L’Espagne respire, dans l’attente des prochaines turbulences

Le scénario tant redouté de l’entrée de l’extrême droite au gouvernement n’a pas eu lieu. À l’inverse, le résultat des élections législatives espagnoles du 28 avril marque le retour en grâce de la social-démocratie. Avec 28,7% des voix, Pedro Sánchez, le leader du PSOE, est le vainqueur incontesté de ce scrutin. Comme au Portugal, et contrairement au reste de l’Europe, la famille socialiste retrouve des couleurs. Toutefois, aucune majorité ne se dégage, confirmant la fragmentation et l’instabilité du système politique espagnol. Le symptôme le plus frappant est l’élection, pour la première fois depuis la chute de Franco, de députés d’extrême droite aux Cortes. Premiers éléments d’analyse d’un scrutin qui redistribue les cartes.


Pedro Sánchez, Premier ministre sortant et secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a tiré les leçons de la débâcle des socialistes européens, en particulier du PS français. Même s’il a sûrement plus agi par opportunisme que par conviction, Sánchez a su mettre à profit son rapide passage au gouvernement – il a été nommé Premier ministre en juin 2018, à l’occasion d’une motion de censure victorieuse contre Mariano Rajoy. Conscient de la profondeur du mouvement féministe et de l’urgence sociale, Sánchez a pris plusieurs mesures emblématiques comme la composition d’un gouvernement majoritairement féminin, l’augmentation de 100 euros du salaire minimum ou l’allongement du congé paternité. Si ces mesures ne remettent pas fondamentalement en cause le système et qu’elles ont été prises sous la pression d’Unidas Podemos (UP, coalition qui regroupe Podemos, Izquierda Unida, Equo et En Comu Podem), c’est le gouvernement qui a le plus capitalisé sur leur mise en œuvre.

Le PSOE a également bénéficié du glissement à droite des trois partis conservateurs, notamment de Ciudadanos, ce qui a libéré de l’espace au centre. « Le bloc des trois droites » composé de Ciudadanos, du Parti populaire (PP) et de Vox, s’est livré à une surenchère droitière, souvent outrancière, ce qui a permis à Sánchez d’apparaître comme un modéré et surtout d’agiter le chiffon rouge de l’entrée du parti d’extrême droite Vox au gouvernement pour mobiliser l’électorat de gauche. Le PSOE est ainsi passé de 22,7% des voix en 2016 lors des précédentes élections législatives à 28,7% dimanche dernier.

Le climat de crispation et d’incertitude a sans conteste favorisé une très forte mobilisation de l’électorat. La participation s’est élevée à 75,75%, la plus haute de ces 15 dernières années, en hausse de 9 points par rapport au scrutin de 2016. Toutefois, cette importante participation n’a pas sensiblement fait évoluer les rapports de force entre blocs de gauche et de droite. En 2016, le PP et Ciudadanos remportaient 11 029 954 voix, soit 46,1% alors que le PSOE et UP en totalisaient 10 474 443, soit 43,8%. En avril 2019, le Parti populaire, Ciudadanos et Vox en ont reçu 11 169 796, soit 42,9% contre 11 213 684 pour le PSOE et UP, soit 43%. Autrement dit, la gauche est restée stable, quand la droite a perdu 3 points. Cependant, des transferts substantiels ont eu lieu au sein de ces deux espaces politiques.

À droite, la bataille ne fait que commencer

Pour le PP, et d’autant plus pour son chef, Pablo Casado, c’est un échec retentissant. Il signe la plus mauvaise performance de son parti, passant de 33% en 2016 à 16,7% trois ans plus tard. Le PP n’a pas réussi à laver son image des scandales de corruption qu’ils l’ont éclaboussé. Surtout, le virage droitier, très clivant, plutôt que de remettre le parti en scène, a profité à Vox. Casado s’en est pris frontalement à Sánchez, l’accusant de tous les mots, quitte à mentir de manière éhontée. Il a répété en boucle que le président socialiste voulait briser l’Espagne en réalisant une « alliance » avec les indépendantistes. Albert Rivera, le leader de Ciudadanos a aussi participé à cette surenchère, en s’éloignant définitivement du centre-droit et en mettant en scène, dans le même temps, le rapprochement des trois partis conservateurs. Les deux moments clés de l’alliance des « trois droites », ont été l’accord de gouvernement entre le PP, Ciudadanos et Vox en Andalousie et la photo commune des trois leaders place Colomb à Madrid.

La polarisation à l’œuvre, et le glissement du PP et de Ciudadanos à droite, ont largement fait les affaires de Vox, le plaçant, de fait, au centre du débat. De plus, en étant exclu des deux débats télévisés, Santiago Abascal, le président du parti d’extrême droite, a joué la carte d’outsider et d’anti-establishment. Vox a siphonné les voix du PP, parti dont il est issu et qui avait réussi jusque-là à maintenir les déçus du franquisme en son sein. En n’obtenant que 10,3% des voix, Vox n’a pas confirmé les prévisions les plus sombres (de nombreuses incertitudes planaient sur la fiabilité des sondages) et ne fera pas partie du prochain gouvernement. Toutefois, avec 24 députés, l’extrême droite fait son entrée au Parlement espagnol pour la première fois depuis la chute de Franco et risque fort de polariser la prochaine mandature.

Ciudadanos ne réussit pas à devancer le PP mais le talonne en obtenant 15,9% des voix, à seulement 0,8 points du parti de Casado. De fait, Rivera se positionne en nouveau leader de la droite. Si celle-ci a très peu gagné en nombre de suffrages, elle s’est considérablement radicalisée, à l’instar de nombreux partis conservateurs européens. Les mois qui viennent verront sûrement de nombreux mouvements et passes d’armes entre le PP, considérablement affaibli, Ciudadanos en dynamique mais qui reste deuxième, et Vox qui bénéficie d’une forte capacité d’influence.

Passage difficile pour Unidas Podemos

À gauche, l’évolution des rapports de force internes s’est faite au détriment d’UP. Aux élections législatives de décembre 2015, Podemos et Izquierda Unida obtenaient 6 112 438 voix, en juin 2016, 5 049 734 et dimanche dernier seulement 3 732 929 (14,3%), soit une perte de 2 739 509 voix en trois ans et demi. Porté par une fin de campagne dynamique et deux débats télévisés réussis, Pablo Iglesias a enclenché une petite remontada juste avant l’élection, permettant de sauver les meubles et son leadership, mais pas suffisamment pour inverser cette tendance lourde.

Les facteurs du recul d’UP sont multiples. Avec la motion de censure, le PSOE a repris l’initiative et Sánchez a su habilement manœuvrer pour contrer la progression d’UP en prenant des mesures populaires à gauche. En outre, Podemos s’est trouvé dans une position délicate sur la question catalane et a dû faire face à plusieurs crises internes, la plus importante étant la rupture d’Íñigo Errejón.

Plus généralement, Podemos est dans une impasse stratégique. En se fixant comme principal horizon – après la motion de censure et maintenant après les élections législatives – de rentrer dans un gouvernement du PSOE, Podemos s’est placé de fait dans une situation d’infériorité par rapport au PSOE, et considère celui-ci comme un acteur progressiste alors que le parti reste fondamentalement lié aux élites espagnoles. Podemos a également donné la priorité au champ institutionnel au détriment des mobilisations sociales et a laissé de côté l’objectif de « rompre avec le régime » – Iglesias se faisant le défenseur de la Constitution pendant la campagne. Des choix qui l’ont assimilé aux autres forces politiques traditionnelles, le privant du moteur contestataire. En outre, la perte de nombreux sièges (de 71 à 42) va également limiter les moyens et les ressources d’UP.

