Espagne : Rajoy touché mais pas encore (complètement) coulé

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©Partido Popular de Cantabria

Le verdict rendu jeudi 24 mai à l’encontre de l’ancien trésorier national du Parti populaire (PP), Luis Bárcenas, et de 28 autres prévenus a plongé l’Espagne dans l’inconnu. 351 années de prison au total ont été prononcées pour ce qui est le plus grand scandale de corruption que la péninsule ait connu. Directement visé, le PP au pouvoir a mis un genou à terre. Profitant de l’occasion, le Parti socialiste (PSOE) a annoncé la présentation d’une motion de censure. Une motion qui, entre négociations, tractations et coups de théâtre, peut faire tomber le gouvernement de Mariano Rajoy et rebattre les cartes du jeu politique espagnol.


L’Espagne ne compte plus les anciens ministres tombés pour des pots-de-vin, les président(e)s de communautés autonomes – l’équivalent des régions françaises – forcés de démissionner pour avoir obtenu des masters de manière frauduleuse. Mais le verdict de l’affaire Gürtel est d’une autre magnitude. Cette fois-ci, pas moins de 29 personnes ont été condamnées, dont l’ancien trésorier national du parti au pouvoir. Le PP lui-même a été inculpé en tant que bénéficiaire du réseau. Tout un symbole.

De manière assez inhabituelle, la justice a frappé très fort, attestant de l’existence d’un « authentique et efficace système de corruption institutionnelle au travers d’un mécanisme de contrats publics ». Le cas de Luis Bárcenas, à lui seul, résume la nature profondément mafieuse du problème. L’ancien trésorier national du PP a pendant toute la durée du procès privilégié le silence comme ligne de défense. Toutefois, il a publiquement reconnu qu’il détenait des preuves (pas encore dévoilées à la justice) à l’encontre de dirigeants du PP – et très certainement le premier ministre Mariano Rajoy lui-même. Bárcenas a prévenu qu’il ne révèlerait rien sauf dans le cas ou sa femme serait mise en cause. Or, celle-ci a été condamnée à 14 ans de prison, ce qui fait craindre les pires scénarios tant à la direction du PP qu’à la Moncloa, le siège du gouvernement.

Une longue liste de casseroles et la menace de Ciudadanos

Le verdict de l’affaire Gürtel vient s’ajouter à une longue liste de casseroles accumulées par le PP. Au-delà de la question de la corruption, ces affaires mettent à nu le climat d’impunité dans lequel le PP a géré le pays depuis de nombreuses années. Agissant en véritable caste, le PP a profité de sa position pour s’arroger tous les droits et tirer des bénéfices financiers de sa position institutionnelle. Rajoy se plait à répéter que ce sont des cas isolés, des « pommes pourries », mais de fait, c’est l’ensemble du parti qui est concerné, laissant penser que le PP s’apparente davantage à un réseau mafieux.

Sentant le vent tourné, Ciudadanos, version espagnole du libéralisme autoritaire de Macron, se présente comme solution de rechange certifiée sans corruption à un PP en bout de course. Le parti d’Albert Rivera a surfé sur l’usure du PP passant de 13,1 % lors des élections législatives de juin 2016 à 22,4% d’intention de vote selon le CIS en avril 2018, devenant virtuellement, selon les sondages, la première force politique du pays. De plus, la gestion catastrophique de la question catalane par Rajoy, privilégiant la voie judicaire à une solution politique, a renforcé ce transfert de voix du PP vers Ciudadanos.

Le PSOE s’engouffre dans la brèche

Dépassé dans les sondages, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) reste le premier parti d’opposition au Congrès des députés. Historiquement, le PSOE est le principal point d’appui du « régime ». Il a servi à canaliser les demandes sociales et a fait adopter les réformes structurelles les plus importantes, comme la modification de l’article 135 de la constitution qui érige le paiement de la dette en priorité absolue. Le PSOE a également permis au gouvernement actuel d’être investi. Pendant la crise catalane, le parti n’a pas démérité : il a fait preuve d’un soutien inconditionnel à Rajoy dans sa fuite en avant judiciaire.

Toutefois, depuis les élections du 20 décembre 2015 qui ont mis fin au bipartisme, le PSOE est sous la pression de Podemos sur sa gauche et de Ciudadanos sur sa droite. Profitant de l’affaire Gürtel, le PSOE est passé à l’offensive en présentant une motion de censure contre le gouvernement de Rajoy – chose qu’il avait toujours refusée malgré les appels du pied de Podemos. Pedro Sánchez, secrétaire national du PSOE, en a fait l’annonce vendredi 25 mai au matin, prenant tout le monde de court.

La difficile arithmétique parlementaire

Pour être adoptée, la motion de censure doit obtenir une majorité absolue au Parlement, les abstentions n’ont donc pas grande valeur. Elle doit par ailleurs être “constructive”, c’est-à-dire qu’elle doit s’accompagner de la présentation d’un ou d’une candidat(e) alternatif à la présidence du gouvernement. Deux conditions qui, au vu de la composition actuelle du parlement, compliquent sérieusement l’équation.

Le groupe parlementaire Unidos Podemos ayant annoncé son soutien inconditionnel à la motion du PSOE, deux options sont possibles pour rassembler une majorité de voix au congrès. La première : PSOE, Podemos, plus les partis nationalistes et indépendantistes (ERC et PdCAT pour la Catalogne, EH Bildu et PNV pour le Pays basque). Cette option peut néanmoins sembler contre-nature dans la mesure où Pedro Sánchez s’est déclaré favorable à l’emprisonnement des dirigeants catalans et que le PNV a joué un rôle clé dans l’adoption du budget du Parti populaire.

La deuxième option, celle privilégiée par le PSOE, se tourner vers Ciudadanos. Or, Ciudadanos a vivement critiqué le fait que Sánchez cherche à obtenir le soutien des indépendantistes. Le parti d’Albert Rivera conditionne son appui à la convocation d’élections anticipées immédiatement après le vote de la motion de censure et refuse de mêler ses voix à celles de Podemos. Cependant, l’intérêt immédiat de Ciudadanos à faire tomber le PP, étant donné les prévisions des sondages, pourrait peser dans la balance. De son côté, Rajoy, tel le capitaine du Titanic, a exclu de convoquer des élections anticipées, même si nombre de dirigeants du PP considèrent la législature d’ores et déjà sur le point de s’achever.

Changement de régime ou changement des élites ?

L’issue de cette tempête parlementaire est loin d’être évidente. Des incertitudes planent sur le résultat du vote prévu pour le vendredi 1 juin. D’ici là les effets d’annonces, les retournements d’alliances et les coups de théâtre risquent d’être légion. Toutefois, le vote de la motion de censure présentée par le PSOE ne clôturera pas pour autant la crise politique. Si elle est adoptée le nouveau gouvernement sera constamment mis sous pression. Si elle est rejetée, Podemos et Ciudadanos peuvent être tentés de présenter leur propre motion de censure ou de forcer le PP à convoquer des élections anticipées.

Au-delà de la motion de censure, la vraie question qui se pose est de savoir si cette crise va rester limitée au parlement ou si elle va s’étendre à la société. En d’autres termes : va-t-elle se traduire par un simple changement des élites (Ciudadanos ou le PSOE prenant la place du PP) ou remettre en cause les piliers du régime issu de la période de transition de 1978.

Unidos Podemos, les agents du changement mal en point

Podemos, et plus largement la coalition Unidos Podemos qui regroupe Izquierda Unida, le parti écologiste Equo et des confluences régionales, sont les seuls à pouvoir véritablement donner une issue progressiste à la crise politique. Toutefois Podemos ne se présente pas dans les meilleures conditions – c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le PSOE a pris les devants. Le parti n’en a pas encore tout à fait terminé avec l’affaire du “chalet” de Pablo Iglesias et d’Irene Montero, qui a défrayé la chronique ces deux dernières semaines. En décidant de s’endetter pour acquérir une luxueuse maison de campagne non loin de Madrid, pour un montant de 600 000 euros, le secrétaire général et la porte-parole de Podemos au Congrès, en couple à la ville, se sont exposés, comme c’était prévisible, à de vives attaques des médias et de leurs adversaires politiques. Cette décision a également semé un profond malaise parmi les militants du parti qui a construit son image sur la transparence et la probité des élus, tout en dénonçant les excès de la “caste”. Elle fragilise par ailleurs le leadership d’Iglesias, qui n’a cessé ces dernières années de mettre en avant son mode de vie modeste et sa proximité avec les classes populaires.

 Pour faire face au scandale, Iglesias et Montero ont décidé de convoquer une consultation interne sur leur continuité à la tête de l’organisation. Si en apparence l’initiative peut paraître louable, le résultat est loin d’être nécessairement bénéfique. La consultation active en effet une logique plébiscitaire et exerce une certaine forme de chantage sur les militants : « soit vous êtes avec nous », « soit vous êtes contre nous » (et prêts à sauter dans l’inconnu).  En outre, les dirigeants de Podemos transforment une décision présentée comme personnelle en enjeu politique susceptible d’avoir d’importantes retombées sur l’ensemble de l’organisation.  De fait, 32% des 188 176 personnes qui ont pris part au vote se sont prononcées contre le maintien d’Iglesias et de Montero à la tête de Podemos alors qu’aucun des trois courants n’avait appelé à voter en ce sens.

Les différentes options sur la table

Pour les élites, le constat est clair : l’actuel rapport de force parlementaire ne reflète pas la réalité et il est nécessaire que Ciudadanos gouverne, avec si besoin le soutien du PP. Les grands médias et le pouvoir économique ne cachent pas leur soutien à Albert Rivera et ils utilisent en ce sens les nombreux leviers dont ils disposent. Dans le même temps, les socialistes espèrent se refaire une santé en se présentant comme les sauveurs de « la normalité institutionnelle » et en mettant en œuvre quelques mesures sociales bloquées par le PP en cas d’accession au pouvoir. Ces deux options, à des degrés divers, ne représenteraient que des changements de façade et verraient se substituer un secteur de l’élite à un autre.

Pour Unidos Podemos, l’enjeu est tout autre. Il s’agit de reprendre l’initiative pour ne pas se laisser enfermer dans des négociations parlementaires. D’un côté sans donner de chèque en blanc au PSOE en annonçant un soutien inconditionnel à la motion de censure et de l’autre en appuyant, voir en favorisant, les mouvements sociaux au premier rang desquels le formidable mouvement féministe. Il s’agit d’éviter une restauration du régime par le haut et de profiter de la brèche ouverte pour activer le changement de régime.

Crédit photo : ©Partido Popular de Cantabria

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.

2019, vers un big bang du panorama politique européen ?

©European Union

L’élection surprise de 5 députés de Podemos au Parlement européen en mai 2014 a, en quelque sorte, ouvert la voie a une profonde recomposition du champ politique européen. Depuis lors, l’ovni Macron a gagné la présidentielle française, l’Alternative für Deutschland (AfD) est le premier parti d’opposition en Allemagne, le Mouvement 5 étoiles est arrivé à la première place des législatives italiennes, etc. Si pour l’instant ces changements ont profondément remanié le jeu politique au niveau national, l’élection européenne de mai 2019 va précipiter les unions et désunions à l’échelon européen. Passage en revue des mouvements déjà amorcés et des reconfigurations possibles.

 

La crise économique mondiale débutée en 2008 a durablement affaibli les bases des différents systèmes politiques européens. L’absence de croissance économique, couplé à l’accroissement de la précarité et au démantèlement des systèmes de protection sociale ont coupé les partis sociaux-démocrates de leur base électorale. Les promesses d’un système plus égalitaire et d’une Europe sociale ont perdu toute crédibilité aux yeux de bon nombre d’électeurs traditionnels des partis socialistes. Ce mouvement s’est amorcé avec le Pasok en Grèce en 2012[1] suivi ensuite notamment par le PvdA aux Pays-Bas, le Parti Socialiste en France ou le Parti Démocrate en Italie.

Dans le camp libéral, l’échec évident des politiques économiques néolibérales a provoqué une panne idéologique, privant ces partis d’un horizon triomphant. Pour les conservateurs, la partie est plus complexe. Plus à même de jouer, en fonction de la situation, avec une certaine dose de protectionnisme et d’interventionnisme étatique, leur logiciel n’est pas profondément remis en cause mais la croissance de partis d’extrême droite réduit leur espace politique et électoral. C’est le cas notamment des Républicains en France, de la CDU/CSU en Allemagne ou du CD&V en Belgique.

L’affaiblissement, parfois très conséquent, des partis structurant traditionnellement les systèmes politiques européens a conduit dans de nombreux pays à la fin du bipartisme et à l’émergence de nouvelles forces. Lors des élections européennes du 25 mai 2014, cette tendance lourde n’en était qu’à ses prémisses. Mais depuis lors, les choses se sont accélérées et les élections européennes de mai 2019 vont très certainement donner une autre dimension à ces évolutions. D’autant plus que face aux difficultés que rencontrent l’Union européenne, au premier rang desquelles le Brexit, les réponses à apporter ne font pas forcément consensus entre les élites – plus ou moins d’intégration européenne, mettre un frein aux politiques d’austérité ou les approfondir, etc.

Au Parlement européen, point de salut en dehors d’un groupe

Au Parlement européen, les partis nationaux sont regroupés au sein de groupes politiques[2]. L’appartenance à un groupe conditionne grandement l’accès aux ressources, au financement, au temps de parole et à la distribution des dossiers. Pour un parti, ne pas être membre d’un groupe le relègue à la marginalité. Il est donc capital de faire partie d’un groupe et de surcroit, si possible, d’un groupe influent. Si l’appartenance à un groupe ne préfigure pas le type de relations entre partis (par exemple, le Mouvement 5 étoiles partage le même groupe que UKIP, mais cette alliance est principalement « technique »), elle détermine dans l’ensemble le degré de proximité et de coopération entre différentes forces, au-delà de la contrainte parlementaire.

Aux groupes au sein du Parlement, s’ajoutent les partis politiques européens qui reprennent généralement les mêmes contours. En temps normal, leur influence est limitée mais lors de la campagne pour les élections européennes, ce sont eux qui désignent les candidats à la présidence de la Commission européenne, les spitzenkandidaten.

Les élections européennes, un cocktail explosif. ©Claire Cordel pour LVSL

En 2014, le Parti populaire européen (PPE, dont sont membres Les Républicains) avait désigné Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois comme candidat. Le PPE ayant obtenu le plus de voix lors du scrutin, Juncker fut nommé président de la Commission. Les partis interviennent aussi dans la répartition des sièges au sien de la Commission. Malgré des cas de corruption et de conflit d’intérêt, le PPE avait fait bloc derrière l’espagnol Miguel Arias Cañete pour que celui-ci obtienne le poste de Commissaire à l’énergie et à l’action pour le climat. En échange, le PPE a accepté la nomination du socialiste français Pierre Moscovici aux affaires économiques et financières, malgré le fait que la France ne respectait pas les critères de déficit public.

L’élection de mai 2019 risque fort de mettre un pied dans la fourmilière européenne. La modification des équilibres politiques nationaux va modifier en profondeur la composition de l’hémicycle et compliquer la distribution des postes au sein de la Commission. Avec en toile de fond, des divergences importantes sur les différents scénarii possibles de sortie de crise.

L’extrême droite, une menace en forte croissance

L’extrême droite est sans conteste la grande bénéficiaire de l’affaiblissement des partis traditionnels. Dans de nombreux pays européens, elle a réalisé des scores très élevés. En Allemagne, l’AfD a remporté 12,64% des voix, et est entrée pour la première fois au Bundestag, devenant la première force d’opposition devant Die Linke. En France, le Front national s’est hissé au second tour de l’élection présidentielle. En Italie, la Lega est devenue le premier parti à droite et aspire à gouverner. En Autriche le FPÖ a remporté 25,97% des voix et est entré au gouvernement. Enfin, en Hongrie, le Jobbik a obtenu 19,61 % des suffrages le 8 avril dernier, devenant le principal parti d’opposition… face à Viktor Orban.

Pour l’instant marginal dans l’hémicycle – le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés (ENL) est le plus petit du Parlement européen et ne compte que 34 députés -, l’extrême droite risque fort de devenir beaucoup plus influente lors de la prochaine législature. Au-delà de la menace directe sur les libertés publiques et de la propagation des idées xénophobes, il est probable qu’elle arrive à conditionner encore plus l’agenda politique. En outre, et c’est déjà le cas notamment avec la CSU, l’allié bavarois d’Angela Merkel, on note une porosité toujours plus grande entre les idées défendues par l’extrême droite et les discours des conservateurs. Une menace tout aussi importante que l’accession au pouvoir de partis d’extrême droite.

Que va faire Macron ? Les spéculations de la bulle bruxelloise

Même si Emmanuel Macron est un pur produit du système, celui-ci s’est construit en dehors des partis traditionnels. En ardent défenseur du projet européen porté par les élites du vieux continent, il a les faveurs de la bulle bruxelloise (le microcosme qui entoure les institutions et les lobbys). Toutefois, comme il l’a fait en France, Macron n’entent pas s’inséré dans un groupe déjà existant mais plutôt construire quelque chose de nouveau. Ce qui ne manque pas d’alimenter les spéculations de la bulle bruxelloise. Pour cela, il a lancé en grande pompe début avril « La Grande Marche pour l’Europe », un tour des principales villes européennes pour officiellement prendre le pouls des citoyens et servir de base pour un futur programme.   .

Pour l’instant, seul le jeune parti espagnol Ciudadanos qui surfe dans les sondages et qui met en avant une image (usurpée) de régénération se présente comme un allié qui répond aux vues du Président français. Le Parti Démocrate de Matteo Renzi, depuis sa défaite aux législatives italiennes, n’est plus dans les petits papiers de Macron et il se murmure même un rapprochement avec le Mouvement 5 Etoiles, ce qui serait une alliance contre-nature et un parcours semé d’embuches. Dernièrement plusieurs échanges ont eu lieu entre les directions de LREM et de Ciudadanos, le parti d’Albert Rivera.

