Le Festival Ciné-Palestine, édition confinée : la résistance sur petit écran

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Visit Palestine © Franz Krauss 1936.

La pandémie de coronavirus a sans aucun doute provoqué un grand chamboulement dans le monde de la culture : salles de cinéma et théâtres fermés, événements reportés ou annulés, la situation sanitaire a bousculé tous les plans. C’est dans cette situation complexe que la sixième édition du festival Ciné-Palestine a dû se réinventer en cette fin d’année. Bien que le festival soit reporté au printemps 2021, les organisateurs ont tenu à en proposer dès à présent quelques œuvres phares en ligne, entre le 10 et le 15 novembre. Cette volonté d’adaptation permet de souligner à la fois l’importance du cinéma et de sa diffusion pour témoigner de réalités sociales et politiques, et la question de l’influence du numérique sur le public.


Contraint d’être reporté au printemps prochain du fait des nouvelles mesures prises en France, le festival Ciné-Palestine s’est adapté en rendant accessibles, via son site et des événements Facebook, quatre documentaires présentés dans le cadre de la sixième édition, ainsi que le concours de courts-métrages « New generation ». « Malgré le confinement et la crise sanitaire liée à la Covid-19, le Festival Ciné-Palestine (FCP) tient à maintenir son action en faveur de la promotion du cinéma Palestinien en France », explique-t-il dans une publication au sein de l’événement Facebook de son édition en ligne. Un choix qui soulève d’intéressantes questions quant à la nécessité du cinéma et à son rôle politique.

DONNER À VOIR LA DIVERSITÉ PALESTINIENNE

Le festival a ordinairement lieu de façon annuelle à Paris et dans sa région métropolitaine. Fondé en 2015, il se donne avant tout pour mission de rendre le cinéma palestinien accessible, malgré des « restrictions imposées par les frontières » selon leur site ; Israël contrôlant les entrées et sorties de Palestine, il n’est en effet pas rare que des Palestiniens tentant de se rendre à l’étranger restent bloqués à un checkpoint, à l’image de Khaled Jarrar en 2014. L’arbitraire du contrôle des frontières israéliennes, qui ne concerne pas d’ailleurs que les Palestiniens, est régulièrement dénoncé. Bien que certaines de ses organisations partenaires explicitent clairement leur soutien au peuple palestinien (par exemple l’association France-Palestine Solidarité, ou l’Union Juive française pour la paix), le FCP reste plus discret sur la situation particulière de l’art palestinien, entravé par le contexte géopolitique local que nous connaissons, et se présente avant tout comme un festival engagé.

Son projet est de faire découvrir l’art cinématographique palestinien, dans sa diversité ; à travers les éditions du festival, mais aussi à travers un ciné-club, ou encore à travers un concours de courts-métrages « Next Generation », le cinéma palestinien est représenté dans des formes variés. Entre films récents (Ave Maria de Basil Khalil pour l’édition 2016, A man returned pour l’édition 2017…) et plus anciens (Les Dupes, film de Tawfiq Saleh datant de 1972 et projeté lors de l’édition 2018 ; Return to Haifa réalisé par Kassem Hawal en 1980, proposé lors de l’édition de 2017…), documentaires et œuvres de fiction, longs-métrages et courts-métrages, la présence de quelques œuvres d’animation (on retient pour cette année le court-métrage Freedom is mine de Mahmoud Salameh). À travers les œuvres présentées, c’est bien la diversité des quotidiens palestiniens qui sont représentés, et, à travers eux, les difficultés auxquelles doivent faire face tout un peuple : si les réalisateurs sont tous d’origine palestinienne, tous ne vivent pas et n’ont pas pu réaliser leurs films en Palestine. Certains viennent du Liban, d’Allemagne, de Jordanie, ou du Royaume-Uni.