Composer avec l’Espagne plurinationale ou avec l’Ibex

Le scrutin de dimanche vient confirmer le caractère plurinational de l’État espagnol. Au Pays basque, les nationalistes du PNV (droite) et les indépendantistes d’EH Bildu (gauche) sont arrivés en tête, tandis qu’en Catalogne ERC (gauche indépendantiste) remporte la mise avec pas moins de 15 sièges. Au passage, ERC s’impose face à JxCAT, le parti de Carles Puigdemont (droite indépendantiste). Dans les nations historiques, les plus riches d’Espagne d’ailleurs, les partis madrilènes sont relégués au deuxième plan. En l’absence de majorité parlementaire naturelle, les différents partis indépendantistes, en particulier ERC, se retrouvent en faiseurs de rois.

Différentes options sont sur la table pour la constitution du futur gouvernement – sans écarter la répétition des élections. Le PSOE a fait savoir son intention de gouverner en minorité, mais cela paraît peu probable au regard de l’instabilité inhérente à ce projet : le gouvernement serait obligé de négocier avec les autres groupes parlementaire chaque projet de loi.

UP a depuis longtemps déclaré qu’ils étaient favorables au fait de participer à un gouvernement socialiste – et non pas de se contenter d’apporter un soutien de l’extérieur comme c’est le cas au Portugal entre le Bloco de Esquerda, le PCP et le PS. En tant que partenaire minoritaire, UP risquerait d’avoir une influence limitée sur la politique gouvernementale et de perdre en conséquence de nombreuses plumes. Cela renvoie également aux limites stratégiques de la coalition. De plus, dans ce cas de figure, les voix des députés du PSOE et d’UP ne suffisent pas. Il faut 176 voix pour obtenir la majorité absolue, or PSOE et UP ne disposent que de 165 sièges. Il faudrait donc l’appui d’un seul (ERC) ou de plusieurs partis indépendantistes ou nationalistes, ce qui complique les négociations. D’autant plus que plusieurs dirigeants catalans sont encore emprisonnés. À l’inverse, Sánchez peut faire du chantage sur les partis catalans en jouant sur la menace d’un retour de la droite aux affaires.

Dernière option, celle d’un gouvernement PSOE-Ciudadanos. À eux deux, ils ont 180 sièges. Rivera a rejeté cette possibilité, mais le secrétaire général de son parti a laissé la porte entrouverte et quelques dirigeants socialistes ont également envoyé des signaux dans ce sens. Quant à Sánchez, il a maintenu un certain flou pendant la campagne. C’est l’option préférée de l’Ibex, la bourse espagnole, la voie de la « stabilité et de la modération », selon le patronat, mais aussi celle de certains secteurs du PSOE. Les pouvoirs économiques vont faire pression sur les deux partis pour qu’ils s’engagent dans cette voie. Cependant, en temps de crise, la sphère politique acquiert une certaine autonomie vis-à-vis de la sphère économique et il est probable que Sánchez, qui s’est refait une santé sur une position social-démocrate classique, refuse cette option. Toutefois, rien n’est joué. Dans ce cas-là, il est probable que l’accord intervienne après les élections européennes, autonomiques et municipales du 26 mai.

La mobilisation démocratique a permis à l’Espagne d’échapper à un gouvernement des trois droites. Le modèle andalou ne se reproduira pas, du moins pour le moment. Toutefois, le panorama politique ne s’est pas pour autant stabilisé. La partie de poker pour la constitution du prochain gouvernement ne fait que commencer. Si aucune solution ne se dégage d’ici la fin mai, le triple scrutin du 26 mai permettra de distribuer de nouvelles cartes.

Espagne : veillée d’armes sous le spectre de la droite nationaliste

Ce dimanche 28 avril se tiendront en Espagne des élections générales à l’issue incertaine. Dans une campagne marquée par l’indécision d’une grande fraction de l’électorat, le conflit catalan et la question des futures alliances de gouvernement occupent une place centrale. Si le PSOE est en bonne position dans les sondages, le score difficilement prévisible du parti nationaliste ultraconservateur Vox devrait être la clé de la formation du prochain gouvernement, qui pourrait rester aux mains des socialistes accompagnés par Podemos, ou basculer très à droite.


Les Espagnols sont appelés aux urnes pour renouveler leur Parlement ce dimanche 28 avril. Ces élections anticipées ont été convoquées en février dernier par le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, acculé suite au rejet de son projet de loi de finances par le Congrès des députés. Sánchez, qui a pris la tête du gouvernement en juin 2018 suite au succès d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, devait composer en l’absence d’une majorité stable dans un Parlement plus que jamais fragmenté, reflet des bouleversements qui ont transformé ces dernières années l’Espagne politique.

Aux élections générales de décembre 2015, le bipartisme qui rythmait la vie politique espagnole depuis la transition à la démocratie volait en éclat sous l’impulsion de deux partis outsiders : Podemos, formation populiste de gauche puisant dans l’imaginaire des Indignés, et Ciudadanos, parti de centre-droit d’obédience libérale et européiste. Le système partisan jusqu’alors caractérisé par l’alternance au gouvernement des socialistes (PSOE) et des conservateurs (Parti populaire) évoluait vers un quadripartisme aux contours encore instables, inaugurant une ère de majorités parlementaires introuvables et de pactes de gouvernement.

Trois ans et demi plus tard, le panorama a quelque peu évolué : La crise catalane de l’automne 2017 a durablement polarisé la société et électrisé le débat public. La corruption a fini par avoir raison de l’indéboulonnable Mariano Rajoy, désormais remplacé à la tête du Parti populaire par le très conservateur Pablo Casado. L’arrivée aux affaires de Pedro Sánchez, dernier acte d’une longue bataille qui a précédemment vu l’économiste madrilène triompher des baronnies locales du PSOE pour reprendre la tête du parti, a donné aux socialistes une nouvelle impulsion inespérée. Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos), font désormais partie du paysage tandis qu’un acteur inattendu joue des coudes pour s’y frayer une place à grand bruit : Santiago Abascal, leader de Vox, parti de droite nationaliste et ultraconservateur, qui s’apprête à entrer avec fracas au Congrès des députés après avoir réalisé une percée aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie.

Une campagne rythmée par le conflit territorial et la question des alliances

« Les élections les plus ouvertes de la démocratie », titre le journal en ligne El Diario à la veille de la journée de réflexion qui précède l’ouverture des urnes. Les sondages laissent entrevoir un Congrès mosaïque, éclaté entre les cinq principales forces politiques en lice, sans qu’aucune d’entre elle ne puisse prétendre à une majorité absolue, qui nécessite de réunir 176 sièges.

Selon l’enquête pré-électorale du Centre d’enquête sociologique (CIS), le PSOE arriverait en tête avec 30% des voix et 123 à 138 sièges de députés, suivi du Parti populaire crédité de 17% (66 à 76 sièges), le score le plus faible de son histoire qui devrait entraîner la perte de la moitié des sièges obtenus en 2016. Viendraient ensuite Ciudadanos avec 14% des suffrages (42 à 51 sièges) et Unidas Podemos, la coalition formée par Podemos, Izquierda Unida et le parti écologiste Equo, qui recueillerait 13% des voix, nettement en deçà du résultat de 2016. La formation emmenée par Pablo Iglesias devrait se contenter de 33 à 41 députés, contre 71 aujourd’hui. Vox, actuellement dépourvu de représentation parlementaire, s’arrogerait près de 12% des suffrages et pourrait compter sur un groupe de 29 à 37 députés.

L’incertitude est renforcée par l’importante part d’électeurs indécis à l’approche du scrutin : début avril, 42% d’entre eux n’avaient pas encore déterminé leur vote, et leur proportion avoisine les 30% dans certains des derniers sondages effectués. L’éparpillement des suffrages conjugué à l’indécision des électeurs conduisent les partis à s’affronter pour grappiller les sièges hautement disputés des provinces les moins peuplées du pays, dans cette Espagne vide qui s’est invitée dans la campagne. Depuis plusieurs semaines, associations, habitants et élus locaux de ces territoires délaissés se mobilisent pour réclamer des solutions d’urgence au dépeuplement et à la désertion des services publics. La révolte de l’Espagne vide vient ajouter un volet aux débats sur l’organisation territoriale, qui rythment une campagne accélérée et brouillonne, largement saturée par la prégnance du conflit catalan.

