« La lutte contre la malbouffe devrait faire l’objet d’un enseignement à part entière » – Entretien avec Emmanuelle Jary

Emmanuelle Jary, au Petit Bouillon Pharamond (Paris) © Pablo Porlan pour LVSL

À l’occasion du lancement du Tour du Changement et de ses grands banquets populaires dans 21 villes de France, la journaliste gastronomique Emmanuelle Jary a répondu à nos questions. Dans son émission « C’est meilleur quand c’est bon », elle parcourt la France à la rencontre de restaurateurs qui s’attachent à faire vivre les traditions et le savoir-faire culinaire de leur région. Ainsi, elle met en lumière des restaurants en tant que lieux imprégnés d’une ambiance et d’une histoire et des plats qui constituent le patrimoine gastronomique français. Des plats qui, par le partage et la transmission, continuent de nous fédérer. Alors qu’elle repart sur les routes de France après plusieurs mois de crise sanitaire, Emmanuelle Jary revient avec nous sur la place qu’occupent la cuisine et l’art de la table dans la culture de notre pays, mais aussi sur les enjeux sociaux et politiques autour de l’alimentation. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Léo Rosell, retranscrit pas Dany Meyniel.

LVSL – La gastronomie occupe une place centrale dans la culture française, au point que l’on dit souvent que les Français sont les seuls à manger tout en parlant du repas suivant. De même, en 2010, l’UNESCO décidait de placer le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Selon vous, les Français sont-ils vraiment plus « bons vivants » que d’autres ou cette image relève-t-elle davantage du mythe ?

Emmanuelle Jary – Au cours de mes reportages, j’ai beaucoup voyagé et j’ai pu constater qu’effectivement, nous, Français, avions un intérêt supérieur pour la cuisine et pour la table que d’autres populations. Cela dépend plus largement des aires culturelles considérées. Par exemple, en Europe, cet attachement est plus marqué – même si l’on pourrait encore établir une distinction entre l’Europe du Sud et du Nord – que dans d’autres continents, comme l’Afrique ou l’Amérique du Nord par exemple.

Il y a bien sûr des raisons historiques et sociales à cette particularité. En 1982, l’anthropologue et historien Jack Goody a ainsi réalisé une étude, intitulée Cuisines, cuisine et classes, [traduite en français en 1984, NDLR] dans laquelle il explique les raisons de l’émergence de la haute gastronomie en Europe. Dans cet ouvrage, il dresse un parallèle entre les sociétés hiérarchisées européennes et les sociétés libres et plus horizontales africaines. Dans ces dernières, de fait, il n’y a pas cette hiérarchisation et cet effet de cour autour des classes dirigeantes, aristocratiques puis bourgeoises. Jack Goody voit ainsi dans l’organisation politique de sociétés hiérarchisées un facteur explicatif majeur de l’émergence d’une haute gastronomie en Europe, mais aussi en Asie.

Si l’on se concentre sur l’Europe, entendue non pas d’un point de vue politique mais géographique, l’attachement aux arts de la table et de la cuisine est certain. En fait, lorsque l’on parle du repas gastronomique, on ne parle pas uniquement de la cuisine : on parle aussi de la manière de manger, du temps que l’on passe à table, qui sont des éléments que l’on ne retrouve pas partout, justement.

Comme vous le disiez, les Français ont l’habitude de parler en mangeant, d’avoir des débats autour de la table, et même souvent des discussions sur la nourriture. En Asie, où la cuisine tient également une place particulière dans la culture, on mange souvent dans la rue. En Chine, grand pays gastronomique où il y a de nombreux restaurants et un art de la table très sophistiqué, j’ai remarqué que l’on ne parle pas en mangeant.

L’historien Pascal Ory, dans Le Discours gastronomique, explique ce phénomène qui participe à la culture de la gastronomie et à l’image que nous nous en faisons collectivement : en France, on parle de la cuisine, en Asie on la fait, on la mange mais on ne disserte pas forcément dessus. De ce point de vue, nous sommes donc un peuple très attaché à l’alimentation et qui développe volontiers un discours autour de celle-ci.