Les acteurs et réalisateurs engagés sont ainsi parfois punis pour leurs opinions par le système israélien, comme le raconte le cinéaste Saleh Bakri dans un entretien : « On ne sait jamais de quoi les autorités sont capables. Mon père [cinéaste lui aussi] a été persécuté par le gouvernement israélien et l’est toujours. Il a été menacé directement et indirectement. Ça pourrait m’arriver aussi ! Il y a des gens en Israël qui sont en prison depuis des années, voire des décennies. Je ne sais même pas combien il y a d’enfants dans ces prisons ! Je suis comme tout le monde, je suis soumis aux mêmes dangers. » Les questions matérielles se posent aussi : à propos des aides financières pour réaliser des films, notamment : Saleh Bakri se refuse à accepter un quelconque financement provenant d’une institution israélienne, ce qui « reviendrait pour [lui] à défendre l’occupation et l’apartheid ». On comprend donc bien pourquoi le cinéma palestinien s’internationalise dans sa production même ; comme un reflet de la situation des Palestiniens, sur leur propre terre ou à l’étranger.

De la même façon, les œuvres abordent des thèmes différents : l’édition en ligne propose par exemple un documentaire sur un homme ayant appartenu à la faction militante palestinienne Abu Nidal (Ibrahim : A fate to define par Lina Al Abed), un long-métrage à propos de trois palestiniens vivant à Jérusalem (Song on a narrow path par Akram Safadi), un documentaire sur des jeunes enfants vivant dans le camp jordanien de réfugiés de Zaatari (Tiny Souls, de Dina Naser) ou le quotidien à Bethléem (Lettre à un ami, Emily Jacir). Quatre expériences, qui sont trois facettes différentes de la réalité palestinienne. Certains thèmes semblent toutefois faire écho à des expériences plus générales. Ainsi, quatre des cinq courts-métrages présentés dans le cadre du concours cette année traitent du thème de l’exil, et des difficultés que rencontrent les immigrants (au Liban, en Allemagne, au Royaume-Uni ou en mer Méditerranée) alors qu’ils ont été obligés de fuir. Bien que refusant (à raison) de donner une vision monolithique de ce que sont les Palestiniens, le FCP permet toutefois de faire ressurgir certains thèmes récurrents ; une façon de témoigner de la situation complexe des Palestiniens aujourd’hui (pour ceux restant en Palestine comme pour ceux ayant dû partir vers l’étranger), tout en refusant d’en dresser un portrait misérabiliste.

UN PUBLIC PLUS VASTE GRÂCE AU PASSAGE EN LIGNE ?

Cette année, le festival a toutefois dû innover pour rendre possible ce partage, malgré le report de l’événement à une date ultérieure. Si le « distanciel » a des contraintes non-négligeables, il ouvre toutefois certaines perspectives assez intéressantes dans le cadre de ce festival : notamment, en devenant en théorie accessible à un plus grand nombre de personnes, puisque la contrainte du lieu disparait. D’ailleurs, certaines projections ont déjà lieu en ligne habituellement, notamment celles du ciné-club du FCP que nous avons mentionnées plus tôt. Se pose toutefois, à travers ce passage à un (pour l’instant) tout en ligne, la question suivante : un cinéma en ligne est-il un cinéma plus accessible ? Dans les faits, les genres filmiques que nous consommons restent très déterminés socialement. De façon assez intéressante, il est établi une distinction entre le cinéma que l’on pourrait qualifier « de masse » et le cinéma d’art et d’essai, jugé plus noble – une distinction dont nous avertissait déjà Claude Bremond en 1963. « Nous avons à présent deux cinémas, encore liés par de multiples interférences, mais qui seront sans doute bientôt aussi étrangers l’un à l’autre que peuvent l’être aujourd’hui le monde de la musique classique et le monde de la chanson. Nous avons un cinéma d’auteurs et un cinéma de vedettes : d’un côté Bresson, de l’autre Bardot. Ces deux cinémas ne correspondent pas, comme on le croit, à deux niveaux de développement au sein d’une même culture, mais à deux cultures radicalement distinctes. », écrit-il ainsi, avant de clarifier cette distinction : d’un côté, le cinéma d’auteurs (de l’intellectualité, du jugement esthétique), et de l’autre, le cinéma de vedette, le cinéma de la « participation émotionnelle ». Une distinction dont on devine sans peine qu’elle s’est, hélas, vite muée en distinction sociale – un schéma opposant la masse émotive contre l’élite intellectuelle.

