Au Congrès américain, les va-t-en-guerre baignent dans les conflits d’intérêts

Le Pentagone, siège du Secrétariat d’Etat à la Défense américain. © Touch of light

De nombreux élus américains détiennent des parts importantes dans les entreprises d’armement qui bénéficient de contrats fédéraux. Ceux-ci sont, chaque année, plus importants. Cette intrusion flagrante des intérêts militaro-industriels dans la sphère politique est l’une des clefs qui permet d’expliquer la surenchère militariste de Washington dans le conflit ukrainien. Par Shea Leibow, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Alors que le Congrès reprend ses activités après les élections de mi-mandat, les représentants américains s’attèlent désormais à définir le budget, les dépenses et la politique du Département de la Défense des Etats-Unis à travers le National Defence Authorization Act (NDAA) pour l’année fiscale 2023. Après le budget record de 778 milliards de dollars de l’année dernière, la fourchette supérieure du NDAA pour cette année, autorisée par la commission des services armés du Sénat, s’élève à la somme stupéfiante de 858 milliards de dollars.

Ce chiffre dépasse même la demande initiale du Président Joe Biden, déjà astronomique, de 813 milliards de dollars. Avant de prendre des vacances, le Sénat a proposé des amendements au NDAA ajoutant jusqu’à 100 milliards de dollars au budget initialement proposé. Bien que ces amendements varient par leur sujet, ils sont unifiés quant à leurs plus grands bénéficiaires : les fournisseurs militaires comme Boeing et General Dynamics profiteront grandement des largesses du Sénat en matière d’achat d’armes militaires, s’assurant ainsi un marché encore plus grand pour leurs avions V-22 Osprey, leurs chars Abrams ou leurs véhicules Stryker. Or, comme plusieurs membres du Congrès possèdent des montants importants d’actions dans ces entreprises de défense, ils ont aussi beaucoup à gagner en cas d’augmentation du budget du NDAA.

L’argent de l’industrie de l’armement s’immisce dans la politique américaine sous de nombreuses formes : contributions aux campagnes électorales, affectation d’allocations lucratives, emploi de coûteux lobbyistes coûteux pour représenter leurs intérêts etc. Cependant, le lien le plus direct entre le pouvoir politique et les gains financiers est sans doute la capacité des membres du Congrès à détenir et à échanger des actions dans les industries sur lesquelles ils légifèrent directement. 

Selon une note publiée par le Congressional Progressive Caucus [coalition parlementaire de l’aile gauche démocrate NDLR] en avril 2022, 284 membres du Congrès, soit 53 %, détiennent des actions – ce qui signifie que leurs finances personnelles sont directement rattachées au succès ou à l’échec d’industries et de sociétés spécifiques. Des exemples flagrants de délits d’initiés, tels que des opérations boursières menées en 2020 fondées sur des informations secrètes sur le coronavirus, auxquelles les parlementaires avaient eu accès, ont mis en lumière le sujet dans la période récente.

Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027

Le problème ne réside pas seulement dans la capacité ainsi acquise, par les membres du Congrès, de se servir des informations confidentielles auxquelles ils ont accès pour boursicoter. Il réside aussi dans leur propension à façonner la politique américain au gré de l’intérêt des industries dans lesquelles ils détiennent des parts. Il s’agit de la définition même d’un conflit d’intérêts. Un récent reportage du New York Times a ainsi révélé qu’au moins 97 membres du Congrès, ou leurs conjoints ou personnes à charge, ont acheté ou vendu des actions ou autres actifs financiers dans les industries sur lesquelles ces membres légifèrent dans le cadre de leur travail au Congrès.

Étant donné les montants colossaux en jeu, les commissions des services armés ne font pas exception. De fait, elles ont été reconnues comme étant celles qui ont enregistré le plus de transactions boursières de toutes les commissions du Congrès. Au sein de la Commission des services armés du Sénat (SASC), plusieurs membres détiennent des parts importantes dans les sociétés de défense dont ils votent l’augmentation des contrats fédéraux chaque année.

Le sénateur Tommy Tuberville (Républicain de l’Alabama) possède par exemple 200 000 $ en actions des sociétés de défense Honeywell, Lockheed Martin, General Electric, Raytheon et General Dynamics ; le sénateur Jacky Rosen (Démocrate du Nevada) possède jusqu’à 110 000 $ en actions General Electric ; et le sénateur Gary Peters (Démocrate du Michigan) possède environ 15 000 $ en actions Raytheon. Certains membres du SASC spéculent de manière encore plus massive, comme le sénateur Jim Inhofe (Républicain de l’Oklahoma), qui a acheté et vendu des actions de technologie militaire pendant que le SASC négociait un contrat de 10 milliards de dollars avec le Pentagone.