En témoigne la teneur des deux débats organisés à 24h d’intervalle par RTVE et le groupe privé Atresmedia, qui réunissaient les candidats des principaux partis à l’exception de Vox, placé hors-jeu du fait de son absence de représentation au Congrès. Souvent cacophoniques, frôlant parfois l’inaudible, les échanges sont régulièrement pollués par l’immixtion de la question catalane, instrumentalisée par les leaders du PP et de Ciudadanos. Pedro Sánchez, campé sur la défense de son action gouvernementale, essuie sans jamais vraiment vaciller les tirs nourris et outranciers de Pablo Casado et d’Albert Rivera, qui rivalisent d’ingéniosité pour accuser le socialiste d’avoir « brisé » l’Espagne ou de « blanchir le séparatisme et le terrorisme pour une poignée de sièges », selon les termes du premier. Par contraste, Pablo Iglesias est apparu plus serein et constructif. Le secrétaire général de Podemos adopte un ton professoral, cite la Constitution et n’hésite pas à rappeler à l’ordre ses contradicteurs un peu trop remuants.

Parallèlement à la thématique catalane, c’est la question des alliances post-électorales qui nourrit les discussions et fait l’objet de tous les pronostics. Il est désormais acté qu’aucun parti ne pourra espérer gouverner en solitaire dans les prochaines années, compte tenu de la difficulté à réunir seul une majorité dans un Congrès aussi morcelé. Devant ce constat, les derniers jours de la campagne ont accentué une bipolarisation du paysage politique en gestation depuis plusieurs mois, matérialisée par une convergence des « trois droites » (Ciudadanos, le PP et Vox) et par le rapprochement entre le PSOE et Unidas Podemos. Si les élections générales de 2015 et de 2016 étaient celles des oustiders, la campagne d’avril 2019 est incontestablement celle des blocs. Elle signe par là même la réaffirmation d’un clivage gauche-droite longtemps relégué au second plan par les nouveaux entrants dans le jeu politique.

L’offensive des trois droites : Vers le « trifachito » ?

À droite, trois partis sont en compétition pour attirer les suffrages des électeurs conservateurs. Le Parti populaire, qui peine à retrouver ses repères après la chute de Mariano Rajoy, affaibli par les scandales de corruption à répétition, entend se poser en adversaire frontal du président socialiste sortant. À la tête du parti depuis juillet 2018, Pablo Casado a hérité d’une organisation en convalescence, bientôt prise en tenaille entre le message libéral de Ciudadanos et le discours ultraconservateur de Vox. Lui-même élu sur une ligne résolument conservatrice, fer de lance de l’Espagne des balcons [ndlr, de nombreux Espagnols avaient spontanément attaché le drapeau national à leur balcon durant les événements de 2017 en Catalogne] touchée dans son orgueil par la crise catalane, il intensifie dans les mois suivants son virage droitier afin de limiter la fuite potentielle d’électeurs désenchantés vers le parti de Santiago Abascal. Sa défense acharnée de la famille traditionnelle et sa volonté affichée de lutter contre l’ « hiver démographique » l’amènent à tenir des propos controversés dans les mois précédant la campagne. En février, sa proposition d’abroger la loi de 2010 sur l’avortement pour revenir aux conditions restrictives de 1985 provoque un tollé. Il récidive en mars lorsqu’il suggère que les femmes immigrées en situation irrégulière qui décident de donner leur enfant à l’adoption ne soient pas expulsées, pour le temps de la procédure.

Nettement distancé dans les sondages, Pablo Casado balaie ces derniers d’un revers de main et prophétise une remontada difficilement crédible. Le chef de file des conservateurs ne cesse d’alerter sur les risques d’une dispersion des voix à droite et tente d’incarner une alternative rigoureuse et rassurante dans une Espagne en proie à l’instabilité : une « valeur sûre », comme le proclame son slogan. Au cours des débats, Pablo Casado défend le bilan de Mariano Rajoy, loue sa fermeté face aux indépendantistes et met au crédit de l’ancien chef du gouvernement l’amélioration de la situation économique du pays – bien que l’Espagne conserve aujourd’hui un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne de l’Union européenne.

Le Parti populaire doit faire face à la concurrence du centre-droit de Ciudadanos. En tête des sondages au plus fort de la crise catalane à l’automne 2017, la dynamique du parti d’Albert Rivera s’est depuis essoufflée. S’il a un temps caressé l’ambition de faire de Ciudadanos le pôle d’une recomposition au centre, à même de drainer les forces vives du PP et du PSOE, le retour en grâce des socialistes a conduit le leader d’origine catalane à s’arrimer chaque semaine davantage au bloc des droites. Bien qu’il continue de véhiculer un message décrit comme libéral-progressiste et de renvoyer vieille gauche et vieille droite ou rouges et bleus dos à dos dans une geste très macronienne, Albert Rivera a en réalité rompu l’équidistance. Il a exprimé son rejet d’une éventuelle alliance centriste avec les socialistes et cible désormais Pedro Sánchez, pour mieux chasser sur les terres du PP. Épaulé par Ines Arrimadas, cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne et désormais en lice pour entrer au Congrès des députés, il entend faire valoir l’ascendant conquis par Ciudadanos sur le bloc unioniste contre les indépendantistes, lorsque Mariano Rajoy s’embourbait dans le conflit territorial.

Santiago Abascal, leader de Vox, en octobre 2018.

Ce trio offensif des droites est complété par Vox, dont le score demeure l’une des principales inconnues du scrutin. À défaut d’une représentation dans les débats télévisés, le parti nationaliste multiplie les démonstrations de force dans les meetings à mesure qu’approche la clôture de la campagne. Au cours de cette dernière semaine, les sympathisants de Vox ont massivement investi le palais des congrès de Séville et débordé par leur affluence la cité des arts et des sciences à Valence. Auparavant, Santiago Abascal sillonnait les villes moyennes et les zones rurales pour se dresser en porte-parole de l’ « Espagne vivante », soucieuse de préserver ses valeurs traditionnelles et ses coutumes profondément enracinées, telles que la chasse et la tauromachie. Inlassablement, l’ancien cadre du PP aux accents machistes et xénophobes martèle son projet, plaide pour la suppression des communautés autonomes et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique, fustige la « supériorité morale » des « progressistes » (péjorativement appelés « progres ») et les inclinations supposément « totalitaires » de « l’idéologie du genre », en réaction à l’essor des mobilisations féministes.

Ces trois formations en concurrence ne manquent pas de s’adresser mutuellement de vives critiques, à l’instar de Vox qui ne cesse de moquer la « lâcheté » du Parti populaire ou l’inconsistance de la « girouette orange » (« veleta naranja », pour désigner Ciudadanos). Dans la dernière ligne droite de la campagne, elles ne se sont rien épargné. Ciudadanos s’est même offert le luxe de recruter sur sa liste aux élections européennes l’ancien président de la Communauté de Madrid, Ángel Garrido, débauché au Parti populaire. Mais en dépit des tensions et de désaccords de fond, ces forces sont condamnées à s’entendre si elles souhaitent évincer Pedro Sánchez, dans le cas où elles obtiendraient à elles trois une majorité des sièges au Congrès.