Et cette distinction, le passage au numérique n’a pas réussi à la franchir, bien que des efforts aient été faits. La contrainte géographique est abolie, certes, mais pas la contrainte sociale. Dans le cadre des festivals de cinéma comme le FCP, la question mérite d’être posée : à laquelle de ces deux catégories appartiennent les films palestiniens présentés ? S’ils n’ont pas vocation à être intellectualisés, et si l’envie d’avoir un public le plus vaste possible est clairement exprimée, il n’en demeure pas moins que la programmation semble difficilement pouvoir entrer dans la catégorie des films « de vedettes » ou « de masse ». Le festival a eu, et c’est dommage, assez peu d’écho dans la presse ; quant à trouver l’événement sur Facebook, il faut sans doute que l’algorithme nous le propose soit parce qu’un ami y participe, soit parce qu’on y a exprimé d’une façon ou d’une autre un intérêt pour le cinéma, ou pour la Palestine.

Le rôle des algorithmes dans une certaine restriction de nos choix a été étudiée par le CSA Lab, plus particulièrement au sujet de l’accès à des contenus audiovisuels : « ces algorithmes peuvent également conduire à des effets inverses, à savoir enfermer les individus dans une personnalisation des services en fonction de leurs goûts et opinions. Si tel était le cas, il en résulterait potentiellement une atteinte au libre choix, une homogénéisation de l’information, une polarisation des contenus autour de visions dominantes en opposition avec l’objectif de diversité culturelle » avertit-il, en considérant le besoin de tempérer les algorithmes pour qu’ils préservent cette diversité culturelle.

Dans tous les cas, il convient d’être prudent quant à la théorique liberté d’accès à des contenus que nous donnerait Internet : on retrouve dans le cas du FCP, malgré le passage en ligne, la contrainte sociale qui, si elle n’est de toute évidence pas souhaitée par les organisateurs de l’évènement, est difficilement effaçable : pourront profiter de l’offre du festival ceux qui s’intéressaient déjà à la Palestine ou au cinéma. L’édition 2019 (en physique) a ressemblé environ 2500 personnes, selon le bilan de l’organisation. Si c’est un bilan plus que satisfaisant, il faut garder à l’esprit cette dimension sociale (que l’on retrouve, d’ailleurs, dans tout événement artistique), que le numérique n’efface pas ; la composition du public est définie, comme nombre de publics, par des normes sociales. Des façons de réduire l’importance de ces normes existent, bien que n’étant pas du ressort du festival lui-même ; mais en tous cas, il semble que le passage en ligne ne sera pas suffisant.

L’ART PALESTINIEN COMME RÉSISTANCE

La force de ce projet est de présenter un art dont la nationalité peut lui valoir d’être méconnu, mais aussi un art dont l’existence même est un combat politique. La situation des Palestiniens aujourd’hui est sujette à de vives discussions, et ceux-ci connaissent de nombreuses injustices sur lesquelles alertent régulièrement diverses associations. Face à ce contexte national compliqué, les Palestiniens luttent pour la reconnaissance de leur État, et pour leur reconnaissance en tant que peuple. Cette lutte est d’autant plus difficile que leur cause est souvent instrumentalisée, et prise en étau entre les intérêts de certains partis : la lutte interne entre le Fatah (mouvement de libération laïc) et le Hamas (mouvement de résistance islamique) est un nouveau blocage au développement politique de la Palestine, qui s’ajoute aux difficultés faisant d’un État palestinien une perspective qui s’éloigne  chaque jour davantage.