LVSL – Par rapport aux aires que vous évoquez, c’est a priori dans l’aire latine, autour de la Méditerranée, que nous retrouvons cet attachement, plus que dans l’Europe du Nord…

E.J. – Tout à fait. J’ai fait cette distinction, que je pense pertinente, même si Jack Goody parlait de l’Europe en général, de la France et de l’Italie en particulier. Chez nous, l’émergence des restaurants au XVIIIème siècle a été décisive. Cet essor est lié à la Révolution française, lorsque les familles aristocratiques se sont enfuies et que leurs chefs se sont retrouvés à la rue, raison pour laquelle ils ont créé des restaurants.

L’histoire italienne n’est pas la même. Un historien italien m’a expliqué qu’en France, on a la culture du restaurant alors qu’en Italie, on a la culture de la « mamma ». Il m’avait donné un exemple que je trouvais assez amusant : pour nous, une ville est réputée pour sa gastronomie, comme la ville de Lyon, parce qu’elle a beaucoup de restaurants et de restaurants gastronomiques, alors qu’en Italie, les villes sont réputées quand elles ont beaucoup de familles qui cuisinent bien. Naples en est un exemple particulièrement frappant. On reste donc avant tout dans la sphère domestique. Bien sûr, il y a des restaurants aujourd’hui en Italie, mais ils sont calqués sur notre modèle, et se sont surtout développés avec le tourisme.

LVSL – Vous mettez régulièrement en valeur les produits du terroir, caractérisés en France par leur diversité et leur richesse. De fait, on associe facilement à chaque région une spécialité régionale, que ce soit un plat, un fromage, un dessert ou un vin. Existe-t-il selon vous une culture commune capable de réunir les Français autour d’une table ?

E.J. – Bien sûr. Je pense que les Français partagent à la fois l’amour de la table et du bien manger. Certaines gastronomies très régionalisées perdurent comme au Pays Basque, en Alsace, en Corse, ou en Provence par exemple. D’autres se sont malheureusement perdues. Malgré cela, notre point commun, j’insiste, c’est le temps que l’on passe au repas. Les Français passent en moyenne deux heures par jour à table tandis que les Américains y passent seulement trente-huit minutes ! Certes, il y a des familles en France qui mangent devant la télévision avec un plateau repas, mais c’est le fait de se réunir pour manger qui nous caractérise. Cela nous différencie des pays du Nord, où l’on mange souvent les uns après les autres.

Je ne sais pas si l’on peut pour autant y voir une quelconque dimension politique. Certes, le repas a souvent été le moment privilégié pour des rencontres diplomatiques, de telles sortes que de nombreuses décisions décisives dans l’histoire ont été prises autour d’une table, au cours ou à l’issue d’un repas. Mais j’ai quand même du mal à percevoir une démarche politique dans notre manière de manger. Ce que je crois, en revanche, c’est qu’il y a une véritable prise de conscience des enjeux écologiques de l’alimentation et de notre responsabilité par rapport à ce que nous consommons, même si ce phénomène ne s’observe évidemment pas qu’en France.

La crise a pu permettre une réflexion sur les conditions de travail dans la restauration.


LVSL – Depuis mars dernier, le secteur de la restauration a été l’un des plus touchés par la crise. De nombreux restaurateurs, dont le destin a été et reste toujours lié aux décisions gouvernementales, ont trouvé les mesures insuffisantes ou inadaptées, et se sont surtout plaint de l’incertitude dans laquelle ils étaient plongés. Alors que les bars et restaurants ont enfin rouvert, et que vous êtes repartie sur les routes de France, quel regard portez-vous sur cette séquence ?

E.J. – D’abord, notons que tous les restaurateurs ne tiennent pas ce discours. Récemment, l’un d’eux me disait même que sans les aides de l’État, il n’aurait jamais pu tenir. De fait, j’ai plus entendu ce discours-là que l’inverse, même si au début de la crise, la situation a été un peu chaotique. Je pense que les choses se sont mises en place à partir du second confinement. Les restaurants ont tenu et peuvent continuer à exister grâce aux aides, contrairement aux restaurants belges, par exemple, qui n’ont rien reçu.