Ce scénario de convergence est d’autant plus plausible qu’en janvier dernier, à la suite des élections régionales en Andalousie, un accord a été trouvé entre les trois droites pour désigner à la tête de la communauté autonome un président conservateur issu des rangs du PP. Le précédend andalou, bientôt rebaptisé « trifachito » (« trio facho ») par les gauches, est désormais dans tous les esprits, y compris dans ceux des principaux protagonistes, confiants dans la possibilité de rééditer ce type de pacte. Depuis plusieurs semaines, Albert Rivera tend à la main à Pablo Casado en vue de la formation d’un « gouvernement constitutionnaliste » pour écarter du pouvoir ceux qui ont « liquidé le pays ». Le président du Parti populaire va quant à lui plus loin en laissant entrevoir, à deux jours du scrutin, une possible entrée de Vox dans un gouvernement de coalition.

À gauche, la bataille pour le vote utile

À l’opposé du spectre politique, le PSOE et Unidas Podemos sonnent l’alarme pour éviter une victoire des droites et épargner au pays une régression historique en matière de droits sociaux. Confortés par des sondages favorables, les socialistes inscrivent leur campagne dans la continuité de l’action gouvernementale et se posent en rempart à l’essor de l’extrême-droite. Pedro Sánchez endosse pleinement le costume présidentiel et s’efforce d’apparaître comme le candidat le plus modéré, au détriment de Ciudadanos, qu’il assimile à la droite la plus rance qui gouverne en Andalousie. Il place au centre de son discours la lutte contre les inégalités, la justice sociale, le rétablissement de la concorde et du vivre-ensemble face au défi territorial, sans trop s’aventurer dans l’écheveau catalan, terrain de prédilection des droites. Sánchez a d’ailleurs durci le ton à l’égard des indépendantistes pendant la campagne, dissipant les doutes alimentés par ses adversaires autour d’un possible accord post-électoral entre les socialistes et les séparatistes.

Surtout, le socialiste entend attirer à lui les suffrages des électeurs « progressistes » inquiets à l’idée d’une réplique du scénario andalou. Dans les derniers jours de la campagne, il enclenche la dynamique du vote utile en insistant sur la menace que représente Vox : « Personne ne donnait Trump président des États-Unis, et il y est parvenu. Personne ne pensait que Bolsonaro pourrait être élu président du Brésil. Personne ne pensait qu’en Andalousie la droite allait gouverner avec l’ultra-droite, et elle l’a fait », assène-t-il dans un entretien à El País.

Le vote utile en faveur du PSOE pourrait porter préjudice à Unidas Podemos. Les prédictions électorales placent la formation de Pablo Iglesias bien loin des ambitions nourries par le parti à sa naissance en 2014. Ceux qui entendaient « prendre le ciel d’assaut » accusent une perte de vitesse depuis 2017, exacerbée par la crise catalane. Le référendum d’indépendance d’octobre 2017 a déplacé le curseur du débat public des enjeux économiques et sociaux – jamais éclipsés pour autant – vers la question territoriale, favorisant les prises de position tranchées, au détriment des propositions plus mesurées de Podemos en faveur du dialogue et d’une Espagne plurinationale. Alors que la politique du pays vibre au rythme des soubresauts catalans, il devient de plus en plus difficile aux stratèges madrilènes d’imposer leurs thèmes privilégiés à l’agenda.

Par ailleurs, les fractures internes et les difficultés à maintenir une organisation unifiée sur l’ensemble du territoire ont considérablement fragilisé le parti. Les divisions ont atteint leur point culminant en janvier dernier, lorsqu’Íñigo Errejón, principal rival d’Iglesias, annonçait sa candidature à la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid, la plateforme impulsée par l’actuelle maire de la capitale Manuela Carmena, se situant de fait en dehors de Podemos. En mai 2018, c’est l’acquisition par Pablo Iglesias et Irene Montero d’une coûteuse villa au nord de Madrid qui déclenchait une vive polémique et entachait la crédibilité d’un leadership construit sur l’humilité et la proximité avec les gens d’en bas en opposition à la caste.

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, en 2015. ©Secretaría de Cultura de la Nación

Unidas Podemos aborde donc le scrutin du 28 avril dans le doute. La campagne, énergique, est d’abord marquée par la mise en scène du retour de Pablo Iglesias, absent des écrans trois mois pour congé paternité. Le 23 mars, le secrétaire général donne un meeting à Madrid où il renoue avec la pugnacité d’antan, pointant du doigt les 20 familles qui détiennent les véritables leviers du pouvoir dans une démocratie espagnole « limitée ». Il alerte sur les pressions des puissants et dénonce les manœuvres politiques à l’encontre de Podemos en s’appuyant sur des révélations judiciaires. Au moment où démarre la campagne, la justice espagnole enquête sur les agissements d’une unité de la Police nationale qui, sous commandement du ministère de l’Intérieur, a fabriqué de fausses preuves destinées à semer le doute au sujet d’un financement supposé de Podemos par l’Iran et le Venezuela. Ces documents factices, massivement relayés par la presse conservatrice et le Parti populaire, ont incontestablement dégradé l’image du parti dans ses deux premières années d’existence.

Dans les débats, Pablo Iglesias adopte un visage plus tempéré et égrène les propositions d’Unidas Podemos en faveur d’une banque publique de l’énergie ou d’une batterie de mesures pour venir en aide aux femmes victimes de violences machistes. Il rend hommage à la mobilisation des retraités, aux luttes féministes ainsi qu’aux manifestations des jeunes pour le climat. Iglesias doit toutefois jouer un numéro d’équilibriste : mettre en évidence le rôle joué par Podemos dans les avancées sociales de la dernière législature, sans pour autant apparaître comme le supplétif du PSOE. Le candidat de Podemos s’évertue à se démarquer des socialistes par des propositions sociales plus ambitieuses. Et il l’assure : contrairement au PSOE, Podemos n’aura pas la main qui tremble face aux banques et aux multinationales.

Amalgamés en un même bloc par leurs adversaires de droite, le PSOE et Unidas Podemos ont démontré une entente cordiale au cours des débats. Pedro Sánchez sait qu’il devra compter a minima sur le soutien des parlementaires de Podemos pour être reconduit à la tête du gouvernement. Pablo Iglesias est quant à lui conscient que Podemos ne sera pas en mesure de gouverner en solitaire ni même de réaliser le sorpasso. Il cherche avant tout à obtenir un score suffisamment élevé pour peser dans les négociations post-électorales et ancrer le PSOE à gauche.

Un accord entre les deux formations à l’issue du scrutin est rendu plausible par plusieurs précédents, à commencer par leur coopération sous le gouvernement de Pedro Sánchez, qui a permis de faire passer au Congrès la hausse du salaire minimum ou encore l’extension du congé paternité à 16 semaines, prévue pour 2021. En juillet 2017, les deux partis scellaient en outre un accord de coalition en Castille-La Manche entérinant pour la première fois l’entrée de Podemos dans un gouvernement régional. Cette formule castillanomanchega pourrait bien être reproduite après le 28 avril. 48h avant la fin de la campagne, Pedro Sánchez a ouvert la porte à une possible intégration de Podemos dans un futur gouvernement des gauches. Pablo Iglesias a lui aussi l’intention de dépasser le stade du soutien parlementaire sans participation et appelle de ses vœux la constitution d’un « gouvernement de coalition progressiste ».

Subsistent néanmoins deux inconnues. Tout d’abord, il est peu probable que la somme des sièges obtenus par le PSOE et Unidas Podemos suffise à réunir une majorité absolue. Le candidat socialiste devrait dès lors rechercher le soutien des partis régionaux basques et catalans pour espérer être réinvesti à la tête du gouvernement. Ensuite, un revirement d’alliance n’est pas totalement à exclure. Bien qu’Albert Rivera ait écarté cette possibilité, le PSOE pourrait être tenté par un rapprochement avec Ciudadanos si les négociations avec les partis régionaux s’avéraient trop ardues ou trop coûteuses politiquement. Cette option, à contre-courant de la physionomie de la campagne et des orientations de Pedro Sánchez ces derniers mois, inquiète les cadres de Podemos, qui en font une arme politique. À plusieurs reprises, Pablo Iglesias a sommé le candidat socialiste d’éclaircir sa position au sujet d’une alliance potentielle avec Albert Rivera. Pedro Sánchez s’est alors montré évasif.