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Toutefois, les marges de manœuvres de Macron ne sont pas si larges que ça. Il est plus difficile de créer des scissions au sein de groupes européens que d’obtenir des démarchages individuels au sein de partis français. Macron le sait et l’option d’un simple élargissement du groupe libéral (l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, ALDE, quatrième groupe actuellement) est également sur la table. En cas de démarche gagnante de Macron, la création d’un nouveau groupe peut avoir des conséquences non négligeables sur la cartographie politique et la répartition des postes. De plus, sans changer fondamentalement de cap politique, ce serait un point d’appui important pour Macron pour mettre en œuvre son projet d’intégration de l’Union.

A droite, la nécessité de rester la première force et d’être conciliant avec l’extrême droite

Pour le PPE, premier groupe du Parlement européen mais également à la tête de la Commission et du Conseil européen (le polonais Donald Tusk du parti PO exerce actuellement la présidence), l’enjeu principal est de rester le premier parti de l’Union pour garder la main sur les politiques décidées à Bruxelles. Mais pour cela ils doivent faire face d’un côté aux manœuvres de Macron et de l’autre au grignotage de leur espace électoral par l’extrême droite. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, l’attitude du PPE vis-à-vis de l’extrême droite est ambivalente. Alors qu’au Parlement européen, le groupe d’extrême droite ENL est habituellement mis en marge des négociations et qu’Angela Merkel, pour des raisons historiques, refuse toute sorte de collaboration avec l’AfD, le nouveau chancelier autrichien Sebastian Kurz de l’OVP (PPE) gouverne en coalition avec le FPO (ENL). De même, en Italie le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia membre du PPE, a fait alliance dernièrement avec la Lega de Matteo Salvini, allié traditionnel du FN.

L’attitude du PPE est également ambivalente vis-à-vis du Fidesz, le parti de Viktor Orbán le premier ministre hongrois. Ce dernier s’est fait connaitre pour ses propos complotistes aux relents antisémites et sa politique migratoire xénophobe. Pourtant, il est encore membre du PPE et il bénéficie du soutien de celui-ci pour le scrutin de l’année prochaine[3]. Il semble que le PPE navigue à vue entre la nécessité de maintenir ses éléments les plus radicalisés au sein du groupe pour rester à la première place, de faire alliance avec l’extrême droite pour accéder au pouvoir au niveau national et de se démarquer de cette dernière pour éviter de se faire dépasser. Il n’est pas sûr que cette ligne de crête stratégique soit une option payante sur le long terme.

Effondrement et dispersion de la famille socialiste

Si une chose est certaine c’est, comme nous l’avons vu, l’effondrement des partis sociaux-démocrates. Mis à part au Portugal et au Royaume-Uni[4], l’immense majorité des partis socialistes européens ont vu fuir leurs électeurs. Encore deuxième force du Parlement européen (groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, S&D), la famille socialiste compte dans ses rangs le néerlandais Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, l’italienne Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et le portugais Mário Centeno, président de l’Eurogroupe. Trois postes clefs, symboles de la grande coalition européenne. Toutefois, il est fort peu probable que le Parti socialiste européen (PSE) puisse conserver une telle influence et continuer de se partager les postes importants de l’Union avec le PPE après le scrutin de 2019.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Le soutien et la promotion des politiques austéritaires et liberticides, conjointement avec les forces libérales et conservatrices, a conduit les sociaux-démocrates dans le mur. Cette perte de boussole va très probablement avoir pour conséquence l’effondrement et la dispersion de ce qui constitue encore la deuxième force politique européenne. Un revers électoral très probable risque de conduire à une diminution importante du nombre d’eurodéputés socialistes. De plus, suivant le mouvement de nombreux responsables du Parti socialiste français, les nouveaux élus pourraient être tentés de rejoindre le groupe de Macron – s’il arrive à en créer un. L’effondrement probable du PSE n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le PPE puisqu’il le prive de son allié traditionnel, laissant planer le doute sur l’assise parlementaire dont disposeront les forces pro-européennes pour mettre en œuvre leur agenda.

Pour la gauche socialiste, la recherche d’une voie étroite

Sentant venir la catastrophe, certains socialistes, à l’image de Benoît Hamon en France, ont rompu avec leur parti d’origine, sans toutefois remettre en cause la vision social-démocrate traditionnelle de la construction européenne. Cherchant des alliés potentiels, ils se sont tournés du coté des forces écologistes – elles aussi assez mal en point – et des forces anciennement issues de la gauche radicale comme Syriza en Grèce. C’est le sens de l’initiative « Progressive Caucus »[5] lancée au Parlement européen qui regroupe des députés de trois groupes politiques différents : S&D, Verts et GUE/NGL (Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique).

Benoit Hamon s’est aussi rapproché de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances et fondateur de DiEM25, avec lequel il a lancé mi-mars à Naples, un appel pour une liste transnationale. Si l’idée de manque pas d’audace, tant le parti d’Hamon que celui nouvellement crée de Varoufakis n’ont pas de base électorale solide et ils n’ont obtenu le soutien d’aucun autre parti européen de poids. Néanmoins, ils ont obtenu l’appui de Razem, un jeune parti polonais qui, malgré des résultats électoraux limités, se présente comme le renouveau des forces progressistes en Europe de l’Est. Enfin, la volonté de ne pas envisager une possible rupture avec les traités européens les place sur une voie stratégique très étroite.

Les tenants de la désobéissance

L’échec du gouvernement Tsipras en Grèce a profondément redistribué les cartes à gauche de l’échiquier. Pour faire simple, au sein du groupe de la GUE/NGL cohabitent les tenants du Plan B (la possibilité de désobéir aux traités en cas d’échec des négociations inscrites dans le plan A), comme le parti espagnol Podemos, la France Insoumise (FI) ou le Bloco de Esquerda portugais, et ceux, à l’instar de Die Linke en Allemagne et du PCF en France, qui défendent une réorientation radicale des politiques européennes, mais sans prévoir de possibles ruptures.

A cela, se rajoute la mise en avant de la stratégie populiste. Podemos, suivi par la FI, a ouvert la voie à une refonte de la stratégie de conquête du pouvoir, en donnant une place prépondérante au discours et en laissant de côté les marqueurs traditionnels de la gauche. Cette stratégie entre parfois en opposition avec la culture communiste qui prévaut encore au sein de la GUE/NGL.

Pablo Iglesias, Catarina Martins et Jean-Luc Mélenchon lors de la signature d’une déclaration commune à Lisbonne.

Podemos, la France insoumise – qui ont obtenu chacun environ 20% des voix lors des dernières élections nationales – et le Bloco de Esquerda ont signé très récemment une déclaration commune (rejoints depuis par le nouveau mouvement italien Potere al popolo) qui appelle à la création d’un « nouveau projet d’organisation pour l’Europe ». Cette déclaration, relativement généraliste sur le fond, est la préfiguration d’un dépassement du Parti de la gauche européenne (PGE) ou peut-être même d’un nouveau parti, concurrent du PGE. Le Parti de Gauche, membre de la France insoumise, a demandé en janvier dernier l’exclusion de Syriza du PGE en argumentant que le parti de Tsipras suivait les « diktats » de la Commission européenne, une demande rejetée par le PGE. En se refusant d’aborder frontalement la question des traités et de la stratégie, le PGE se place dans une situation de statu quo qui, dans un contexte de polarisation politique, risque de le laisser sur le bord de la route. Dans la même optique, se pose la question d’une refonte ou d’un élargissement de la GUE/NGL. Face à la poussée de l’extrême droite, cette dernière pourrait intégrer notamment certains éléments écologistes qui ont évolué sur leur approche de l’Europe.

Penser et repenser l’Europe, sans prendre comme préalable le cadre institutionnel établi, est une nécessité pressante au regard des bouleversements que connait le vieux continent. L’année qui vient ouvre des possibilités de reconfiguration du champ politique européen intéressantes. Des opportunités à saisir pour donner espoir sans décevoir.

[1] Suite aux différents plans de sauvetage du pays, le Pasok est passé de 43,9 % des voix en 2009 à 13,2 % en 2012. https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/le-ps-francais-menace-de-pasokisation-620756.html

[2] Actuellement l’hémicycle est composé de 8 groupes allant de l’extrême droite à la gauche radicale en passant par les conservateurs, les socialistes, les Verts, etc. Pour en savoir plus : http://www.europarl.europa.eu/meps/fr/hemicycle.html

[3] D’ailleurs, le républicain français Joseph Daul, président du PPE, a récemment réitéré son soutien à Orban, en contradiction avec la ligne de Laurent Wauquiez sur le FN : http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/22/en-hongrie-viktor-orban-radicalise-son-discours-tout-en-restant-au-parti-populaire-europeen_5274764_3214.html

[4] Le Labour de Jérémy Corbyn présente un exemple singulier de changement radical de doctrine et de résultats couronnés de succès. Toutefois, la rupture idéologique avec la social-démocratie dominante, la position historique « un pied dedans, un pied dehors » du Royaume-Uni au sein de l’UE et sa future sortie, font que de possibles bons scores du Labour ne viendront pas contrecarrer les défaites des autres partis socialistes.

[5] Pour en savoir plus : http://www.progressivecaucus.eu/

Crédits photo : ©European Union

En Espagne, Albert Rivera se rêve en Emmanuel Macron

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Ciudadanos a le vent en poupe. La formation de centre-droit dirigée par Albert Rivera a su tirer parti de la crise catalane et se hisse désormais au premier plan dans les enquêtes d’opinion. L’occasion pour son leader de réaffirmer la nature de son projet politique national, qu’il définit lui-même comme « libéral progressiste », et de placer ses pas dans ceux du nouveau président de la République française.


« Pour la première fois en Catalogne, un parti constitutionnaliste a remporté les élections (…) La majorité sociale en Catalogne se sent catalane, espagnole et européenne, et elle le restera », scande en castillan Ines Arrimadas, la candidate victorieuse de Ciudadanos aux élections catalanes du 21 décembre 2017. A ses côtés, Albert Rivera arbore un sourire triomphal et salue une foule de plusieurs centaines de supporters galvanisés, avant de lui succéder à la tribune : « la victoire d’aujourd’hui n’est pas celle de Ciudadanos, c’est la victoire de la Catalogne, de l’Espagne unie et du futur de l’Europe ». Ce soir-là à Barcelone, les sympathisants du « partido naranja » célèbrent les 1,1 millions de voix recueillies par la liste d’Ines Arrimadas, arrivée en tête au terme d’une campagne ubuesque qui a vu s’opposer les « unionistes » aux indépendantistes dont les principaux chefs de file étaient emprisonnés ou en exil à Bruxelles.

Convoqué par Mariano Rajoy en vue de trancher le conflit opposant la Généralité de Catalogne au gouvernement espagnol, le scrutin du 21 décembre ne s’est toutefois pas soldé par le reflux attendu des forces indépendantistes, qui conservent de justesse leur majorité absolue au Parlement régional. La victoire de Ciudadanos dans les urnes est donc en demi-teinte, mais qu’importe aux yeux d’Albert Rivera, son parti dispose désormais d’un ascendant inédit sur le bloc unioniste, au sein duquel le Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy est sévèrement marginalisé. Dans un débat extrêmement polarisé laissant peu de place à l’expression d’une troisième voie – Podemos et ses alliés en ont fait les frais – Ciudadanos est parvenu à incarner la défense de l’unité nationale, articulée à l’ambition de régénération démocratique.

Ce succès catalan confère au parti de centre-droit un capital politique que ses dirigeants entendent bien faire fructifier à l’échelle nationale. Le 13 janvier dernier, une enquête de l’Institut Metroscopia publiée par El País créditait Ciudadanos de 27,1% des intentions de vote, loin devant le PP (23,2%), le PSOE (21,6%) et Unidos Podemos (15,1%). Deux jours plus tard, c’est le journal ABC qui plaçait la formation d’Albert Rivera en tant que première force politique du pays, avec 26,2%. Ces chiffres doivent être observés avec grande précaution – un mois avant les élections générales du 20 décembre 2015, Metroscopia donnait Ciudadanos à plus de 20%, loin des 13,9% finalement récoltés par le parti – mais la dynamique enclenchée par la crise catalane est incontestable et semble amenée à se poursuivre.

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Albert Rivera et Ines Arrimadas (au centre de l’image), en tête de cortège de la manifestation pour l’unité nationale. Barcelone, 8 octobre 2017. ©Robert Bonet

 

L’ascension nationale d’un parti catalan

 

Si Ciudadanos est communément classé dans la catégorie « nouvelle politique » en Espagne, au même titre que Podemos, le parti ne peut se prévaloir de la jeunesse du projet impulsé par Pablo Iglesias en 2014. Ciudadanos, ou plus exactement Ciutadans, est fondé en 2006 en Catalogne, à l’initiative d’une quinzaine de personnalités du champ universitaire et intellectuel alors majoritairement marquées au centre-gauche. Lors de son congrès fondateur, en juillet 2006, l’organisation désigne comme président Albert Rivera, conseiller juridique de La Caixa âgé de seulement 26 ans. Envisagé comme une nouvelle force politique d’envergure régionale, et dans le sillage des débats qui ont jalonné l’adoption du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne (le « Nou Estatut »), Ciutadans se caractérise d’ores et déjà par son hostilité à l’égard du nationalisme catalan. Aux élections régionales de 2006, le nouveau parti entend ainsi « dépasser l’obsession identitaire qui étouffe le dynamisme de la société catalane » et revenir sur la primauté accordée à la langue catalane dans l’enseignement. Fervents défenseurs de la nation espagnole et de l’égalité entre les territoires, les membres de Ciutadans promeuvent le bilinguisme. Ils obtiennent alors 3 sièges au Parlement régional.

Les années suivantes sont marquées par des tentatives infructueuses d’implantation nationale. Ciudadanos subit la concurrence au centre de l’Union Progrès et Démocratie (UPyD), une formation dirigée par l’ancienne socialiste Rosa Díez qui partage avec Albert Rivera une ligne centraliste et libérale, et réussit à décrocher 5 sièges au Congrès des députés en 2011. C’est à la faveur d’un profond bouleversement du système partisan que Ciudadanos parvient finalement à s’installer de façon durable dans le paysage politique espagnol, à partir des premiers mois de 2015. La crise économique de 2008, les restrictions budgétaires et les réformes structurelles menées successivement par le PSOE puis le PP, conjuguées à la révélation de multiples scandales de corruption affectant les deux piliers du bipartisme ouvrent une fenêtre d’opportunité, habilement exploitée dans un premier temps par les initiateurs de Podemos. Ces derniers entendent offrir aux revendications exprimées par le mouvement des Indignés une formulation politico-électorale transversale à même de renverser le « régime de 1978 » issu de la Constitution postfranquiste. C’est à travers cette même fenêtre d’opportunité, dans un contexte de profonde désaffection à l’égard du personnel politique, que Ciudadanos s’engouffre à son tour au tournant de 2015.

“Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme.”

Albert Rivera, qui bénéficie rapidement d’une importante exposition médiatique, dispute à Pablo Iglesias le créneau du renouvellement démocratique et de la lutte contre la corruption. Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme. Néanmoins, le parti d’Albert Rivera n’échappe pas à l’étiquette du « Podemos de droite », fréquemment employée par les commentateurs espagnols en référence aux propos de Josep Oliu, président de la Banque Sabadell, qui appelait de ses vœux la construction d’un homologue de droite à Podemos quelques mois plus tôt. La popularité d’Albert Rivera auprès des milieux d’affaires conduira d’ailleurs les militants de Podemos à désigner Ciudadanos comme le « parti de l’IBEX 35 » (équivalent espagnol du CAC 40).

A partir de février 2015, alors même que Podemos amorce une descente dans les sondages, Ciudadanos connait une spectaculaire ascension. A l’approche des élections générales, un nouvel axe tend à s’installer dans le récit politico-médiatique en Espagne : l’opposition entre la « vieille politique », incarnée par le PP et le PSOE, et la « nouvelle politique », représentée par les outsiders Podemos et Ciudadanos. Cette mise en scène de la nouveauté transparait dans les dialogues noués à plusieurs reprises entre Pablo Iglesias et Albert Rivera, qui trouvent à cette période un intérêt réciproque à mettre l’accent sur la fraîcheur de leurs deux initiatives politiques. Une cordialité soigneusement travaillée qui laissera place à partir de 2016 à l’âpreté des débats dans l’arène parlementaire.

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Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos) en route vers un débat organisé par le programme Salvados, sur la Sexta.

Lors des élections générales du 20 décembre 2015, Ciudadanos arrive en quatrième position et obtient 40 sièges de députés. Albert Rivera devient l’un des principaux protagonistes de la séquence post-électorale en scellant une alliance avec le candidat socialiste Pedro Sánchez, chargé par le roi Felipe VI de former un gouvernement. Devant le refus manifesté par Podemos d’apporter un quelconque soutien à un programme peu ambitieux sur le plan social, le pacte Sánchez-Rivera échoue et précipite la tenue de nouvelles élections, le 26 juin 2016. Les résultats de celles-ci s’avèrent décevants pour Ciudadanos, qui perd huit des quarante sièges conquis en 2015.

Les députés emmenés par Albert Rivera joueront malgré tout un rôle non négligeable en appuyant l’investiture de Mariano Rajoy, reconduit à l’automne pour un second mandat. Bien que le parti soit un pivot décisif de la majorité relative sur laquelle s’appuie aujourd’hui le Président du gouvernement, Ciudadanos peine à consolider son positionnement d’outsider : alors qu’il ne dirige aucune grande mairie, à la différence de Podemos, le « partido naranja » est le garant de la stabilité de plusieurs gouvernements autonomiques controversés, dont celui de la socialiste Susana Díaz en Andalousie, contesté pour l’ampleur des coupes budgétaires réalisées dans la région, et celui de la conservatrice Cristina Cifuentes dans la Communauté de Madrid, englué dans plusieurs affaires de corruption.

