élus – seront distribués aux cercles et aux conseils citoyens municipaux pour développer des projets sociaux à l’échelle locale.

La politique municipale dans les « mairies du changement » constitue le deuxième enjeu crucial des prochaines années pour Podemos. Aux élections municipales de mai 2015, des coalitions soutenues par Podemos ont remporté les mairies de plusieurs grandes villes du pays, parmi lesquelles Madrid, Barcelone, Cadix, Saragosse ou encore La Corogne. L’épreuve du pouvoir à l’échelle locale n’est pas sans risques : le parti y perd sa virginité politique, et ses adversaires scrutent à la loupe le moindre faux pas. Par ailleurs, le contexte d’austérité budgétaire se répercute inévitablement à l’échelle municipale et réduit les marges de manœuvre. Ces « mairies du changement » peuvent néanmoins constituer des vitrines pour Podemos qui ne manque pas de mettre en avant leur bonne gestion. En une année d’exercice, la mairie de Madrid dirigée par l’ancienne juge antifranquiste Manuela Carmena a ainsi réduit la dette municipale de 38%.

L’adoption d’un nouveau modèle territorial est également l’une des principales tâches inscrites à l’agenda du parti. Teresa Rodríguez, figure de proue du courant anticapitaliste et secrétaire générale de Podemos en Andalousie, a fait part en novembre de sa volonté de constituer un Podemos Andalucía en autonomie vis-à-vis des organes centraux de la formation. Cette décision va dans le sens d’un processus de décentralisation déjà amorcé en Galice et en Catalogne, où Podemos est dilué dans des coalitions plus larges – respectivement En Marea et En Comú Podem. La décentralisation de Podemos, qui semble également faire consensus parmi les différents secteurs, devrait être concrétisée lors du prochain Congrès du parti annoncé pour le début de l’année 2017. L’objectif est double : faire coïncider l’organisation à la réalité plurinationale de l’Espagne régulièrement mise en avant par Podemos ; adapter les stratégies politiques aux contextes locaux pour mieux prendre en compte les enjeux spécifiques à chaque communauté autonome.

 

Enfin, c’est plus largement la stratégie à adopter pour faire de Podemos le principal parti d’opposition au Parti Populaire qui est au cœur des discussions. C’est sur ce point que s’expriment les divergences les plus fortes et que se confrontent notamment les orientations de Pablo Iglesias et d’Iñigo Errejón. En soutenant l’investiture de Mariano Rajoy quelques mois après avoir signé un pacte de gouvernement avec les socialistes, Ciudadanos et son leader Albert Rivera ont une fois de plus démontré l’ambiguïté de leur positionnement politique et ont perdu en crédibilité. Quant au PSOE, c’est plongé dans une profonde crise interne qu’il s’est abstenu pour laisser gouverner la droite conservatrice. Podemos semble donc disposer d’une légitimité et de marges de manœuvres suffisantes pour se positionner comme « premier parti d’opposition ». Mais les deux principales figures de Podemos proposent deux options stratégiques différentes – mais pas nécessairement incompatibles – pour mener la guerre de position face aux politiques d’austérité du nouveau gouvernement Rajoy. Pour le résumer de manière schématique, Pablo Iglesias défend l’idée d’un Podemos ancré dans les luttes sociales et soucieux de développer un discours d’opposition radicale à l’oligarchie, tandis qu’Iñigo Errejón considère que la priorité réside dans l’élaboration d’un projet politique alternatif et transversal capable de séduire une majorité de citoyens.

Pablo Iglesias : opposition sociale et pouvoir populaire

Lors de l’université d’été de Podemos en septembre 2016, Pablo Iglesias est monté au créneau face aux proches d’Iñigo Errejón qui considèrent que l’alliance avec Izquierda Unida a pu leur porter préjudice dans les urnes. Le secrétaire général estime qu’il n’en est rien, et valorise tout au contraire le rapprochement avec les autres formations de gauche radicale. Il appelle surtout à tisser des liens avec les mouvements sociaux au sein d’un espace commun pour donner corps à un nouveau « bloc historique », selon l’expression d’Antonio Gramsci.