Au vu de l’incertitude qui pèse sur l’issue du vote et des rebondissements qui émaillent la vie politique espagnole depuis maintenant cinq années, tous les scénarios sont envisagés. L’arithmétique parlementaire sera plus que jamais scrutée, et les regards se tourneront sans tarder vers cette portion vert pomme qui colore l’extrémité droite des graphiques en hémicycle, symbolisant l’irruption redoutée des troupes de Santiago Abascal au Congrès.

Pablo Iglesias : “Salvini est le fils de Merkel”

L’Espagne vit un moment clé de son histoire. Les élections andalouses de dimanche dernier ont consacré la percée du parti d’extrême droite Vox, et l’effondrement inattendu du PSOE, de telle sorte que la région pourrait être gouvernée pour la première fois par la droite depuis la transition démocratique. Dans ce contexte, Podemos semble s’essoufler et perdre la force qui lui avait permis de surgir de façon tonitruante aux élections européennes de 2014 et aux élections générales qui ont suivi. Que s’est-il passé depuis ? Quelle sera la stratégie du parti pour les prochaines élections européennes ? Comment expliquer l’émergence d’une force d’extrême droite dans un pays qui en était dépourvu ? Nous avons pu poser ces questions à Pablo Iglesias. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara.

LVSL – Dimanche dernier, les élections andalouses ont laissé entrevoir un paysage politique à mille lieux de tout ce qu’on pouvait imaginer avec l’obtention de 12 sièges par l’extrême-droite et la perte annoncée du contrôle de la région par le PSOE. Comment analysez-vous cette situation et, tout particulièrement, l’essor de Vox ?

Pablo Iglesias – De notre côté, nous devons faire preuve d’autocritique : notre résultat n’a pas été à la hauteur de nos attentes. Je pense que nous avons devant nous tout un travail à faire pour revendiquer, à l’encontre d’un patriotisme qui se contente d’agiter le drapeau, un patriotisme des choses du quotidien, des droits des travailleurs, un patriotisme des droits des femmes, des retraités, un patriotisme du salaire minimum.

Selon moi, ce qui s’est produit avec l’émergence de Vox, c’est la normalisation de discours d’extrême-droite que l’on trouvait déjà au sein du Parti Populaire et de Ciudadanos. Vox n’est rien d’autre qu’un courant du Parti Populaire, un courant qui a toujours existé, mais qui n’osait pas exprimer ce qu’il pensait, tandis qu’aujourd’hui, il l’exprime sans complexe. Désormais, ils affirment sans honte le fait que le franquisme n’était pas une dictature, qu’ils sont opposés au mariage gay, qu’ils sont contre la possibilité pour les couples homosexuels d’avoir des enfants et d’adopter, qu’ils sont contre le fait qu’il y ait des politiques publiques en faveur des femmes, qu’ils sont ouvertement opposés au féminisme, etc.

Ce discours a été normalisé tant par la droite politique, qui s’est située sur des positions d’extrême-droite, que par la droite médiatique. Dans les médias, les discours d’extrême-droite se sont normalisés depuis quelques temps, ce qui s’est traduit par une sorte de “bolsonarisation” de l’Espagne : l’acceptation du mensonge comme manière de faire de la politique, et le fait que des énormités qui vont à l’encontre des valeurs démocratiques puissent être proférées en totale tranquillité. Je pense que ce phénomène est à mettre en relation avec l’émergence de Vox, qui est avant tout un courant du Parti populaire, qui va gouverner avec le Parti Populaire, et avec Ciudadanos.

LVSL – Suite à l’annonce des résultats en Andalousie, vous avez tenu une conférence de presse aux côtés d’Alberto Garzón (Izquierda Unida), au cours de laquelle vous en avez appelé à la constitution d’un nouveau front antifasciste. En 2012, Jean-Luc Mélenchon qualifiait Marine Le Pen de fasciste et défendait l’idée d’une campagne “Front contre Front” : Front de gauche contre Front national. On pourrait considérer que cette stratégie s’est avérée peu concluante, puisque le Front national est aujourd’hui la seconde force politique en France. À l’inverse, une stratégie différente a été appliquée en 2017 avec un certain succès. Pensez-vous que cette stratégie de création d’un front antifasciste puisse fonctionner en Espagne ?

Pablo Iglesias – Je pense que cela serait une erreur. Ce que nous devons réenvisager, c’est la nécessiter de revendiquer les valeurs de l’antifascisme. Les valeurs de l’antifascisme qui sont liées à la défense de l’État-Providence, à la défense des droits des femmes, de la justice sociale et des libertés. Mais je pense que nous n’avons pas en Espagne une force politique équivalente au Front National. Nous assistons à un processus de droitisation vers des positions “ultras” de la part de formations qui pouvaient traditionnellement occuper un espace de centre-droit comme Ciudadanos, ou comme le Parti Populaire. Vox est un courant du Parti Populaire, ils n’ont même pas de traits souverainistes comme pourraient l’avoir le Front national ou la Ligue de Salvini en Italie. Parler d’antifascisme suppose de parler des valeurs qui sont identifiées en Europe comme démocratiques. Quand nous affirmons qu’on ne peut être démocrate sans être antifasciste, cela dérange énormément des partis comme Ciudadanos ou le Parti Populaire, alors que d’autres partis de la droite européenne se sentiraient logiquement plus à l’aise avec l’antifascisme. Pour ma part, je ne le poserais en aucun cas comme une question de front. Il s’agit de comprendre que l’antifascisme, c’est une défense des valeurs démocratiques.

LVSL – À propos la montée de l’extrême-droite en Europe, quelle est la ligne de stragégique de Podemos en vue des prochaines élections européennes ?

Pablo Iglesias – L’Europe ne peut se sauver qu’à condition d’opter pour la justice sociale. Depuis Podemos, nous affirmons que Salvini est le fils de Merkel ; que le néolibéralisme en Europe, que les politiques de gouvernance néolibérale qui ont détruit les bases des États sociaux européens, ont eu pour conséquence l’irruption de forces politiques d’extrême-droite. Nous pensons qu’il peut y avoir un modèle ibérique, un modèle espagnol, un modèle portugais, qui montre que l’Europe pourra exister, de façon viable, uniquement s’il y a de la justice sociale, et la construction et la défense de l’État-Providence.

Pablo Iglesias par ©Dani Gago

LVSL – Ces élections européennes marqueront un anniversaire pour Podemos, qui a émergé lors du scrutin de 2014. Beaucoup de choses ont changé, Podemos s’est institutionnalisé et apparait aujourd’hui comme une force politique davantage normalisée. Quel regard portez-vous sur l’évolution de Podemos au cours de ces années ?

Pablo Iglesias – Très bonne question. Podemos a été la traduction électorale d’un état d’esprit en opposition aux élites, consécutif à la crise économique. Et je suis très fier de ce que nous avons représenté à ce moment-là. Je crois qu’aujourd’hui nous représentons quelque chose de plus. Nous avons démontré que nous pouvons gouverner, et que nous pouvons gouverner mieux que les vieilles formations politiques. Nous en faisons la preuve à la tête des principales mairies d’Espagne, et je pense que nous nous présentons encore aujourd’hui comme une force politique qui continue d’incarner le désir de justice sociale qui s’exprimait il y a cinq ans. Mais, en même temps, nous ne sommes pas seulement l’expression de ce désir de justice sociale dirigé contre les politiques qui ont condamné beaucoup de citoyens à une dégradation de leurs conditions de vie. Nous sommes, en plus de cela, une alternative de gouvernement. Je suis très fier et très heureux de la manière dont nous avons grandi. L’esprit du 15-M [ndlr : mouvement des Indignés] fait partie intégrante de notre âme politique, mais nous pouvons désormais dire que nous sommes une force politique préparée pour gouverner et changer les choses.