“A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste.”

Il aura donc fallu attendre l’emballement du « procés » indépendantiste en Catalogne à l’automne 2017 pour que Ciudadanos connaisse un nouvel élan. Fidèles à leur ancrage traditionnel, les dirigeants du parti ont plaidé d’emblée pour une réponse ferme et immédiate à la fuite en avant de la coalition indépendantiste de Carles Puigdemont. A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas, jeune cheffe de l’opposition originaire d’Andalousie, est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste en constraste avec l’austérité affichée par les représentants catalans du PP.

Tout comme à l’issue des élections catalanes de septembre 2015, Ciudadanos connaît donc une progression à première vue spectaculaire, qu’il s’agit pour ses leaders de concrétiser. Charge désormais à Albert Rivera de préciser les contours d’un « nouveau projet de pays » qui entend explicitement s’inscrire dans le sillage de la victoire d’un « parti frère » aux élections françaises de 2017.

 

 Ciudadanos et En Marche ! : un axe « libéral-progressiste » ?

 

C’est le journal de centre-gauche El País qu’Albert Rivera a choisi pour effectuer sa rentrée politique en janvier 2018. Dans une interview remarquée, le leader de Ciudadanos se réjouit : « il y a un libéralisme progressiste qui grandit dans le monde, comme avec Macron ou Trudeau ». Albert Rivera n’a jamais caché son admiration pour l’entreprise politique d’Emmanuel Macron, et ne manque pas une occasion de mettre l’accent sur la proximité entre leurs deux formations : « Ciudadanos et En Marche ! ont montré, en France et en Espagne, qu’un libéralisme progressiste peut casser le vieil axe de sectarisme droite-gauche en faveur de solutions majoritaires partant du centre, répondant aux besoins sociaux sans délaisser la création de richesse, à l’adaptation de l’éducation au marché du travail et au monde de l’entreprise. », affirmait-il au lendemain de l’élection du président français.

Au congrès du parti en février 2017, la référence au « libéralisme progressiste » dont se réclame aujourd’hui Albert Rivera est venue se substituer à la mention du « socialisme démocratique », héritée des origines de Ciutadans. Cet auto-positionnement idéologique n’est pas sans faire écho au « néolibéralisme progressiste » dépeint par la philosophe états-unienne Nancy Fraser. Pour la théoricienne féministe, le « néolibéralisme progressiste » désigne la jonction du libéralisme économique version Sillicon Valley aux revendications issues des « nouveaux mouvements sociaux » : le multiculturalisme, les droits des femmes et LGBTQ, l’écologie, etc. Incarné à merveille par la figure d’Hilary Clinton, c’est ce néolibéralisme progressiste, associant promotion de la diversité et éloge de la mondialisation, qu’auraient massivement rejeté les classes populaires états-uniennes victimes de la désindustrialisation – optant paradoxalement pour le candidat de la dérégulation financière.

“Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreneurial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.”

Transposé au contexte européen, le néolibéralisme progressiste semble bien trouver une expression dans les discours d’Albert Rivera comme d’Emmanuel Macron. Dans un mouvement d’actualisation de l’hégémonie néolibérale, les deux leaders s’appliquent à incorporer une série de demandes progressistes, en les articulant à travers le prisme de l’achievement individuel plutôt que sous l’angle de l’émancipation collective. Débarrassés des obsessions identitaires des droites conservatrices, Ciudadanos et En Marche ! font la part belle aux droits des femmes et des minorités, tout en campant sur des positions strictement libérales en matière économique et sociale. Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreunerial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.

Surtout, dans un contexte de discrédit des systèmes de partis traditionnels, les deux formations ont propulsé sur le devant de la scène deux jeunes leaders entreprenants et audacieux, supposés en mesure de surmonter les blocages et l’immobilisme de la « vieille politique ». A la différence des néolibéraux conservateurs, recroquevillés dans une posture austéritaire morne et fataliste – « There is no alternative » – Albert Rivera et Emmanuel Macron élaborent un récit politique mobilisateur et optimiste axé sur les idées de progrès, de modernité et d’efficacité. « Une nation ne se résume pas à la comptabilité », assène le dirigeant de Ciudadanos dans El País. C’est aussi ce qu’a compris Emmanuel Macron, lorsqu’il déclare au micro de RTL pendant la campagne présidentielle : « On se fout des programmes, ce qui importe c’est la vision ».

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Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Albert Rivera et Emmanuel Macron partagent précisément une vision commune dans un domaine d’importance stratégique : la question européenne. Tous deux perçoivent leurs initiatives politiques comme le meilleur rempart possible à la montée des nationalismes et des populismes – de gauche comme de droite, Podemos comme le Front National – sur le vieux continent. Alors que le rapport à l’Union européenne s’installe comme l’une des principales lignes de clivage politique, en France tout particulièrement, Emmanuel Macron et Albert Rivera se font les chantres de l’approfondissement de l’intégration européenne. Interrogé par la télévision publique espagnole sur sa proximité avec le chef de l’Etat français, le leader de Ciudadanos déclare partager « à 99% » le message délivré par Emmanuel Macron lors de son discours sur l’Europe à la Sorbonne en septembre 2017.

“Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne.”

Sur le même plateau, Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser en vue des prochaines élections européennes de 2019 une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne. Début janvier, Albert Rivera se rendait ainsi en Italie pour rencontrer Matteo Renzi, l’ancien président du conseil en lice pour les élections législatives italiennes de mars 2018. Dans un bref entretien au Corriere della serra, revenant sur ses échanges avec Renzi, le député espagnol n’hésite pas à paraphraser l’un de ses modèles, J.F. Kennedy : « nous ne devons pas nous demander ce que l’Europe peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour l’Europe ». Et d’évoquer l’ambition de rassembler à terme une force transnationale regroupant Ciudadanos, la République en Marche et tous les acteurs favorables au renforcement de l’intégration européenne dans un registre libéral.

 

Ciudadanos à l’offensive : concurrencer le PP et remporter les élections intermédiaires

 

Les élections européennes ne sont pas la seule priorité d’Albert Rivera. Pour Ciudadanos, l’enjeu principal réside dans la préparation des élections régionales et municipales de 2019 en Espagne, décisives dans la conquête du pouvoir à l’échelle nationale. Afin de se défaire de l’étiquette peu reluisante de « parti girouette » ou de caution apportée aux forces du bipartisme, les dirigeants du parti n’hésitent plus à s’arroger le statut d’opposant au PP. Dans le cadre des débats sur le budget 2018, Ciudadanos conditionne son soutien au texte du gouvernement à la démission d’une sénatrice PP mise en cause dans une affaire de corruption, ainsi qu’à l’alignement des salaires de la Police nationale et de la Garde civile sur ceux des Mossos d’Esquadra (police catalane). Le 20 janvier, Albert Rivera et Ines Arrimadas ont fait une apparition remarquée lors d’une manifestation policière à Barcelone, revendiquant l’égalité de traitement au nom de « la justice et de la dignité ».

Il est cependant peu probable que la pression exercée par Ciudadanos n’aboutisse à faire chavirer le gouvernement. A la différence de Podemos, qui n’abandonne pas la perspective de destituer Mariano Rajoy par l’intermédiaire d’une seconde motion de censure, les leaders du « partido naranja » ont jusqu’ici manifesté la ferme intention de garantir la stabilité institutionnelle, afin d’éviter de replonger le pays dans l’incertitude politique de l’année 2016.

“Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.”

Contrairement à Pablo Iglesias, Albert Rivera a construit son ascension sur la base d’une critique virulente à l’égard du bipartisme sans jamais contester les fondements du régime politique de 1978. A la mort d’Adolfo Suárez, figure tutélaire de la Transition à la démocratie, Rivera lui rendait un vibrant hommage. Au demeurant, le président de Ciudadanos est aujourd’hui adoubé par deux anciens présidents du gouvernement qui ont marqué l’histoire de l’Espagne démocratique : le socialiste Felipe González et le conservateur José María Aznar. Tandis que les Indignés de la Puerta del Sol scandaient en 2011 « à bas le régime », Albert Rivera souhaite au contraire ressusciter l’« esprit de la transition » qui l’a vu naître. Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure (politique antiterroriste, crise catalane) tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.

De même qu’Emmanuel Macron avec LREM en France, Albert Rivera se fixe l’objectif de faire de Ciudadanos l’acteur d’une recomposition politique par le centre, capable de devenir une force d’attraction pour les cadres et les électeurs du PP comme du PSOE. Cela dit, les principales réserves de voix pour le parti semblent se situer du côté de l’électorat conservateur. Le Parti populaire en est pleinement conscient et s’inquiète de cette montée en puissance. Pour la première fois depuis l’effondrement de l’UCD (Union du centre démocratique) en 1982, les conservateurs espagnols pourraient voir s’installer dans le paysage politique un concurrent sérieux au centre-droit. A la mi-janvier, les cadres du PP, qui se réunissaient pour dresser le bilan de la débâcle en Catalogne, insistaient sur la nécessité de mettre leurs troupes en ordre de bataille pour contrer l’ascension d’Albert Rivera. Le 20 janvier à Séville, Mariano Rajoy en appelait de lui-même à la remobilisation de la base militante – « quartier par quartier, maison par maison » – après avoir rudement critiqué l’ « opportunisme » de ses rivaux de Ciudadanos.

Pour ravir la Moncloa au Parti populaire en 2020, Ciudadanos devra impérativement conquérir des bastions en 2019. Depuis 2017, Ciudadanos n’exclue plus la possibilité d’intégrer des gouvernements régionaux de coalition avec le PP et le PSOE, dans le but de gagner en expérience et en crédibilité. Pour progresser dans les communautés autonomes, l’équivalent espagnol des régions, la direction du parti se donne pour projet d’améliorer son implantation territoriale, notamment dans les zones rurales où il réalise de moins bons scores. Difficile pour le parti d’origine catalane de peser sur l’ensemble du territoire espagnol. Au regard des résultats des dernières élections régionales, Ciudadanos est encore une force résiduelle dans plusieurs communautés autonomes, notamment au Nord du pays, comme la Galice, le Pays Basque ou la Navarre.

Iñigo Errejón : « La patrie protège contre le désordre néolibéral »

Nous publions ici la version française de l’entretien accordé par Íñigo Errejón au média argentin CrisisRéalisée par Paula Vazquez et Mario Santucho, elle a été publiée par la suite dans les colonnes du média italien Senso Comune. Au programme : la crise catalane et la nécessité de ne pas laisser le PP se réapproprier l’identité espagnole ; la difficulté pour le populisme démocratique à incarner une stabilité, un ordre et à donner un horizon nouveau aux classes moyennes sorties de la pauvreté et de la précarité ; la victoire de Mauricio Macri en Argentine ; la nouvelle stratégie de Podemos pour affronter les élections régionales de 2019 dans le cadre d’une guerre position où la situation politique est nettement moins mouvante.

L’Íñigo en chair et en os n’a rien à voir avec l’image que l’on transmet habituellement d’Errejón. On l’a décrit comme un stratège qui agit dans l’ombre, inventeur de la « machine de guerre électorale » de Podemos ; comme un Robespierre ressuscité qui écorche de sa langue aiguisée ses collègues députés au parlement espagnol ; ou comme le secrétaire politique provocateur qui a osé défier le pouvoir du leader incontesté [ndlr Pablo Iglesias] du mouvement qui suscite l’espérance de tout le progressisme européen.

En personne, Íñigo est une personne affable, voire même fragile, à la démarche maladroite et distraite. Et un grand buveur de rhum cubain. En revanche, il est vrai qu’il parle sans reprendre sa respiration. Il enchaîne des réflexions de longue portée, sans faire de pause. Et il semble avoir laissé derrière lui Vistalegre II, le congrès du parti au cours duquel il a connu la défaite, en février 2017. « Il y a une tension que nous n’avons pas su résoudre : l’inertie nous a conduits, de façon rapide et forcée, à nous transformer en parti, avec toutes les infortunes que cela suppose. Un parti est, en substance, une machine horrible. Mais je suis pas sûr que l’on puisse gagner les élections sans entrer dans des dynamiques de ce type ».

L’interview a lieu dans une voiture moderne, sur le chemin entre Belgrano et Pilar, pour se terminer à Moreno. Un reportage à travers les routes de la première couronne de la banlieue de Buenos Aires, sur le destin du populisme.

Pourquoi dis-tu que les partis sont des machines horribles ?

Parce qu’ils stimulent non pas la discussion ou la pensée, mais le calcul. Ils sélectionnent un type de militant qui vit du parti : aligne-toi sur ceux qui gagnent, apprends à ne pas remettre en question certaines choses, sois toujours en accord avec la ligne officielle, tout ce que fait le parti est bon, tout ce qui arrive en dehors de lui est dénué de rationalité. Cela engendre un renfermement, ainsi que certaines logiques bureaucratico-autoritaires consubstantielles à la forme parti et aux réseaux de loyautés produites par la répartition des emplois, des ressources et des facilités offertes par l’appareil. C’est pour ces raisons que je crois que nous avons vieilli très rapidement en tant qu’organisation.

“Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes.”

Cependant, je dois reconnaître qu’il s’est agi d’un choix conscient : nous avons fait naître un démon tout en sachant qu’il s’agissait d’un démon. Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Je suis l’auteur intellectuel de cette stratégie, dont j’ai par la suite fait les frais. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes. Notre premier congrès national [survenu en 2014, ndlr] a adopté cette ligne politique et cette forme organisationnelle. Nous sommes arrivés très loin, mais pas aussi loin que nous le souhaitions. Nous n’avons pas été capables de former un gouvernement ni de briser le bipartisme, mais nous avons empêché la restauration et le retour à une phase antérieure au 15 mai 2011 [jour où le mouvement  des Indignados a pris son essor, ndlr], nous avons réussi à rassembler 5 millions de voix, avec un impact tout à fait évident sur le système politique.

Penses-tu qu’il soit inévitable de former un parti pour faire de la politique ?

On peut, certes, ne pas l’appeler parti. Cela peut être un groupe électoral ou une initiative. Mais je crois que c’est nécessaire, non pas tant pour faire de la politique mais plutôt, pour gagner les élections. D’un autre côté, je fais de la politique depuis l’âge de 14 ans et je n’ai jamais eu besoin d’un parti. Je dirais même que j’ai eu une expérience militante marquée par l’hostilité envers les partis. Il se peut que former un parti soit indispensable pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, mais ce n’est pas la chose la plus recommandable quand l’enjeu n’est plus de lancer un assaut, mais de mener un siège plus lent, durant lequel il faut s’étendre sur le territoire, former des cadres, représenter des intérêts différents, obtenir une flexibilité.

Ce qui est sans aucun doute inutile, ce sont les réponses faciles et univoques. Sans ce modèle, nous ne serions pas arrivés aussi loin, aussi vite, mais ce modèle ne se laisse ensuite pas facilement rectifier. Se pose également un autre problème fondamental, celui de la pénurie de cadres. La plupart des cadres se concentrent sur le travail institutionnel dans les villes ou villages que nous gouvernons, et leur apport à la construction territoriale et au mouvement populaire est donc limité. Enfin, une bonne partie des personnes qui se sont impliquées au sein de notre mouvement l’ont fait avec la perspective d’une victoire rapide. Quand celle-ci ne se produit pas, une certaine démobilisation s’installe dans divers secteurs.

Est-ce là le prix à payer quand on joue avec les espoirs des gens ?

Il y a quelques jours, je lisais une histoire de la rébellion de Tupac Amaru, qui raconte comment il a organisé une très grande armée contre la couronne espagnole, sans la formation ni le comportement d’une armée régulière. Au moment de leur première avancée, les combattants étaient nombreux. Leur offensive fait place nette devant eux. Lorsqu’ils atteignent Cuzco, ils se retrouvent face à des Espagnols inférieurs en nombre, mais retranchés derrière une ceinture de murailles, mieux armés et bien entraînés. Ceux-ci résistent à un premier assaut, et obligent l’armée de Tupac Amaru à soumettre la ville à un siège de plus longue durée. A ce moment là, l’armée indienne perd le moral, la moitié de ses combattants la quittent, des disputes naissent entre ceux qui restent. Au-delà des différences énormes, il y a des parallèles.

Notre discours met l’accent sur la volonté politique : il y a des situations qui ne se résolvent pas, parce que ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas les résoudre. Nous avons promis une victoire rapide et, quand celle-ci ne s’est pas produite, cela a amené un certain désenchantement parmi les sympathisants, qui sont notre meilleure forme de contact avec la réalité sociale espagnole, parce que les militants, eux, vivent toujours dans une réalité à part. L’espoir est aussi conditionné par des logiques télévisuelles et mercantiles : en tant que porte-paroles de Podemos, nous nous sommes transformés en icônes pop, en une force politique nouvelle, sans la moindre cicatrice du passé, promettant que l’on peut gagner et tout changer. Et quand il y a un coup d’arrêt, ou que le changement ne se produit pas tout de suite, une partie des gens disent : « vous m’aviez promis qu’il s’agissait d’autre chose que d’habitude », « vous m’aviez promis que si j’achetais cet appareil, il me rendrait heureux ; en vérité, il m’a rendu heureux pendant un certain temps, mais ensuite, il n’a pas tenu toutes les promesses contenues dans le prospectus promotionnel. »

FOTOGRAFÍA: CHARO LARISGOITIA

Tu prends donc en considération d’autres types de groupements politiques, qui ne doivent pas nécessairement adopter la forme parti ?