Les personnalités politiques palestiniennes semblent échouer, tant sur la politique interne que d’un point de vue diplomatique. Dès lors, la lutte pour préserver une identité palestinienne doit prendre d’autres formes. La culture fait partie de ces formes nécessaires : elle est un moyen de retrouver une dignité dans un contexte qui fait tout pour effacer l’histoire des Palestiniens, ainsi qu’un moyen de garder foi en l’avenir, comme l’a montré Nabil el Haggar en parlant de « résilience culturelle » en Palestine. Donner un écho à la production artistique palestinienne, comme le fait le FCP en ce qui concerne le cinéma, c’est donc valoriser cet engagement artistique permanent. « Toute résistance meurt si elle n’est pas aussi culturelle », résume Saleh Bakri.

« Toute résistance meurt si elle n’est pas aussi culturelle »

Les films sont aussi, comme nous l’avons vu, une façon de témoigner de l’expérience des Palestiniens. Loin de l’image fantasmée d’une « Palestine » uniforme, insister sur des quotidiens et des expériences plurielles permet de montrer la multiplicité du peuple palestinien, et aussi sa richesse, sans tenter de l’ériger nécessairement en martyr. En fait, ces films divers permettent de briser les images toutes faites que l’on peut avoir en tête lorsque l’on pense aux Palestiniens, et qui sont souvent entretenues par certaines organisations ou personnalités politiques : entre ceux qui considèrent les Palestiniens comme un groupe de dangereux terroristes (suite, notamment, à la seconde Intifada au début des années 2000) ou ceux qui ne les présentent que comme un peuple éploré et sans espoir, les concernés sont finalement victimes de clichés qui ne leur rendent pas justice.

L’art parlant des Palestiniens, et réalisé par des Palestiniens, il apparaît donc comme l’une des meilleures façons d’avoir une vision juste de ce qu’est leur réalité. Plusieurs artistes tentent donc de mieux transmettre leur culture, au-delà du contexte politique actuel du pays, afin que leur peuple ne soit plus défini seulement par ses tragédies : « l’occupation israélienne prend indéniablement une grande part dans l’art palestinien. (…) Néanmoins, une des raisons qui me pousse à chanter du folklore palestinien, c’est justement le fait de vouloir connaître la Palestine avant l’occupation israélienne. Je veux apprendre et connaître notre histoire avant tout ça. Je suis d’accord qu’il y a quelque chose de malheureux dans l’art palestinien, mais il y a aussi un rapport avec ce que les Européens veulent voir. Souvent, quand tu vas postuler dans les musées – pour pouvoir faire ton exposition – les musées ne veulent pas forcément voir l’art palestinien classique. Ils veulent voir la Palestine sous occupation. Peut-être qu’à travers le monde, on arrive seulement à voir la Palestine sous le regard de l’occupation. Après tout, c’est la réalité. C’est difficile de ne pas en parler, ni de l’exprimer. » expliquait ainsi la chanteuse Maya Khalidi dans un entretien.

Si le contexte de l’occupation israélienne est difficilement contournable, il y a une volonté exprimée par les artistes palestiniens de présenter leur culture non plus seulement par rapport à leur voisin, mais bien comme une culture ancienne et riche par elle-même, avec sa propre histoire et sa propre identité – une vision qui échappe souvent aux spectateurs européens, qui voient le pays seulement à travers le prisme du conflit. En ce sens, partager le cinéma palestinien, c’est présenter les Palestiniens sans passer par des filtres politiciens biaisés. On comprend donc l’importance du FCP, et sa volonté de rester présent, même en ligne, malgré le report de sa sixième édition.