La grande difficulté pour les patrons de restaurants aujourd’hui, c’est la désaffection du personnel. En salle, surtout, les employés, qui ont découvert les avantages de ne plus rentrer aussi tard le soir et d’avoir de vrais week-ends, ne souhaitent pas forcément revenir. Certains ont même changé de métier. À titre d’exemple, je connais une jeune femme qui travaillait dans un restaurant gastronomique et qui s’est reconvertie dans la boucherie, un autre métier de bouche donc, mais dont les horaires sont en général moins contraignants. Cette volonté de changement n’est donc pas liée au manque d’aides, puisqu’elle touchait le chômage partiel, mais plutôt aux difficultés du métier.

Selon moi, c’est aux restaurateurs de s’adapter et de proposer une autre façon de travailler avec ces personnes-là. Pendant longtemps, les vieux chefs ont entretenu un discours selon lequel la restauration est un métier dur, mais un métier de passion. On se fait rabrouer en cuisine, en salle, mais c’est normal, c’est le métier. Aujourd’hui, les manières de penser évoluent. On envisage volontiers de faire se relayer deux brigades dans une journée. Je pense que la crise, au moins sur ce point, a pu permettre une réflexion sur les conditions de travail dans la restauration.
Par rapport aux incertitudes concernant les réouvertures plusieurs fois reportées, cela a évidemment dû être difficile, mais pas plus pour eux que pour les patrons et personnels de boîtes de nuit, de salles de sport ou pour le monde du spectacle. Ce qui est étonnant, c’est que nous avons assez peu parlé de la culture contrairement à la restauration qui était un des gros sujets du confinement. Il pourrait être intéressant de comparer ce traitement en France et à l’étranger.

Emmanuelle Jary, au Petit Bouillon Pharamond (Paris) © Pablo Porlan pour LVSL

LVSL – À ce sujet, les confinements et couvre-feu successifs ont été une chance pour les plateformes de livraison en ligne qui ont pu toucher un public encore plus large qu’avant. Êtes-vous inquiète de la banalisation de ces services de restauration rapides et faciles, qui occultent l’art et la culture de la table ?

E.J. – Parfois j’entends que les gens vont continuer à se faire livrer et manger chez eux. Je n’y crois pas. Je pense que les gens se faisaient livrer en attendant de pouvoir ressortir. Ce que l’on aime, c’est être ensemble, partager un moment convivial, et non pas juste manger. Le restaurant, c’est bien plus qu’une assiette.

Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les conditions de travail déplorables des livreurs. Personnellement, je n’ai jamais commandé chez eux, je ne peux pas. En plus de ces conditions, ça n’arrive jamais bon, c’est toujours tiède, ramolli. Honnêtement, je n’ai pas d’inquiétude sur la dévalorisation de la gastronomie. Cela fait des siècles qu’elle existe, j’ai peine à croire que deux ans de Covid la feront disparaître. Je ne pense pas que nous soyons prêts à laisser tomber notre gastronomie et nos bistrots. Pour preuve, les gens adorent mes vidéos où je mets en avant des lieux traditionnels de « bonne bouffe ».

LVSL – Ne pensez-vous pas que l’on pourrait observer un changement à moyen voire long terme concernant les habitudes alimentaires des Français ?

E.J. – Non je ne le pense pas. Si nous devons vivre pendant dix ans avec le Covid, nous en reparlerons. Imaginez depuis combien de temps les restaurants et la ripaille existent en France. Voyez comme ils affichent complet depuis la réouverture. Je ne suis pas inquiète, et j’espère ne pas me tromper.

LVSL – Cette pratique de la commande en ligne pose en aussi la question du restaurant comme lieu et comme ambiance. C’est un thème que vous développez dans vos vidéos, en poussant des « coups de gueule » contre la multiplication des enseignes standardisées, de tous ces « restaurants sans charme », notamment en périphérie des villes…

E.J. – Je pousse en effet un coup de gueule sur le fait que les centres des villes moyennes et des villages se vident. À Cahors par exemple, là où mon père habite, il y avait un magasin de jouets en centre-ville qui a fermé en 2015. Il a été remplacé par une grande enseigne, qui a également fait faillite. L’évolution des comportements des consommateurs, qui achètent de plus en plus par internet, met sérieusement en danger ces lieux. Si demain il n’y a plus qu’Amazon, qui exerce un monopole dans le domaine du commerce, nous serons confrontés à une nouvelle dictature. Quand, à un moment donné, une même personne possède la pharmacie, les grandes centrales d’achats alimentaires et tout le reste, on se dirige clairement vers une dictature commerciale.