De fait, les formes les plus riches pour expérimenter, multiplier et créer des idées nouvelles viennent presque toujours de l’extérieur des partis, parce que les partis sont coincés dans la bataille conjoncturelle et médiatique, dans une logique d’existence au jour-le-jour. Il y a dès lors des luttes que nous ne pouvons pas engager, soit parce que nous n’avons pas le temps, soit parce que nous ne pouvons pas travailler dans la longue durée. Il y a des demandes autour desquelles je peux livrer immédiatement bataille, dans le cadre de la dynamique institutionnelle et de la communication, mais il y en a d’autres, aujourd’hui minoritaires dans la société, dont nous souhaitons qu’elles fassent leur chemin, mais qui nécessitent un lent travail territorial, culturel, pédagogique. Et cela, les partis, de par leur nature même, ne peuvent pas le faire.

“Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme.” 

La raison fondamentale, soyons honnêtes, est que les partis n’ont pas la possibilité de déterminer eux-mêmes leurs propres rythmes et leurs propres actions. En Europe, au moins, c’est la télévision qui décide et impose les sujets desquels tu peux parler, quand tu peux en parler, et de quelle façon tu te positionnes. Elle catalogue également ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Si je convoque les médias pour parler d’une usine qui a ré-ouvert, les chaines de télévision viennent. Elles enregistrent quelques images et quelques sons. Je parle des travailleurs et de la nécessité de les soutenir ; les journalistes m’écoutent, par politesse, puis me posent des questions sur les sujets politiques du jour. Le message que j’ai voulu initialement transmettre ne passera pas à la télévision ; j’y apparaîtrai donnant mon opinion sur ce que les journalistes voulaient entendre, dans des petites séquences coupées pour les journaux télévisés. Ensuite, les gens m’arrêtent dans la rue et me disent : « vous devez parler d’avantage des salaires ». Je ne peux que répondre : « je le fais toujours, mais vous ne le verrez jamais ».

Tout cela transmet la sensation que tu n’es qu’une figure parmi d’autres. Les médias présentent un thème et organisent un tour des différentes opinions, parti après parti, en donnant quinze secondes à chaque porte-parole. Cela nous fait vieillir très rapidement : les gens allument la télévision, te voient, et tu es déjà mis dans une case. Très souvent, il s’agit de thèmes du jour qui perdent toute importance au bout de 24 heures. Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme. C’est comme s’il y avait deux voies : l’une, celle de la bataille immédiate, médiatique, institutionnelle et électorale, que nous calibrons en fonction des thèmes que nous voulons imposer (et à ce niveau, les partis sont toujours conservateurs, c’est-à-dire qu’ils mènent l’offensive sur des thèmes qu’ils croient pouvoir imposer) ; et l’autre, plus longue, celle de l’éducation politique, de l’enracinement dans le territoire, et d’une bataille culturelle afin que les thèmes qui paraissent aujourd’hui être des folies soient demain considérés comme plus raisonnables. Il s’agit de deux missions différentes, et nous ne pouvons pas les remplir toutes les deux à la fois.

Pour venir à Buenos Aires, Errejón a fait un détour, quittant ses vacances sur une plage de la Méditerranée, les premières depuis la constitution de Podemos – la couleur de sa peau le trahit. Quand la voiture passe devant l’ancienne ESMA (le plus grand centre de détention et de torture durant la dictature militaire de 1976 à 1983), il interrompt sa tirade et prend une pause contemplative. Íñigo est un passionné d’histoire politique argentine, et voudrait consacrer les dernières heures de son séjour dans le pays pour connaître « Los Octubres », un bar-librairie péroniste du quartier de Palermo. Pour s’y adonner, il décide d’annuler un reportage pour LN+. Il décide finalement de manger un faux-filet de bœuf à sept heures du soir, en guise d’adieu.

L’étape principale de sa courte visite a été le « Forum pour la construction d’une majorité populaire », organisé par une section de « La Campora » (organisation de gauche péroniste qui soutient Cristina Fernández de Kirchner). Malgré le caractère quasi-confidentiel de la rencontre, la faculté de médecine de l’université de Buenos Aires s’est remplie d’un public préoccupé par le succès électoral de Cambiemos (le parti du président Mauricio Macri), et désireux d’écouter le duo formé par Axel (Kiciloff, ancien ministre de l’économie de Cristina Fernández de Kirchner) et Íñigo, les deux jeunes stars de l’internationale populiste. Errejón a profité de l’occasion pour mettre un peu de piment dans son intervention : « Il y a toujours une part de vérité chez l’adversaire, que je veux combattre, mais que nous devons prendre au sérieux. En politique – et c’est là l’un des pires héritages que nous a laissé l’interprétation la plus vulgaire du marxisme – la soi-disant ‘fausse conscience’ n’existe pas. » Et encore : « Les nouvelles majorités d’orientation national-populaire et démocratique ne peuvent pas se limiter à un exercice de nostalgie, qui aspire à restaurer le passé. » Il poursuit : « Nous comprenons bien que ceux qui ont bénéficié de l’élargissement des droits aient pu nous tourner le dos. Cependant, ne nous énervons pas : il n’y a rien de pire de la part des forces progressistes que de s’irriter contre leurs propres peuples ».

A la faculté de médecine, tu as dit que la gauche doit prendre en charge le désir d’ordre qui existe dans la société : ton idée est donc de courir après le centre pour pouvoir gouverner ?

Pas nécessairement. Je pense que l’aspect le plus radical de l’événement révolutionnaire n’est pas, comme le veut la métaphore classique, la prise d’assaut nocturne du Palais d’Hiver, mais ce qui se passe le jour suivant, lorsque les bolcheviques se montrent capables de garantir l’ordre public.

Mais les révolutionnaires instaurent un nouvel ordre, ce qui est une chose très différente comparé à l’idée de gouverner l’ordre institué…

Aucun ordre n’est complètement nouveau. Je crois qu’il y a une part d’invention et une autre qui, beaucoup plus que nous n’aimons le reconnaître, relève de l’héritage. Par accident. Je suis très sceptique à l’égard du mythe de la révolution comme « table rase » qui, à l’improviste, fonde un ordre nouveau à partir du néant. Un exemple classique : la persistance de la religion dans les pays socialistes qui ont tenté de l’éliminer. L’idée de prendre en charge le désir d’ordre que transmettent les gens signifie que nos expériences au pouvoir politique ne peuvent pas être des printemps heureux, aussi courts que merveilleux. Nous sommes arrivés dans le paysage politique pour y rester. Cependant, rester ne veux pas dire se maintenir au pouvoir, mais prévoir une place pour nos adversaires. Dans ce sens, nous devons prendre en charge la relation un peu schizophrène que les gouvernements populaires entretiennent avec la classe moyenne, que ces gouvernements populaires produisent eux-mêmes grâce à leurs politiques redistributives, mais qui les abandonne très souvent par la suite.

Les classes moyennes remercient les gouvernements populaires pour l’ascension sociale que ceux-ci leur ont permis de réaliser, après quoi elles expriment des désirs nouveaux, que nos gouvernements ne semblent pas capables de satisfaire. Nous nous trouvons face à une sorte de contradiction sans issue, dans laquelle ton succès se transforme en ce qui creuse ta tombe : pour en sortir, il faut penser à la façon avec laquelle nous prendrions soin de ces gens dont nous avons changé la vie et auxquels nous disons ensuite : « vous n’êtes que des traîtres ». Il faut peut-être savoir administrer nos succès, et reconnaître les moments de crise et reflux : nous sommes arrivés jusqu’à un certain point. Des symptômes de fatigue et d’épuisement apparaissent. Il y a donc peut-être besoin d’un moment de stabilisation, que nous utiliserons pour nous préparer à relancer une nouvelle offensive.

Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin

Le kirchnérisme s’est vu reprocher d’avoir échoué à établir des intermédiaires entre les dirigeants et le peuple. Est-ce là une idée consubstantielle au populisme et la notion d’hégémonie qui l’accompagne ?

Je ne crois pas. Les populismes classiques ont par exemple reconnu – quoique difficilement – un important rôle de médiation aux syndicats. Il n’est jamais possible de se passer de médiations. Il est vrai que nous voyons la politique comme la construction d’un sens commun, considérant que les sujets ne pré-existent pas à la formation du champ politique, lui-même construit par le discours. Les discours construisent les sujets. Mais je ne crois pas que cette perspective soit incompatible avec des structures d’intermédiation et de canalisation des demandes.

“Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés, et l’emporter. Ceci dit, nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.”

Je crois que la critique qui a été faite au kirchnérisme s’explique par l’institution du présidentialisme en Amérique latine. Un autre problème auquel nous devons faire face du point de vue théorique est l’extrême difficulté à organiser la succession. Je ne pense pas que ceci soit lié à une somme d’erreurs individuelles, mais plutôt à une difficulté intimement liée à la façon dont on construit un pouvoir. Les numéros uns très forts n’engendrent pas un écosystème favorable à l’émergence de numéros deux ou trois. Et cela également parce que cette configuration active un mécanisme d’exemption des responsabilités, dans lesquels les partisans d’un numéro un l’exemptent toujours de la responsabilité de toute erreur, de telle sorte que quand quelque chose est mal fait, ce n’est jamais le ou la chef qui est responsable, mais son entourage. L’on ne peut faire l’économie de ce mode de construction du pouvoir si l’on veut briser les structures traditionnelles, faire irruption dans l’Etat et obtenir le pouvoir politique, c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous en passer. Cependant, lorsqu’il s’agit d’organiser la stabilisation, les difficultés sont légions. Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés. Et l’emporter. Mais nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.

Le mouvement de Macri a compris que les flux symboliques qui circulent sur les réseaux sociaux ont une part de plus en plus centrale dans la formation de l’opinion publique. Vous travaillez sur ce terrain ?

A un certain moment de notre ascension en Espagne, j’ai dit que notre mission était de construire une machine de guerre électorale, idée qui allait précisément dans le sens de ce type de travail. Une partie des médias a fait notre éloge, comme si nous étions une sorte de start-up : tout comme Facebook fut créé dans un garage par des jeunes en pantoufles utilisant leurs ordinateurs, nous aurions créé un parti politique. Il ont fait notre éloge pour avoir mis en mouvement une machine capable de contester à nos adversaires le succès aux élections, et ce, avec beaucoup moins d’argent et avec plus d’efficacité qu’eux. Et sans avoir d’implantation dans les territoires ni parmi les militants des organisations traditionnelles, nous avons pu entreprendre une bataille symbolique pour disputer le sens commun, qui a bien fonctionné.

Cependant, je dois reconnaître que je suis très sceptique à l’égard du marketing politique. En général, les experts dans ce domaine me semblent n’être que de merveilleux marchands de fumée. L’aspect principal du marketing politique, c’est la politique : qu’a-t-on su lire ? Interpréter ? Quelles articulations de désirs, d’attentes et de frustrations qui étaient autrefois dispersées, fragmentées, ou même pas exprimées ? Que l’on soit ensuite capable d’exprimer cela d’une manière plus innovante et efficace, de le diffuser grâce à une marque, un spot, une action, tout cela est évidemment important. Néanmoins, cela ne fonctionne pas tout seul. Ce n’est que le véhicule.

Tu dis que Macri et son mouvement gouvernent parce qu’ils ont articulé une lecture politique supérieure aux autres, et pas seulement parce qu’ils ont fait un bon usage du marketing. Tu n’envisages pas l’hypothèse selon laquelle les instruments d’analyse de la communication ont une importance dans la construction même de l’idée politique, et non pas seulement dans sa diffusion ?

Le fait est que nous ne pouvons pas faire cadeau à la droite des valeurs de différence et de liberté individuelle. Nous ne pouvons pas être porteurs d’une vision communautaire fermée, sur la base de laquelle je te parle seulement en qualité de peuple. Il est vrai que les réseaux sociaux captent mieux ce type de désir individualisé, parce qu’ils adressent des messages de façon plus segmentée, et ne s’adressent pas à un ensemble indéfini. Au fur et à mesure que l’économie segmente toujours plus les différences sociales, il faut être plus attentif à la façon dont s’orientent ces différences. Et comprendre pourquoi l’adversaire, à un moment donné, est capable de lire une partie de notre victoire.

Íñigo a l’instinct d’un provocateur. Mais, comme tout bon aspirant au rôle de politicien professionnel, il fait attention aux formes : « Il doit être clair que je fais ces critiques du point de vue de ma propre expérience, dans une formation qui m’est très proche sur le plan affectif, et non pas avec le confort de celui qui descend d’un avion et dit comment les choses doivent être menées. Nous sommes tous capables d’avoir raison quand nous analysons les expériences étrangères, et ensuite nous ne comprenons rien à nos propres pays. Si j’étais en Espagne, je mènerais une interview sur un mode très différent de celui pour lequel j’opte avec vous, car quand les gens votent pour toi, ils veulent que tu les représentes et non que tu te comportes comme un analyste. »

Une chose est sûre. Errejón semble avoir fait un pas en arrière pour en faire deux en avant, et dirige son regard vers l’objectif stratégique de l’année 2019 : la présidence de la Communauté Autonome de Madrid, équivalent espagnol de la Province de Buenos Aires. Là, il devra apporter la preuve de l’exactitude de l’idée qu’il est possible de construire des majorités fluides, en ouvrant une brèche dans électorat qui vote depuis 30 ans pour le Parti Populaire. S’il perd, il demeurera embourbé dans une assemblée régionale. Se libérer d’un rôle dirigeant pour mieux déployer ses voiles ? Ou se mettre en sourdine, comme tant de cadres de Podemos qui n’ont pas supporté l’oubli qu’implique l’aventure politique contemporaine ? Il semble s’agir d’un pari à quitte ou double.

Après la difficile bataille interne que tu as livré avec Pablo Iglesias, quelle position ta sensibilité occupe-t-elle à l’intérieur de Podemos ? Vous structurez-vous comme un courant minoritaire ?

Un nouvel équilibre des forces s’est établi entre les différentes sensibilités de Podemos après le congrès. Il nous reste 40% de la direction nationale. Mais, dès le début, nous avons pris une décision : le débat devait s’ouvrir, mais aussi se refermer. C’est une bonne chose que les organisations politiques aient des débats ouverts, francs et sincères sur le choix des camarades qui doivent les conduire, mais c’est aussi une bonne chose que les débats se referment de la même manière qu’ils s’étaient ouverts. Bien sûr, des différences subsistent, mais une fois que la discussion est refermée, il y a une direction nationale, un itinéraire, un chemin, et nous l’accompagnons.

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Et il y a un objectif stratégique commun à toute l’organisation, celui que nous avons tous en ligne de mire : l’année 2019. 2019 est le moment de confirmer nos positions dans les villes que nous gouvernons, qui sont les plus importantes d’Espagne (Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne, Cadix), d’accroître notre avantage, et de conquérir quelques unes des régions centrales, les Communautés Autonomes, qui sont les instances qui gèrent le budget de l’Etat social. Le plan prévoit que, pour arriver en 2020 dans les conditions propices à nous porter au gouvernement national, nous devons dans un premier temps atteindre l’objectif de 2019.

Tu seras candidat à la fonction de gouverneur de la communauté autonome de Madrid ?

C’est possible. La décision n’est pas encore prise, mais nous pensons consacrer les principales ressources de l’organisation à cet objectif. Nous sommes passés d’une phase de guerre de mouvement, concentrée, accélérée, brève, à un moment de guerre de position dans lequel nous voulons, à partir des villes et des régions, ne pas laisser le gouvernement Rajoy souffler une minute. Et dans le même temps, les expériences de gestion locale nous permettront de construire la certitude que le changement n’est pas une promesse que nous faisons à la télévision, mais une réalité concrète, palpable, dont des millions de citoyens font déjà l’expérience dans leur vie quotidienne, parce qu’ils sont gouvernés par des majorités d’orientation populaire et de transformation.

Si l’on te disait que Podemos n’est rien d’autre qu’une réactualisation théorique du vieux réformisme social-démocrate européen, que répondrais-tu ?

Que vous avez partiellement raison, à condition d’ajouter que ce réformisme est, dans l’Europe d’aujourd’hui, un programme anti-oligarchique.  La plus timide des réformes défendues par les partis sociaux-démocrates, et même par les partis démocrates-chrétiens des années cinquante et soixante, apparaît aujourd’hui intolérable aux oligarchies. Ceci produit la contradiction suivante : un mouvement politique qui se dote d’un programme plutôt modeste de transformation sociale et économique est traité par le système politique et médiatique comme une sorte d’excroissance anti-système, populiste, radicale, dénuée de bon sens.

“Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux.”

Pourquoi une telle contradiction se produit-elle ? D’une part, parce que l’axe politique européen s’est beaucoup déplacé vers la droite. D’autre part, parce que certaines des réformes que nous proposons ont un caractère de rupture immédiate. Pour le dire autrement : dans l’Europe d’aujourd’hui, une politique réformiste devient immédiatement révolutionnaire. Parce qu’il est impossible de faire des réformes en passant par le consensus. Il est impossible de mettre en oeuvre un programme minimal, digne d’être qualifié de réformiste, sans passer par une confrontation avec l’oligarchie nationale et les pouvoirs financiers de l’Europe néolibérale.

Ne te semble-t-il pas que la limite de cette idée est qu’elle continue à se fier à une conception de la politique comme représentation ?

Il est vrai que la politique n’est pas seulement représentation. Cependant, en substance, le pouvoir politique se conquiert avec de l’argent, des fusils, ou à travers le vote. Je ne connais aucun autre moyen. Et ce qui nous convient le mieux, ce sont les votes.

L’un des enseignements qu’ont livré les évènements récents est que la possibilité d’un changement réformiste apparaît quand elle a été précédée de l’émergence d’une critique radicale de la représentation politique, qui échappe à la fausse alternative entre démocratie et autoritarisme. En ce sens, le 2001 argentin et le 15M espagnol se ressemblent.