Conscient des dangers de tels conflits d’intérêts, en 2012, Barack Obama a fait voter le Stock Act afin d’empêcher les membres du Congrès de faire des transactions et de détenir des actions grâce à des informations privilégiées. Mais cette loi n’est que très peu respectée : selon Insider, au moins soixante-quatorze membres du Congrès ont enfreint le Stock Act ce mois-ci. Les sanctions actuelles sont d’un niveau dérisoire par rapport aux gains : l’amende moyenne est de seulement 200 dollars !

Alors que ces transactions courantes passent largement inaperçues au yeux de la loi, une nouvelle législation du Congrès va peut-être voir le jour. Depuis le début de l’année, de multiples textes de loi ont été introduits pour mettre en œuvre une interdiction du négoce des actions plus efficace et plus solide. La loi sur l’interdiction des transactions boursières au Congrès (Ban Congressional Stock Trading Act) a été introduite en janvier par le sénateur démocrate Jon Ossoff. En février, la loi bipartisane sur l’interdiction de l’actionnariat au Congrès (Bipartisan Ban on Congressional Stock Ownership Act), moins rigoureuse, a elle été introduite par la sénatrice Elizabeth Warren. Toujours en février, le leader de la majorité au Sénat, le démocrate Chuck Schumer, a formé un groupe de travail pour élaborer une législation commune sur l’interdiction des transactions boursières. La séance consacrée à cette législation avait été reportée après les élections de mi-mandat, mais elle sera probablement soumise à un vote prochainement

Si le va-et-vient qui dure depuis des mois sur cette impérieuse réforme n’est guère surprenant. Pourquoi les élus qui possèdent des actions se mobiliseraient-ils pour un vote sur une question populaire auprès de leurs électeurs mais contraire à leurs intérêts particuliers, surtout au moment où ils font campagne pour les élections de mi-mandat ? Toutefois, malgré la lenteur législative, les transactions boursières du Congrès attirent de plus en plus l’attention du public, ce qui n’était pas le cas au cours des dernières décennies. Néanmoins, les opposants à la présence de l’argent en politique – et en particulier les opposants à la guerre qui craignent que les ingérences de l’industrie de la défense n’entraînent une augmentation des budgets militaires – doivent maintenir une forte pression populaire s’ils entendent contrer l’hésitation du Congrès. 

Si de telles pratiques ne sont pas interdites au Congrès – et à la commission des services armés du Sénat en particulier – le NDAA ne s’arrêtera pas à 853 milliards de dollars. Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027. 

Certes, les investissements personnels des membres du Congrès dans le complexe militaro-industriel ne sont pas la seule raison qui les conduit à voter pour des solutions militaristes plutôt que pour une approche diplomatique du conflit ukrainien, mais elles constituent certainement une incitation personnelle majeure. Il est en tout cas probable qu’ils continueront à voter pour des budgets du Pentagone toujours plus élevés tant qu’ils profiteront directement des dépenses d’armement fédérales… 

Bien qu’une interdiction de la transaction d’actions n’impliquera pas, à elle seule, une réduction du budget du Pentagone, elle poussera au minimum les membres du Congrès – en particulier ceux qui siègent dans les commissions chargées de prendre des décisions cruciales – à créer des lois et des budgets sans motivation financière personnelle directe. Bien sûr, les dons de campagne et les réseaux de lobbying de l’industrie de la défense sont une autre affaire, qui nécessitent aussi une législation plus stricte…


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Accord sur le nucléaire iranien : le nouveau défi de Biden

Ebrahim Raïssi, chef d’État iranien © Babak Mossadegh

Le septième cycle de négociations relatives à l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien devrait prochainement être lancé, selon le ministre des Affaires étrangères de l’Iran. Malgré la récente élection d’un président hostile aux Occidentaux, le pouvoir iranien souhaite toujours la réintégration des États-Unis dans l’accord car celle-ci permettrait de mettre fin aux sanctions mises en place par l’administration Trump à partir de 2018. Si le président Joe Biden a montré des signes d’ouverture, il n’est pas certain qu’il persévère dans cette voie, tant son retrait d’Afghanistan lui a valu les foudres d’une bonne partie de l’État-major, du complexe militaro-industriel et des « faucons » du Pentagone. D’autre part, les Américains et les Européens n’ont pas toutes les cartes en main dans la mesure où Téhéran a déjà montré sa capacité à éviter l’isolement sur la scène internationale en renforçant ses liens avec plusieurs puissances émergentes.

Alors que les négociations relatives au potentiel retour des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien conclu à Vienne (Autriche) en juillet 2015 (Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA)) avaient été suspendues en juin dernier afin de laisser le temps au nouveau président de la République islamique d’Iran, Ebrahim Raïssi, de constituer une nouvelle équipe de négociateurs, le ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, a annoncé le 24 septembre que son pays allait « très bientôt » reprendre les discussions [1]. Quelques jours après son élection, le président Raïssi avait annoncé que Joe Biden se devait de mettre un terme à toutes les sanctions qui visent l’Iran depuis 2018 [2]. Or, il sait pertinemment que le meilleur moyen de concrétiser cette levée de sanctions est d’obtenir la réintégration des Américains dans le JCPoA. Le retour des Iraniens à la table des négociations n’a donc rien d’étonnant mais ne s’accompagnera vraisemblablement pas de concessions importantes. À vrai dire, les Occidentaux ne bénéficient pas d’une grande marge de manœuvre.

De la découverte du programme nucléaire iranien à la conclusion du JCPoA

Le 14 août 2002, le « Conseil national de la résistance iranienne » tient une conférence de presse à Washington D.C. S’il s’agit officiellement d’un groupe d’opposants démocrates au régime, cette organisation tient en réalité lieu de façade civile à l’organisation terroriste des « moudjahidines du peuple », honnis par la population iranienne pour les atrocités commises durant la guerre Iran-Irak des années 1980. Très liée à la CIA et au pouvoir saoudien, elle a droit de cité dans bon nombre de médias américains et européens. L’un de ses porte-paroles, Alireza Jafarzadeh, accuse alors Iran de développer clandestinement un programme nucléaire – potentiellement à visée militaire –, notamment sur des sites secrets situés dans les villes de Natanz et d’Arak [3].

Cet accord n’est pas un traité international. Le président Obama et ses conseillers ne souhaitaient pas conclure une convention de ce type car cela aurait impliqué un vote du Congrès dont la majorité des membres était déjà à l’époque clairement hostile à l’Iran.

Selon lui, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) [4], n’aurait pas connaissance de ce programme. Or, l’Iran ayant ratifié le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en 1970, elle est rapidement mise sous pression par les grandes puissances nucléaires occidentales et par l’Allemagne qui exigent une transparence maximale. Le 19 juin 2003, le Conseil des gouverneurs de l’AIEA demande à l’Iran de signer et d’appliquer le protocole additionnel au TNP [5], qui élargit les prérogatives de l’agence en matière de vérification des installations. À la suite des contrôles réalisés, l’agence onusienne déclare dans un premier temps qu’aucun matériel nucléaire n’a été détourné. Pourtant, dans un rapport publié en septembre 2005, elle note qu’elle ne peut affirmer avec certitude que l’Iran a déclaré tous ces sites d’activité nucléaire et souligne qu’il y a « une absence de confiance […] dans le fait que le programme nucléaire iranien est exclusivement à usage pacifique » [6].

Préoccupés par le contenu du rapport, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies font voter l’année suivante une résolution faisant office d’ultimatum. Le 31 juillet 2006, le plus puissant organe onusien exige par la résolution 1696 « que l’Iran suspende, sous vérification de l’AIEA, toutes ses activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche-développement ». Le 23 décembre, considérant que la situation reste inchangée, le Conseil adopte à l’unanimité la résolution 1737 qui interdit la fourniture à l’Iran de technologie et de matériel liés au nucléaire et impose le gel des avoirs des personnes et entreprises associées au programme d’enrichissement. De leur côté, les États-Unis et l’Union européenne imposent unilatéralement des sanctions afin de perturber l’économie iranienne et d’accroître la pression sur le régime, la principale étant l’interdiction d’importer du pétrole iranien (en 2009, l’Iran était le quatrième plus grand producteur de pétrole avec 5,3% de la production mondiale [7]). Malgré la pression de certains acteurs, aux États-Unis et en Israël, qui préconisent une intervention militaire préventive contre l’Iran, c’est la voie de la négociation qui est finalement choisie par l’administration Obama. L’élection d’Hassan Rohani à la présidence de la République islamique en 2013, plus accommodant que son prédécesseur Mahmoud Ahmadinejad, favorise la bonne tenue des discussions jusqu’à la conclusion du JCPoA le 14 juillet 2015.

Pour rappel cet accord n’est pas un traité international. Le président Obama et ses conseillers ne souhaitaient pas conclure une convention de ce type car cela aurait impliqué un vote du Congrès dont la majorité des membres était déjà à l’époque clairement hostile à l’Iran. C’est donc par une simple déclaration commune que les États négociateurs [8] ainsi que l’Union européenne (UE) se sont engagés à respecter le plan d’action rédigé dans la capitale autrichienne. Concrètement, les États qui ont négocié avec l’Iran ont cherché à faire en sorte que, dans le cas où il déciderait d’acquérir l’arme nucléaire, il aurait besoin d’au moins un an pour finaliser sa conception, leur donnant ainsi le temps de réagir. Parmi les obligations de l’Iran, figurent celle de ne pas enrichir d’uranium à plus de 3,67% (niveau suffisant pour continuer à produire du combustible pour les centrales nucléaires civiles mais pas pour fabriquer une bombe nucléaire) pendant quinze ans et celle de ne pas construire de nouvelles centrifugeuses IR-1 de première génération jusqu’en 2025 [9]. De plus, Téhéran accepte un plus large contrôle des installations existantes par les inspecteurs de l’AIEA. En échange de ces engagements, l’accord prévoit une levée des sanctions américaines et européennes. Un mécanisme dit de « snapback », c’est-à-dire de retour aux sanctions, peut être enclenché par le Conseil de Sécurité de l’ONU dans les dix ans qui suivent la signature de l’accord si l’un des signataires suspecte l’Iran de ne pas respecter ses engagements [10].

Le retrait des États-Unis du JCPoA décidé par Donald Trump et ses conséquences

Ouvertement insatisfait par l’accord conclu à Vienne, Donald Trump annonce le 8 mai 2018 le retrait des États-Unis du JCPoA en espérant pouvoir le renégocier et y inclure l’encadrement du programme balistique iranien ainsi que l’arrêt du soutien à Bachar el-Assad, au Hezbollah et aux milices chiites d’Irak, pour lesquels l’Iran continuait d’être visé par des sanctions américaines. Comme l’avait alors bien résumé François Nicoullaud, un ancien ambassadeur de la France à Téhéran décédé en mars dernier : « les sanctions américaines s’imposent à nouveau à l’Iran, mais aussi à tous ses partenaires commerciaux. Le JCPoA ne les avait pas abolies, en l’absence de vote du Congrès, mais avait du moins effacé leurs effets dits “secondaires”, qui obligeaient de fait à s’y soumettre toutes les entreprises ayant le moindre lien avec les États-Unis, notamment les entreprises européennes. Après une brève embellie, les voilà donc à nouveau contraintes de rompre avec l’Iran » [11]. Alors que l’économie se dégrade sous le double effet des sanctions et des politiques néolibérales prônées par le Fonds monétaire international (FMI) et appliquées par le gouvernement (priorité donnée à la stabilisation du taux de change et à la lutte contre l’inflation…), la population iranienne – notamment les classes populaires – souffre de plus en plus et se retourne en partie contre le président Rohani. Cette situation fait espérer à l’administration Trump un renversement du régime, mais ce dernier est plus solide qu’il n’y parait.

Il convient de préciser que le retrait américain n’est pas dû à une quelconque violation de l’accord par l’Iran. Donald Trump, contrairement à son prédécesseur, considère le régime iranien comme un ennemi de longue date qui ne peut qu’en rester un. Encore marqué par la prise d’otages de cinquante-deux Américains à l’ambassade des États-Unis à Téhéran en 1979 et des humiliations subies jusqu’à leur libération par voie diplomatique en janvier 1981, il rejette toute perspective d’amélioration durable des relations entre les deux pays. Comme beaucoup d’autres à la Maison Blanche et au Congrès, le président est fortement agacé par la tendance de la République islamique à nuire au soft power américain, mais également par sa capacité à résister en dépit d’un relatif isolement au Moyen-Orient. Tandis que l’Irak est en ruines, son voisin demeure en effet une puissance régionale.

En avril 2019, M. Trump décide de supprimer presque toutes les dérogations qui permettaient à certains pays de continuer à importer du pétrole iranien, ce qui contribue à faire diminuer la production de 31% entre 2018 et 2019

Il faut aussi mentionner, comme facteur explicatif de l’attitude américaine depuis l’élection de Donald Trump, le poids du complexe militaro-industriel dans le lobbying au Congrès. Si la grande majorité des entreprises américaines sont en effet en faveur de la levée des sanctions – désireuses d’investir le marché iranien -, les entreprises d’armement sont vent debout contre cette perspective. L’atmosphère de tensions avec l’Iran (entre autres « États voyous ») permet en effet de justifier les centaines de milliards de dollars qui sont alloués chaque année au budget du Département de la Défense américain, et qui bénéficient directement à ces entreprises. De même, la pression exercée par les représentants des intérêts saoudiens, émiratis et israéliens a pu jouer dans la décision du président américain.

En avril 2019, M. Trump décide de supprimer presque toutes les dérogations qui permettaient à certains pays de continuer à importer du pétrole iranien, ce qui contribue à faire diminuer la production de 31% entre 2018 et 2019 [12]. Agacée par cette offensive, Téhéran prévient les Européens qu’elle cessera progressivement de se soumettre aux obligations listées dans l’accord s’ils ne convainquent les Américains d’annuler les dernières sanctions annoncées, tout en précisant qu’elle recommencera à les respecter scrupuleusement en cas de retour à la normale. Ainsi, l’Iran recommence à enrichir de l’uranium au-delà des limites fixées et remet en marche un nombre de centrifugeuses supérieur à celui décidé en 2015. Elle continue néanmoins de se plier aux contrôles renforcés de l’AIEA sur ses activités nucléaires [13]. Mais les tensions entre les deux pays en Irak viennent bientôt anéantir les espoirs de désescalade. En décembre 2019, la mort d’un soldat américain attribuée à une milice proche de l’Iran provoque des représailles américaines sur des miliciens irakiens. Peu après, à Bagdad, des manifestants tentent de s’introduire dans l’ambassade des États-Unis. C’est dans ce contexte délétère que survient, le 3 janvier 2020, à la sortie de l’aéroport de la capitale irakienne, l’assassinat par un drone américain du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods, une unité d’élite du corps des Gardiens de la révolution islamique (Pasdaran). Sa mort provoque une vague d’indignation en Iran et incite le pouvoir à renoncer à certains de ses engagements.

L’année 2020 est particulièrement mouvementée en ce qui concerne le dossier nucléaire. Le 5 juin, l’AIEA révèle dans un rapport que l’Iran enrichit une quantité d’uranium près de huit fois supérieure à celle autorisée [14]. Un mois plus tard, une explosion touche un bâtiment destiné à l’assemblage et aux tests des centrifugeuses de nouvelle génération situé à Natanz, risquant alors de faire ralentir la production iranienne de ce type d’infrastructures. Alors que les « Guépards de la patrie », une organisation qui se déclare comme groupe de « dissidents au sein de l’appareil sécuritaire iranien » revendique l’attaque, l’Iran ne tarde pas à soupçonner Israël, dont les services secrets avaient, en collaboration avec la CIA, développé le virus informatique Stuxnet dans le but de perturber le fonctionnement des installations nucléaires présentes sur le même site [15]. La construction de nouvelles centrifugeuses est alors lancée en octobre [16]. Le 27 novembre, le physicien Mohsen Fakhrizadeh, l’un des responsables du programme nucléaire iranien, est assassiné à son tour, suite à quoi Mohammad Javad Zarif, alors ministre des Affaires étrangères de l’Iran, pointe « le rôle d’Israël », sans donner plus d’indications. Enfin, cinq jours plus tard, le Majlis (Parlement iranien) et le Conseil des gardiens de la Constitution adoptent une loi autorisant l’accélération de l’enrichissement d’uranium (jusqu’à 20% au lieu des 3,67 fixés par le JCPoA) sur le territoire après un délai de soixante jours si certaines sanctions américaines ne sont pas levées [17]. Alors que Joe Biden vient d’être élu président des États-Unis et s’apprête à entrer en fonction, l’année 2020 se termine donc par l’aggravation de la dissension entre l’Iran et la première puissance économique mondiale. Les Européens, eux, semblent désemparés et se contentent d’exprimer leur préoccupation.

L’Iran a toujours intérêt à voir les États-Unis réintégrer l’accord mais ne se montrera pas conciliante

L’élection présidentielle de juin 2021 se déroule en Iran dans un contexte particulier où l’inflation galopante, les 82 000 morts dues à la COVID-19 et l’exaspération croissante de la population contribuent à affaiblir davantage la légitimité du régime – sans toutefois menacer sa survie. Ainsi, le taux de participation ne s’élève qu’à 48,8% (pourcentage le plus faible depuis l’institution de la République islamique). C’est Ebrahim Raïssi, chef de l’Autorité judiciaire depuis 2019 et principal candidat issu du camp « principaliste » (ou conservateur), c’est-à-dire attaché au strict respect des principes idéologiques qui ont guidé la révolution islamique, qui est élu. L’un de ses premiers objectifs affichés est d’améliorer le niveau de vie des Iraniens qui souffrent toujours plus des conséquences des sanctions qui continuent d’être imposées à leur pays [18]. Or, M. Raïssi sait pertinemment que le meilleur moyen – si ce n’est l’unique – de mettre un terme à ces sanctions est la réintégration des États-Unis dans le JCPoA. Il est également conscient que le temps presse. Cet été, des manifestations massives ont eu lieu dans la province du Khouzestan (sud-ouest), où la sécheresse est venue s’ajouter à la mauvaise gestion du réseau de distribution d’eau [19]. Le sous-investissement dans les infrastructures étant une conséquence directe des sanctions, le nouveau président a tout intérêt à chercher un compromis, d’autant plus que le mouvement contestataire s’est étendu jusqu’à la capitale iranienne. Le 5 août 2021, devant le Majlis, il a donc logiquement annoncé sa préférence pour « toute solution diplomatique qui conduirait à la levée des sanctions sur l’Iran » [20].

Reste la question des relations qu’entretient l’Iran avec les puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et Israël. Le nouveau gouvernement iranien a manifesté sa volonté de normaliser ses relations avec Riyad, particulièrement tendues au cours des dernières années

Du côté occidental, les plus lucides n’ignorent pas qu’il est fort peu probable que l’Iran accepte de respecter de nouveau les engagements pris en 2015 si l’intégralité des sanctions mises en place par l’administration Trump à la suite de la dénonciation de l’accord de Vienne n’est pas annulée. Pourtant, les Américains tiennent à inclure de nouveaux éléments dans l’accord. Si la libération des quatre otages américains détenus en Iran peut être raisonnablement discutée [21], l’introduction de sujets tels que les missiles balistiques iraniens ou le soutien de la République islamique à des groupes armés actifs au Moyen-Orient – que Washington considérait encore le mois dernier comme une condition nécessaire pour reprendre le dialogue [22] – se heurte très clairement à l’hostilité de Téhéran. C’est d’ailleurs ce type de propositions qui avaient fait patiner le dernier cycle de négociations. Une autre difficulté tient au fait que le président Raïssi et le Guide suprême souhaitent conditionner le retour aux engagements de 2015 à la mise en place d’un processus de « vérification » de la levée des sanctions susceptible de durer au mieux quelques semaines, au pire plusieurs mois. Ceci représente une sérieuse complication dans la mesure où l’ancien président Rohani avait déclaré pouvoir se contenter de quelques jours seulement.

Téhéran renforce ses liens avec des puissances émergentes mais reste en froid avec Israël

S’il y a bien quelque chose dont les États-Unis et les États membres de l’UE ont conscience, c’est que Téhéran commence déjà à se tourner vers d’autres partenaires, comme en témoigne sa politique étrangère depuis l’été 2020. L’Iran avait alors signé un projet d’accord avec la Chine par lequel cette dernière assurait qu’elle était prête à investir sur vingt-cinq ans une somme proche de 400 milliards de dollars (339 milliards d’euros) dans des constructions d’usines et des infrastructures de transports. En échange de ces investissements massifs, Téhéran s’engageait à accorder à la deuxième puissance économique mondiale des prix préférentiels pour l’achat d’hydrocarbures [23]. Encore plus récemment, l’adhésion en juillet dernier de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) [24] – qui rassemble déjà la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Inde et le Pakistan – a mis en lumière la volonté à nouer des alliances avec des pays non occidentaux. Si l’arrivée de l’Iran devrait lui permettre d’apporter et de recevoir de nouveaux soutiens dans les domaines sécuritaire, commercial et culturel, elle acte surtout un rapprochement diplomatique avec Moscou et Pékin, dont les relations avec les puissances occidentales sont loin d’être au beau fixe. La nouvelle n’a pas dû passer inaperçue dans les chancelleries que ce soit à Washington, à Paris, à Berlin ou à Londres, et elle sera prise au mieux pour un avertissement, au pire pour une provocation. En tout cas, le camp conservateur iranien a réussi à prouver que Téhéran ne serait pas isolé sur la scène internationale, même en cas d’échec du prochain cycle de négociations autour de l’accord de 2015. La rencontre du vice-président de la République islamique et directeur de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran (OEAI), Mohammad Eslami, et du directeur général de la société ROSATOM – spécialisée dans le nucléaire et premier producteur d’électricité en Russie [25] –, ne fait que le confirmer.

Reste la question des relations qu’entretient l’Iran avec les puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et Israël. Le nouveau gouvernement iranien a manifesté sa volonté de normaliser ses relations avec Riyad, particulièrement tendues au cours des dernières années [26]. Une telle avancée diplomatique permettrait à la République islamique de se rapprocher d’un allié de poids des États-Unis au Moyen-Orient et ainsi de réduire les tensions régionales susceptibles de la fragiliser au moment même où la puissance américaine réduit son influence dans la région pour se concentrer sur son principal adversaire, à savoir la Chine. Toutefois, cette volonté d’ouverture n’est absolument pas valable pour Israël. Au-delà de l’explosion à Natanz et de l’assassinat de M. Fakhrizadeh qui, rappelons-le, sont attribués par Téhéran aux Israéliens, plusieurs navires iraniens transportant du pétrole et des armes ont été attaqués par l’armée israélienne en Méditerranée orientale et dans la mer Rouge depuis 2019, ce à quoi l’Iran a répondu par des attaques clandestines [27]. Les tensions sont encore montées d’un cran en juillet dernier quand l’Iran a attaqué à l’aide d’un drone aérien le pétrolier « Mercer Street » qui circulait en mer d’Oman [28].

Quant à la Chine, elle est à la fois considérée par les plus hautes institutions communautaires en matière de politique étrangère comme un « partenaire de coopération [et] de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique »

Au cours de son intervention lors de la soixante-seizième session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 27 septembre dernier, le Premier ministre israélien, Naftali Bennett, ne s’est pas contenté de mentionner cet incident mais a également accusé l’Iran de « semer la destruction » au Moyen-Orient depuis trois décennies, ajoutant que « [c]haque pays que touche l’Iran devient défaillant » [29]. Ces propos ne peuvent que dégrader davantage les relations, déjà exécrables, entre les deux États. À propos du programme nucléaire iranien, M. Bennett a considéré que « toutes les lignes rouges ont été dépassées » et a déclaré que « [la patience des Israéliens avait] des limites ». Son influence reste toutefois limitée, Israël ne faisant pas partie des signataires du JCPoA.

Une opportunité de relancer le multilatéralisme

La deuxième partie de la décennie 2010 a clairement été marquée par un reflux du multilatéralisme, comme en ont notamment témoigné le Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Bien que la récente arrivée au pouvoir de Joe Biden, qui souhaite ouvertement rompre avec l’unilatéralisme de son prédécesseur, ait été accueillie avec un grand soulagement par les dirigeants attachés à la défense d’intérêts communs dans un cadre élargi, elle ne garantit nullement le retour rapide à l’ordre précédent. D’autant plus que la Maison blanche mène toujours, en dépit de l’alternance de janvier dernier, une politique qui a pour effet d’intensifier la rivalité avec la puissance montante chinoise, et ce avec un large soutien du Congrès. Pendant ce temps, l’UE est plus divisée que jamais et se retrouve face à ses contradictions. Certains restent très attachés à l’OTAN et aux partenariats avec les Américains en matière de défense et de sécurité tandis que d’autres appellent au développement d’une véritable « autonomie stratégique européenne ». Quant à la Chine, elle est à la fois considérée par les plus hautes institutions communautaires en matière de politique étrangère comme un « partenaire de coopération [et] de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique » [30].

Dans ces conditions instables, tout comportement des Occidentaux qui pourrait être apparenté à du mépris ou à une tentative d’imposer un modèle se soldera de manière quasi certaine par une affaiblissement des liens avec les autres parties. Les dirigeants chinois ne l’ignorent pas et se sont hâtés de tendre la main à l’Iran au moment où cette dernière commençait à subir de plein fouet les effets des sanctions réintroduites par l’administration Trump après la dénonciation du JCPoA. Ce rapprochement irano-chinois conduira-t-il les États-Unis à adoucir leur approche à l’égard de l’Iran, désireux de maintenir des liens avec ce pays avant qu’il ne tombe dans le giron chinois ? Ou sera-t-il au contraire un prétexte pour intensifier l’antagonisme avec l’Iran ?

[1] “Iran will return to nuclear deal talks ‘very soon’, says foreign minister”, Middle East Eye, 24 septembre 2021.

[2] “Raisi says his election as president sends message to the world”, Tehran Times, 21 juin 2021.

[3] GERAMI Nima et GOLDSCHMIDT Pierre, “The International Atomic Energy Agency’s Decision to Find Iran in Non-Compliance, 2002-2006”, Center for the Study of Weapons of Mass Destruction, 1er décembre 2012.

[4] L’AIEA est l’organisme onusien chargé de mettre en œuvre des mesures techniques permettant, selon son site officiel, de « vérifier, de manière indépendante, que les installations nucléaires ne sont pas utilisées de manière abusive et que les matières nucléaires ne sont pas détournées des utilisations pacifiques ».

[5] « Bouclier nucléaire en péril », chronologie établie par Le Monde diplomatique, mai 2010.

[6] SAFDARI Cyrus, « Téhéran revendique le droit à l’énergie nucléaire civile », Le Monde diplomatique, novembre 2005.

[7] MARIAIS Béatrice, « Moyen-Orient et production de pétrole : les 20 premiers producteurs pour 2009 », Les clés du Moyen-Orient, 7 octobre 2010.

[8] L’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la France, l’Iran, le Royaume-Uni et la Russie.

[9] “The Joint Comprehensive Plan of Action” (JCPoA) at a Glance, Arms Control Association, mis à jour pour la dernière fois en juillet 2021.

[10] Résolution 2231 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7488è séance, le 20 juillet 2015. Disponible ici.

[11] NICOULLAUD François, « Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences »,in Le Moyen-Orient et le monde, BADIE Bertrand et VIDAL Dominique (dir.), 2020.

[12] CORDIEZ Maxence et LOUVET Benjamin, « Accords sur le nucléaire iranien : et pour quelques barils de plus… », Connaissance des énergies, 18 décembre 2020.

[13] NICOULLAUD François, art. cit.

[14] “Verification and monitoring in the Islamic Republic of Iran in light of United Nations Security Council resolution 2231 (2015)”, Conseil des gouverneurs de l’AIEA, 5 juin 2020. Disponible ici.

[15] AREFI Armin, « L’ombre d’Israël derrière l’explosion d’un site nucléaire en Iran », Le Point, 6 juillet 2020.

[16] GHAZI Siavosh « Nucléaire : l’Iran lance un nouveau projet de “centrifugeuses avancées” », RFI, 8 septembre 2020.

[17] MASTERSON Julia et DAVENPORT Kelsey, “Iran Passes Nuclear Law”, Arms Control Association, 10 décembre 2020.

[18] KRIER Dimitri, « L’élection d’Ebrahim Raïssi à la Présidence de la République islamique d’Iran », Les clés du Moyen-Orient, 28 juin 2021.

[19] Ozra, entretien avec Thierry Coville, « Les Iraniens sont littéralement assoiffés par le manque d’eau », Reporterre, 29 juillet 2021.

[20] MONTAZERI Ali, « Nucléaire iranien. Le jeu ambigu des conservateurs », Orient XXI, 23 septembre 2021.

[21] WOODSOME Kate, “Opinion : Biden’s thorny Iran challenge is reaching a tipping point”, The Washington Post, 20 juillet 2021.

[22] GAILLAUD Sylvain, « Washington-Téhéran : les pourparlers de Vienne sur le JCPoA peuvent-ils aboutir ? », Briefings de l’Ifri, IFRI, 6 septembre 2021

[23] AHMADI Shervin, « Accablé par les sanctions et le Covid-19, l’Iran se tourne vers la Chine », Orient XXI, 6 août 2020

[24] EVRENSEL Raşa, « L’Iran rejoint l’Organisation de coopération de Shanghai », Agence Anadolu, 17 juillet 2021.

[25] Site internet de ROSATOM, onglet “ABOUT US“.

[26] THERME Clément, « L’Iran repense sa politique étrangère », Orient XXI, 2 septembre 2021.

[27] KINGSLEY Patrick, BERGMAN Ronen, FASSIHI Farnaz et SCHMITT Eric, “Israel’s Shadow War With Iran Moves Out to Sea”, The New York Times, 26 mars 2021.

[28] “Iranian UAV Attack Against MOTOR TANKER MERCER STREET”, United States Central Command, 6 août 2021. Disponible ici.

[29] https://www.youtube.com/watch?v=JRlxdoI9-UU

[30] Commission européenne et la Haute représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité « Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil sur les relations UE-Chine – Une vision stratégique », 12 mars 2019.


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