Je ne sais pas si vous connaissez Robert Parker, un critique gastronomique américain qui se faisait appeler le Wine Advocate, l’avocat du vin. Parce qu’il n’aimait que les vins boisés, et que ses critiques pouvaient faire exploser les ventes d’un producteur, les viticulteurs ont tous commencé à mettre du bois dans leur vin, pour lui donner ces tonalités. Or le vin boisé, c’est comme le Coca-Cola, ça a toujours le même goût. Ce qu’on aime dans le vin et dans la gastronomie en général, au contraire, c’est la diversité, la subtilité des saveurs, et la possibilité de les comparer.

Un autre « coup de gueule » que j’ai poussé, et qui a été moins entendu, était au sujet de l’émission « Top Chef ». Pour moi, ce type d’émissions fait autant de mal à la gastronomie que les fast-foods. On nous montre de grands dressages très sophistiqués, à coup de grandes giclées dans les assiettes. Le résultat, c’est que tous les chefs se mettent à faire ça, et ils en oublient de faire des choucroutes, des bœufs bourguignons, des plats typiques de notre gastronomie. Les chefs qui s’accommodent de telles pratiques et qui les reproduisent à l’identique, qu’ils soient à Amiens ou à Toulouse, sont aussi néfastes que les fast-foods qui ne font que des burgers identiques. Le résultat, c’est l’uniformisation de la cuisine.

Les chefs qui veulent être des “Top chefs” et non plus représenter une région ont une part de responsabilité.

LVSL – Partant de ces deux constats, pensez-vous que l’on a perdu peu à peu la capacité à apprécier ce qu’est un « bon produit » ?

E.J. – Je pense qu’on a perdu, non pas le sens des bons produits, mais peut-être une partie du patrimoine culinaire. Si vous allez en Anjou, je vous mets au défi de trouver une recette traditionnelle angevine dans un restaurant, c’est impossible. Pourtant, il en existe. C’est la même chose pour Toulouse, où je vais bientôt tourner un reportage. Je suis toujours à la recherche d’un restaurant qui cuisine l’« Ali cuit », un plat traditionnel de la région.

De fait, je crois qu’on a négligé une grande partie de notre patrimoine culinaire. Les chefs qui veulent être des « Top chefs » et non plus représenter une région ont une part de responsabilité. Dans certaines régions, il faut aller dans les chambres d’hôtes pour retrouver une cuisine traditionnelle, parce que ce sont les propriétaires qui cuisinent pour leurs hôtes, et qu’ils sont parfois attachés à la tradition de leur région.

Je suis fière de recevoir des témoignages de personnes qui disent avoir changé de méthode de restauration en regardant mes vidéos. D’une cuisine dite moderne, elles sont passées à quelque chose de plus traditionnel. En regardant mes vidéos, j’espère que les jeunes chefs se rendent compte que les clients prennent du plaisir à manger un plat traditionnel, comme la choucroute. C’est du moins ce message que nous essayons de faire passer. Nous avons choisi le format vidéo pour être le plus accessible possible.

Je parle de « restaurants d’écoles de commerce » parce que pour eux, le plus important, c’est le chiffre en bas à droite et le discours qu’ils vous servent, plus que la nourriture.

LVSL – Et pourtant, on a l’impression que la cuisine populaire est à la mode. On observe aujourd’hui la prolifération des restaurants qui surjouent les codes du bistrot franchouillard mais qui, en fait, n’en ont pas du tout l’âme, ceux que vous surnommez les « restaurants des écoles de commerce ». Comment distingue-t-on alors un bistrot authentique de ce type de nouveaux restaurants ?

E.J. – À la patine ! Vous voyez, ici [au Petit Bouillon Pharamond, à Paris, dans le quartier des Halles, NDLR] on voit que ça n’a pas été fait avant-hier. J’ai longtemps fréquenté un restaurant dans le VIIe arrondissement avant qu’il ne soit racheté. On n’y mangeait pas forcément très bien mais c’était de la cuisine traditionnelle, avec des serveurs qui portaient le litho blanc sur le bras. Puis les frères Costes l’ont acheté, ils ont tout repeint en violet et j’ai vu deux cents ans de patine balayés et remplacés par des couleurs plus à la mode. À moins d’être complètement aveugle, vous voyez directement que c’est du « faux ancien ».