Au Liban, Palestiniens et Chrétiens s’affrontent dans « L’insulte »

Affiche du film l'Insulte

Nommé aux Oscars dans la catégorie de meilleur film étranger, L’insulte est une plongée au cœur de la complexité de la société libanaise d’aujourd’hui, qui porte toujours les traces de la guerre civile. Ziad Doueiri se livre une fois de plus à un exercice risqué et difficile. Pari réussi pour le réalisateur dont la controverse semble décidément être la marque de fabrique.

Toni, garagiste honnête et travailleur acharné, est de plus en plus excédé par la présence des Palestiniens dans son quartier. Galvanisé par les discours belliqueux du parti chrétien auquel il adhère sans réserve, ce Libanais se sent investi de la mission de « défendre son territoire », restant sourd face au désir de sa femme enceinte de s’installer dans la banlieue de Beyrouth, loin de l’agitation urbaine. Lorsque Yasser, chef de chantier palestinien, lui propose de réparer la gouttière de son balcon, qui arrose les passants dans la rue, Toni le congédie brutalement. Yasser répare tout de même le tuyau mais, humilié, lâche un « sale con », qui aurait pu paraître anodin.

Pourtant, cette insulte amorce l’engrenage des hostilités, et le conflit dégénère malgré les excuses – imposées par son employeur – de Yasser. L’orgueil des deux hommes va les mener devant les tribunaux, transformant une simple altercation en défense de leur peuple respectif. Ce qui s’apparente à une simple querelle de voisinage prend alors une dimension politique retentissante : l’affaire rouvre des blessures qui n’ont jamais été pansées dans cette société jadis déchirée par la guerre civile. En quelques jours, le procès pousse le Liban au bord de l’affrontement social, et le tribunal devient l’exutoire des souffrances étouffées par une amnistie nationale aux allures d’amnésie générale.

Au cœur des conséquences sociales de la guerre

Cette histoire que l’on souhaite oublier, c’est celle de la guerre civile qui a causé plus de 200 000 morts entre 1975 et 1990. Le Liban était alors le théâtre de multiples massacres qui ont marqué le pays au fer rouge. L’absence de transition politique et de procès lors du cessez-le-feu au début des années 1990 ont rendu la cicatrisation très difficile. Ainsi, d’anciens chefs militaires ont pu accéder à des responsabilités politiques, et la plupart des crimes de guerre sont restés impunis.

Dispensées de jugement, les différentes parties se sont naturellement déresponsabilisées de leurs actes, accusant durablement « l’autre » de toutes les fautes commises. C’est précisément le sujet du film puisque tout au long du procès, les deux avocats vont tâcher de justifier les actions des deux protagonistes en remontant dans leur traumatismes respectifs, ancrés dans la guerre civile elle-même. En plus de rouvrir brutalement des plaies qui n’ont jamais été pansées, Ziad Doueiri aborde un épisode particulièrement subversif : l’épineux dossier du massacre de Damour. Il s’agit d’une localité chrétienne, au sud de Beyrouth, dont une partie des habitants ont été assassinés en 1976 par des membres de l’OLP.

Porter à l’écran un tel événement est risqué et inévitablement polémique. Pour cause, cette période est tristement célèbre pour la montée des hostilités à l’encontre des Palestiniens, notamment au sein de la droite maronite, ce qui conduisit notamment au massacre de Sabra et Chatila en 1982, lors duquel des milliers de réfugiés palestiniens furent assassinés par les milices chrétiennes en présence de soldats israéliens. Voir les rôles inversés à travers cet épisode où des Palestiniens sont assassins et les Chrétiens victimes a de quoi déranger. Le film a eu l’effet d’une bombe au Liban, en soulevant le tabou des tensions enfouies entre Chrétiens libanais et Palestiniens, dans un pays que l’on érige souvent en modèle de cohabitation religieuse et culturelle.