LVSL – À ce propos, lorsqu’on observe le mouvement des Gilets jaunes en France, ou l’émergence de Vox en Espagne, on peut considérer que le moment populiste, et ses différents avatars, reste pregnant en Europe. L’axe qui oppose les anciennes forces et les nouvelles reste le plus structurant. Ne craignez-vous pas que Podemos apparaisse désormais comme une force « ancienne », ou tout du moins institutionnelle ?

Pablo Iglesias – L’expression de « moment populiste » est bien plus pertinente que l’idée selon laquelle le populisme est une idéologie, car elle identifie le populisme aux moments politiques d’exceptionnalité. Bien évidemment, ce moment populiste est toujours ouvert en Europe, et il a le plus souvent des traductions politiques d’extrême-droite. L’Espagne a été l’exception, la traduction politique de la crise économique a été l’émergence de Podemos et des expériences municipalistes. Il est tentant pour beaucoup de voir en Vox l’équivalent du populisme de droite qui a émergé dans d’autres pays européens. Cependant, Vox n’est pas une force souverainiste, encore une fois, c’est une force néolibérale. C’est une force qui n’opère pas à partir des contradictions que génère le développement de la crise européenne. C’est une force réactionnaire, ce qui n’est pas la même chose qu’être populiste de droite. Bien que ce moment soit toujours d’actualité en Europe, je pense donc que ceux qui essaient d’identifier le processus de construction d’un bloc réactionnaire en Espagne aux expressions du populisme de droite européen, tels que Salvini en Italie ou le FN en France depuis 2008 et son virage « souverainiste », font fausse route. Je crois qu’en Espagne, pour le moment tout du moins, il n’existe pas d’extrême-droite populiste. Nous sommes face à une extrême-droite réactionnaire, monarchiste, néolibérale, machiste, mais qui toutefois n’évolue pas dans le cadre des contradictions de la crise de l’UE.

LVSL – Il semble que les clivages que Podemos était parvenu à placer au centre du débat politique ont eux aussi évolué. Peut-on dire que Podemos s’est laissé entraîner vers une réaffirmation du clivage gauche/droite ?

Pablo Iglesias – Je dirais que les géographies idéologiques ne sont pas statiques. Il existe une géographie du type ceux d’en haut contre ceux d’en bas, bien sûr, et elle continue d’opérer. Mais il existe aussi une géographie gauche/droite qui n’a jamais cessé d’opérer. Disons que la capacité à se situer dans ces géographies qui se recouvrent dépend aussi du contexte et des moments. Je ne définirais donc pas la réalité politique de façon dichotomique : ou ceux d’en haut contre ceux d’en bas ; ou la gauche contre la droite. Ce sont des géographies qui, bien souvent, se superposent, et je dois évidemment reconnaître que les réalités évoluent, que les dynamiques de gouvernement modifient les contextes. De notre côté, on continue pragmatiquement de définir la même chose, mais il est très rare qu’une force politique puisse fixer les termes du débat de manière unilatérale. Ces termes sont déterminés par une multitude d’acteurs. Faire de la politique, c’est se situer en relation à ces termes du débat, et c’est toujours multilatéral.

LVSL – Les résultats en Andalousie ont conforté le gouvernement socialiste dans l’idée qu’un panorama plus négatif encore pourrait se dessiner s’il tarde à convoquer de nouvelles élections. Il est donc possible que Pedro Sánchez convoque des élections générales autour de mars-avril. Comment envisagez-vous ce scénario ? Pensez-vous que des élections anticipées pourraient bénéficier à Podemos ?

Pablo Iglesias – Je pense qu’à l’heure actuelle, au vu des récentes déclarations du président du gouvernement, qui a annoncé vouloir présenter son Budget au mois de janvier, trois scénarios sont envisageables. Dans le premier cas, qui n’est pas le plus probable selon moi, le budget est adopté. Pour notre part, nous travaillerons en ce sens, mais je suis conscient que la tâche est difficile. Deuxième scénario : le gouvernement organise un « superdimanche » électoral [ndlr : tenue des élections générales, municipales, autonomiques et européennes le 26 mai 2019]. Je pense que cette option pourrait déplaire à certains barons socialistes, et beaucoup d’entre eux se rebelleront face à cet éventuel désir du gouvernement de jouer toutes les cartes en un seul mouvement. Troisième possibilité, si l’on accélère les procédures du débat budgétaire au Congrès, on pourrait avoir des élections en mars ou en avril, bien qu’il soit difficile de le savoir pour le moment car il y a des débats réglementaires à ce sujet. Quoi qu’il en soit, nous devons nous préparer à tous ces scénarios et nous donner les moyens de gagner, indépendamment des conjonctures particulières. Je crois que nous avons fait preuve de maturité en convoquant nos primaires internes rapidement, au mois de janvier, afin que toute la machine électorale soit prête pour gagner sur tous les fronts.

La retranscription a gracieusement été effectuée par Aluna Serrano et Guillaume Etchenique. La traduction a quant à elle été réalisée par Vincent Dain. Nous les remercions pour ce travail précieux.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »

Le PSOE au pouvoir : un puzzle aux pièces incompatibles

Après sept ans de politiques d’austérité, de combat féroce contre les nationalismes, de scandales de corruption et de récupération d’un monarchisme conservateur avec la Loi-bâillon, l’ère du gouvernement Rajoy s’est close. C’est le PSOE, avec l’appui de 21 partis, qui a donné le coup de grâce à un Parti Populaire qui se présentait comme le seul capable de gouverner efficacement l’Espagne après la crise. Aurait-il raison? Quelles sont les possibilités pour ce nouveau gouvernement Sánchez qui se met en place ?


Pour la première fois, l’Espagne a un Président qui parle anglais, ainsi que français. Pour la première fois, son gouvernement est composé majoritairement par des femmes. Mais pour la première fois aussi, le Président n’est pas député : il est issu d’une motion de censure et n’a pas “gagné” les élections. Le PSOE a obtenu en 2015 et 2016 les pires résultats de son histoire avec 84 députés à l’issu de la dernière élection (52 de moins que le PP).

Pedro Sánchez, après être revenu de son exil politique, a effectué une mise à jour doctrinale afin de mettre en valeur la plurinationalité de l’Espagne et érigé Podemos comme principal partenaire politique, abandonnant ainsi l’affrontement avec la formation violette. Aura-t-on enfin ce qu’Iñigo Errejón appelle une compétition vertueuse entre les gauches espagnoles, moteur de changement dans le pays?

L’affaire est plus compliquée que cela. Ce gouvernement est d’une fragilité sans précédent. Pour s’installer au pouvoir, le PSOE a du s’accorder avec 21 formations politiques dont le principal dénominateur commun était d’en finir avec la corruption. Cela n’est pas surprenant sachant qu’elle est, après le chômage, la deuxième préoccupation majeure des espagnols[1]. La déclaration de l’Audience Nationale sur l’affaire Gürtel, élément déclencheur de la motion, a révélé un réseau d’influence et de financement illégal entre le secteur privé et plusieurs politiciens du Parti Populaire. Même Ciudadanos, allié du gouvernement Rajoy, désirait en finir avec le Parti Populaire, mais en convoquant tout de suite des élections parlementaires.