Aujourd’hui, en cuisine, tout doit être conceptuel. Quand les jeunes chefs cherchent à faire valoir « leur concept », ils nous servent des carottes râpées parce qu’ils sont persuadés que ce que l’on cherche, c’est la simplicité des carottes râpées. Je pense qu’ils ont tort car lorsque des clients viennent manger dans un bistrot, c’est pour l’amour de la bonne cuisine. Je parle de « restaurants d’écoles de commerce » parce que pour eux, le plus important, c’est le chiffre en bas à droite et le discours qu’ils vous servent, plus que la nourriture.

LVSL – De même, de plus en plus de Français se sentent concernés par le fait de bien manger, de manger local et vous notez d’ailleurs dans une vidéo récente qu’aujourd’hui « on s’ébahit parce que c’est local » alors que ça devrait juste être normal. Pour que le manger local devienne normal, suffirait-il, selon vous, d’en garantir l’accessibilité à tous ou y a-t-il un changement de discours à opérer ? L’obstacle principal pour les personnes qui ne mangent pas local étant le coût…

E.J. – C’est un vaste débat. J’avais comparé le prix d’une boîte de lait en supermarché et le même produit en premier prix dans un magasin bio, et il n’y avait pas de grosse différence. Évidemment, ça dépend des produits. Si l’on prend un poulet de batterie à cinq euros le kilo, c’est imbattable, on ne trouvera jamais un poulet fermier à ce prix-là.

D’abord, je pense qu’il faut inciter les gens à ne plus manger de viande tous les jours et à privilégier les légumes d’origine française, qui sont par ailleurs souvent moins chers. Manger bon pour pas trop cher, c’est possible, mais ça demande beaucoup de temps. Je comprends parfaitement que des parents qui travaillent toute la semaine ne souhaitent pas passer leur dimanche entier à cuisiner pour toute la famille.

J’ai échangé avec des représentants de la Confédération paysanne qui me disaient qu’aujourd’hui, il est possible de rendre le bio moins cher en investissant massivement dedans. Le problème, c’est que l’agriculture n’est pas auto-suffisante. L’État subventionne presque entièrement l’agriculture conventionnelle, pourquoi pas le bio ? Quand on met des pesticides dans les champs, cela implique des coûts de dépollution. Si l’on mettait tout cet argent directement dans l’agriculture biologique, tout le monde finirait par manger bio. Il y a d’une part des gens qui ont les moyens de manger correctement mais que cela n’intéresse pas, et d’autre part, il y a les gens pour qui ce n’est pas encore possible financièrement. Dans ce cas de figure, ce n’est ni aux consommateurs ni aux producteurs de trouver la solution, c’est aux politiques.

Ces évolutions prennent du temps, mais il faut reconnaître que quelques initiatives permettent d’envisager une telle transition. Par exemple, la coopérative « C’est qui le patron ? » est une belle initiative, qui a bien fonctionné. L’ambition initiale était de mieux rémunérer un groupement de producteurs de lait dans l’Ain. Nicolas Chabannes, le fondateur, a calculé qu’il suffisait de 8 centimes par personne et par an pour qu’ils puissent à nouveau vivre de leur production. Il a pris le pari que beaucoup de Français, comme lui, étaient prêts à payer cette somme supplémentaire et il a eu raison. Ils ont fait la plus grosse vente de lait de 2019 en France !

LVSL – Votre émission s’intitule « C’est meilleur quand c’est bon ». Ce titre souligne l’importance de mettre en valeur et de cultiver l’expérience du goût. Selon vous, quelle devrait-être la place de l’école dans l’éducation au goût et dans la lutte contre la malbouffe ?

E.J. – La lutte contre la malbouffe devrait faire l’objet d’un enseignement à part entière. Cela me fait penser à l’association « L’école comestible », créée par Camille Labro, qui a pour but de sensibiliser les enfants des écoles primaires au bien manger. Ils se déplacent dans plusieurs établissements, notamment dans des quartiers en difficulté. Lorsque je les ai suivis sur une intervention, je me suis retrouvée face à des élèves qui disaient n’avoir jamais mangé de légumes aussi bons. Cela montre que leur action est très utile.

Par ailleurs, je souhaite traiter prochainement la question des cantines. Quel enfant ne s’est pas déjà plaint de la nourriture qu’on lui servait ? De fait, les cantines scolaires travaillent avec des entreprises privées. Est-ce que l’alimentation serait meilleure si elle était gérée par des organismes publics ?

Il est vrai que maintenant, avec loi Egalim, les cantines ont pour obligation de servir un minimum de produits bio et locaux. C’est un bon début. Il y a aussi les PAT, les Projets alimentaires territoriaux, qui sont mis en place par l’État et dont peuvent s’emparer les communautés de communes pour mener une réflexion sur l’alimentation à l’échelle territoriale. En Vendée, par exemple, j’ai participé à la mise en lien d’un réseau de cantines, d’Ehpad et d’écoles avec des producteurs, des bouchers et des éleveurs locaux. Cela a permis de créer une sorte d’écosystème alimentaire local, qui peut à son tour inspirer de nouvelles initiatives.

McDo, Coca, Activia, Pom’Potes : Les as du Greenwashing

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©Mike Mozart

Alors pour tout vous dire, j’étais parti sur une parodie – sulfureuse, mais moins littéralement sado-maso – d’un chef d’oeuvre de l’érotisme pour ménagères sous Xanax, sur un truc qui se serait appelé Cinquante nuances de vert, mais c’eût été interminablement jouissif à écrire et un peu long à lire.

Alors, pour rendre hommage à la grande distribution qui, malgré elle, c’est bien-connu -c’est-la-faute-au-consommateur-qui-tient-à-son-pouvoir-d’achat, purge nos rues piétonnes et nos adorables bourgs de leurs petits détaillants, écrase les petits producteurs avec des marges exorbitantes, et tant d’autres prouesses, j’aimerais parler de la belle énergie qu’elle déploie pour rassurer le consommateur, cette espèce pusillanime qui fraye à travers les rayons menaçants, glisse d’un pas furtif dans le sillage de son pesant caddie, écarquille des yeux gros comme ça en trouvant de l’huile de palme dans la pâte feuilletée bio, trépigne à la vue des caisses bondées et enfin se déleste de ses emplettes sur le plateau d’une caisse automatique qui lui fait l’injure, une fois sur deux, de ne pas “reconnaître” les articles.

Le consommateur, aujourd’hui, veut du vert. Et dans les moyennes et grandes surfaces irriguées par les bons gros géants de l’agroalimentaire, il y en a désormais comme s’il en pleuvait. Des produits 100 % nature, naturels, des achats verts dans des emballages “verts”, pour un petit geste “vert” et un monde plus “vert”, parce que la “croissance verte”, ça se fera pas en claquant des doigts, compris ?

Comme dit l’adage, tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. C’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, à vrai dire, il y en a qui n’ont pas vraiment pas raté le coche de l’enfumage (vert) généralisé. 

Pour un peu, je me sentirais presque coupable, presque lâche, d’accabler cette vaillante mère nourricière globale, qui a déjà aux fesses bien assez de scandales comme ça, entre Super Size Me, le silicone de pâte à modeler dans les frites et les relations houleuses avec les SDF.

Mais avouons-le, on ne s’en lasse pas de découvrir jours après jours la confirmation du bon sens populaire : plus c’est gros, plus ça passe. Pour ne pas infliger une regrettable gerbe à mes lecteurs, je ne vais presque pas parler de nourriture. Comment ? Non, je vais parler de patrimoine mondial, de Florence, de la piazza del Duomo, de ce joyau de l’époque des Médicis. Là-bas, ils sont plutôt branchés slow food, cuisine locale et de saison, agriculture urbaine dans des jardins partagés, sur les toits. Alors quand McDo a voulu s’installer sur la place du Dôme, la mairie n’était pas enchantée. C’est rien de le dire. McDo, blessée par le refus de la localité pourtant justifié par une réglementation interdisant l’installation de tout restaurant utilisant du précuit et du surgelé, pas gonflée, a réclamé… 19,7 millions de dollars de dommages-intérêts. De quoi se marrer, mais ce qui s’ensuivit, c’est vraiment le pied : McDo a tenté une diversion en brandissant la carte de la dérogation auprès de la mairie et de l’UNESCO, avec une transformation de son modèle à la sauce florentine. Concrètement tenez-vous bien : service à table, espace culturel, librairie (!!), points d’information pour les citoyens (verbatim de l’adjoint au développement économique à la mairie). Et 80% de produits locaux. À ce rythme-là, on se dit qu’ils vont bientôt ouvrir leurs restos du coeur et financer des AMAP ! En tout cas, la résistance florentine et mondiale s’est rapidement organisée, avec des pique-nique à la toscane de tripes à la tomate protestataires, une pétition sur change.org et des détournements gracieux comme un David de Michel-Ange macdonaldisé.