Cette stratégie est exposée avec clarté dans un article publié par le journal Público, le 21 novembre. Pablo Iglesias y développe d’abord une analyse des limites du travail parlementaire. Il signale que Podemos doit faire face à une « triple alliance PP-PSOE-C’s » au sein du Congrès et que le gouvernement est en mesure d’opposer son veto à toute initiative des députés qui affecterait le budget. Il pointe ainsi l’impuissance parlementaire et le risque de normalisation que court Podemos en se centrant sur le travail institutionnel. Selon lui, Podemos doit s’atteler à construire une « opposition sociale » capable de reprendre la « grammaire politique » du mouvement des Indignés et des collectifs qui en sont issus, en insistant sur la dichotomie entre « les gens » et « les privilégiés ». « Nous avons besoin d’une organisation plus décentralisée, qui construise un mouvement populaire et des contre-pouvoirs sociaux en mettant son poids institutionnel au service de la société civile », explique-t-il.

Le secrétaire général peut ici s’appuyer sur la sociologie militante de Podemos, qui compte parmi ses rangs de nombreux citoyens combinant leur engagement partisan à d’autres formes d’activisme dans des associations ou des mouvements sociaux. La présence de ces militants multi-positionnés peut constituer un atout pour « creuser des tranchées dans la société civile », comme le revendique Iglesias, toujours dans cette lecture gramscienne de la guerre de position. Podemos doit donc investir pleinement le champ des luttes sociales pour réaffirmer sa singularité vis à vis de forces politiques traditionnelles engluées dans les débats parlementaires.

Ces dernières semaines ont vu Pablo Iglesias joindre les actes à la parole. Le 19 novembre, le secrétaire général prenait part à une manifestation devant le siège de l’entreprise Gas Natural Fenosa pour dénoncer la précarité énergétique. Le 2 décembre, il participait à un rassemblement devant le siège du Parti Populaire, convoqué par le syndicat Commissions Ouvrières en soutien aux travailleurs de Coca Cola. Il n’hésite pas non plus à substituer à la traditionnelle devise de Podemos « Sí se puede » (« Oui, c’est possible ») le slogan « Luchar, crear, poder popular » (« Lutter, créer, pouvoir populaire ») en référence explicite à la gauche et au mouvement ouvrier chiliens sous l’Unité populaire de Salvador Allende.

Iñigo Errejón : Transversalité et « Podemos gagnant »

Iñigo Errejón, qui a écrit en 2015 avec Chantal Mouffe un ouvrage fondamental à la compréhension des soubassements théoriques de Podemos (Construir Pueblo. Hegemonía y radicalización de la democracia) craint de voir le parti renouer avec les réflexes de la gauche traditionnelle. Selon lui et plusieurs autres intellectuels influents au sein de Podemos, comme Germán Cano ou Jorge Moruno, l’objectif principal consiste aujourd’hui à séduire une majorité de citoyens – « ceux qui manquent » – au-delà des étiquettes politiques. Les partisans de cette orientation rappellent d’ailleurs que Podemos s’est précisément constitué en rupture avec la culture d’une gauche traditionnelle dont les identités figées et les symboles désuets sont devenus un fardeau.

Ces intellectuels « errejonistes » peuvent s’appuyer sur les dernières données offertes par le baromètre du CIS (Centre de recherches sociologiques) au mois de novembre : alors que le PSOE, qui paie le prix de sa cacophonie interne et de son soutien indirect à l’investiture de Mariano Rajoy, chute de 6 points dans les intentions de vote, Podemos devient la deuxième force politique mais ne croit que de quelques décimales. Ils attribuent cette incapacité de Podemos à attirer massivement les électeurs socialistes désenchantés à la persistance d’un discours trop virulent et d’une identification trop marquée à la catégorie « gauche radicale ».