Une fois éliminé l’adversaire commun, Sánchez doit essayer de maintenir sa légitimité à la tête d’un gouvernement que PP et Ciudadanos ne cessent de comparer au Frankenstein de Mary Shelley. Un parti qui avant prônait l’unité de l’Espagne et appuyait l’application de l’article 155 de la Constitution contre les catalans, doit maintenant s’entendre avec les 17 députés indépendantistes du Parlement. Unidos Podemos, qui reste en dehors du gouvernement, demeure la troisième force politique avec 71 députés au Congrès. Pablo Iglesias a insisté dans l’hémicycle sur l’importance pour le PSOE de ne pas devenir une social-démocratie décaféinée comme celles de Schröder ou de Blair. Il souhaite un gouvernement qui prenne exemple des projets de Sanders et Corbyn afin de redonner une crédibilité à la gauche et mettre en place un vrai changement. De cette manière, lors des prochaines élections qui devraient avoir lieu en 2020, la gauche aura donné aux citoyens la confiance leur permettant de prolonger son projet politique.

Une convergence limitée avec Podemos

Sánchez est d’accord sur la fin, mais diffère sur les moyens. Alors qu’il souhaite “se retrouver” avec Podemos dans les politiques climatiques, de genre, de réversion des privatisations et de régénération démocratique, il sait qu’il le fera avec les mains liées. La principale contradiction de ce gouvernement social-démocrate est qu’il va appliquer un Budget Général de l’État que ne lui appartient pas. C’est celui voté le 23 mai par PP, Ciudadanos et le PNV – parti nationaliste basque. Lors de sa discussion dans le Congrès, Sánchez qualifiait ce budget comme “profondément antisocial”[2]. Il pointait alors un manque d’implication dans l’éducation, qui est pourtant le moteur d’évolution du système productif espagnol vers plus de qualité et moins de compétitivité-prix. De la même manière, il critiquait la baisse des dépenses de l’allocation chômage grâce à la création d’emplois au rabais (salaires réduits et flexibilité du travail). Néanmoins, le PSOE a décidé d’appliquer ce Budget tout au long de sa première année de mandat pour gagner l’appui du PNV lors de la motion de censure. Sans le parti basque celle-ci n’aurait pas pu aboutir et Rajoy serait encore Président.

Dans son cabinet ministériel, se démarque la nouvelle ministre de l’Économie Nadia Calviño. Elle était auparavant Directrice Générale du Budget de la Commission Européenne. Son rôle sera désormais d’assurer la stabilité économique du pays et d’arriver au seuil de déficit de 2,2% accordé par l’Union européenne. Ainsi, le gouvernement Sánchez envoie un message de tranquillité à Bruxelles. Ce signal est déjà salué par les banques et les grandes entreprises. Mais, quel message envoie-t-il aux secteurs de la population affectés par l’austérité et la rigueur budgétaire ?

Finalement, le PSOE paraît adopter un modèle plus proche de la Troisième Voie social-libérale que de celle d’une récupération radicale de l’Etat-Providence. La fragilité de la situation pousse Sánchez à être très prudent. Pour satisfaire à droite : il prône la rigueur budgétaire et l’unité de l’Espagne – avec la nomination de l’anti-indépendantiste Josep Borrell pour les Affaires Étrangères. Pour séduire à gauche : il met en avant le féminisme, un début de dialogue avec les catalans, l’écologie et la liberté d’expression. L’agenda social restera dans ce début de mandat très modeste par rapport aux attentes initiales.

De quel côté le PSOE basculera-t-il ?

En pleine guerre interne du PP après la démission de Rajoy à la tête du parti et face au ralentissement de Podemos suite à des polémiques internes récurrentes, le PSOE a la possibilité de s’ériger en option fiable. Ciudadanos, propulsé dans les sondages grâce à son positionnement tranché sur le conflit catalan, est pour le moment la figure visible de l’opposition. Mais ces nouveaux rôles pourront se matérialiser dans d’éventuelles nouvelles élections. Pour le moment, nous avons un Congrès qui représente encore une réalité dépassée, celle de l’année 2016.

Vu que tous les partis paraissent ne pas s’accommoder de leur pouvoir actuel dans l’hémicycle (soit par excès, soit par défaut) de multiples questions se posent : est-ce que le “gouvernement frankenstein” de Sánchez va vraiment tenir jusqu’aux élections de 2020 ? Possible, même si cela semble très difficile. Lors de ces prochaines élections, de quel côté le gouvernement cherchera-t-il du soutien ? Cela dépendra des résultats électoraux. S’il vire à gauche, il enterrera le cycle de l’austérité pour entreprendre un nouveau chemin politique en faveur de la majorité de la population, et absorbera Podemos sur le plan politique. S’il vire à droite, il prolongera encore un peu cette post-hégémonie libérale démasquant pour longtemps son parti. A ce moment-là, Podemos devrait être réarmé pour reprendre sa place comme unique option du changement en Espagne.

[1] http://www.cis.es/cis/export/sites/default/-Archivos/Indicadores/documentos_html/TresProblemas.html

[2] http://www.lavanguardia.com/vida/20180420/442780080163/el-psoe-pide-devolver-los-presupuestos-por-ser-profundamente-antisociales.html

Crédit photo: © RTVE

Espagne : Rajoy touché mais pas encore (complètement) coulé

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Le verdict rendu jeudi 24 mai à l’encontre de l’ancien trésorier national du Parti populaire (PP), Luis Bárcenas, et de 28 autres prévenus a plongé l’Espagne dans l’inconnu. 351 années de prison au total ont été prononcées pour ce qui est le plus grand scandale de corruption que la péninsule ait connu. Directement visé, le PP au pouvoir a mis un genou à terre. Profitant de l’occasion, le Parti socialiste (PSOE) a annoncé la présentation d’une motion de censure. Une motion qui, entre négociations, tractations et coups de théâtre, peut faire tomber le gouvernement de Mariano Rajoy et rebattre les cartes du jeu politique espagnol.


L’Espagne ne compte plus les anciens ministres tombés pour des pots-de-vin, les président(e)s de communautés autonomes – l’équivalent des régions françaises – forcés de démissionner pour avoir obtenu des masters de manière frauduleuse. Mais le verdict de l’affaire Gürtel est d’une autre magnitude. Cette fois-ci, pas moins de 29 personnes ont été condamnées, dont l’ancien trésorier national du parti au pouvoir. Le PP lui-même a été inculpé en tant que bénéficiaire du réseau. Tout un symbole.

De manière assez inhabituelle, la justice a frappé très fort, attestant de l’existence d’un « authentique et efficace système de corruption institutionnelle au travers d’un mécanisme de contrats publics ». Le cas de Luis Bárcenas, à lui seul, résume la nature profondément mafieuse du problème. L’ancien trésorier national du PP a pendant toute la durée du procès privilégié le silence comme ligne de défense. Toutefois, il a publiquement reconnu qu’il détenait des preuves (pas encore dévoilées à la justice) à l’encontre de dirigeants du PP – et très certainement le premier ministre Mariano Rajoy lui-même. Bárcenas a prévenu qu’il ne révèlerait rien sauf dans le cas ou sa femme serait mise en cause. Or, celle-ci a été condamnée à 14 ans de prison, ce qui fait craindre les pires scénarios tant à la direction du PP qu’à la Moncloa, le siège du gouvernement.

Une longue liste de casseroles et la menace de Ciudadanos

Le verdict de l’affaire Gürtel vient s’ajouter à une longue liste de casseroles accumulées par le PP. Au-delà de la question de la corruption, ces affaires mettent à nu le climat d’impunité dans lequel le PP a géré le pays depuis de nombreuses années. Agissant en véritable caste, le PP a profité de sa position pour s’arroger tous les droits et tirer des bénéfices financiers de sa position institutionnelle. Rajoy se plait à répéter que ce sont des cas isolés, des « pommes pourries », mais de fait, c’est l’ensemble du parti qui est concerné, laissant penser que le PP s’apparente davantage à un réseau mafieux.