Il s’agit entre ces deux moments d’un dialogue difficile, car le moment destituant, le moment d’extension du champ des possibles, est magnifique. Et après lui, sa concrétisation politique nous déçoit toujours un peu. Dans notre cas, l’évolution qui a conduit de l’un à l’autre n’a pas été linéaire. Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux. Le moment avait atteint sa limite, les mobilisations étaient moins massives, les actions devenaient répétitives, et une incertitude généralisée s’était fait sentir. La question était : que faisons-nous ? Il y a eu à ce moment là besoin de passer d’une phase d’expression à une phase de construction institutionnelle. Cela semble une chose inévitable, surtout dans des endroits où il existe un pouvoir étatique fort et consolidé. La mobilisation sociale accomplit son propre cycle, et quand elle atteint sa limite, elle a besoin de se poser le défi de la conquête de l’Etat, autrement, elle périclite. Podemos est né quand tout ce magma social et culturel ne brûlait plus, mais couvait dans ses cendres, traversant une crise par manque de perspectives. Nous avons alors lancé une initiative qui, sur le moment, apparaissait comme une hérésie.

Insister sur le moment insurrectionnel, comme s’il pouvait durer pour toujours, conduit à une impasse. Néanmoins, le saut dans les institutions se conclut presque toujours par un tournant conservateur. Comme c’est le cas à présent.

C’est pour cela qu’il faudrait qu’un nouveau cycle de mobilisations surgisse maintenant. Cela ne dépend pas de nous, et si cela se produisait, cela causerait des soucis, même à Podemos. Je ne dis pas cela sur le plan esthétique. Le mouvement qui renaîtrait devrait être quelque chose qui nous remette en question, nous lance un défi. Il ne naîtra pas de l’intérieur de notre parti, parce que nous n’avons pas le temps, les personnes, l’esprit libre ni l’enthousiasme pour le susciter nous-mêmes. Ceci dit, il est vrai aussi qu’il paraît difficile qu’il naisse dans un moment de stabilisation économique comme celui que l’Espagne traverse aujourd’hui, avec, certes, une paupérisation massive de larges secteurs de la population, mais aussi une stabilisation. Ce mouvement, nous en avons besoin comme de l’air, de la nourriture, mais nous ne pouvons pas le produire. C’est pourquoi nous ne devrions pas projeter notre stratégie dans le but de le faire naître. Et s’il survient, alors qu’il nous secoue, qu’il nous renverse, qu’il nous chamboule et s’il produit quelque chose de meilleur, qu’il nous renvoie chez nous.

Le processus indépendantiste catalan n’est-il pas justement cette mobilisation qui n’était pas prévue, et qui a chamboulé Podemos ?

Au cours des dernières années, il y a eu en Espagne deux vagues de mobilisations politiques porteuses d’une démocratisation : une au niveau national (espagnol), que nous identifions habituellement avec le 15M, et une autre à l’échelle de la Catalogne, de formation d’une volonté souverainiste contre les attaques du gouvernement du PP [ndlr, le Parti populaire, la droite espagnole] et sa stratégie centralisatrice, qui a rompu dans les faits les équilibres territoriaux prévus par notre constitution. Depuis sa naissance, Podemos a eu la ferme volonté d’articuler ces deux impulsions en un projet de reconstruction nationale qui prenne en charge la nécessité de justice sociale, de modernisation économique, de démocratisation du système politique et d’intégration de la diversité plurinationale dans un nouveau pacte territorial. Nous respectons les demandes indépendantistes, même si nous ne les partageons pas. Nous considérons que la seule solution stable et durable doit passer par un référendum et un accord pour construire un futur commun, à l’intérieur duquel il y ait une place pour la Catalogne.

“Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.”

En ce moment, la mobilisation en Catalogne dépasse les limites traditionnelles de l’indépendantisme, se heurte à l’attitude fermée du gouvernement national de Rajoy, et menace d’engendrer une crise de l’Etat, à l’intérieur de laquelle je crains que le PP se trouve en position tout à fait confortable. Car, pour la première fois depuis des années, le parti qui fait des coupes budgétaires, qui brade la souveraineté nationale au pouvoir financier, qui est au centre de grands réseaux de corruption et de mise à sac des biens publics, a entrevu une opportunité pour rassembler une bonne partie de la société derrière un discours nationaliste espagnol, qui se renforce en s’opposant à l’« ennemi catalan ». Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.

Traduction de David Gallo.

Catalogne : la polarisation politique se confirme

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Manifestation pour la “Diada”, le 11 septembre 2012 ©Josep Renalias

Albert Borras Ruis est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique. Il revient dans cet article sur les élections régionales du 21 décembre 2017 en Catalogne, qui ont vu les indépendantistes conserver leur majorité absolue malgré l’ascension du parti de centre-droit Ciudadanos. Convoqué à la suite de la suspension de l’autonomie de la région, le scrutin devait permettre de trancher le conflit politique qui oppose le gouvernement espagnol à la Généralité de Catalogne, dont l’ancien président Carles Puigdemont est aujourd’hui retranché à Bruxelles. Loin de satisfaire les desseins de Mariano Rajoy, les résultats démontrent l’affaiblissement du Parti populaire ainsi que les maigres perspectives de la gauche non indépendantiste, tout en confirmant la tendance à la polarisation politique dans la société catalane.

Ces dernières années ont été riches en bouleversements pour la société catalane, ainsi que pour la société espagnole dans son ensemble. Une crise économique sans précédent a déclenché une crise politique qui se poursuit aujourd’hui encore. La polarisation du débat politique est arrivée à une telle dimension que tous les partis politiques de l’échiquier politique catalan (et espagnol) ont dû s’adapter.

Le mouvement du 15 mai 2011 (« les Indignés »), l’ascension de Podemos (2014) et le succès des candidatures dites « du changement » (à l’instar des « Communs » à Barcelone, sous l’égide d’Ada Colau) avaient réussi à placer la défense des droits sociaux au centre du débat politique. Mais aujourd’hui, cette représentation semble reléguée au second plan au fur et à mesure que le nationalisme et, iimplicitement, la question identitaire s’imposent au cœur de la stratégie discursive des acteurs politiques. En Catalogne, on en est presque arrivé, n’hésitons pas à le dire, à une forme de conflit civil. Et ce notamment dans les semaines qui ont précédé et qui ont suivi l’action policière disproportionnée lors du référendum du 1er octobre, jugé illégal (rappelons que plus de deux millions de personnes y ont participé malgré les difficultés rencontrées). La fracture sociale et politique est un constat.

“Aujourd’hui, la défense des droits sociaux est reléguée au second plan à mesure que le nationalisme et la question identitaire s’imposent au coeur de la stratégie discursive des acteurs politiques.”

L’appel à la démocratie est le principal ressort des stratégies de légitimation des acteurs qui constituent les deux « blocs » (« bloques ») pro et anti indépendance. Qui est le plus démocrate : celui qui défend l’Etat de droit, ou celui qui défend la voix du peuple ? Cette question mériterait de faire l’objet d’un débat dans toute l’Europe. Néanmoins, les demandes du peuple catalan sont difficilement comprises dans le cadre de l’Europe actuelle, au moment où l’ascension de l’extrême-droite nationaliste est bien réelle. Sur le Vieux continent, les indépendantistes catalans ne trouvent d’ailleurs guère d’autres alliés que des mouvements régionaux de droite radicale. Quoi qu’il en soit, outre-Pyrénées, la polarisation se sédimente du fait de la victoire de la droite nationaliste espagnole de Ciudadanos d’une part, et de la majorité absolue en nombre de sièges obtenue par les partis indépendantistes d’autre part.

Une campagne de plusieurs mois

La campagne électorale a officiellement débuté le 5 décembre, mais tous les acteurs politiques se sont mobilisés des semaines auparavant. Parmi les principaux marqueurs de cette campagne anticipée, l’application de l’article 155 de la Constitution, utilisé par le Parti Populaire afin de suspendre la Communauté Autonome de Catalogne et de stopper le « processus d’indépendance ». Cette mesure fait consensus au sein du bloc dit « constitutionnaliste » ou « unioniste », composé du PP, de Ciudadanos et du Parti Socialiste. A l’opposé, l’article 155 est unanimement rejeté par les indépendantistes, de même que par Catalunya en Comú (Catalogne en Commun) la formation emmenée par la maire de Barcelone Ada Colau et le député Xavier Domènech, alliée à Podemos ainsi qu’aux écolo-communistes de Iniciativa per Catalunya i Verds (ICV) et aux communistes d’Esquerra Unida i Alternativa (EUiA). Catalunya en Comú refuse d’intégrer la logique des blocs et défend une voie alternative à moyen voire à long terme : celle du référendum pacté avec le gouvernement espagnol.

Par ailleurs, l’autre grande ligne du débat s’est axée sur les dirigeants politiques emprisonnés, considérés par les indépendantistes et les « Communs » comme des prisonniers politiques, ainsi que sur les membres de la Généralité exilés à Bruxelles, parmi lesquels l’ancien président de la Généralité de Catalogne Carles Puigdemont. La fin de la campagne a été marquée par des échanges d’accusations entre les deux blocs mais aussi et tout particulièrement entre les partis de gauche : Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), le Parti des socialistes de Catalogne (PSC), Catalunya en Comú et les indépendantistes anticapitalistes de la CUP. Les forces de gauche catalanes sont ainsi elles-mêmes profondément divisées sur la question nationale.

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Manifestation à Barcelone pour la libération des leaders indépendantistes Jordi Sànchez (ANC) et Jordi Cuixart (Òmnium), le 21 octobre 2017. ©Sandra Lazaro

La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre. Un sentiment d’appartenance nationale d’autant plus fort dans les secteurs de la société qui parlent le catalan ou le castillan, du fait de la domination de l’une des deux langues dans le milieu familial.

La division que les indépendantistes et le gouvernement espagnol ont fabriquée, entre les partisans de l’indépendance et ses opposants, a obligé les partis politiques à se transformer. Des listes électorales qui, auparavant, auraient été jugées contrenatures sont apparues. A tel point que l’on retrouvait dans la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, des candidats de la société civile tels que Jordi Sánchez, président de la puissante Assemblée Nationale Catalane (ANC) et ancien membre de la gauche communiste et écologiste d’ICV, aujourd’hui emprisonné.

“La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre.”

La liste de la gauche indépendantiste d’ERC intégrait de son côté les Démocrates de Catalogne, issus d’une scission au sein de l’un des grands partis de droite indépendantiste (l’Union Démocratique de Catalogne, UDC), d’idéologie démocrate-chrétienne et optant pour une vision particulièrement essentialiste de la question nationale. Les démocrates-chrétiens non indépendantistes se sont quant à eux ralliés à la liste Citoyens pour le Changement, dominée par les socialistes catalans. Cette alliance visait à récolter les voix de la haute bourgeoisie catalane et des Catalans modérés hostiles à l’indépendance.

De son côté, la coalition emmenée par Catalunya en Comú a su imposer le leadership des « Communs » d’Ada Colau sur la gauche radicale non indépendantiste, suite au conflit interne qui a secoué et affaibli Podem – la branche régionale de Podemos, s’achevant par la démission de son secrétaire général en novembre dernier. Enfin, les listes du Parti Populaire, de la CUP et de Ciudadanos se sont lancées seules dans le combat. C’est cette dernière formation qui est parvenue à incarner dans la région le « non » au processus d’indépendance.

Les résultats : tout change pour que rien ne change ? 

 Ciudadanos, un parti de droite né en Catalogne en 2006 afin de lutter contre la politique linguistique de la région, a su tirer son épingle du jeu et gagne les élections régionales du 21 décembre 2017 (26,44 % et 37 sièges). La liste emmenée par Ines Arrimadas ne pourra cependant pas former de gouvernement, car les partis indépendantistes conservent leur majorité au Parlement de Catalogne avec un total de 47,49 % et 70 sièges (majorité absolue : 68 sièges). Au sein du bloc indépendantiste, c’est la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, qui l’emporte avec 20,64% et 34 sièges, donnant ainsi l’avantage aux indépendantistes de droite, principalement représentés par le Parti démocrate européen Catalan (PDeCAT) de l’ancien président de la Généralité. C’est la troisième surprise du scrutin, après la victoire de Ciudadanos et l’incroyable taux de participation, jamais atteint depuis la Transition à la démocratie : 81,94%.

 Le PdeCAT, qui a piloté la Généralité de Catalogne pendant la crise économique en pratiquant l’austérité radicale, atteint par la corruption – le cas de Jordi Pujol, qui a présidé pendant 23 ans le gouvernement catalan, est emblématique – avait vu ses perspectives électorales diminuer drastiquement. La « martyrisation » de l’ancien président et actuel candidat Carles Puigdemont l’a sauvé de l’échec. ERC, de son côté, a obtenu les meilleurs résultats de son histoire, avec 21,39% des suffrages et 32 sièges, mais les indépendantistes de gauche voient s’éloigner la perspective de dominer le bloc indépendantiste et de diriger la Généralité, alors même que tous les sondages pré-électoraux leur donnaient la victoire.

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Albet Rivera et Ines Arrimadas, leaders de Ciudadanos. Le parti de centre-droit est arrivé en tête lors des élections du 21 décembre. ©Robert Bonet

Le parti du gouvernement espagnol, le PP (4,24 % voix et 4 sièges), s’effondre au profit de Ciudadanos, sanctionnant lourdement la gestion de crise de Mariano Rajoy. Le PSC se maintient avec 13,88 % des voix et 17 députés.  Le bloc du « non » perd néanmoins globalement en nombre de voix. Le gouvernement espagnol est ainsi perçu en Catalogne comme le perdant du scrutin. Catalunya en Comú perd trois sièges (7,45 % et 8 sièges) par rapport aux dernières élections de 2015. Cet échec était attendu : les « Communs » et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane. Sociologiquement parlant, Catalunya En Comú est toutefois le parti le plus transversal, et il pourrait bien être la clé de la gouvernance, car les radicaux de la CUP (4% des suffrages et 4 sièges), particulièrement exigeants, pourraient s’avérer un soutien instable au sein du bloc indépendantiste. Par ailleurs, à la mairie de Barcelone, les « Communs » d’Ada Colau qui arrivent aujourd’hui à mi-mandat, gouvernent en minorité et auront besoin des indépendantistes pour consolider leur projet dans la capitale régionale. Ainsi, en Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.

“Les Communs et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane (…)  En Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.” 

Enfin, les indépendantistes disposent encore d’une importante légitimité électorale afin de poursuivre leur but. L’unilatéralité n’est plus à l’ordre du jour, sauf pour la CUP, qui exige de persévérer dans cette voie. L’orientation du processus dépendra aussi de la réaction du gouvernement du PP. Celui-ci ne semble pas vouloir discuter avec les indépendantistes et cherche à perpétuer le conflit par la voie judiciaire. Tout comme pour la droite catalane, la centralité de la question nationale permet de masquer les affaires de corruption. Il s’agit également d’une bataille entre les droites espagnoles,  entre le PP et Ciudadanos. Le gouvernement ne peut se permettre de faiblir vis-à-vis des indépendantistes s’il ne veut pas être devancé par Ciudadanos à l’échelle nationale.

Par ailleurs, les indépendantistes devraient reconnaître et admettre devant les citoyens que le rapport de forces en Espagne et en Europe ne leur est pas favorable. Ils ont avancé à l’aveugle dans un conflit déjà perdu qui bénéficie à long terme à la droite catalane et espagnole. Avec moins de 50% des soutiens, il leur est impossible d’escompter l’indépendance sans une confrontation, sans un trauma social. D’un côté comme de l’autre, les intérêts électoraux prévalent. La polarisation demeure, rien ne change à cet égard. Le conflit perdure et la société catalane, très divisée après des mois de fortes tensions, aura à en subir les conséquences.

 

Par Albert Borras Ruis

 

Crédit photos :

©Sandra Lazaro

©Robert Bonet

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Le clivage gauche-droite est mort en Italie – Entretien avec Samuele Mazzolini

Samuele Mazzolini, fondateur du mouvement Senso Comune

Samuele Mazzolini est un intellectuel italien chercheur à l’université d’Essex au Royaume-Uni. Il est par ailleurs co-fondateur du mouvement italien Senso Comune, d’inspiration gramscienne et populiste. Nous l’avons interrogé sur la situation politique italienne, quelques mois avant les élections législatives, et sur le projet de Senso Comune.

 

LVSL : Les élections municipales de juin 2017 ont été remportées haut la main par les deux principaux partis de droite : Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Bien que distancées dans les sondages nationaux par le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et le Parti Démocrate (PD), les droites italiennes semblent avoir le vent en poupe. Quelles sont les orientations et les stratégies respectives de ces deux formations ?

En effet, les droites italiennes ont été enterrées trop vite, comme l’ont bien démontré les élections municipales de juin 2017, de même que les récentes élections régionales en Sicile. Avec la chute du gouvernement Berlusconi en 2011 et une série de scandales qui ont touché dans le même temps la Lega Nord (Ligue du Nord, NdT), la droite a certainement été sérieusement ébranlée, mais elle est parvenue à se ressaisir. Commençons par la Lega Nord, qui a réalisé un véritable exploit. Il y a quelques jours, il a été officiellement décidé que son nom serait la Lega et non plus la Lega Nord. Ce changement de nom scelle un processus lancé par son président, Matteo Salvini, depuis qu’il a pris les rênes du parti en 2013. En substance, le projet de Salvini est de transformer son parti en équivalent italien du Front National de Marine Le Pen, avec laquelle – et ce n’est pas un hasard – il a entretenu des liens étroits durant ces dernières années. Il ne s’agit donc plus d’un parti qui porte des revendications régionalistes, à visée « nordiste » [auparavant, la ligue du Nord portait des revendications régionalistes et autonomistes, ndlr]  et aux accents séparatistes, mais bien d’un parti national délivrant un discours destiné au pays dans son ensemble. En interne, Umberto Bossi – le fondateur de la Lega – a été mis en minorité, même si la large victoire du référendum sur l’autonomie de la Vénétie promue par le gouverneur Zaia a partiellement rebattu les cartes.