Pour Iñigo Errejón, tel qu’il l’exprime dans un article publié dans le 20 minutes espagnol, l’urgence est à « forger un Podemos qui gouverne l’Espagne ». « Je défends l’idée que nous devons miser sur un Podemos qui, loin de quelconque repli sur les identités du passé, continue de s’ouvrir et de se répandre », affirme-t-il. Le secrétaire politique de Podemos plaide ainsi pour une main tendue à tous les électeurs qui peuvent manifester une certaine sympathie pour les idées exprimées par Podemos sans pour autant leur accorder leurs voix. Il s’agit de « générer de la confiance », de construire un projet politique alternatif crédible et résolument transversal pour « articuler des secteurs très différents autour d’une nouvelle identité politique ». Là où Pablo Iglesias parle de constituer un « bloc historique du changement », Iñigo Errejón  veut  opter pour un Podemos « fort et indépendant », capable de tisser des alliances avec les autres acteurs du changement  sans pour autant diluer l’essence du projet initial dans un espace qui les assignerait irrémédiablement à la gauche de la gauche de l’échiquier politique.

Vers un nouveau Congrès

Les débats entre ces deux visions distinctes se sont déjà matérialisés lors des primaires internes pour renouveler les conseils citoyens régionaux en Andalousie et dans la Communauté de Madrid. La large réélection de Teresa Rodríguez, soutenue pour l’occasion par Pablo Iglesias, face à la candidature « errejoniste » en Andalousie conforte la ligne « pabliste ». Il en va de même dans la Communauté de Madrid, où Ramón Espinar, le candidat « pabliste » également appuyé par le secteur anticapitaliste, l’a emporté face à la candidature soutenue par Iñigo Errejón.

Ces débats internes devront également être l’objet central du prochain Congrès de Podemos, le « Vistalegre II » attendu de longue date par les militants et prévu pour le début de l’année 2017.  Le Conseil citoyen national se réunira le 17 décembre prochain pour déterminer l’organisation de cette deuxième Assemblée citoyenne du parti. Pablo Iglesias suggère d’en fixer la date au 10 février 2017, c’est à dire au moment même où le Parti populaire tiendra sa Convention nationale. Cette proposition s’inscrit dans la volonté de Podemos de tenir tête au PP et au gouvernement en s’affirmant comme première force d’opposition. « Il serait bon pour l’Espagne que les Espagnols puissent comparer simultanément les deux projets politiques des deux principales forces qui se révèlent en ce moment comme antagonistes et qui ont des projets complètement différents pour le pays », précise Pablo Iglesias. Iñigo Errejón a d’ores et déjà affirmé qu’il ne briguerait pas le secrétariat général de la formation, insistant sur la nécessité de privilégier la discussion autour des idées et des projets.

Ces deux orientations stratégiques ne datent pas d’hier, mais les désaccords s’expriment avec d’autant plus d’acuité que le parti entame une nouvelle phase de son histoire. Certains médias espagnols les ont parfois présentés de manière caricaturale, comme une opposition irréductible entre un “Podemos de la rue” porté par Pablo Iglesias et un “Podemos des institutions” défendu par Iñigo Errejón. La réalité est évidemment plus nuancée.

Les débats entre la ligne de Pablo Iglesias et celle d’Iñigo Errejón, qui relèvent tant de la pratique politique que de la controverse théorique, révèlent deux conceptions de la stratégie populiste à adopter dans ce nouveau cycle, deux variantes dans la manière d’envisager la dichotomisation de l’espace politique : l’une centrée sur la construction d’un sujet populaire façonné par les luttes sociales contre les privilèges de l’oligarchie ; l’autre axée sur l’articulation d’une pluralité de demandes politiques et sociales pour construire un nouveau « projet de pays » contre « ceux d’en haut ».