Sentant le vent tourné, Ciudadanos, version espagnole du libéralisme autoritaire de Macron, se présente comme solution de rechange certifiée sans corruption à un PP en bout de course. Le parti d’Albert Rivera a surfé sur l’usure du PP passant de 13,1 % lors des élections législatives de juin 2016 à 22,4% d’intention de vote selon le CIS en avril 2018, devenant virtuellement, selon les sondages, la première force politique du pays. De plus, la gestion catastrophique de la question catalane par Rajoy, privilégiant la voie judicaire à une solution politique, a renforcé ce transfert de voix du PP vers Ciudadanos.

Le PSOE s’engouffre dans la brèche

Dépassé dans les sondages, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) reste le premier parti d’opposition au Congrès des députés. Historiquement, le PSOE est le principal point d’appui du « régime ». Il a servi à canaliser les demandes sociales et a fait adopter les réformes structurelles les plus importantes, comme la modification de l’article 135 de la constitution qui érige le paiement de la dette en priorité absolue. Le PSOE a également permis au gouvernement actuel d’être investi. Pendant la crise catalane, le parti n’a pas démérité : il a fait preuve d’un soutien inconditionnel à Rajoy dans sa fuite en avant judiciaire.

Toutefois, depuis les élections du 20 décembre 2015 qui ont mis fin au bipartisme, le PSOE est sous la pression de Podemos sur sa gauche et de Ciudadanos sur sa droite. Profitant de l’affaire Gürtel, le PSOE est passé à l’offensive en présentant une motion de censure contre le gouvernement de Rajoy – chose qu’il avait toujours refusée malgré les appels du pied de Podemos. Pedro Sánchez, secrétaire national du PSOE, en a fait l’annonce vendredi 25 mai au matin, prenant tout le monde de court.

La difficile arithmétique parlementaire

Pour être adoptée, la motion de censure doit obtenir une majorité absolue au Parlement, les abstentions n’ont donc pas grande valeur. Elle doit par ailleurs être “constructive”, c’est-à-dire qu’elle doit s’accompagner de la présentation d’un ou d’une candidat(e) alternatif à la présidence du gouvernement. Deux conditions qui, au vu de la composition actuelle du parlement, compliquent sérieusement l’équation.

Le groupe parlementaire Unidos Podemos ayant annoncé son soutien inconditionnel à la motion du PSOE, deux options sont possibles pour rassembler une majorité de voix au congrès. La première : PSOE, Podemos, plus les partis nationalistes et indépendantistes (ERC et PdCAT pour la Catalogne, EH Bildu et PNV pour le Pays basque). Cette option peut néanmoins sembler contre-nature dans la mesure où Pedro Sánchez s’est déclaré favorable à l’emprisonnement des dirigeants catalans et que le PNV a joué un rôle clé dans l’adoption du budget du Parti populaire.

La deuxième option, celle privilégiée par le PSOE, se tourner vers Ciudadanos. Or, Ciudadanos a vivement critiqué le fait que Sánchez cherche à obtenir le soutien des indépendantistes. Le parti d’Albert Rivera conditionne son appui à la convocation d’élections anticipées immédiatement après le vote de la motion de censure et refuse de mêler ses voix à celles de Podemos. Cependant, l’intérêt immédiat de Ciudadanos à faire tomber le PP, étant donné les prévisions des sondages, pourrait peser dans la balance. De son côté, Rajoy, tel le capitaine du Titanic, a exclu de convoquer des élections anticipées, même si nombre de dirigeants du PP considèrent la législature d’ores et déjà sur le point de s’achever.

Changement de régime ou changement des élites ?

L’issue de cette tempête parlementaire est loin d’être évidente. Des incertitudes planent sur le résultat du vote prévu pour le vendredi 1 juin. D’ici là les effets d’annonces, les retournements d’alliances et les coups de théâtre risquent d’être légion. Toutefois, le vote de la motion de censure présentée par le PSOE ne clôturera pas pour autant la crise politique. Si elle est adoptée le nouveau gouvernement sera constamment mis sous pression. Si elle est rejetée, Podemos et Ciudadanos peuvent être tentés de présenter leur propre motion de censure ou de forcer le PP à convoquer des élections anticipées.

Au-delà de la motion de censure, la vraie question qui se pose est de savoir si cette crise va rester limitée au parlement ou si elle va s’étendre à la société. En d’autres termes : va-t-elle se traduire par un simple changement des élites (Ciudadanos ou le PSOE prenant la place du PP) ou remettre en cause les piliers du régime issu de la période de transition de 1978.

Unidos Podemos, les agents du changement mal en point

Podemos, et plus largement la coalition Unidos Podemos qui regroupe Izquierda Unida, le parti écologiste Equo et des confluences régionales, sont les seuls à pouvoir véritablement donner une issue progressiste à la crise politique. Toutefois Podemos ne se présente pas dans les meilleures conditions – c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le PSOE a pris les devants. Le parti n’en a pas encore tout à fait terminé avec l’affaire du “chalet” de Pablo Iglesias et d’Irene Montero, qui a défrayé la chronique ces deux dernières semaines. En décidant de s’endetter pour acquérir une luxueuse maison de campagne non loin de Madrid, pour un montant de 600 000 euros, le secrétaire général et la porte-parole de Podemos au Congrès, en couple à la ville, se sont exposés, comme c’était prévisible, à de vives attaques des médias et de leurs adversaires politiques. Cette décision a également semé un profond malaise parmi les militants du parti qui a construit son image sur la transparence et la probité des élus, tout en dénonçant les excès de la “caste”. Elle fragilise par ailleurs le leadership d’Iglesias, qui n’a cessé ces dernières années de mettre en avant son mode de vie modeste et sa proximité avec les classes populaires.

 Pour faire face au scandale, Iglesias et Montero ont décidé de convoquer une consultation interne sur leur continuité à la tête de l’organisation. Si en apparence l’initiative peut paraître louable, le résultat est loin d’être nécessairement bénéfique. La consultation active en effet une logique plébiscitaire et exerce une certaine forme de chantage sur les militants : « soit vous êtes avec nous », « soit vous êtes contre nous » (et prêts à sauter dans l’inconnu).  En outre, les dirigeants de Podemos transforment une décision présentée comme personnelle en enjeu politique susceptible d’avoir d’importantes retombées sur l’ensemble de l’organisation.  De fait, 32% des 188 176 personnes qui ont pris part au vote se sont prononcées contre le maintien d’Iglesias et de Montero à la tête de Podemos alors qu’aucun des trois courants n’avait appelé à voter en ce sens.

Les différentes options sur la table

Pour les élites, le constat est clair : l’actuel rapport de force parlementaire ne reflète pas la réalité et il est nécessaire que Ciudadanos gouverne, avec si besoin le soutien du PP. Les grands médias et le pouvoir économique ne cachent pas leur soutien à Albert Rivera et ils utilisent en ce sens les nombreux leviers dont ils disposent. Dans le même temps, les socialistes espèrent se refaire une santé en se présentant comme les sauveurs de « la normalité institutionnelle » et en mettant en œuvre quelques mesures sociales bloquées par le PP en cas d’accession au pouvoir. Ces deux options, à des degrés divers, ne représenteraient que des changements de façade et verraient se substituer un secteur de l’élite à un autre.

Pour Unidos Podemos, l’enjeu est tout autre. Il s’agit de reprendre l’initiative pour ne pas se laisser enfermer dans des négociations parlementaires. D’un côté sans donner de chèque en blanc au PSOE en annonçant un soutien inconditionnel à la motion de censure et de l’autre en appuyant, voir en favorisant, les mouvements sociaux au premier rang desquels le formidable mouvement féministe. Il s’agit d’éviter une restauration du régime par le haut et de profiter de la brèche ouverte pour activer le changement de régime.

Crédit photo : ©Partido Popular de Cantabria