Rousseau : la République contre le libéralisme économique

Agriculture XVIIIe
Planche de l’Encyclopédie représentant une scène agraire au XVIIIe siècle.

Contrairement aux citations convenues, le philosophe Jean-Jacques Rousseau n’est pas seulement un penseur républicain, défenseur de la souveraineté populaire et de la volonté générale. En effet, l’auteur du Contrat social avait très tôt identifié les conséquences du primat de l’économie sur le politique : accroissement des inégalités, perte d’indépendance stratégique, délitement de la puissance publique… Afin d’assurer l’autonomie des nations, Rousseau met alors au cœur de son projet la réduction du libre-échange et la promotion du travail non-marchandisé.

« Finance est un mot d’esclave »

Bien avant Marx, Rousseau dénonce les logiques piégées du libéralisme économique. La consécration de la « monnaie » favorise notamment le développement des intérêts égoïstes et l’accroissement des inégalités : en tant que moyen d’échange, elle facilite les transactions en les étendant à l’abstraction, entraîne à désirer plus qu’on ne le devrait, à acheter des choses superflues, et conduit à s’enchaîner aux promesses des bourses personnelles. « Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la Cité » écrit-il dans le Contrat Social. Ainsi, s’il reconnaît l’utilité la monnaie – en tant qu’outil nécessaire à certaines transactions, dès lors que le travail est divisé –, ce sont bien davantage les effets pervers liés à sa valorisation qui le préoccupent.

Pire encore : puisque la monnaie permet de tout acheter, elle donne aux riches un pouvoir sur toute chose, c’est-à-dire un pouvoir sur le monde. La monnaie ne répète donc pas seulement les inégalités qui peuvent la précéder, elle les accentue en favorisant l’accumulation des capitaux et, surtout, elle les institutionnalise. Rousseau rappelle combien les échanges ne se font jamais à armes égales. Dans son Discours sur l’origine des inégalités, il montre que les inégalités préexistent à l’institution de l’État et empêchent tout accord général qui soit fondé sur un équilibre d’intérêts. Dès lors que des individus sont dépendants de la richesse d’autres, nulle relation loyale ne saurait s’établir, comme en témoigne avec ironie cet extrait : « Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. »

À l’heure de l’émergence de la bourgeoisie urbaine, Rousseau diagnostique déjà que les inégalités économiques ne se contentent pas de leur domaine, elles empiètent sur la constitution civile de la société : l’accumulation entraine la servitude. Il met ainsi le doigt sur les vicissitudes les plus classiques du salariat que nous retrouvons toujours à notre époque : le contrat de travail n’est pas librement consenti, puisqu’il ne s’établit pas d’égal à égal, mais se fonde au contraire sur la dépendance et la renouvelle par l’appropriation du travail du salarié.

Couverture de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, parue entre 1751 et 1772.

Dès 1755, dans son article sur l’économie dans l’Encyclopédie, Rousseau condamne, par ailleurs, les physiocrates de son époque. Ces derniers avaient pour projet d’organiser la société selon le calcul d’un ordre prétendument naturel des choses qui s’effectuerait au travers de l’économie. Le domaine politique serait alors une préoccupation révolue, un reliquat d’une époque obscure où l’on gouvernait au lieu d’administrer.

Cela pose cependant plusieurs problèmes à Rousseau : non seulement les inégalités et les relations de subordination sont toujours en arrière-fond de la société, mais surtout il n’y a pas que les considérations matérielles qui font le bonheur d’un peuple. Une bonne société se reconnaît à l’étendue de sa liberté, c’est-à-dire à la loi qu’elle s’est elle-même prescrite. C’est pourquoi, il est impossible de subordonner la politique à l’économie : rien ne saurait entraver la puissance souveraine.

Rousseau voit donc poindre, en son siècle, les présupposés qui conduiront à l’administration néolibérale du monde : la vie est réduite à sa dimension purement biologique et se trouve privée de sa spécificité morale ; l’État est perçu comme une structure superflue, qui doit laisser place à une organisation de la société selon des critères économiques ; le marché auto-régulé s’impose comme principe d’organisation du monde. Les individus n’ont alors d’autres choix que de « s’adapter » au milieu et d’abandonner leur puissance d’agir. À cet égard, le philosophe genevois était pourtant sans appel : « Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme. »

Travail est un mot d’homme libre

Par ailleurs, la critique d’une société justifiée par des principes économiques ne conduit pas Rousseau à faire l’éloge d’une réduction de l’activité. Au contraire, ce dernier place au cœur de sa réflexion la question du travail. Ce dernier est à la fois le garant du bien-être des individus et de l’État. Pour le philosophe de l’autonomie, le travail des citoyens est nécessaire au bon fonctionnement de la société, dès lors qu’il permet de réduire, voire d’annuler, le besoin d’importer. L’objectif est assumé : il s’agit de réduire la dépendance aux puissances extérieures et de limiter les relations de commerces au strict minimum. Contre l’imaginaire du « doux commerce », Rousseau montre que ce dernier entrave les décisions souveraines, soumises, dans ce cadre, aux aléas des « voisins » et des « événements ».