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

En quoi consiste la politique de Salvini ? L’élément central qui la caractérise, dans la droite ligne du FN, est certainement le thème de l’immigration. Cette intolérance à l’égard des flux migratoires qui touchent notre pays existait déjà et leur augmentation exponentielle n’a probablement pas aidé, mais Salvini a été capable d’exacerber ce sentiment. De plus, il s’est habilement emparé de certaines luttes qui n’ont pas de marqueur idéologique, à l’instar de l’opposition à la réforme des retraites d’Elsa Fornero ou encore l’euroscepticisme. Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un homme politique très habile, son style direct et ses idées excentriques sont ses plus grands atouts. Je pense que, bien que ce soit une horreur en termes de contenus, il y a beaucoup à apprendre de sa capacité à créer de l’adhésion à son discours. Il est toutefois confronté à un obstacle encore très important, issu de son passé : il s’agit des vidéos dans lesquelles Salvini entonne des chants contre Naples et le sud qui ne peuvent pas être supprimées. Chacune de ses apparitions dans le Sud est accompagnée de mouvements de protestation très forts. Bien que son poids électoral ait augmenté, alors qu’auparavant le symbole du parti n’apparaissait même pas sur le bulletin de vote, la transformation de la Lega en un vrai parti national n’est pas encore complètement achevée.

LVSL : A 81 ans, après avoir été condamné pour fraude fiscale puis pour corruption, aujourd’hui inéligible, que peut encore Silvio Berlusconi ? Quel rôle peut-il jouer dans la recomposition actuelle des droites et, plus généralement, dans la vie politique italienne ?

Berlusconi est une sorte de phœnix, la manière dont il réussit à chaque fois à renaître de ses cendres est incroyable. Certes, il ne bénéficie plus de la popularité électorale qu’il avait alors, et dans l’hypothèse où il devrait renouer une coalition avec la Lega, son leadership ne va plus de soi, tant il est vrai que les accords préliminaires prévoient qu’en cas de victoire, ce sera le chef du parti de la coalition qui obtiendra le plus de voix qui distribuera les cartes. Toutefois, il convient de rappeler l’ambiguïté maintenue par Berlusconi ces dernières années à l’égard de Matteo Renzi. Bien que ce « je t’aime, moi non plus » lui ait coûté cher – nombreux ont été ses parlementaires qui l’ont lâché pour soutenir de l’intérieur le PD -, on évoque avec insistance la possibilité d’une alliance post-électorale entre lui et Renzi lors de la prochaine législature, face à l’absence d’une majorité claire au parlement.

“Le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper (…) De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.”

Les intéressés nient, mais les contacts ne manquent pas et dans ce cas de figure, il est important de prêter attention aux bruits de couloirs et aux déclarations de ces parlementaires qui agissent en sous-main. Après des décennies de levées de boucliers, le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper. C’est peut-être une bonne chose, dans le sens où cela serait une entreprise de clarification après des décennies pendant lesquelles le pays s’est divisé autour d’un clivage principalement pro/anti Berlusconi. De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni quant à lui le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.

LVSL : Après le désaveu du « non » au référendum sur la réforme constitutionnelle en décembre 2016 et un échec cuisant lors des dernières élections municipales, Matteo Renzi est de nouveau en selle pour conduire la campagne du Parti Démocrate en vue des élections législatives du printemps prochain. Quel est son bilan à la tête du gouvernement italien (2014-2016) ? Peut-il espérer rassembler les rangs démocrates derrière lui ?

Le bilan de Renzi est mauvais, et je ne dis pas cela seulement d’un point de vue partisan, mais aussi de son point de vue à lui. Retraçons à grands traits son ascension. Renzi se présente comme le nouveau visage de la politique, comme l’innovateur fraîchement débarqué, au parler simple et à la répartie facile, aux idées « cool » dans l’air du temps – ici aussi, l’analogie avec la France est importante : Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal, populiste dans le sens où ils créent un antagonisme très accentué avec la vieille classe politique – en premier lieu celle de son parti, dans le cas de Renzi – mais paradoxale car centriste, c’est-à-dire réfractaire à la mise en échec concrète du statu quo. Celui de Renzi a été une petite comédie faite de phrases hyperboliques et américanisées revisitées à la sauce italienne. Au moins, en ce qui concerne Macron – maigre consolation –, on peut dire qu’il existe un souffle culturel et conceptuel légèrement plus marqué. Au départ le modèle renzien apparaît comme particulièrement séduisant : le jeune qui brûle les étapes et se fraye un chemin contre la vieille bureaucratie d’un parti ankylosé, en mettant tout le monde au tapis.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Après quoi Renzi est entré dans une sorte de frénésie, qui a à voir avec son attitude fanfaronne. Son arrivée au gouvernement a été bien plus une manœuvre machiavélique, à la House of Cards, qu’une investiture populaire. Ici, la dimension populiste s’est faite plus discrète. Cette agitation peu clairvoyante s’est répercutée sur de nombreux aspects. Sa garde rapprochée, par exemple, est restée principalement toscane, la région d’où il a démarré : des gens parfois pathétiques et pas à la hauteur des enjeux nationaux. Il n’a pas réussi à élargir la portée de sa politique, à coopter des personnes, des courants, des compétences, ou alors de façon totalement éphémère. De manière encore plus significative, son action au gouvernement a confirmé les soupçons de ceux qui se sont opposés à lui dès la première minute : son ascension était soutenue et favorisée par des élites italiennes, avec les intérêts des grands groupes bancaires qui ont pris le dessus sur tous les autres – ce n’est pas un hasard si 24 milliards ont été offerts au système bancaire au cours de cette législature. Cet aspect est désormais assez clair pour tout le monde.

“Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal : antagoniste avec la vieille politique, mais réfractaire à la mise en échec du statu quo.”

Enfin, l’erreur la plus stupide a été la proposition de réforme constitutionnelle, une proposition excessivement liée à sa personne, mais surtout incapable d’incorporer une série de revendications qui avaient un poids important – telle que la suppression définitive du bicaméralisme, tandis que Renzi avait prévu la création d’un Sénat régional avec des compétences différentes. L’échec référendaire qui s’en est suivi a été retentissant, et a considérablement redéfini ses ambitions politiques. Récemment, il a fait passer en force, en coulisses, une loi électorale très contestée qui a donné lieu à d’âpres polémiques, surtout de la part du Mouvement 5 Etoiles (Movimento 5 Stelle), démontrant encore une fois son incapacité à saisir une revendication aussi partagée dans tout le pays que celle des préférences [l’idée est d’inclure la possibilité de signaler sa préférence pour tel ou tel député lors d’un vote de liste, et de ne pas voter uniquement pour la liste, ndlr]. De temps en temps, il pourrait lâcher un peu de lest, suffisamment pour repousser les embûches qui se présentent à lui. Mais il ne le fait pas. Politiquement, il s’est avéré être bien plus bête que ce qu’on pensait au début.

LVSL : Le Mouvement Cinq Etoiles, fondé en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo, s’est durablement installé sur la scène politique italienne au point d’occuper aujourd’hui la première place dans les intentions de vote. Comment décrire ce parti parfois qualifié d’« objet politique non identifié », ne s’agit-il pas du mouvement populiste le plus « transversal » d’Europe ? Comment expliquez-vous son succès ?

Le coup qu’a réussi le Movimento 5 Stelle (Mouvement 5 Etoiles, M5S, NdT) est l’une des opérations les plus ingénieuses de la politique italienne et je le dis sans les soutenir pour autant, bien au contraire. Grillo a compris que les temps avaient changé, que la reproduction des clivages du XIXe siècle fonctionnait de moins en moins et que la représentativité des partis politiques était largement érodée. En ce sens, il y avait une foule d’électeurs à conquérir. A gauche, on a simplement tendance à stigmatiser l’opération grilliniste à cause de ses aspects ambigus, en perdant ainsi de vue les aspects performatifs et la possibilité d’apprendre quelque chose : le M5S a donné vie à une tradition politique ex nihilo qui en quelques années a révolutionné la réalité politique du pays.

“Comme le péronisme en Argentine, le M5S a donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés (…) Et c’est vraiment ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation. Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.”

Ce n’est pas par hasard si, sur un plan purement formel, et en dehors de conditions historiques et organisationnelles complètement différentes, j’aime comparer l’opération grilliniste au péronisme argentin. Pourquoi ? Parce que comme le péronisme, le M5S a lui aussi donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés. Il y a une sorte d’hypertrophie, d’étirement de ce que le philosophe Ernesto Laclau appelle la chaîne d’équivalence, à savoir un discours politique qui englobe et crée un rapport analogique entre les diverses instances de changement social. Comme pour le cas argentin, ces diverses demandes ne sont pas réélaborées dans le sillage d’une orientation idéologique claire, mais restent unies, de manière freudienne, par un amour commun du père. Or, je trouve que tandis que dans le péronisme le père est sans aucun doute Perón, dans le cas du M5S, le plus petit dénominateur commun n’est pas tant Grillo que la question morale, véritable mirage salvateur en Italie depuis quelques décennies. C’est vraiment le caractère fondamentalement vide de ce drapeau qui fait qu’il s’agit du mouvement populiste le plus transversal d’Europe, comme tu le soulignes. Et c’est véritablement ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation.  Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.

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Luigi di Maio, leader du M5S. ©Mattia Luigi Nappi

LVSL : En septembre dernier, les adhérents du M5S ont désigné leur chef de file pour les élections législatives. C’est le napolitain Luigi Di Maio, 31 ans, vice-président de la Chambre des députés qui briguera donc le poste de président du Conseil. Ce choix implique-t-il un quelconque changement dans la ligne et la stratégie du M5S ?

Jusqu’à présent, le M5S a démontré sa capacité à dissimuler de manière habile sa géographie politique interne, notamment grâce à un centralisme despotique qui sanctionne toute velléité de courants. Toutefois, je crois pouvoir dire que son choix de leader marque une certaine normalisation du M5S, dont la responsabilité ne doit pas être attribuée au vote des inscrits, car de fait, en septembre, a uniquement eu lieu la ratification d’un choix opéré il y a longtemps par les instances dirigeantes du mouvement. Par ses façons de faire, par l’esthétique et par le peu qu’on est parvenu à comprendre de ses déclarations, Di Maio incarne un choix démocrate-chrétien, de respectabilité, une caution de non-dangerosité du mouvement à l’égard des intérêts économiques les plus importants, avec une tendance à nourrir certains des penchants les plus réactionnaires, en particulier sur la question de l’immigration.

La nomination de Di Maio a déclenché à gauche une série de réactions dérisoires. Mais ceux qui le fustigent car il n’est pas particulièrement cultivé se trompent, car la politique n’est pas non plus une lutte pour afficher son érudition. Les maladresses de Di Maio s’avèrent être bien plus parlantes à l’électeur moyen que les discours opaques des leaders de gauche. Toutefois, il est vrai que son aspect de vendeur immobilier est peu charismatique et contraste sûrement beaucoup avec le ton chaleureux de Grillo. C’est probablement une manière, encore une fois, de couvrir un spectre encore plus large de l’électorat.

LVSL : A la gauche du Parti Démocrate, les forces sont éparpillées malgré l’alliance récente entre MDP, Sinistra italiana et Possibile dans la coalition Libere e uguali. Article 1 – Mouvement démocrate et progressiste, né en février 2017 d’une scission avec le PD, Gauche Italienne également structuré en parti politique depuis 2017, ou encore le Parti de la Refondation communiste : aucune de ces formations ne semble susciter l’adhésion. Comment expliquez-vous l’incapacité des gauches italiennes à sortir de la marginalité ?

La gauche italienne appartient davantage à l’éventail des pathologies psychiques qu’à la politique. Si on entrait dans le vif du sujet, il y aurait trop de choses à dire et à préciser, notamment parce que l’archipel de la gauche a subi de nombreuses mutations au cours de ces dernières années.  Je préfère tenir un discours plus large. On peut en effet distinguer une série de tares qui ont rendu la gauche progressivement inefficace, velléitaire, et même nuisible.

Tout d’abord, la gauche garde une approche platonicienne, dans le sens où elle pense que les masses sont dans l’erreur et qu’elles doivent donc être éclairées. Ce sont des restes d’une fausse conscience, de cette prétention à avoir une lecture privilégiée du social, fondée sur l’attribution d’intérêts établis en amont. Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation. Cela veut dire se salir les mains, au sens propre, adopter un vocabulaire ayant un lien avec la période historique dans laquelle on vit. Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega. Ils se contentent d’insister sur la nécessité d’unir la gauche – en se disputant sur la façon d’interpréter cette opération -, comme si cela était, nécessairement, un besoin que le pays éprouvait. Un autre défaut de la gauche est celui de se percevoir comme défenseur de mille particularismes, sans jamais bâtir un horizon qui l’achemine vers la création d’une identité populaire plus large. La gauche italienne est un camp incapable de se penser comme la représentation démocratique d’un « tout » qui lui est supérieur.

“Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation (…) Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega.”

Mais la gauche italienne se trompe également sur le plan du contenu. Imprégnée comme elle est d’un cosmopolitisme qui rejette tout ce qui concerne l’Etat-nation, elle ne propose aucun discours critique sur l’Union européenne. Par conséquent, il n’existe pas la moindre analyse sur le traité de Maastricht, sur l’euro, sur le rôle de l’Allemagne, sur le démantèlement du tissu industriel italien et sur les asymétries que l’UE cristallise. Elle continue d’ânonner que le concept d’Etat est dépassé et que le changement doit se faire à l’échelle continentale. Bien sûr, ce serait formidable s’il était possible de changer l’Europe d’un claquement de doigts, mais la formation des consciences politiques fonctionne encore selon une approche nationale et l’UE dispose de mécanismes qui rendent son fonctionnement imperméable au changement. Sans oublier que l’État-nation est le lieu de la démocratie : en dehors, il y a seulement la technocratie. Les raisonnements critiques que fait Mélenchon, par exemple, n’ont pas d’équivalent italien, sauf peut-être chez Rifondazione Comunista (Refondation Communiste, NdT), qui toutefois est le plus marginal et identitaire parmi tous ces acteurs.

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Massimo d’Alema, leader de Articolo 1 – MDP ©WeEnterWinter

Mais il faut dire un mot du mouvement Articolo 1 – MDP (Article 1er – Mouvement Démocrate et Progressiste, NdT). Eux incarnent vraiment  l’opportunisme, alors qu’ils ont toujours voté toutes les pires inventions du néolibéralisme. D’Alema a été l’un des responsables de la dérive de l’ex-PCI (Parti Communiste Italien, NdT). Maintenant qu’il a été évincé et que le vent a tourné, lui et ses partisans se replient tactiquement à gauche. Au niveau électoral, ils disposent d’un petit réservoir de voix qui vient en majorité des réseaux de clientélisme tissés par ceux qui sont dans la politique depuis des années. Mais ils ne pourront jamais devenir un acteur majeur de la politique italienne. Ensemble avec Gauche italienne et Possibile [“C’est possible”, ndlr], ils ont réussi à construire un petit cartel électoral destiné à exploser au lendemain des élections. Ils ont choisi comme leader le président du Sénat, Pietro Grasso, élu sur les listes du PD et qui a failli se défiler sur la nouvelle loi électorale. Il est difficile de trouver un personnage moins charismatique, moins capable de toucher les secteurs les plus eloignés de la politique. En fait, tout ce qui intéresse d’Alema et ses amis est de piquer quelques voix modérées au PD. Cependant, le lendemain des élections, ils viendront de nouveau frapper à la porte du PD (Partito Democratico, Parti Démocrate, NdT) : leur horizon politique se limite au centre-gauche et aux préoccupations électorales.

LVSL : Podemos, La France Insoumise, ces deux partis sont parvenus à se hisser sur le devant de la scène politique en rompant avec les codes traditionnels des gauches radicales à travers une stratégie clairement populiste. La revue Senso Comune que vous animez se revendique du populisme démocratique, une expression que l’on retrouve également chez Íñigo Errejón, l’un des principaux intellectuels de Podemos. Quelle forme doit prendre ce populisme démocratique ? Existe-t-il un espace politique disponible en Italie pour une telle option ?

A Senso Comune (Sens Commun, NdT), nous nous situons pleinement dans le sillage tracé par Podemos et La France Insoumise, dans le sens où nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », c’est-à-dire de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise, en partant de l’opposition aux élites – mais pas seulement politiques, comme le fait le M5S, mais plutôt politiques et surtout économiques. Ici, la référence à la Patrie, au national-populaire joue un rôle clé. Avant toute chose, il est impératif d’arracher aux autres forces politiques cette bannière, et de la décliner en termes inclusifs : si ce ne sont pas les forces démocratiques qui prennent possession de ce signifiant, alors ce sont les forces de droite qui le feront, avec tout le cynisme et le racisme dont elle font preuve. Il s’agit donc d’établir le fait que l’amour pour là d’où l’on vient ne se concrétise pas par un suprématisme obtus, mais par la sécurité sociale et économique de ceux qui y habitent. En second lieu, cette démarche bénéficie d’une actualité incontournable, car nous sommes à un moment où la souveraineté populaire est dérobée par les institutions supranationales, donc la référence à la communauté démocratique de base devient centrale. Comme le dit fort justement la philosophe Chantal Mouffe : « l’ennemi principal du néolibéralisme est la souveraineté du peuple »

“Nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise.”