Au-delà de la méthode discursive, se pose bien sûr la question de l’investissement dans l’arène des luttes sociales et dans celle de la politique institutionnelle. Mais c’est davantage le positionnement du curseur, l’articulation entre les deux engagements qui fait débat plutôt qu’un choix exclusif entre l’une ou l’autre des options. Les débats qui traversent actuellement Podemos sont en réalité la manifestation d’une tension inhérente à la construction du parti, initialement conçu comme un relais politique aux revendications issues de divers mouvements sociaux apparus dans le sillage de la crise économique et du 15-M.

La présentation de ces différentes options pour le futur de Podemos ne doit donc pas amener à la conclusion hâtive d’une fracture irréconciliable entre deux courants antagonistes. Au-delà de leurs divergences, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón sont amis et partagent tous deux un corpus de références communes ainsi que le souhait de consolider le patrimoine collectif que constitue Podemos. C’est aussi ce que désirent de nombreux militants, pour qui l’existence de ces deux lignes est essentielle à l’organisation, bien que certains anticapitalistes se montrent particulièrement critiques à l’égard d’Iñigo Errejón.

Au-delà des désaccords, l’émergence de ces débats sur la scène publique atteste de la centralité du parti dans le paysage politique espagnol. En deux années d’existence, Podemos a contribué à revitaliser le débat politique en Espagne et a permis de porter dans l’arène institutionnelle les aspirations de citoyens désabusés par une crise aux multiples facettes. En témoignent les trajectoires des deux concurrents à la direction de Podemos dans la Communauté de Madrid, Ramón Espinar (30 ans) et Rita Maestre (28 ans). En 2011, alors membres du collectif Juventud Sin Futuro, tous deux s’engageaient activement dans le mouvement 15-M pour la « démocratie réelle » et la justice sociale . Aujourd’hui, le premier porte ces revendications au Sénat, la seconde au conseil municipal de la ville de Madrid.

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Machiavel face au grand écran : Podemos va au cinéma

Il est désormais difficile de parler de l’Espagne sans aborder le cas de Podemos. Ce parti fondé en 2014 a ravi l’intégralité de la gauche européenne dès ses premiers succès électoraux et continue son petit bonhomme de chemin au sein du Parlement espagnol. Partout on a salué le génie de ses leaders qui semblaient avoir réinventé la politique grâce à un savant cocktail de démocratie horizontale et de discours populiste. Il devient alors intéressant de jeter un coup d’oeil au profil des fondateurs du parti pour comprendre ce phénomène : ils sont tous profs. Profs de sciences politiques pour être exact. Juan Carlos Monedero, Iñigo Errejón et bien sûr le patron, Pablo Iglesias, toutes ces personnes ont comme point commun d’avoir étudié la science politique à l’Université Complutense de Madrid. L’ami Pablo ne se contente donc pas de rédiger des tracts, mais également des thèses de doctorat et, c’est ce qui nous intéresse, des livres. Ainsi on a surtout retenu ses Leçons politiques de Games of Thrones, un must pour les fans de la série et les maîtres de conf en philosophie politique. Le leader de Podemos est connu pour être un grand amateur de GoT (au point d’avoir offert un coffret DVD de la série au nouveau Roi d’Espagne l’année dernière1), mais il s’est également intéressé au cinéma au sens large. Il nous fait donc partager sa vision de politologue dans ce petit livre paru en 2013: Machiavel face au grand écran.

Qu’est-ce que l’ “hégémonie culturelle” ?