Comme leurs acolytes du Mcdo à la française, les rois du coca ont fini par s’apercevoir que le rouge, ça faisait peur, sanguinaire, le genre d’éventreur chez qui on a des scrupules à aller se salir le gosier. Heureusement pour l’humanité, et accessoirement pour faire rebondir des ventes stagnantes, Coca-Cola s’est fait philanthrope : non content de lutter contre l’obésité, il va sauver la nature. Avec quel miracle ? La stevia, une herbe paraguayenne bien connue des indiens Guarani, qui ont trouvé à s’en servir pour adoucir le goût du maté, et qui, pour le consommateur occidental moins accro à ce délicieux breuvage, des propriétés sucrantes et caloriques incroyables. Pas besoin d’insister sur la pirouette nutritionnelle : comme ils disent avec un délicieux euphémisme chez Que choisir ?, “ce nom et la couleur verte de l’emballage confèrent à ce produit une image de naturalité et d’aliment santé quelque peu usurpée” : eh oui, la stevia ayant un (indésirable) goût de réglisse, il a bien fallu revenir au bon vieux susucre. Le problème, c’est qu’on n’a pas expliqué aux indiens Guarani qu’ils auraient dû déposer un brevet sur la stevia, pour avoir leur part des immenses recettes de Coca-Cola, et que les seuls brevets actuellement détenus le sont par Coca et quelques concurrents. Juteuse affaire, mais surtout flagrant exemple de biopiraterie : s’il ne s’agissait d’ailleurs que de mixer les feuilles de stevia et de les jeter dans la marmite pour obtenir un succulent coca, à quoi bon polémiquer, mais extraire de la stevia un ingrédient potable nécessite des opérations assez compliquées, et les indiens étaient, depuis des siècles, les seuls dépositaires de ce genre de savoir. Heureusement, le protocole de Nagoya et la récente loi biodiversité en France ont décidé de mettre des freins à cette privatisation du vivant doublée d’une confiscation de savoirs traditionnels, mais d’ici à ce qu’on refasse les poches de Coca

Alors eux, ils colonisent en ce moment les affichages publicitaires avec un slogan irrésistible, “vivre en phase”. À part l’idée que ça me fera pas mal au bide, je n’en retire rien de très précis, si ce n’est de vagues effluves new age. Il y a quelques jours, quand j’apprenais que Lay’s a retiré de ses chips vendues en France l’huile de palme mais pas ailleurs, ça m’a rappelé qu’au Japon, Activia s’appelle encore Bio (espérons que les Japonais n’essaient pas de comprendre). Vous vous doutez bien qu’Activia n’est pas l’as du bio, mais comme son nom l’indique, il est actif. Il booste les défenses immunitaires, paraît-il : mais ça, c’était avant ! Avant le retrait de la pub Activia et Actimel pour publicité mensongère. Les probiotiques miraculeux que contiennent ces laitages, en revanche, n’ont pas fait leur valise. Or, une association qu’on peut difficilement taxer d’uluberlu, l’Association Santé Environnement France, relayait en 2013 une étude associant ces probiotiques avec le développement de l’obésité, menée en 2009, à partir du constat que les mêmes probiotiques sont utilisés massivement par les élevages industriels pour stimuler la croissance des porcs et des poulets. Danone s’est défendue en alléguant des erreurs méthodologiques (surdosage des probiotiques, qui n’auraient rien à voir avec les souches brevetées, extrapolation des résultats sur les poulets aux hommes), sans pour autant étayer le bénéfice santé de leurs probiotiques maison. Heureusement, ils choyent leurs éleveurs chez Danone, avec les résultats qu’on connaît : faillite de l’industrie laitière, standards téléphoniques de prévention du suicide inondés d’appels…