Au Liban, un accueil virulent 

Tantôt encensé, tantôt critiqué, l’art singulier de Ziad Doueiri, mêlant politique et humour noir, ne laisse personne indifférent. Il faut reconnaître au réalisateur le courage de s’exposer sans ciller aux critiques les plus violentes. Il prend le risque de s’attirer les foudres des deux partis qu’il défend ici en se faisant dans un premier temps le porte-parole des réfugiés palestiniens et le critique de la propagande du parti chrétien, puis en démontant la sacro-sainte cause palestinienne pour souligner les extrémités auxquelles se sont adonnés certains de ses défenseurs. Source de scandale, le film a bien failli être interdit au Liban, et en septembre, Ziad Doueiri a même été arrêté par les autorités libanaises pour comparaître devant un tribunal militaire.

Peu après sa sortie, une pluie de critiques s’est abattue sur le réalisateur. Certains l’accusaient de ridiculiser la cause palestinienne, tandis que d’autres dénonçaient une accusation vis-à-vis des Phalanges chrétiennes. En s’attaquant aux douloureux événements qui ont précipité la fracture sociale et confessionnelle libanaise, Ziad Doueiri a secoué la société libanaise, et a provoqué un débat qui a fait les gros titres des journaux dès les premières projections en salles. Rien que pour le tollé qu’il a provoqué, preuve de la pertinence de son propos sur les divisions communautaires, ce film semble indispensable à la bonne compréhension du Liban contemporain.

Raviver les antagonismes pour mieux les dépasser : une tentative de réconciliation des mémoires ?

Le cinéma de Ziad Doueiri nomme les choses et ne se perd pas dans des métaphores, auxquelles il préfère une description douloureuse mais assumée des événements. Là où Valse avec Bachir, le film d’Ari Folman, ne faisait qu’évoquer les massacres de Sabra et Chatila, traités à travers des suggestions oniriques, le réalisateur libanais n’épargne pas son spectateur d’images d’archives et de témoignages sanglants, aussi accablants pour les uns que pour les autres.

Finalement, le sujet de ce film n’est pas tant le conflit « palestino-chrétien ». Cette œuvre transcende l’intime pour toucher l’universel, en rappelant que ce déchirement interne, comme toute guerre, constitue un traumatisme pour la société entière. Ce qui se révèle déstabilisant, c’est le constat glaçant établi par Ziad Doueiri : rien n’est blanc ou noir, et toute victime d’aujourd’hui peut devenir un bourreau demain, comme toute victime d’hier peut être un bourreau aujourd’hui. À travers la complexité de ses personnages, il traite d’un seul coup de la capacité dévastatrice des blessures enfouies, de la souffrance causée par la non-reconnaissance d’une mémoire collective et du caractère transgénérationnel de la haine.

Les personnages se rejoignent en ce qu’ils sont tous deux les victimes d’un conflit qui les dépasse, dont ils perpétuent malgré eux les rancœurs. Ils pensent tous deux être légitimes dans leurs excès, en raison des persécutions dont ils ont été victimes par le passé, alors que « personne n’a le monopole de la souffrance », comme le fait remarquer l’avocat de la défense. En exacerbant leurs différences puis leur étonnante ressemblance, le réalisateur rassemble les deux hommes dans une connivence finale jouissive, et nous fait croire le temps d’une séance à la réconciliation des mémoires.

Ce plaidoyer caustique illustre une querelle personnelle qui éclate en un conflit politique de grande envergure, et consume tout un pays. Mais le film montre que cette logique peut également être appliquée dans l’autre sens : comment les divisions et les décisions politiques à grande échelle affectent les interactions quotidiennes les plus banales. La force de Ziad Doueiri réside dans sa capacité à n’épouser aucun camp sur un sujet aussi sensible. Dans sa capacité à montrer avec humanité les contradictions de deux communautés jadis ennemies, leurs traumatismes et leurs incompréhensions mutuelles. L’Insulte s’inscrit en ce sens dans une entreprise de réconciliation des mémoires, où tout reste à faire.