Avant de jouer les apprentis fossoyeurs de films (ou Durendal, c’est vous qui voyez), arrêtons nous un instant sur les références de l’auteur. Les habitués des cercles intello de gauche/lecteurs du Monde Diplomatique n’auront pas manqué de remarquer que, si il y a bien un mec à la mode actuellement, c’est Antonio Gramsci. Aujourd’hui tout le monde est gramscien, tout le monde se revendique de cet italien à lunettes qui a eu le malheur de vivre l’arrivée au pouvoir de Mussolini dans les années 20. Ainsi Pablo Iglesias le place au même rang que Machiavel qu’il considère comme “le premier à dire que le pouvoir est, avant tout, une relation sociale et un ensemble de production d’hégémonie idéologique d’un groupe contre un autre”. On note également son apparition dans plusieurs jeux de la licence Assassin’s Creed, mais ce n’est pas vraiment ce qui nous intéresse ici.

Ce qui nous intéresse, c’est cette “production d’hégémonie idéologique” dont parle Iglesias, et c’est là que Gramsci peut nous aider à comprendre. Pour les révolutionnaires du début du XXe siècle, le problème était plutôt simple à résoudre : construisons un parti de la classe ouvrière, prenons le pouvoir et instaurons une société idéale où règnera l’amour et les comités d’usine. Que nenni leur répond alors Gramsci ! Il ne suffit pas de s’emparer du pouvoir de l’État pour renverser le capitalisme, il faut avant tout changer ce qui se passe dans la tête des gens. Or l’État et le capital sont partout désormais! Dans les écoles, dans nos salons via le poste de télévision, dans la rue avec la publicité… A travers toutes ces institutions, notre façon de voir le monde est façonnée d’une certaine manière et ainsi est créée cette fameuse “hégémonie idéologique”. Renverser le pouvoir en place implique pour Gramsci de renverser cette hégémonie maintenue en permanence. Pablo Iglesias choisit donc d’analyser comment les films participent à la production, ou la subversion, de cette hégémonie culturelle. Prenons un exemple très simple: si je vous demande de vous représenter le débarquement des troupes alliées en Normandie, c’est très probable que l’image de Tom Hanks déguisé en soldat américain dans Il faut sauver le soldat Ryan vous viennent à l’esprit. Le cinéma nous permet d’associer des lieux, des moments de l’histoire à des images et ainsi joue sur notre représentation de la réalité sans même que l’on s’en rende compte.

Le cinéma est (toujours) politique

L’auteur nous propose donc dans ce livre de 150 pages d’analyser des sujets aussi variés que la représentation du Tiers-Monde, les interprétations de la Guerre d’Espagne dans le cinéma récent ou encore les effets du capitalisme sur le lien social. Certains ont par exemple salué la critique de la guerre du Vietnam développée dans Apocalypse Now par Francis Ford Coppola. Cependant le film ne brille pas vraiment par sa représentation des “colonisés”. Même si les répliques du colonel Kilgore sont, admettons-le, extrêmement badass, le film ne nous propose rien d’autre que d’observer la guerre du point de vue des GI Américains et on cherche despérément le moment où les Vietnamiens ne se cantonnent pas à n’être qu’une partie du décor. Mais pour autant, le sympathique Pablo ne nous laisse pas nous morfondre et nous propose le visionnage de La Bataille D’Alger de Gillo Pontecorvo, qui choisit cette fois de traiter les deux camps à égalité.

Si vous aimez le cinéma, vous aimerez probablement ce livre. Si vous aimez le marxisme et la théorie critique, vous aimerez probablement ce livre. En lisant Machiaval face au grand écran, on découvre à la fois des films et des auteurs, mais on est surtout poussé à s’interroger sur le message que les réalisateurs veulent nous faire passer. Le point sur lequel se concentre l’auteur, c’est la représentation de l’“Autre”, du “sujet subalterne” comme il le dit. Cet ouvrage est donc une invitation à garder l’oeil aiguisé quand on regarde un film: Comment sont représentés les différents personnages ? Qu’est-ce que le réalisateur essaye de dire ? Après avoir lu le livre de Pablo Iglesias, vous devriez avoir moins de mal à répondre à ces questions.

Crédit photo : https://www.flickr.com/photos/131762198@N07/17613883301/ ,  ©Ahora Madrid