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la défense rousseauiste de l’autarcie et de la frugalité : afin que le pays soit le moins dépendant possible, il lui convient d’organiser son labeur pour produire ce qui lui est utile avant tout, et ce qui n’excède pas les besoins réels de ses citoyens. Le travail n’a donc pas vocation à générer de l’argent pour acheter des biens, mais s’impose comme une des conditions de l’autonomie politique. Ni exploitation, ni souffrance, mais signe d’émancipation et de bonheur commun, le travail rousseauiste résonne, dans une certaine mesure, avec les appels actuels à rétablir « l’honneur des travailleurs ».

De plus, le travail ne protège pas seulement la souveraineté, par l’indépendance qu’il permet, il garantit également l’ancrage des citoyens sur la terre où ils travaillent et matérialise leurs possibilités d’intervention dans le monde. Dans le livre III de l’Émile, le traité d’éducation livré par Rousseau, l’élève comprend en travaillant la terre qu’il a un droit sur le fruit de son labeur, autrement dit que son usufruit est légitime. À travers leurs activités, les travailleurs se découvrent également à mesure qu’ils produisent. Rousseau met ainsi en évidence la valeur existentielle du travail : le travail n’est pas qu’une activité laborieuse, il est aussi le moyen par lequel l’individu s’approprie le monde.

Or, cette dimension existentielle du travail est précisément celle qui est confisqué par la forme salariale et par la précarisation du travail. La première prive le travailleur des fruits de son travail et d’une partie du rapport au lieu qu’il occupe (puisqu’il ne possède pas les outils et les matériaux avec lesquels il travaille), tandis que la seconde soumet le salarié à une pression double : à la fois celle de perdre son travail, et celle de devoir le maintenir coûte que coûte malgré des cadences infernales.

Apothéose de Jean-Jacques Rousseau, cortège de la translation de ses cendres au Panthéon. Eau-forte d’Abraham Girardet, 1794.

Aux antipodes de l’appropriation capitaliste, le travail rousseauiste est donc au coeur de la République, comprise comme la chose de tous. La valeur qui lui est attribuée, combinée à la puissance organisationnelle de l’État, en fait le garant aussi bien de l’égalité que de la liberté, sans antinomie entre les deux. L’autonomie dépasse, en définitive, la simple forme juridique, le vœu pieu d’un énième philosophe idéaliste, et s’incarne dans la concrétion du monde vécu. Aussi Rousseau encourage-t-il son Législateur, sage instituteur des « peuples libres », à étudier les territoires sur lesquels sont installées les Cités, afin que les activités qui y soient menées correspondent aux possibilités naturelles, et veillent à ne jamais exploiter ni les travailleurs, ni la Terre.

Et bien qu’il ne s’agisse pas aujourd’hui d’appliquer à la lettre les conseils de Rousseau – l’interdépendance des nations a atteint un stade dont la critique rousseauiste ne saurait rendre compte –, sa pensée nous est léguée en héritage. Le philosophe était déjà en décalage avec les normes de son temps : en plein effervescence des Lumières, il a entrevu les dangers de la rationalisation du monde, et son accaparement par les logiques d’accumulation. Par contraste, il n’a cessé de questionner la légitimité de l’état de fait, au nom d’un autre état possible, et de défendre la morale inhérente à toute politique. “C’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté” rappelle le Contrat Social dès ses premières pages. Articulant l’égalité et la liberté, la souveraineté et le travail, la vie et l’existence, Rousseau permet donc d’envisager un projet de société porteur de justice et de sens, et offre de la profondeur pour dépasser les impasses politiques de notre époque.

Pour approfondir :
BERTHOUD Arnaud, « La notion de travail dans l’Emile de J.J. Rousseau », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
DUFOUR Alfred, « Rousseau et ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou Rousseau historien et législateur antimoderne ? », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2019.
HURTADO Jimena, « Jean-Jacques Rousseau : économie politique, philosophie économique et justice », Revue de Philosophie économique, 2010.
HURTADO Jimena et Claire PIGNOL, « Rousseau, philosophie et économie », Cahiers d’économie politique, Rousseau, philosophie et économie, 2007.
PIGNOL Claire, « Une critique de l’économie politique : Rousseau contre l’économie walrassienne ? », Revue économique, 2018.
ROUSSEAU J.-J., Considérations sur le Gouvernement de Pologne, et sur sa réformation projetée, 1771.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Émile ou De l’éducation, 1762.
ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’économie politique, 1755.
ROUSSEAU J.-J., Projet de constitution pour la Corse, 1765.
XIFARAS Mikhail, « La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau », Les Etudes philosophiques, 2003.

Une décroissance qui ne sacrifierait pas les pauvres ? Redécouvrir André Gorz

Sommes-nous condamnés à choisir entre une croissance qui épuiserait les ressources de la planète et une décroissance qui sacrifierait les pauvres ? Le première option conduirait les sociétés occidentales à leur perte. La seconde condamnerait les plus modestes, déjà victimes de l’atonie de la croissance engendrée par le néolibéralisme, à voir leur niveau de vie diminuer encore davantage. Il est de bon ton, dans le monde médiatique, de blâmer la consommation de masse des citoyens, et de songer à des instruments politiques pour la restreindre ou la réorienter – sans dire un mot des structures productives ni des dynamiques d’accumulation du capital qui ont pourtant institutionnalisé cette consommation de masse. C’est l’un des grands mérites de la philosophie d’André Gorz que de les prendre en compte.

Lors de la Cop 26, les principales puissances mondiales, hormis la Chine et la Russie, se sont réunies afin de lutter contre le dérèglement climatique. Sans surprises, ce n’est pas un excès de volontarisme politique qui a caractérisé cette rencontre. Dès 2030, la température pourrait s’accroître de 1,5°c – un seuil dont le dépassement entraînerait des conséquences catastrophiques. Dès lors, un changement radical de système apparaît comme la seule solution pour limiter les effets néfastes de la crise climatique.

La décroissance apparaît comme l’une des voies envisageables. Autrefois perçue comme la marque d’un « retour à l’âge de pierre », voire d’un anti-modernisme technophobe, elle s’est depuis quelques années installée dans le paysage politico-médiatique et tend à devenir un sujet difficile à esquiver lorsque que la question écologique est posée sur la table. Durant la primaire d’Europe Écologie Les Verts (EELV), la décroissance fut l’un des thèmes notables des discussions entre candidats. Cette mise en lumière permet graduellement de la crédibiliser aux yeux des Français.

Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives, selon Gorz, qu’il faut mettre en cause.

Comme le révèle un sondage réalisé en décembre 2019 par Odoxa pour le MEDEF, 67% des Français seraient favorables à la décroissance, entendue comme « la réduction de productions de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien de l’humanité ». Ces données représentent un progrès notable dans l’opinion, mais cette compréhension de la décroissance est réductrice par rapport à la richesse théorique du concept. La pensée d’André Gorz permet d’en prendre la mesure.

La décroissance est à comprendre comme un projet de société dont la philosophie est globale. Elle a pour ambition de refonder le modèle économique et le rapport au travail, mais aussi à émanciper les individus en tant qu’êtres libres. Ce projet politique tend à résoudre – sur un mode non malthusien – une contradiction inhérente au capitalisme : celle d’une croissance infinie dans un monde fini.

Analyse historique du capitalisme et de l’origine du mythe de la croissance infinie

André Gorz s’inscrit dans une perspective marxiste ; la genèse du capitalisme est, pour lui, le produit d’un rapport de classes. Ainsi, Gorz prête une grande attention aux rapports de production. Une démarche appréciable, à l’heure où les décroissants de plateaux de télévision pointent du doigt la consommation, ciblant le consumérisme sans rien dire du système productif et des dynamiques d’accumulation du capital qui l’ont pourtant institutionnalisé.

Dans « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (Actuel Marx n°12, 1992), André Gorz retrace l’histoire du capitalisme et souligne le renversement fondamental que ce mode de production a généré concernant le rapport au travail et à la production. En effet, avant la révolution industrielle qui a induit la mécanisation des outils de production, le travailleur, selon Max Weber « ne se demandait pas combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible ? mais : combien dois-je travailler pour gagner les deux marks cinquante que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent les besoins courants ? ». Cette relation au travail est théorisée par la norme du suffisant qui régissait les rapports au travail entre marchands et travailleurs. Un compromis qui se résume par cette maxime efficace « gain suffisant pour l’artisan, bénéfice suffisant pour le marchand ». Ainsi, les ouvriers n’étaient pas dans l’obligation de respecter un certain quantum minimum de travail.

Cette liberté dans le travail qu’accordent Gorz et Weber aux ouvriers qui précède la mécanisation des outils de travail était contradictoire avec les intérêts des capitalistes, dont le désir était la maximisation de leur profit. Cette incompatibilité entre la norme du suffisant, le modèle de travail des ouvriers, et le désir irrémédiable d’enrichissement des capitalistes a fait naître la nécessité d’une industrialisation de la production. Ce bond technologique a permis aux capitalistes de contrôler et donc d’ôter la « maîtrise des moyens de production » aux ouvriers et de leur imposer « une organisation et une division du travail par lesquelles la nature, la quantité et l’intensité du travail à fournir leur seraient dictées ». C’est la logique capitaliste même d’accumulation qui s’oppose à la norme du suffisant : elle empêche les capitalistes de produire toujours davantage puisque les travailleurs peuvent, s’ils le souhaitent, travailler un minimum pour combler les besoins primaires. Dans ce cas, la production de biens est fortement limitée, et par conséquent les profits restreints. Dès lors, les capitalistes doivent trouver un moyen de rendre les travailleurs serviles. La révolution industrielle a donné la possibilité d’imposer une « triple dépossession » aux travailleurs.

La « triple dépossession » est le mouvement initié par la mécanisation des outils de production qui prive les travailleurs de toute liberté dans leur travail. La première dépossession du travailleur est celle qui rend le travail inappropriable. Selon Danièle Linhart, sociologue du travail, « les modèles d’organisation du travail ont toujours cherché à déposséder les salariés de leurs savoirs professionnels. » Ce processus de dépossession passe, notamment dans l’industrie automobile, par la « répétition uniforme » (Thierry Pillon) des gestes du travailleur. Cette « triple dépossession » a rendu possible l’organisation scientifique du travail. À ce propos, Frederick Winslow Taylor affirmait que le savoir était un pouvoir. Par savoir, il faut entendre toutes les compétences techniques acquises par l’ouvrier dans le cadre de son travail, ce qui implique qu’il peut mettre en œuvre ses connaissances afin de les utiliser dans un cadre donné. La division du travail aboutit justement à une répartition telle qu’aucun travailleur ne pouvait comprendre le fonctionnement global des machines. De nos jours, ce rôle est largement attribué aux managers qui ont la tâche de piloter le travail de leurs équipes.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt. L’arbitrage du travailleur n’existe plus sur ce qu’il juge bon comme quantité ou qualité de ce qui doit être produit. Il devient un simple exécutant, victime d’un processus d’aliénation objective, ses supérieurs lui retirant expressément les moyens de maîtriser les tenants et les aboutissants de son travail.

C’est à partir de cette situation initiale que le capitalisme a véritablement commencé à exercer une activité de prédation sur la nature. Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Chez Gorz, la surconsommation est la conséquence de la surproduction – et non d’une pratique culturelle moralement condamnable. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives qu’il faut mettre en cause.

Travailler plus, consommer plus 

La critique des besoins tels qu’ils ont été corrompus par le capitalisme est un thème central chez André Gorz. Les besoins à l’ère capitaliste sont le moteur de la surconsommation de marchandises et de services, lesquels pour la plupart en plus d’être inutiles ont un pouvoir hautement destructeur sur la nature. Ils ont pour seul objet la démarcation sociale, élément moderne de distinction bourgeoise. Ainsi, le seul horizon de la société capitaliste est le projet de consommation, voire d’hyperconsommation, jusqu’au point de non-retour.

NDLR : Sur cette même thématique, lire sur LVSL l’article de Jules Brion : « La “classe des loisirs” de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes »

Pour André Gorz, avant la révolution industrielle, la production de biens et de marchandises visait à assouvir nos besoins naturels. L’avènement de la mécanisation industrielle a conduit à une inversion de cette structure, de sorte que la production de biens n’avait plus pour objectif de répondre à des besoins primaires – le capitalisme générant de nouveaux besoins. Dès lors, le capitalisme est mû par une boucle rétroactive des besoins : un produit est la conséquence d’une création d’un besoin nouveau par le capitalisme. C’est ainsi que le système capitaliste est à l’origine du mythe de la croissance infinie, nécessaire à son bon fonctionnement.

Cette société de l’hyperconsommation ne peut tenir que sur le fondement d’une classe de travailleurs-consommateurs. Les travailleurs, soumis à une organisation scientifique du travail, sont conduits à respecter une certaine quantité horaire de travail. Les patrons le comprennent bien, mus par une obsession de contrôler le temps de travail de leurs employés.

Le patronat a toujours été davantage enclin à accorder des congés qu’à réduire le temps de travail ; dans la perspective de Gorz, cela n’a rien de fortuit. Les vacances sont à comprendre comme une « interruption programmée de la vie active » : elles constituent le moment par excellence de la consommation. Réduire le temps de travail représente en revanche un danger pour le patronat : cela donne la possibilité aux classes laborieuses d’enrichir leur vie quotidienne par un engagement associatif, politique, syndical ou culturel potentiellement subversif. Or, le temps plein limite mécaniquement l’implication dans ces sphères. Ainsi s’esquisse le modèle du travailleur-consommateur qui n’a que le temps de travailler et de consommer.

La décroissance comme philosophie de l’émancipation de l’homme

La décroissance est un projet de rupture avec le capitalisme, fondé sur les constats du rapport Meadows intitulé Les limites à la croissance. Comme son titre l’indique, ce rapport expose pour la première fois les dégâts irréversibles du capitalisme sur la nature. Donella et Dennis Meadows appellent dès 1972 à changer radicalement de système, sans quoi l’humanité irait droit vers l’effondrement de nos sociétés modernes, expression pour laquelle « il ne faut pas entendre la fin de l’humanité, mais la diminution brutale de la population accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie ».

La Terre, en raison de ses limites physiques et biologiques, ne peut supporter le coût d’une croissance infinie additionnée à un accroissement démographique trop important. Le rapport Meadows est en substance une exhortation à la sobriété, élément clé de la décroissance illustrant la fameuse maxime : « mieux, ce peut être moins. » André Gorz reprend cette formule en prônant une diminution du temps de travail ainsi qu’une diminution de la consommation. Mais réduire la décroissance à ce dernier aspect serait une erreur de compréhension ; pour Gorz, il s’agit moins de faire de lourds sacrifices matériels que de se débarrasser de besoins inutiles, au profit d’activités plus fondamentales – parmi lesquelles la « participation à la vie sociale. »

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme, qui se caractérise déjà par une faible croissance.

On comprend donc pourquoi aux yeux de Gorz, le capitalisme apparaît comme un système qui asservit l’homme tout en détruisant la biodiversité.

Revenu universel ou garantie à l’emploi ?

André Gorz fut un soutien de « l’inconditionnalité du droit à un revenu de base », qu’il présente comme le prélude à l’émancipation des individus [1]. Gorz affirme avoir longtemps hésité avant de soutenir une telle transformation, tant l’idée semble longtemps avoir été préemptée par les courants libéraux. C’est une telle mesure que soutient par exemple le penseur américain John Rawls, selon lequel le travail est à considérer comme un « bien » qui, au nom du principe de justice sociale, doit être offert à tous les individus.

André Gorz se refuse à penser le travail comme un « bien » : il n’est qu’un moyen nécessaire en vue d’une fin, celle de combler nos besoins essentiels. Le travail en tant « qu’activité nécessaire » confère selon Gorz une reconnaissance au travail, et par là-même une légitimité et une fonction au sein de la société – en cela, le travail est une « dimension de citoyenneté ».

Gorz n’ignore cependant pas les limites du revenu universel – et par exemple le risque qu’il devienne le vecteur d’une consommation accrue. C’est pourquoi il le considère comme un simple outil au service d’une révolution politique plus large. Sans changement structurel, le revenu universel ne serait qu’une manière de perpétuer le système capitaliste – voire de déséquilibrer le rapport de forces entre salariés et patronat, s’il sert à justifier la suppression de certains minima sociaux. Une certaine acception du revenu universel prend pour acquise et irréversible la raréfaction du travail, et sert de palliatif à ce chômage croissant. L’idée n’est pas intéressante par sa portée émancipatrice, l’un de ses angles morts est de ne pas penser le travail comme un droit.

Or – c’est toute la problématique portée notamment par la garantie à l’emploi vert – le travail doit bien être considéré comme un droit, et non comme un bien. Pour cela, il faut reconsidérer le travail pour l’extraire de sa conception capitaliste. Le revenu universel tel qu’il est pensé majoritairement ne serait qu’en définitive une mesure d’adaptation au capitalisme, là où la garantie à l’emploi vert tente de mettre un terme à l’un des piliers du capitalisme : le chômage de masse organisé qui, loin d’être une fatalité, permet aux détenteurs de capitaux de maximiser leurs gains alors que de nombreux emplois utiles à la société restent encore à créer, notamment dans le domaine de la transition écologique.

Seul un bouleversement majeur de notre système engagera un mouvement qui sera en mesure de répondre aux enjeux d’émancipation des individus et du dérèglement climatique. C’est la leçon de la pensée écologique d’André Gorz, dont les préceptes ne se résument pas à protéger la nature.

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Dans le cadre d’un système capitaliste – dont on peut supposer qu’il ne sera pas aboli du jour au lendemain -, une dynamique de décroissance se traduirait par la destruction d’un nombre considérable d’emplois et un accroissement de la pauvreté. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme ; celui-ci se caractérise déjà par une faible croissance, dont souffre la majorité de la population. Dès lors, ne serait-il pas plus opératoire de songer aux moyens d’indexer la croissance sur des activités non polluantes et respectueuses de l’environnement ? Sur le court terme, une réhabilitation des principes keynésiens sur des bases écologiques semble une perspective plus utile qu’une promotion de la décroissance stricto sensu. Celle-ci demeure un horizon souhaitable pour une société post-capitaliste, dont la pensée de Gorz dessine les contours. Mais elle ne fournit pas les clefs pour rompre avec le capitalisme lui-même – et encore moins le capitalisme néolibéral.

Note :

[1] André Gorz, « Pour un revenu inconditionnel suffisant », Transversales sciences et culture, 2002, 3ème semestre.

Le « Tournant anthropologique » de la pensée française – Entretien avec Jacob Collins

© Hugo Baisez pour LVSL

Jacob Collins, historien américain, enseignant au City College de New York et rédacteur pour la New Left Review revient avec nous sur son ouvrage intitulé The Anthropological Turn : French Political Thought After 1968, paru en 2020 aux Presses universitaires de Pennsylvanie. Malgré la spécialisation accrue du champ universitaire, cet ouvrage parvient à identifier, à la suite des années 1968, une nouvelle façon de mener une réflexion critique sur la société. D’Emmanuel Todd à Régis Debray, la plupart des auteurs convoqués par Jacob Collins sont, aujourd’hui encore, sur le devant de la scène intellectuelle. Comprendre ce dont ils sont le nom, ce qui constitue leur cohérence commune, nous permet également de mieux appréhender la manière dont s’énonce une pensée critique face à l’émergence du néo-libéralisme. Entretien mené par Simon et Victor Woillet.

LVSL – D’où vous est venu votre intérêt pour l’histoire intellectuelle de la pensée française d’après-guerre ?

Jacob Collins – Mon intérêt pour la politique et la théorie politique française est venu dans ma jeunesse par la lecture de La Nausée de Sartre, ce qui a suscité chez moi un intérêt pour l’existentialisme, la littérature et la philosophie de cette époque. Quand je suis arrivé à UCLA (NDLR : l’Université de Californie à Los Angeles), j’ai voulu étudier sur un mode historique ces objets, et je me suis formé à l’histoire et à la politique française. Mon premier projet, au milieu des années 2000 était d’écrire un mémoire sur l’extrême droite, la nouvelle droite plus précisément. C’est à ce moment que je suis arrivé en France pour faire des recherches. Je ne pensais pas qu’écrire un livre sur la nouvelle droite serait un travail aussi fascinant à ce moment là. Puis la crise de 2008 est arrivée, et ce fut la révélation pour moi, qu’on allait entrer dans une crise également politique et que le paysage idéologique et social allait être bouleversé. Les mouvements de résistance à l’ordre établi allaient prendre une importance centrale et cela a transformé la façon dont j’allais concevoir l’historiographie, la méthodologie de l’histoire intellectuelle que je voulais faire. J’ai donc décidé à partir de ce moment d’ouvrir ma problématique et de généraliser mes recherches au-delà de la seule extrême droite, pour étudier l’ensemble du spectre politique. Il m’apparaissait alors qu’énormément de bons travaux avaient déjà été faits sur l’histoire intellectuelle française des années 1940, 1950 et 1960, mais qu’il manquait – dans les productions américaines tout du moins – des recherches sur la période post-68, qui ouvre les prémices du projet néo-libéral. J’ai commencé à lire les penseurs proéminents des années 1970, 1980 et 1990 : Gauchet, Rosanvallon, Kriegel, Todd et bien d’autres, puis j’ai commencé à identifier des points communs entre leurs pensées. Cela m’a donné l’idée de les rassembler sous la forme d’un paradigme cohérent, constitué d’un ensemble identifiable de valeurs et de thèses communes, en dépit des parcours politiques très variés des auteurs que j’étudie dans ce livre. En effet, quoi de commun politiquement entre Régis Debray et Alain De Benoist ? Mais je pense qu’il y a une forme de communauté d’idées et d’analyses dans leurs conceptions de l’histoire, de la société et de la politique en dépit de ces différences radicales. En définitive, j’ai choisi de limiter mon travail à quatre penseurs issus de traditions politiques différentes : Alain de Benoist, Marcel Gauchet, Emmanuel Todd et Régis Debray. Mon livre retrace la façon dont chacun d’entre-eux en est venu à développer des thèses anthropologiques et comment chacun les a utilisées pour interpréter les controverses politiques des années 1970 et au-delà.

LVSL – Pouvez-vous nous expliquer votre concept de « Tournant anthropologique de la pensée Française » ? En quoi distingue-t-il les penseurs que vous étudiez de la tradition liée à la discipline anthropologique française ?

J.C. – Ce que je veux dire avec cette analyse, c’est qu’elle ne concerne pas la discipline académique qu’est l’anthropologie française comme objet historique spécifique. Il s’agit pour moi de désigner plutôt ce que les penseurs politiques de cette époque ont utilisé, par récupération de concepts ou de théories directement issues des évolutions de l’anthropologie qui leur était contemporaine, ou par construction d’une philosophie de style anthropologique, comme arguments de nature anthropologique pour désigner les fondements du politique. Il s’agit d’une certaine manière de penser, après les bouleversements de Mai 68, les fondements du politique, en retravaillant les concepts de base de la théorie politique tels que la citoyenneté, la communauté, etc. Je pense que le prestige historique de l’anthropologie comme corpus théorique et comme discipline, très valorisée socialement à cette période, a joué un rôle majeur dans ce tournant. Que l’on songe seulement aux travaux primordiaux de Lévi-Strauss dans la formation intellectuelle de ces théoriciens. Ils ont tous, à un moment ou un autre, mentionné dans leurs entretiens médiatiques l’influence déterminante que ses écrits ont eu sur eux. Cela vaut non seulement pour Lévi-Strauss mais pour l’anthropologie structuraliste de manière générale. Des personnalités comme André Leroi-Gourhan, qui renouvelait la pensée matérialiste par son regard dialectique sur la fonction anthropologique des technologies depuis la préhistoire jusqu’à la période contemporaine, ont été cruciales dans la construction intellectuelle de Régis Debray par exemple, notamment à partir des années 1970. Ce que je voulais également désigner à travers le tournant anthropologique, c’est l’émergence de tentatives de réponses théoriques à l’apparition de la pensée de la post-modernité qui apparaît avec Jean-François Lyotard ou Fredric Jameson. La fin, annoncée par ces philosophes, des méta-récits historiques, notamment des Lumières ou du mouvement révolutionnaire, et les méthodologies de déconstruction des illusions historiques qu’ils ont élaborées ont bouleversé le climat intellectuel dans lequel s’élaborait jusqu’alors la pensée politique. Je constatais systématiquement chez les penseurs que j’étudie, Rosanvallon, Debray, Gauchet par exemple, qu’ils ont tous porté leurs efforts du côté de la réplique à ce mouvement. Ils se sont attelés à reconstruire des théories systématiques du social et du politique face au mouvement d’analyse postmoderne. En remontant parfois jusqu’au néolithique ou à l’empire romain pour expliquer la contemporanéité socio-politique, ils affirmaient tous leur conviction que les théories systématiques, les grands récits interprétatifs appuyés sur l’identification de longues trajectoires historiques étaient toujours possibles et nécessaires à la compréhension des phénomènes collectifs. Dans La Condition Politique, Gauchet a cette phrase dans son introduction de 2005 : « Quand je regarde ce que je faisais dans les années 1970, je regardais les sociétés primitives et il me semblait qu’elles détenaient les clefs de nos propres difficultés politiques. » Pour le meilleur ou pour le pire, il n’existe pratiquement rien en anglais sur cette partie importante de la théorie politique après 68, qui possède encore pourtant une influence décisive sur la sphère médiatique contemporaine. Si vous regardez la page Wikipedia de Gauchet en anglais, vous ne trouvez pas plus de deux ou trois phrases. La page française au contraire fait plus de vingt paragraphes. Il y avait selon moi un grave manque de productions anglophones sur un sujet aussi important.

LVSL – Votre étude du « tournant anthropologique » de la pensée française post-68 montre bien l’influence déterminante de Gramsci sur l’ensemble du spectre politique de cette période, de Debray à De Benoist. Comment interprétez-vous ce succès et pensez-vous qu’il indique la capacité de la théorie gramscienne à dépasser à la fois les impasses de la tradition marxiste classique et de la tradition libérale par l’analyse anthropologique du politique ?

J.C. – Je crois que l’ironie de la nouvelle droite quant à leur revendication de constituer un gramscisme de droite révèle la finesse politique de De Benoist. Il a cette capacité à voler des idées de gauches qui peuvent être remodelées en concepts réactionnaires. Ce motif historique sur la nouvelle droite est déjà très connu et étudié y compris en langue anglaise. J’ai essayé d’apporter quelque chose d’un peu différent dans mes réflexions sur De Benoist en centrant mon étude sur son idéologie identitaire. En dépit des changements de paradigme intellectuels, qui interviennent chez lui tous les 10 ou 20 ans, la grande continuité de sa pensée est la thématique identitaire. Le principe central de sa pensée est de définir un concept de l’identité blanche française et européenne. Cette problématique est née chez lui au cours de la guerre d’Algérie et s’est transformée en obsession anthropologique autour des travaux de Georges Dumézil sur les civilisations indo-européennes. J’adhère à la lecture que Carlo Ginzburg produit de Dumézil à ce sujet, et des colorations fascistes de sa pensée, qui permettent de comprendre le recours de De Benoist à cette dernière. La stratégie métapolitique de la Nouvelle droite était, à la base, un mécanisme de production de réalités alternatives, fondé sur une conception culturaliste et identitaire de la nature humaine. Dans un livre des années 1980, De Benoist traitait les Français de « natifs » dont les traditions culturelles étaient menacées par l’immigration et le capitalisme mondial. Sur ce fondement, il pourrait soutenir que l’Europe et le Tiers-Monde menaient le même genre de lutte pour la libération culturelle. Après l’effondrement de l’Union soviétique et la ratification du traité de Maastricht, il conçoit un cadre alternatif de l’Union européenne : une fédération de souverainetés sous la houlette de la Russie, la grande puissance de l’Est. La fondation de cette union était une identité eurasienne commune. Toutes ces constellations idéologiques dénotent d’une conception racialiste ou ethniciste de l’identité politique, qui constitue le fond de sa pensée. En ce qui concerne Debray, l’influence de Gramsci se fait sentir, en dehors des écrits qu’il a produit sur ses carnets de prison, au niveau de son intérêt pour la culture et la religion comme matrices historiques profondes de la vie politique. Mais cette influence n’est pas toujours explicitement écrite. Pour Debray, la tradition latine, européenne et sud-américaine de pensée politique joue un rôle structurant dans son interprétation de l’histoire.

https://www.upenn.edu/pennpress/book/16063.html
The Anthropological Turn, University of Pennsylvania Press, 2020

LVSL – Comment décririez-vous la façon avec laquelle le « tournant anthropologique », qui selon vous tente de réintroduire un méta-récit historique face aux penseurs de la postmodernité comme Lyotard, perçoit le nouveau paradigme de la gauche radicale américaine des identity politics importée de la réception américaine de la French theory ? Plus précisément, pensez-vous que ces deux nouvelles traditions de la pensée contemporaine peuvent être perçues comme des réponses distinctes à la crise épistémologique du post-structuralisme dans les sciences humaines ?

J.C. – Je pense qu’il y a une crise des conceptions de la culture qui émerge dès les années 1970. Elle puise selon moi ses racines dans les dynamiques sociales issues de 1968 et l’émergence de nouveaux acteurs historiques. Les travaux de Foucault sur la signification sociale et historique des systèmes d’internement psychiatrique et carcéraux, les mouvements féministes, les mouvements de lutte homosexuels, prenant place à une époque de contraction économique majeure (le krach pétrolier par exemple, et la mise en place des politiques néo-libérales, la fin du système monétaire international de Bretton-Woods, etc.) sont autant de manifestations parmi d’autres de la recomposition sociologique en cours. La classe ouvrière est considérablement affaiblie par la désindustrialisation initiée dans les années 70. Les acteurs historiques précédents sont relayés au second plan tandis que les nouveaux prennent progressivement place sur l’arène médiatico-politique. C’était au début des années 1980 qu’André Gorz écrit Adieux au prolétariat… Ces bouleversements produisent beaucoup de nouveaux affects, et le tournant anthropologique tout comme les diverses formes d’obsessions nouvelles pour les politiques de l’identité, sont autant de réponses possibles à cette crise socio-culturelle et économique dont nous subissons encore aujourd’hui les effets. Les auteurs que j’étudie dans le livre ont cependant des problématiques distinctes des identity politics actuelles. Notamment le peu d’attention qu’il accordent comparativement à ce courant de pensée, aux questions liées à la sexualité. Je viens de lire la traduction anglaise du livre de Bruno Amable et Stefano Palombarini1, je crois qu’ils ont parfaitement saisi le paradigme qui se développe dans la fin des années 70. Ils décrivent avec une grande finesse le changement brutal de vision du monde auquel ont été confrontés les témoins des Trente Glorieuses. Je pense que si on prend on considération cette focale historique un peu élargie, on peut en effet considérer que le tournant anthropologique et les identity politics sont des tentatives de réponse culturelle à la recomposition sociologique et économique majeure dont nous sommes les héritiers et dont nous continuons à percevoir les effets déstabilisants.

LVSL – Pensez-vous que le retour de la question religieuse en France est un élément de confirmation de la pertinence de certaines des thèses des penseurs du « tournant anthropologique » ?