Je ne sais pas s’ils ont lu La Fontaine, mais “Maître Coq”, c’est pas loin d’être aussi con que “Père Dodu”. Avec le Poulet de ma Campagne de Maître Coq, même si le balcon donne sur le périph, on sait qu’on va se régaler, et qui plus est, accomplir un acte patriote : on n’aura pas manqué le label Bleu-blanc-coeur, parce que le rouge rappelons-le, c’est violent, qui signale un apport en oméga 3 naturels, qui en gros signifie qu’on file au poulet du lin quand il en a marre de grailler du soja.

Ce poulet, présume-t-on, ayant grandi dans ma campagne, a eu la joie de grandir dans une ferme bucolique, “au grand air”, furetant dans les herbes, les fleurs et les graminées, avant de tirer sa révérence après cinquante et quelques jours d’une vie bien remplie. Sauf qu’il n’y a pas écrit “plein air”, “label rouge” ou “biologique” sur l’emballage : quel dommage, ça veut probablement dire que ce poulet de nos campagnes a grandi tassé dans une cage avec des dizaines de congénères, elle même tassée entre d’autres cages au milieu d’un hangar probablement assez sinistre – c’est pas trop le genre d’endroit où l’on se promène quand “on se met au vert”. Au moins, c’est un poulet qui mangeait équilibré. Oui, mais l’argumentaire focalisé sur les bienfaits pour l’homme illustre bien une tendance à marchandiser à l’extrême ce qui n’est plus qu’un moyen au service d’une fin d’ailleurs assez vague, la santé du consommateur. Qu’on soit végétarien, -lien ou pas, c’est tout de même un peu fort de café et au bas mot attrape-couillons.

Pendant ce temps qu’on interdit les sacs plastiques à usage unique, les parents malins continuent à acheter pour le goûter de leurs mioches ce raffinement civilisationnel extrême qu’est la compote en gourde. Ça ne coule pas, ça ne se perce pas, ça se garde dans une poche de manteau, de cartable, bref, c’est l’idéal. À ceci près que, comme le montrait une émission de Capital en février 2015, les quelques 600 millions de gourdes de compotes qui sont achetées chaque année en France sont constituées de plusieurs types de plastiques et d’aluminium, et ne peuvent être recyclées, à moins de se rendre -encore faudrait-il qu’ils en parlent dans leurs pubs- dans un des 614 points de collecte disséminés sur le territoire français. En attendant, un dernier arrêt sur image : pomme “nature”, ça n’est pas de la pomme + de la nature, ou de la pomme tout court. Au cours de sa brève et juteuse carrière, une pomme reçoit en moyenne plus de 35 traitements phytosanitaires dans sa carrière, en agriculture conventionnelle, et donc s’orne de mignons petits résidus mutagènes, reprotoxiques… Réfléchissons un instant : nombre de ces traitements chimiques visent à prévenir les dégâts de “nuisibles”, pucerons, vers de la pomme, insectes variés, qui autrefois étaient régulés par d’autres insectes ou oiseaux insectivores qui ont fait les frais, entre autres… de traitements phytosanitaires. Concrètement, les insecticides paralysant le système nerveux des insectes et les mésanges ne font, comme on peut l’imaginer pas bon ménage, or, la mésange bleue comme le Calypso de Bayer enrayent la propagation du ver de la pomme. L’agrochimie industrielle se mord la queue, et ça rapporte sur le dos du “consommateur” et de la “nature”. Eh oui, l’industrialisation des vergers, ça veut dire densification des pommiers mais aussi recours à des épandages massifs “systématiques”, parce qu’il est plus rapide, plus économique, donc plus rentable de pulvériser un traitement à large spectre comme le Calypso que de leur balancer du sucre, qui fait aussi la peau au ver, d’encourager le travail des coccinelles, etc.

Pour l’amour des Guarani, des coccinelles, des tripes à la florentine, de la flore intestinale et des bonnes choses de la nature, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

 Crédits photos : ©Mike Mozart, https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/legalcode