Senso Comune cherche à créer un noyau totalement alternatif à la gauche et au M5S, porté par la jeunesse et d’inspiration antilibérale, le moins possible conditionné par un attachement à des liturgies et à des mots d’ordre désormais dénués de sens, qui se concentre sur des thèmes à même de créer des majorités sociales nouvelles et transversales. Les héritiers du PCI, dans toutes ses ramifications, se sont avérés incapables de maintenir en vie ce patrimoine qui, malgré quelques ambiguïtés, avait fait de l’Italie un pays plus juste. Leur responsabilité en termes d’erreurs stratégiques, de retards de lecture en matière politique et culturelle est très grande. Le M5S, quant à lui, constitue un obstacle non négligeable. Il occupe l’espace politique de la promesse de rédemption et s’est emparé d’une série de revendications clés. Mais on peut déjà entrevoir quelques failles. Leur inefficacité, l’absence d’un projet politique et économique allant au-delà des attaques stériles à l’encontre de la caste politique, la sélection d’une classe dirigeante certes nouvelle mais impréparée, sont en train d’être mis au jour, à partir de l’expérience ratée de Virginia Raggi à Rome. Il faut axer notre critique là-dessus et sur le fait que si l’on ne règle pas nos comptes avec les élites et les puissances économiques italiennes et européennes, en premier lieu les banques, il n’y a pas d’émancipation possible.

LVSL : La plupart des pays européens ont récemment connu de profonds bouleversements dans leurs systèmes partisans. Comme on l’a vu, l’Italie n’échappe pas à la règle. A l’heure actuelle, aucun des grands partis en lice ne semble en mesure d’obtenir à lui seul une majorité à la Chambre des députés. Quels sont aujourd’hui les scénarios d’alliances envisageables ?

Le M5S est quasiment sûr d’arriver en tête, mais sans les sièges nécessaires pour soutenir un exécutif de façon autonome. Certains pensent vaguement à la possibilité d’un accord post-électoral avec la Ligue du Nord, en vertue d’un glissement à droite des militants du M5S. Même Salvini a affirmé il y a quelques jours que la première chose qu’il ferait après les élections, au cas où il n’y aurait pas de majorité claire, ce serait d’appeler Grillo. Pour le M5S cela impliquerait le sacrifice de cette altérité radicale qu’il a jusqu’ici maintenu par rapport au reste du système politique. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une possibilité à exclure.

Cependant, après le vote en Sicile, il ne faut pas écarter la possibilité que ce soit le centre-droit qui l’emporte, mais avec le même problème pour former une majorité. Pour cette raison, je pense plus vraisemblable la formation d’un exécutif de type « barrière contre les populismes » dont le pivot serait évidemment le PD.  En fonction du nombre de députés nécessaires, il faudra regarder ce qui se passe du côté de Articolo 1 – MDP en leur fournissant une contrepartie en termes de sièges plutôt qu’en termes politiques. Le problème est que, là aussi, l’addition des groupes parlementaires ne serait pas suffisante pour former un exécutif. Donc, il est plus probable que le PD s’adresse à Berlusconi et aux formations habituelles de transfuges  qui , presque par magie, se forment toujours après les élections. Dans ce cas, Renzi laisserait probablement sa place à un personnage moins tonitruant. Un Gentiloni-bis est une possibilité, mais il y a aussi le ministre de l’intérieur Minniti qui est en lice, un ancien communiste qui s’est construit une renommée d’inflexible avec la crise des migrants et qui plait aussi à droite.

Le mouvement Senso Comune lors de son école d’été de 2017.

LVSL : Les Italiens sont l’un des peuples les plus eurosceptiques de l’UE. Comment l’expliquez-vous? L’ « Italexit » est-il aujourd’hui à l’agenda ? L’euro est-il identifié comme une contrainte qui pèse sur le pays ?

Il faut distinguer deux plans du discours. En termes d’euroscepticisme, l’Italie n’est pas la Grèce ou l’Espagne, mais elle n’est pas non plus le Royaume-Uni. Il existe encore un euroscepticisme latent, mais d’intensité réduite. Il y a naturellement une partie du pays plus incontestablement anti-européiste – pour l’instant engagée surtout à droite –  mais elle reste minoritaire par rapport à une majorité qui maintient une position de substantielle neutralité ou de légère hostilité. Cela explique pourquoi les groupes expressément anti-euro et souverainistes de gauche n’ont débouché sur rien du tout. De fait, si demain l’on votait sur la présence de l’Italie dans la zone euro, je crois que l’option d’y rester l’emporterait nettement, avec un appui beaucoup plus large par rapport au traditionnel bloc qui tire avantage des politiques déflationnistes. En général, ce n’est pas par conviction, mais par crainte que les gens fournissent ce type d’appui. Dans ce sens, il faut agir en prenant en considération la centralité politique, c’est-à-dire la nécessité de formuler notre propre réponse en partant des thèmes les plus profonds, en évitant d’adopter des positions qui se situent de manière trop nette en dehors du sens commun. Dans le cas contraire, nous retomberons dans l’avant-gardisme ou dans un mouvement monothématique.

“Il faut commencer à problématiser progressivement l’Euro, en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites établies ces dernières années. C’est un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.”

Cela ne veut pas dire que l’Euro et l’UE ne sont pas un problème. Sortir de l’Euro et des préceptes européens est une condition nécessaire – mais pas suffisante – pour générer de nouveau de la croissance, de l’emploi et pour rééquilibrer la répartition des richesses. Les chances d’un projet de ce type sont liées à la capacité de donner vie à un discours d’ensemble sur la société, un discours persuasif, qui promeut un modèle d’intégration européen alternatif à l’UE. Ce nouveau modèle doit nous rendre la souveraineté – c’est-à-dire la démocratie -, tout en maintenant une forte coopération sur les sujets essentiels et d’intérêt commun.

Je pense que ce processus demande du temps. En effet il s’agit de désarticuler une «casamatta» – pour utiliser un terme de Gramsci – dont il est difficile de s’emparer. Voilà pourquoi j’estime que commencer à problématiser progressivement l’Euro – en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites qui ont été établies ces dernières années – est la route à suivre. Il s’agit d’un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et il faut le commencer au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.

 

Réalisé par Vincent Dain. Traduit par Astrée Questiaux, Pinelli Talcofile, Valerio Arletti et Lenny Benbara.

Miguel Urbán : « La structure de l’Union européenne favorise l’évasion fiscale »

Article initialement publié dans le journal espagnol El Salto En avril 2016, le scandale des Panama Papers éclatait. Depuis, le Parlement Européen a créé une commission afin d’enquêter sur les dessous de l’ingénierie fiscale mondiale et de proposer des changements de réglementations pour que l’argent ne s’évapore plus vers des pays aux règles fiscales opaques et laxistes. Un an et demi plus tard, le travail de cette commission semble être totalement édulcoré suite aux derniers votes du Parlement européen et à l’éclatement d’un nouveau scandale, de plus grande ampleur, celui des Paradise Papers, qui replace sur la scène médiatique le lourd problème de l’évasion et de la fraude fiscales. L’eurodéputé de Podemos, Miguel Urbán, a participé à cette commission. Très critique sur le fonctionnement de l’Europe, il dénonce les faux-semblants de la lutte contre l’évasion fiscale, quand « les institutions et les réglementations européennes n’ont été créées que pour favoriser les multinationales ».


Un an et demi ont passé depuis le scandale des Panama Papers. C’est à ce moment qu’a été créée une Commission d’enquête au Parlement Européen, à laquelle vous participez. Maintenant c’est le scandale des Paradise Papers qui éclate. Est-ce que quelque chose a changé concernant la réglementation depuis la création de cette Commission ?

Pour l’instant non. Il faudra voir ce qu’il se passe lorsqu’on votera les recommandations que cette enquête proposera. Il y a encore beaucoup de pressions sur le résultat. En plus, ce sont seulement des recommandations qui sont faites à la Commission Européenne ou aux Etats afin qu’ils légifèrent, mais elles ne les engagent à rien.

En revanche, les conclusions nous sont, elles, bien utiles. Elles nous donnent une vision de l’ampleur du problème auquel nous faisons face. Elles prouvent qu’il ne s’agit pas ici d’une question de conjoncture, mais de structure, qui est liée à la période du capitalisme liquide dans laquelle nous nous trouvons. La grande coalition et les institutions européennes ont clairement voulu utiliser cette commission comme une excuse pour montrer que l’on travaillait, mais dans une certaine mesure, cela n’a été qu’un ravalement de façade. Un ravalement de façade pour un grand nombre d’institutions, de banques, de cabinets ou de pays qui ont été auditionnés par la commission.

“Le Parti populaire européen a voulu mettre l’accent sur le Panama. A la commission d’enquête, on a voulu aller chercher du côté de Luxembourg, de Malte, du Royaume-Uni (…) Il y a des repaires fiscaux à l’intérieur même de l’Europe.”

Nous avons cependant réussi à retourner le discours que le Parti Populaire européen (PPE) a voulu mettre en place, selon lequel le problème des paradis fiscaux ne concernait que les pays du sud. Le PPE a voulu mettre l’accent sur le Panama, les Bermudes ou les Iles Caïmans, mais à la commission d’enquête nous avons bien dit que nous ne voulions pas nous concentrer sur le Panama : on a voulu aller chercher du côté du Luxembourg, de Malte, du Royaume Uni… On a voulu attirer l’attention sur le fait que le problème est à l’intérieur même de l’Europe. Il y a des repaires fiscaux – je n’aime employer le terme « paradis » qui peut comporter une connotation positive – à l’intérieur même de l’Europe.

Il est par exemple significatif de remarquer la quantité infime de ressources humaines qu’emploie le mécanisme de supervision, dépendant de la Banque Centrale Européenne, chargé de contrôler la réglementation même de l’UE sur l’évasion fiscale.

Quelles sont les différences entre les Panama Papers et les Paradise Papers ?

 Les Panama Papers ont servi à montrer comment fonctionnait le monde du « offshore ». Mais Mossack Fonseca était un peu le bas de gamme des cabinets d’optimisation fiscale en comparaison avec les Paradise Papers. Appleby va beaucoup plus loin en nous révélant l’univers particulièrement complexe qui se cache derrière l’ingénierie fiscale et en mettant en évidence, grâce à plusieurs facteurs, les lacunes de la réglementation actuelle.

L’un de ces facteurs est celui du mythe de l’autorégulation, que le Parti Populaire a tant défendu en Europe. Les Paradise Papers ont prouvé qu’il ne fonctionne pas, puisqu’Appleby avait de hauts standards d’autorégulation. Ce qui nous indique que nous avons besoin d’une législation qui puisse réguler les facilitateurs de l’évasion et de la fraude fiscale : les planificateurs fiscaux, les cabinets d’avocats et les banques. Sans les banques tout cela serait impossible, mais ceux-ci peuvent opérer dans des paradis fiscaux en totale liberté, sans supervision, et sans contrôle.

Un autre élément qui nous a été démontré est le rôle des sociétés écrans : les fondations et les trusts. Leur seule mission consiste à cacher à qui appartient l’argent en réalité. Au sein de la commission sur les Panama Papers nous avons réussi à ce qu’une demande soit faite pour que chaque pays tienne un registre réel des propriétés, afin de démasquer et de connaître qui se cache derrière ces sociétés.

“La structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent l’évasion fiscale (…) Il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale, ce qui crée une compétition à la baisse pour attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants.”

Le troisième facteur à prendre en compte, c’est qu’alors que dans le cas des Panama Papers on ne parlait que du Panama, le scandale d’Appleby nous montre qu’il existe un vaste réseau de repaires fiscaux utilisés par de nombreuses multinationales. De la même façon que nous avons besoin d’un registre des propriétés dans chaque pays, les multinationales devraient faire une déclaration de leurs bénéfices dans chaque pays également, pour éviter qu’il y ait des sociétés qui amassent et détournent des millions vers les paradis fiscaux afin de fuir leurs responsabilités fiscales.

Vous avez parlé de Malte et du Luxembourg, mais nous remarquons aujourd’hui que dans les Paradise Papers il est beaucoup question de la Hollande et de l’Irlande.

Il est clair que le Royaume Uni, le Luxembourg et les Pays-Bas sont les trois champions de l’évasion fiscale en Europe. L’Irlande dans une moindre mesure, mais elle est aussi mise en avant à cause de ses baisses d’impôts à destination de grandes entreprises. Le problème ici est que la structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent tout cela. Ajoutons-y une dévaluation fiscale à la baisse et le dumping fiscal, ce en quoi la Hollande et l’Irlande excellent. On a appris des choses dans les scandales des Luxleaks concernant les pratiques des Pays-Bas, mais cela n’a rien changé pour autant.

Qu’est-ce qui pousse un pays à l’économie solide et développée, comme c’est le cas pour les Pays-Bas, à pratiquer ce dumping fiscal ?

Le problème, c’est qu’il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale. Cela crée une compétition qui s’opère toujours à la baisse afin d’attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants. Il y a des informations qui indiquent que nous perdons 1 000 milliards d’euros de recettes fiscales par an dans toute l’Europe. Avec cette somme d’argent nous pourrions bien nous passer de toutes ces coupes budgétaires. Toute cette évasion et toute cette fraude fiscale créent toujours plus d’inégalités.

Miguel Urbán | Photo : Álvaro Minguito

Dans les Luxleaks, on a découvert des accords bilatéraux entre les entreprises et le Luxembourg, les fameux Tax ruling. Les Paradise Papers ont révélé que Nike avait passé un accord avec les Pays-Bas afin de ne pas payer d’impôts pendant dix ans. Est-ce que l’Europe fait quelque chose pour mettre fin à ce type d’accord ?

Elle tente de démontrer et de donner l’apparence qu’elle fait quelque chose. On a vu quelques sanctions dérisoires, comme celle appliquée à Apple par la Commissaire européenne à la concurrence. Mais on n’affronte pas réellement le problème. De fait, à de nombreuses occasions, on légifère en faveur des entreprises. Deux exemples : les accords mis en place pour éviter la double imposition finissent, et on le sait pertinemment, par devenir des accords de double non-imposition, car les entreprises en question finissent par ne plus rien payer nulle part.

Deuxième exemple : la faible protection des whistleblowers, les filtreurs ou lanceurs d’alerte. Le même jour qu’a éclaté le scandale des Panama Papers, on votait au Parlement Européen une réglementation qui fragilise encore davantage les lanceurs d’alerte. Lorsqu’il a pris connaissance du vote, Antoine Deltour, qui est à l’origine des Luxleaks, nous a demandé de nous y opposer, parce que la législation faisait en sorte de les priver de toute protection. Au lieu de proposer des lois qui promeuvent la transparence et qui protègent les lanceurs d’alerte, l’UE préfère légiférer en faveur des entreprises.

De plus, lorsque le Parlement Européen fait une proposition qui va dans le sens d’un vrai changement, comme par exemple la quatrième directive européenne contre le blanchiment d’argent, la Commission Européenne l’annule. Mais bien sûr, son président, Monsieur Juncker, a été premier ministre du Luxembourg et impliqué directement dans le scandale des Luxleaks.

Les cabinets impliqués dans les Paradise Papers agissaient sur dix-neuf territoires. Douze d’entre eux ne sont pas considérés par l’Etat espagnol comme étant des paradis fiscaux. Cinq d’entre eux ont été éliminés il y a trois ans à cause de ces accords de double imposition dont vous parliez.

 

Oui, c’est aussi ce qu’on a observé avec les Panama Papers. A ce moment-là c’est le PSOE représenté par Zapatero et Rubalcaba qui avait retiré le Panama de la liste des repaires fiscaux. Par la suite il a été très étrange d’écouter le ministre de la Justice du Parti Populaire, Rafael Catalá, parler de ces repaires comme des lieux à la législation « particulière ». Par « particulière », il devait sûrement faire référence au secret bancaire, à l’opacité fiscale ou au refus de partager l’information avec les autorités d’autres pays.

“Il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts.”

Le problème est qu’il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission Européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts. Il y a une liste énorme de personnalités politiques éclaboussées par ces scandales. Sans parler des phénomènes de porte tambour (Ndlr : les circulations entre politique et monde des affaires) entre ces législateurs et les entreprises ou les cabinets qui facilitent l’évasion.

Le dernier rapport d’Oxfam indique que la moitié des investissements arrivant en Espagne a transité par ces territoires et que l’investissement des entreprises espagnoles dans ceux-ci a été multiplié par quatre. Cela voudrait-il dire que notre économie repose sur les paradis fiscaux ?

Notre économie est en train de diminuer, il suffit de regarder les données qui révèlent ce que nous perdons à cause de l’évasion et de la fraude fiscales. Mais nous devrions aussi regarder dans quels secteurs notre économie investit. On observe de forts investissements provenant de fonds vautours dans le logement et le foncier. On en revient donc au secteur du bâtiment et on investit dans des secteurs qui ne sont pas productifs.

Il y a quelques années, quand on parlait de paradis fiscaux, et notamment de la Suisse, l’image qui nous venait à l’esprit était celle d’un dictateur africain qui y cachait ses diamants et l’argent qu’il avait dérobé à son pays. Maintenant, on peut voir apparaître des noms comme celui de Shakira, Bono…

 C’est ce que je disais par rapport au Panama et à l’Europe : à travers cette image du fraudeur africain on essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un problème des pays du Sud. Mais aujourd’hui nous pouvons clairement voir que les plus grands fraudeurs viennent d’Europe et des Etats-Unis. La différence c’est que, maintenant, nous connaissons leurs noms. Il est d’ailleurs curieux qu’à de nombreuses occasions la Commission européenne se soit montrée davantage préoccupée par la révélation des noms des fraudeurs que par l’évasion fiscale en elle-même et les pertes causées par celle-ci.

“Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon.”

Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts, exactement comme à l’époque. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon. C’est une classe qui non seulement se situe au-dessus du citoyen moyen, mais qui se place également au-dessus des petites et moyennes entreprises. C’est une nouvelle noblesse qui se croit au-dessus des lois. On ne peut pas permettre cela. Il faut combattre ce système postmoderne du féodalisme.

Commission d’enquête spécifique en Europe, grands scandales qui attisent le débat au sein de l’opinion publique… Sommes-nous proches de la fin des paradis fiscaux ? Ou ont-ils toujours une longueur d’avance ?