J. C. – Je pense en effet que les questions de religion et d’immigration sont centrales dans leurs pensées. À ce titre, la comparaison entre Gauchet et Debray est très riche d’enseignements. Dans les années 1990, ils ont échangés leurs vues dans la revue Le Débat, et leurs oppositions théoriques sur l’analyse du rôle de la religion dans la structure sociale contemporaine et dans les sociétés en général, semblent en réalité les faire parvenir par endroits aux mêmes conclusions. Pour Gauchet, le christianisme contenait déjà en lui les germes de la sécularisation de la société, du fait de son rapport spécial à l’individualité psychologique. En dépit des épisodes ponctuels de réaction au début du XXe siècle, la tendance générale du mouvement historique est à la sécularisation, ce qui selon lui n’est pas sans poser certaines difficultés politiques spécifiques dans le modèle républicain et sa quête de légitimité propre en démocratie. Debray au contraire, soutient que nous devenons de plus en plus religieux à mesure du développement d’une culture capitaliste postmoderne, balancée entre l’ultra-modernité technique et financière et l’ultra-fondamentalisme qui est son envers mécanique. Ce sont pour lui autant de formes de croyances imaginaires témoignant du besoin inconditionnel de sacré dans toute société, indépendamment de son niveau de développement économique et donc d’une forme de « revanche du religieux » en dépit du mythe du progrès techno-scientifique. Il pense aussi bien au fondamentalisme salafiste au Moyen-Orient et en Europe qu’au fondamentalisme chrétien aux États-Unis. Dans une optique wéberienne, il va même jusqu’à interpréter la mentalité de Macron sous le prisme de l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. La référence au concept de mentalité est centrale dans les deux cas et je la tiens pour un élément central du tournant anthropologique en général. Elle s’appuie comme ils le font sur le besoin de redéployer de grands arcs historiques à partir d’objets continus tels que les croyances et pratiques religieuses pour y retrouver les fondements du social qu’ils cherchent pour expliquer le présent. Chez Todd également, on retrouve le même geste tourné vers l’analyse des mentalités, à travers par exemple son concept de « catholique zombie », désignant la population des régions anciennement fermement catholiques, qui a aujourd’hui besoin d’un bouc émissaire pour contrebalancer sa propre sécularisation morale. On le voit, le thème de la religion et de ses effets socio-culturels contemporains est central dans la pensée de ces auteurs qui y voient une de leurs voies d’accès privilégiées aux structures fondatrices du lien social actuel.

LVSL – Comme vous le savez, Le Vent Se Lève revendique l’influence de la pensée d’Ernesto Laclau et du populisme de gauche dans sa ligne éditoriale. Rosanvallon, que vous mentionnez dans votre travail a récemment écrit un livre sur le populisme, mais il ne semble pas réellement maîtriser le corpus théorique de Laclau et Mouffe qu’il paraît balayer d’un revers de la main sans prendre la peine de relever leurs arguments conceptuels et anthropologiques, notamment sur les liens entre le psychisme, les affects, le langage et la perception de la réalité organisée par la politique. En dehors de Rosanvallon, comment expliquez-vous ce manque d’intérêt apparent pour cette tradition de pensée qui partage pourtant le même constat sociologique sur le déclin de la société industrielle et sa logique de classe, ainsi que la volonté de rebâtir une théorie politique sur des fondements anthropologiques ?

J.C. – Je pense que ce désintérêt apparent est lié au caractère rival de ces deux traditions qui décrivent les mêmes réalités à partir de coordonnées théoriques distinctes. Pour le marxisme, le moment antitotalitaire a été déterminant, conduisant notamment à la désagrégation des assises du PCF ainsi que l’a analysé Michael Scott Christofferson dans son livre, Les Intellectuels contre la gauche. Ce coup majeur a imposé à toute une génération d’intellectuels de trouver une alternative critique qui soit à la mesure du choc. Todd par exemple dit dans une interview en ligne qu’il cherchait une alternative au marxisme dans les années 1970. Debray est la seule exception, mais dans Critique de la Raison politique, il décrit lui-même la dimension religieuse et désynchronisée du marxisme de son temps avec la réalité sociale qu’il perçoit. De fait, en dépit du caractère résolument post-marxiste de la théorie de Laclau et Mouffe, leur choix de s’insérer tout de même dans une réarticulation de la problématique révolutionnaire socialiste adaptée aux sociétés tertiarisées, les oppose et les rend étranger aux réactions idéologiques propres aux penseurs du tournant anthropologique. Debray a pourtant essayé de se confronter à la question populiste, tant par son attachement au chavisme, que par ses écrits sur Victor Hugo, mais sans y consacrer l’effort systématique des théoriciens du populisme de gauche. Les fondations du tournant anthropologique ayant été conçues dans les années 1970, le contexte socio-économique et la démarche d’inspiration historiciste et structuraliste les distingue de facto de la vision populiste de Laclau et Mouffe qui appartient quant à elle à un horizon radicalement étranger à leurs préoccupations et leurs vocabulaires intellectuels. Ces derniers appartenant plus à la critique de l’ère néo-libérale tardive et se référant de façon centrale aux concepts lacaniens et à la philosophie analytique du langage de tradition anglo-américaine pour récuser toute forme de fixisme conceptuel au profit d’une anthropologie constructiviste. En somme d’une croyance dans la capacité des acteurs politiques à reformater au présent les imaginaires politiques en dépit des tendances culturelles historiques lourdes chères aux penseurs français que j’étudie.

1L’Illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d’Agir, 2017.