Cinéma : “PANTHER”, les vies des noirs comptent

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NYC action in solidarity with Ferguson. Mo, encouraging a boycott of Black Friday Consumerism. ©The All-Nite Images

En 2016, 123 noirs américains ont été abattus par la police. Parmi eux beaucoup n’opposaient aucun signe de résistance. Souvent les poursuites contre les coupables sont abandonnées. Ce phénomène a montré la persistance d’un racisme structurel aux Etats-Unis, en particulier au sein des forces de police, et une des fortes désillusions de l’ère Obama. Il a entraîné la formation du mouvement Black Lives Matter (les vies des noirs comptent) qui s’est propagé dans tout le pays. Mais ce mouvement ne naît pas de nulle part, il appartient à une histoire longue de la contestation des noirs américains contre les violences racistes de la police.

C’est l’occasion de revenir sur cette histoire via le cinéma et le film Panther de Mario Van Peebles sorti en 1995, qui posait déjà les questions auxquelles les mouvements de ce type sont confrontés.
Celui-ci est disponible en ligne et en version originale sous titrée.

Mario Van Peebles n’est autre que le fils de Melvin Van Peebles, le réalisateur de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, film culte de la Blaxploitation – le cinéma afro-américain contestataire et hors studio des années 70 – dans lequel il fait d’ailleurs une brève apparition dans une scène plus que controversée, et qui fût un des films emblématiques de la contestation de l’époque, recommandé très officiellement par le journal des…Black Panther.

 

Mario Van Peebles, qui lui-même dans les années 90 donne naissance à un nouveau style de cinéma afro-américain sur lequel nous reviendrons plus tard, traite donc ici d’un sujet qu’il connaît bien, lié à son histoire personnelle.

Refus de la non-violence

Tabassés, brimés quotidiennement, utilisés comme de la chair à canon au Vietnam, des noirs américains forment en 1966 le Black Panther Party for Self-Defense.

Très vite la pensée des Black Panthers est résumée par la phrase du célèbre leader Malcolm X « Nous sommes non violents face à ceux qui le sont envers nous, mais nous ne sommes pas non-violents avec ceux qui sont violents envers nous », qui s’oppose à la ligne chrétienne et gandhienne de Martin Luther King. Sans être une émanation directe de la pensée de Malcolm X, le Black Panther en est une expression radicale et non-confessionnelle : ce sont notamment eux qui assureront la protection de sa femme après son assassinat.
Elle découle de ce ras-le-bol de subir sans répondre, de l’humiliation permanente comme lors de cette scène magnifique où refusant de se faire disperser par la police, ils chantent en cœur ce negro spiritual qui devint un des chants de ralliement pendant le mouvement pour les droits civiques : We Shall Not Be Moved, avant de se faire très violemment réprimer par la police comme cela était habituel.

Face aux violences policières, la question de l’autodéfense finit par se poser et avec elle la nécessité de s’armer. Un des personnages a alors cette triste intuition « si les blacks avaient des armes ils entre-tueraient ». Cette prémonition se trouve confirmée par le cinéma même de Mario Van Peebles à l’origine, selon Régis Dubois docteur en cinéma et spécialiste du sujet (1), du « New Jack cinema » du nom de New Jack City (1991, Mario Van Peebles) c’est-à-dire un cinéma qui succède aux films contestataires comme ceux de la Blaxploitation avec des noirs s’affrontant contre des blancs pour montrer la vie dans les ghettos, l’Amérique reaganienne, la drogue et les guerres de gang.

A cette époque les Panther assument le rapport de force. Mais la violence politique n’est pas sans poser nombre de questions.
La vision des Panther est celle non pas de Gandhi mais de Nelson Mandela : « c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé qui détermine la forme de lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense » (2)
Cette doctrine est relativement claire : la violence doit s’exercer contre ceux qui la pratiquent et non de manière aveugle.
Malheureusement, la spirale de la haine est ainsi faite qu’elle entraîne ce type de comportements… auxquels les Panther furent résolument opposés. Dans le film, après de nouveaux meurtres, les Panther tentent d’arrêter des noirs qui veulent s’en prendre indistinctement à des policiers, ce qu’ils font tout de même : cela n’entraîne que de nouveaux morts. Cette problématique est récurrente : cette violence aveugle s’explique mais elle ne s’excuse ni ne se justifie car elle est profondément contre-productive en ce qu’elle aide la légitimation de la violence de l’oppresseur et elle est immorale. De plus, minoritaire, elle ne peut avoir aucun débouché politique puisque sans espoir de renverser l’ordre établi.
Cette problématique essentielle, posée avec intelligence dans le film de Mario van Peebles , on la retrouve souvent dans l’actualité : des jeunes palestiniens poussés à bout par une oppression quotidienne et l’absence d’avenir s’en prennent au premier civil israélien venu. Si ce fait social est la conséquence de la politique de colonisation, elle aboutit toutefois à de la violence contre des innocents (immorale) et permet de donner des arguments à la propagande défensive de l’extrême droite israélienne de Benyamin Netanyahou (contre-productive).
De la même manière que l’assassinat de cinq policiers par un afro-américain vétéran de l’Afghanistan à Dallas a fortement affaibli Black Lives Matter (bien qu’il n’y ait jamais été affilié).

Juristes

Pour pouvoir agir efficacement les Panther étaient extrêmement organisés et disciplinés, et pour pouvoir faire face à l’oppression ils se devaient d’avoir une parfaite connaissance de la loi, des failles juridiques et retourner le légalisme contre ceux qui le représentaient. Un peu à la manière d’un Ho Chi Minh justifiant l’indépendance vietnamienne contre l’Etat français par les droits de l’homme et l’universalisme de la révolution française.

C’est cette discipline et cette connaissance précise de la loi qui leur permirent de se constituer en milice d’autodéfense et de patrouiller fusils à pompe à la main pour surveiller les agissements de la police. Elle est parfaitement illustrée lors d’une scène hallucinante, jouissive, tendue et culte du film

Athées

Mario Van Peebles montre le parcours intellectuel des Black Panther, notamment sur la question religieuse. Les Panther vont s’affirmer comme un mouvement athée dans une société éminemment emprunte de religion. Elle provient du constat très marxiste que la religion a eu un rôle structurel de légitimation de la domination, pour le dire plus simplement « accepte ta condition de soumission dans ta vie terrestre, tu seras récompensé dans ta vie céleste ». C’est quelque chose qui est très bien montré dans le très beau film de Steve McQueen 12 years a slave (et aussi dans Sweet Sweetback) .
Ce cheminement est résumé dans un dialogue fort du film entre une mère et son fils engagé dans le Parti des Black Panther pour l’autodéfense :
« Ils sont communistes…ils ne croient même pas en dieu !
– Ça fait 400 ans que les noirs prient Dieu…il est peut-être temps qu’ils essayent autre chose »

Révolutionnaires

Communiste, le mot est large et a beaucoup d’acceptions possibles, mais révolutionnaires, les Panther l’étaient certainement. C’est ce que l’on voit lors de la scène de distribution des petits Livres Rouges. Ce sont les années 60-70, les crimes du maoïsme ne sont pas encore connus, le modèle soviétique paraît sclérosé, et une révolution qui ne se limite pas au champ économique mais véritablement culturelle, contre l’oppression des générations précédentes, apparaît comme séduisante. L’inspiration est aussi guévariste, car on peut bien penser ce que l’on veut du régime cubain mais la révolution castriste aura pour sûr été un souffle d’espoir et d’émancipation à travers le monde, et notamment en Afrique.

Ainsi la question sociale, pour eux indissociables de la question raciale, est au cœur de leurs revendications : l’exploitation est tout autant raciste que capitaliste.
Les noirs sont « l’armée industrielle de réserve » telle que la décrit Karl Marx : ils sont soumis au chômage, afin de les forcer à accepter n’importe quelles conditions de travail pour obtenir un revenu qui leur permette juste la survie et la reproduction.

Les Black Panther, qu’ils considéraient comme financés par une force communiste, avaient donc tout pour être les ennemis numéro 1 du FBI et de la CIA qui n’ont jamais reculé devant aucun moyen pour défaire les opposants politiques à cette période. C’est ce que le film montre via des infiltrations, des calomnies, des intimidations…

Séparatistes

Le séparatisme dans les luttes est quelque chose de très largement incompris dans les milieux non-militants, et même souvent en leur sein. Il est encore pratiqué par exemple au sein des groupes féministes non mixtes et sujet à des débats interminables. Il est régulièrement pris pour une forme de « racisme inversé »
Pourtant il part de la volonté pour une partie des opprimés d’avoir un espace préservé où se retrouver : au-delà du fait qu’une oppression, quand elle est véritablement culturelle car héritière de plusieurs siècles d’histoire, peut s’exercer de manière inconsciente de la part de personnes de bonne foi qui souhaitent pourtant sa fin, le séparatisme est un enjeu de prise de conscience. Il permet aux Noirs de se réapproprier l’émancipation : ce ne sont pas les blancs oppresseurs qui leur auront cédée mais bien les Noirs qui leur auront arrachée. La dynamique est proche chez les féministes partisanes de la non-mixité.
Il ne s’agit pour autant pas d’essentialiser la domination ou de se battre « contre les blancs », mais bien de lutter contre un système, c’est ce qui est dit dans le film : « Nous ne sommes pas anti-blancs, nous sommes anti-oppressions ».
Il ne s’agit pas non plus de dire que les Blancs ne sont pas les bienvenus dans la lutte : à des blancs qui souhaitent rejoindre les Panther, un des héros répond que cela n’est pas possible, mais qu’ils sont heureux de l’intérêt qu’ils portent à leur combat et qu’ils peuvent donc former leur propre mouvement. De même que lors des combats contre la guerre du Vietnam les Panther se sont retrouvés dans des mobilisations de groupes à majorité blanche, car pour eux la véritable « guerre » était aux Etats-Unis même.
Le séparatisme est avant tout un moment et un enjeu de fierté.

Des femmes dans la lutte

Comme souvent et injustement dans l’histoire, ce sont les figures masculines que l’on retient. Le mouvement pour les droits civiques a pourtant eu également ses figures féminines à l’image du Black Feminism d’Angela Davis qui pensait déjà « l’intersectionnalité » des luttes.
Ces femmes, victimes d’une triple oppression (raciale, patriarcale, de classe), sont un petit peu présentes dans le film : dans une scène, un peu caricaturale certes, il est montré la manière dont elles cherchent à rejoindre le parti et à s’approprier les codes virils qui étaient réservés aux hommes du mouvement. Et cela est vrai : elles ont « dé-patriarcalisé » le Black Panther Party pour en faire un vrai parti mixte.

Une bande-son cool

A l’image des années 70, la bande son de Panther est formidable. En effet avec le cinéma et même bien plus, la musique fut pour l’émancipation noire un véritable manifeste. Elle fût une des étapes dans ce qu’on appelle en sociologie avec Erving Goffman « le retournement du stigmate »  (3) : je cesse d’avoir honte de qui je suis, et je revendique ce que l’on me reprochait. « Black is beautiful » : je suis noir et je suis fier.

Ici donc du James Brown, du Jimi Hendrix…et même une musique « blanche » For What It’s Worth, régulièrement utilisée dans les films engagés (cf la scène d’ouverture de Lord Of War)

La fin d’un espoir

Petit à petit la contestation se tasse et les gangs de dealer remplacent les patrouilles des Panthers : la drogue décime les quartiers noirs. Engagés à se battre « contre le chômage et la drogue », le parti perd largement ce combat. Après la religion, la drogue devient le nouvel « opium du peuple » qui détruit la communauté, comme l’alcool pour les indiens-américains.
Dans le film, les batailles entre les Black Panthers et les dealers annoncent les guerres fratricides entre noirs telles que décrites dans la « New Jack Cinema ».
20 ans après le film, on ose espérer que ce constat a évolué et qu’un mouvement tel que Black Lives Matter soit à l’origine d’une nouvelle politisation des Afro-Américains et plus largement d’une conscientisation des classes populaires.

Panther est donc un film historique plus radical et fun que la soupe habituelle supra-consensuelle que l’on nous sert depuis quelques années sur cette question (à l’image de Selma ou Le Majordome, qui ne sont, bien sûr, néanmoins pas dénués de qualité). Afin de comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les protestations récentes aux Etats-Unis il est utile de le revoir, surtout dans un moment dur pour la communauté noire avec le déferlement de racisme qu’a entraîné l’élection de Donald Trump.

Notes:

(1) DUBOIS Régis Le cinéma des noirs américains : entre intégration et contestation , 2005
(2) MANDELA Nelson, Un long chemin vers la liberté, 1996
(3) GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963

Crédits photos : https://www.flickr.com/photos/otto-yamamoto/15305646874, auteur : The All-Nite Images