Si seulement ils n’avaient qu’une longueur d’avance. Nous sommes en réalité bien loin derrière eux. Pour vous faire une idée, dans le scandale des Panama Papers on a découvert 213.000 entreprises offshore, ce qui représente seulement 0,6% de celles qui existent dans le monde. Avec celle d’Appleby on peut imaginer en être à 1,5%. Ce qui fait que, si on considère ces chiffres, nous sommes bien loin de connaître ce qui se passe vraiment. Il y a de très grands intérêts pour certains à ce que tout cela ne soit pas su. Nous voyons ce qu’ils veulent bien nous laisser voir, mais il y en a beaucoup plus en réalité.

Propos recueillis par Yago Álvarez, traduits de l’espagnol par Lou Freda. 

Lénine en 2017, sérieusement ?

Dans cet article initialement publié dans la revue espagnole CTXT, les sociologues Jorge Lago et Jorge Moruno, tous deux membres de Podemos,  reviennent sur la révolution russe, ses impasses et ses perspectives. A rebours d’une lecture rigide et mythifiée du léninisme, ils plaident pour une valorisation de cet “art machiavélien” qui consiste à anticiper la conjoncture et à adapter l’action politique aux contradictions de l’époque. 

Que peut nous inspirer aujourd’hui la révolution de 1917 ? La gauche et les libéraux sont du même avis en ce qui concerne la compréhension de la révolution russe, ils lui donnent la même signification bien que leurs perspectives soient différentes, et la revendication mélancolique des premiers se confond avec la caricature qu’en font les seconds : il en résulte un Lénine embaumé. Si nous parlons encore aujourd’hui de la démocratie grecque, c’est grâce à la signification politique qu’elle nous a léguée et non pas pour sa seule dimension historique ou, formulé autrement, ce qui nous intéresse c’est davantage le champ et l’horizon qu’elle ouvre plutôt que son mode d’application concret, qui se traduisait par exemple par la mise à l’écart des femmes et des esclaves. Il en va de même pour la révolution russe : si nous ne pouvons expliquer et comprendre le vingtième siècle sans son existence, son héritage politique n’a rien à voir avec les défis concrets et les solutions qu’y ont apporté ses acteurs, mais bien avec les motivations, les doutes, les contradictions et la mentalité ou le geste révolutionnaire qu’ils réussirent à déployer.

Les contradictions auxquelles se sont confrontés les protagonistes de la révolution russe permettent-elles de tirer une conclusion ou une leçon pour les défis du présent ? Oui, non pas car la révolution russe serait un exemple de conflits bien résolus, mais précisément car, au contraire, elle continue de nous indiquer les écueils dans lesquels nous pouvons encore et toujours tomber, illustrant les impasses auxquelles peut mener tout processus de changement politique. Notre intention n’est pas de juger, de faire dans le révisionnisme historique ou la justice a posteriori. Nous souhaitons reconnaître ces frictions ou ces contradictions, et les considérer comme des leçons pour appréhender le présent et faire face au changement politique à venir. S’il arrive un jour. Voyons-en quelques points

1. A l’encontre de l’association répandue du léninisme à la rigidité, à la discipline et au dogmatisme, Lénine semble bien souvent démontrer le contraire, à savoir qu’il n’y a ni manuels ni recettes pour faire de la politique, malgré la clarté de l’objectif fixé : « le marxisme est totalement hostile aux formules abstraites, aux recettes doctrinaires. (…) on ne peut prétendre enseigner aux masses des manières d’agir et de lutter systématisées depuis un bureau ». L’orthodoxie (marxiste, libérale, constitutionnelle, institutionnelle ou soixante huitarde, celle des sondages d’opinion, peu importe laquelle) est toujours une réaction au changement. Le paradoxe de Lénine est celui de l’art machiavélien, qui consiste à manier la conjoncture, à maintenir l’équilibre en permanence (« faire de la politique c’est marcher continuellement entre des précipices ») entre un développement théorique compact – excessivement compact – fondé sur des notions clés (qui frôlent le fétichisme) et la souplesse nécessaire au présent politique, la recherche de l’adaptation à chaque situation concrète.

“A l’encontre de l’association du léninisme à la rigidité, à la discipline et au dogmatisme, Lénine semble bien souvent démontrer le contraire, à savoir qu’il n’y a ni manuels ni recettes pour faire de la politique, malgré la clarté de l’objectif fixé.”

Entre la révolution de février et celle d’octobre, Lénine change de tactique à plusieurs reprises, se corrige lui-même en certaines occasions, et cherche à ajuster le pari révolutionnaire à chaque défi concret ; il joue toujours sur un terrain instable qui, de plus, change en fonction de l’action politique engagée antérieurement. Lénine fait tout d’abord basculer le parti à gauche, en avril, puis le dirige plus à droite en juin, ou en août face à la menace de Kornilov, au moment de proposer des alliances avec des acteurs qu’il avait un temps plus tôt condamnés. C’est une tension permanente entre la doctrine, la stratégie et l’action, une prise de conscience de la complexité et de l’autonomie (relative) de la politique, où il faut toujours avoir à l’esprit l’existence d’une inévitable différence entre ce que l’on désire, la conjoncture et les possibilités délimitées de l’intervention politique.

On retrouve cette conception de la politique dans l’importance qu’accorde Lénine à la « consigne correcte à chaque moment concret », c’est-à-dire à la capacité non pas tant d’interpréter la réalité mais avant tout d’intervenir dans celle-ci, d’en forcer les limites. Le changement est toujours une innovation et une rupture vis-à-vis des cadres installés, et cette rupture suppose d’affronter le principal des freins : celui du parti, de son orthodoxie et de sa rigidité. Le seul manuel qui existe, c’est l’inexistence de manuels. C’est uniquement lorsque la politique devient – ou s’estime – incapable de continuer d’agir sur la réalité que les manuels deviennent les pavés d’une orthodoxie stérile pour la transformation sociale.

2. La révolution russe inaugure le vingtième siècle. Son impact transforme le monde et va jusqu’à se transmettre à l’identité de l’ennemi. Autrement dit, sans la révolution russe il n’y a pas de New Deal (il n’y en pas non plus sans l’immense cycle des grèves des années trente aux Etats-Unis), et il n’y a pas d’Etat providence dans l’Europe d’après-guerre. Et de la même façon qu’elle l’ouvre, la révolution russe, ou plutôt son résultat décomposé, vient clore le vingtième siècle. Et que se passe-t-il quand cet autre tombe ? La fin de l’Union soviétique provoque également l’effondrement d’une tension fondamentale qui a défini les limites et les possibilités de l’action politique au vingtième siècle. Le triomphe du néolibéralisme, qui « transforme l’âme par l’économie », comme l’affirmait Thatcher, ne peut se comprendre que comme la conséquence de l’annulation, mais à travers sa paradoxale incorporation, de la recherche ou du désir d’émancipation.

“Il devient urgent d’appréhender la défaite de la gauche à partir de son incapacité à intégrer dans son récit le désir (…) Un désir que le récit politique néolibéral a su capturer et hégémoniser, pour donner un horizon de sens aux signifiants disputés que sont la liberté, la démocratie, la réalisation de soi, etc.”

En effet, la pensée et l’action émancipatrices avaient besoin d’un moteur passionnel, d’un autre qui fonctionnât comme horizon de sens : le communisme comme projection dans un autre temps – un horizon qui ne survenait jamais – ou dans un autre espace – l’URSS, mais aussi la Chine, Cuba, etc…–. Cette altérité spatio-temporelle devenait alors réelle, sous la forme du désir et de l’aspiration, la possibilité et la nécessité de l’émancipation, en même temps qu’elle pénétrait et traversait n’importe quel autre récit et n’importe quelle autre action politique (c’était là sa dimension hégémonique) : il devenait indispensable de prendre en compte cette altérité, y compris dans le but de l’annuler sous la forme d’une dialectique négation/incorporation. La lutte entre les blocs culturels, idéologiques et économiques – le bloc occidental contre le bloc communiste – n’empêchait pas, bien au contraire, une espèce de contagion par contention de l’ennemi, d’incorporation de demandes contraires afin d’annuler son effectivité. Il s’agissait d’un antagonisme poreux qui transformait les deux pôles – ou acteurs – constitutifs.

Mais cette logique de contagion entre des récits politiques et des visions du monde opposés fut loin de provoquer les mêmes effets des deux côtés du champ de bataille. La victoire occidentale, qui se traduit par l’hégémonie néolibérale, ne s’explique pas uniquement par la disparition de l’ennemi, par l’imposition d’un discours devenu unique du fait de l’effondrement du pôle contraire. La disparition de l’autre extérieur se produit sous la forme d’une altérité interne : le discours néolibéral incorpore une dimension émancipatrice (perverse) :  du self-made man à la logique liquide de la liberté de mouvements, en passant par le coaching et le développement personnel, entendus comme des projets d’émancipation purement individuels. Sa victoire est fondamentalement hégémonique.

Dès lors, le plus important n’est peut-être pas de constater que toute défaite est avant tout la victoire du récit adverse, mais de s’interroger sur les raisons de l’échec des mouvements d’émancipation lorsqu’il s’agit d’incorporer, de s’imprégner ou d’assumer les demandes et les aspirations du discours hégémonique de l’autre. Ainsi, il devient urgent d’appréhender la défaite de la gauche à partir de son incapacité à intégrer dans son récit le désir, ce désir que l’horizon communiste avait abandonné depuis déjà bien longtemps. Un désir que le récit politique néolibéral a su capturer et hégémoniser, pour donner un horizon de sens aux signifiants disputés que sont la liberté, la démocratie, la réalisation de soi, l’expérimentation, etc.

Jorge Moruno.

3. La dimension européenne a été un objectif central pour les bolchéviques, et en particulier pour Lénine, qui voyait dans la révolution russe le détonateur d’une expansion continentale : « Le prologue de la révolution européenne à venir », affirmait-il durant son exil en Suisse un peu avant la révolution de février. Connaisseurs des limites de la révolution dans un pays semi-féodal comme l’était la Russie, fascinés par la modernité, surtout par la capacité militaro-technologique de l’Allemagne, les bolchéviques comprenaient que la dimension européenne était fondamentale pour le dénouement du processus en Russie.

Il y avait de bonnes raisons de le penser, puisqu’après la révolution le panorama belliqueux européen commençait à connaître d’importantes désertions sur le champ de bataille. Par ailleurs, les grèves proliféraient et s’étendaient à mesure que s’accentuait la conflictualité ouvrière, en particulier en Allemagne. La peur de la contagion bolchévique s’exprime parfaitement dans la remarque de la délégation allemande dans le wagon de l’armistice, quand Erzberger, ministre d’État, prévient que le nombre de mitrailleuses que l’Allemagne devait céder, trente mille environ, était excessif et pouvait mettre le pays en difficulté en cas de révolution interne. Car « il n’y en aurait plus assez pour tirer sur le peuple allemand ». On concéda cinq mille mitrailleuses de plus aux Allemands afin de parer à cette éventualité.

“Le socialisme réel appartient au passé mais la question du capitalisme demeure. A défaut d’imagination ou d’horizon, on essaye de recycler le passé ou, pire encore, on se contente de dénoncer les excès du capitalisme sans proposer le moindre projet alternatif.”

Une fois l’expansion révolutionnaire européenne avortée, et après sept ans de guerre — si on y ajoute la guerre civile –, la Russie fait face à une tension insoluble : faire avancer la révolution y compris en adoptant des réformes bourgeoises et démocratiques, ou ce qui a fini par s’imposer, à savoir le repli du stalinisme et le report sine die de la dictature du prolétariat. Avancer à reculons, ou creuser des tranchées. À la fin de sa vie, Lénine déplorait le processus de « distorsion bureaucratique » de la révolution. Il prédisait déjà ce que Gramsci systématiserait plus tard : « Toute la difficulté de la révolution russe repose sur le fait que la classe ouvrière révolutionnaire russe a eu beaucoup plus de facilités que les autres classes de l’Europe Occidentale à commencer la révolution, mais il lui est par contre beaucoup plus difficile de la continuer » Et vice versa : les pays d’Europe Occidentale ont plus de difficultés à engager le processus, parce que « la classe ouvrière se trouve dans un état d’esclavage culturel ».

D’autre part, la résolution de cet abime européen, de même que l’idée léniniste des « Etats Unis d’Europe », sont restées en suspens.  La dernière manifestation de cet abime remonte à la Grèce de Tsipras, à l’échec d’une « révolution démocratique » qui ne trouve pas le moindre écho en Europe. Mais plutôt que de céder à des lectures morales et à des critiques bien-intentionnées, nous devons (ou pouvons) comprendre l’humiliation grecque au-delà des visions binaires qui se contentent d’opposer au monstre tantôt le refuge et la glorification de la souveraineté de l’Etat-nation, tantôt l’oubli de la territorialité et le simple fétichisme de la mobilisation (ainsi des milliers d’activistes à Frankfort, par exemple). Pour éviter de tomber dans l’impuissance de Tsipras (soulignons que l’Espagne a un poids différent en Europe), et afin d’esquiver la pulsion du retour identitaire, nous devons accepter l’indissociable synergie qui opère entre la dimension nationale et la dimension européenne : pour paraphraser Marx, le changement ne peut surgir de l’Europe, mais il est de la même façon impossible qu’il ne surgisse pas de celle-ci. C’est une guerre de positions paneuropéennes.

4. Aujourd’hui, cent ans après la révolution russe, il est plus facile d’envisager la fin du monde que la fin du capitalisme. Certes, l’autre n’existe plus. Nous sommes passés du socialisme à l’anticapitalisme. Le socialisme réel appartient au passé mais la question du capitalisme demeure. A défaut d’imagination ou d’horizon, on essaye de recycler le passé ou, pire encore, on se contente de dénoncer les excès du capitalisme sans proposer le moindre projet alternatif.

Jorge Lago.

La réaction à cette dilution de la dimension politique n’est autre qu’une fermeture d’esprit asphyxiante qui ne cherche que la virtuosité d’une équivalence impossible : celui d’une coïncidence parfaite entre l’attitude individuelle quotidienne et l’ordre social auquel nous aspirons. Autrement dit : une identité à mi-chemin entre les philosophies du moi et les philosophies politiques. En plus d’être impossible, cette posture est puérile : si nous pouvions vivre ensemble en marge de la société commerciale, nous n’aurions tout simplement pas besoin de nous émanciper d’elle.

Le capitalisme est un enchevêtrement relationnel qui ne connaît pas de limites, on n’en sort pas en traversant la rue, en adoptant une attitude civiquement exemplaire, ou en se réfugiant dans le monde de Narnia. Même si on le souhaite, on ne le peut pas. Lorsqu’on en revient à Machiavel et que la politique révolutionnaire se subsume dans le discours néolibéral ­– par la voie du narcissisme émancipateur –, il en résulte finalement un individu mis à nu, en marge de toute utilité collective et de toute dimension politique. C’est un vide de certitudes, incapable de trouver un écho qui résonne dans la société, et qui a été intégré et articulé, et c’est fondamental, pour que l’élan révolutionnaire devienne le moteur des passions néolibérales. Il faut alors se demander comment prendre en charge, au XXIe siècle, ce désir de laisser de côté ce que l’on est afin de pouvoir être autrement.

“La meilleure leçon que l’on puisse tirer des contradictions que la révolution russe n’a pas su résoudre réside sans doute dans ce pari qui consiste à avancer en acceptant les paradoxes et les compromis avec le présent, en admettant l’inévitable contagion d’une réalité hostile sur laquelle on ne peut agir qu’en la reconnaissant.”

On ne peut évidemment pas répondre à cette question aujourd’hui sous l’angle du développement moderne d’un prolétariat qui s’auto-réalise, sur le mode du repli stalinien de la révolution de 1917. Il faut avoir en vue l’abolition du prolétariat, c’est-à-dire impulser le désir (que l’on retrouve aussi bien dans le néolibéralisme que dans l’anticapitalisme) de ne plus être prolétaire. Accepter le cadre dans lequel se déploie le désir néolibéral au lieu de le renier au profit d’un passé pétri de certitudes (la sécurité et la régulation du travail, l’ordre salarial comme horizon, etc.). La bataille à mener est celle du désir, à l’heure où les coutures du régime capitaliste de l’emploi craquent de toute part. La critique du programme de Gotha de Marx et l’idée d’une classe émancipée du travail retrouvent leur intérêt. Il nous faut penser la société du « plein temps garanti » davantage que la société du plein-emploi, car nos sociétés actuelles libèrent suffisamment de temps pour rendre caduque le calcul de la richesse basé sur le temps de travail employé. Une société est plus libre dès lors que sa reproduction est moins sujette à la « libre » obligation de se soumettre à un tiers pour pouvoir subvenir à ses besoins primaires.

Le temps est peut-être venu de récupérer la « folie » du geste de Lénine, ce cheminement entre les précipices, cette manière d’assumer les contradictions du présent plutôt que de chercher à les résoudre sans y faire face. Ainsi, à la fermeté d’une orthodoxie qui prétend dicter la vérité du réel, il est toujours impératif d’opposer, non sans tensions, une conception de la politique fondée sur l’innovation, l’intervention et l’invention même du réel. Face à l’impulsion stalienne de la révolution russe suite à l’échec de l’expansion européenne, et plus généralement face à toute paralysie d’un processus de changement politique, il est crucial de savoir pressentir, comme l’a fait Lénine, le risque d’un repli bureaucratique ou identitaire. Il faut aussi comprendre aujourd’hui que face à la tentation du refuge (le travail, la nation, l’idéologie), face à la crise (de régime, de l’emploi, du changement politique) la meilleure leçon que l’on puisse tirer des contradictions que la révolution russe n’a pas su résoudre réside sans doute dans ce pari qui consiste à avancer en acceptant les paradoxes et les compromis avec le présent, en admettant l’inévitable contagion d’une réalité hostile sur laquelle on ne peut agir qu’en la reconnaissant. Car, « nous n’avons pas d’autres briques, c’est donc avec celles-ci que nous devons construire » (Lénine).

Traduit de l’espagnol par Lou Freda.

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL