“Le devoir de l’historien n’est pas de juger, mais de comprendre et d’expliquer” – Entretien avec Gérard Noiriel

https://pbs.twimg.com/media/Dndq3drW4AA61kd?format=jpg&name=large
© Agone

Gérard Noiriel est historien du monde ouvrier et pionnier de l’histoire de l’immigration. À l’origine du Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire, il est également l’auteur d’une Histoire populaire de la France, parue en septembre dernier chez Agone. Dans cet entretien, il revient sur son parcours personnel de chercheur, et plus largement sur sa conception du métier d’historien, conscient à la fois de son rôle dans la société, et de la nécessité de maintenir l’autonomie du champ scientifique. Entretien réalisé par Leo Rosell, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous avez publié en septembre dernier une Histoire populaire de la France, domaine en plein essor quelques années seulement après celle de Michelle Zancarini-Fournel et le mouvement initié par Howard Zinn aux Etats-Unis, ou E. P. Thompson en Angleterre. Quelle a été votre démarche en abordant ce sujet, vos objectifs principaux, et les enjeux de cette histoire ?

Gérard Noiriel – Je pense que nous sommes dans un contexte où la nécessité se fait sentir, y compris chez un certain nombre d’historiens, de revenir au populaire, alors que dans les décennies antérieures, il y avait eu un désintérêt pour cette question. Si je prends mon cas, j’ai commencé par travailler sur l’histoire ouvrière, puis j’ai bifurqué vers l’histoire de l’immigration. D’autres collègues sont passés à l’histoire des femmes, par exemple. Nous étions en même temps les héritiers d’une génération qui, elle, avait beaucoup étudié l’histoire ouvrière. Dans le contexte politique où nous sommes, la nécessité se fait sentir de réinvestir la question populaire pour tous ceux qui croient encore un peu à l’action civique. C’est la première raison qui m’a poussé à écrire ce livre.

La seconde raison est que je voulais aussi intégrer l’ensemble des recherches que j’ai pu mener depuis 40 ans au sein d’une même problématique. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que le point commun de toutes ces recherches était la question du populaire. J’avais aussi une demande d’Agone qui datait d’une dizaine d’années – quand ils ont publié la version française du livre d’Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours – de me lancer dans l’écriture d’un ouvrage similaire pour la France. J’ai donc accepté cette proposition, j’ai commencé à y travailler, puis, pris par d’autres travaux notamment sur le ‟Clown Chocolat”, j’ai mis ce sujet de côté et c’est seulement depuis trois ou quatre ans que j’ai repris cette tâche de façon intensive.

“L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives.”

Au niveau de la problématique, j’ai une double formation en histoire et en sociologie, ce qui m’a conduit à développer un domaine qu’on appelle aujourd’hui « la socio-histoire ». C’est peut-être ce qui me différencie de ce qu’a fait Michelle Zancarini-Fournel. J’ai commencé ma carrière dans l’entourage, sans en être très proche non plus, de Pierre Bourdieu et, dans une moindre mesure, de Michel Foucault. Leur approche des relations de pouvoir m’a parue fondamentale pour comprendre le monde social, c’est pourquoi je l’ai placée au centre de ma réflexion sur le « populaire », qui ne se limite pas, loin de là, aux classes populaires.

Ce que je montre dans ce livre, c’est que l’histoire populaire est un processus de longue durée qui résulte des relations dialectiques qui se sont nouées au cours du temps entre les dominants et les dominés. L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives, ce qui a contraint les classes dominantes à modifier leur discours et leurs stratégies.

LVSL – Vous insistez justement sur la « marginalisation du populaire », notamment à travers la mobilisation de l’histoire par Emmanuel Macron, une histoire sans peuple. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce que vous entendez par « populaire » ?

G. N. – Dans cette perspective, on peut poser la question de la différence entre une population et un peuple. Pour moi une population est un ensemble d’individus juxtaposés, sur un territoire, alors que le peuple est composé d’individus ayant un lien entre eux. C’est la question du lien social qui est fondamentale et qui traverse tout cet ouvrage. Je montre que, dans le cas français, c’est l’État qui a constitué le lien social, le lien à distance entre des individus qui ne se connaissent pas, mais qui sont quand même liés les uns aux autres.

“Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux.”

C’est la raison pour laquelle j’ai commencé cette histoire à l’époque de Jeanne d’Arc, qui est le début de l’État, à travers un État royal qui s’impose à la fin de la guerre de Cent ans. La construction du peuple français débute à ce moment-là et, dans un premier temps, la relation de domination est une relation d’assujettissement. C’est-à-dire que les membres du peuple français sont liés entre eux en tant que sujets du roi. C’est le rapport de souveraineté qui lie un roi à des sujets. Cette relation de pouvoir parcourt les siècles de l’Ancien Régime, avec une définition de la domination construite sur le fait que le roi de France et plus globalement la noblesse représentent le peuple français parce qu’ils sont d’une autre essence, d’une autre « race » que le peuple. Aux yeux du roi, issu de la noblesse, c’est cette distinction qui légitime ses privilèges, puisqu’il détient son pouvoir de droit divin.

Tout ceci est rompu avec la Révolution française, où l’on passe à un nouveau lien, structurellement institutionnalisé par l’État et qui devient un lien de citoyenneté. Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux. Cela change radicalement la définition même de la « représentation ». A partir de 1789, les dirigeants de l’État représentent la nation parce que les gouvernants ont la même identité que les gouvernés.

Ce changement est extrêmement important car il définit une nouvelle étape dans la conception de la souveraineté. Se greffe là-dessus la question économique, qui s’articule à la question politique avec le développement du capitalisme et la naissance du mouvement ouvrier. Cette époque, que l’on peut décrire comme « l’ère des révolutions », débute vers 1750 et s’achève avec l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Elle est dominée par tous les grands épisodes révolutionnaires de l’histoire de France, au cours desquels s’affrontent deux conceptions de la citoyenneté : la conception bourgeoise, fondée sur la délégation de pouvoir (mettre un bulletin dans les urnes tous les 5 ans), et la conception populaire, fondée sur la démocratie directe, qui est mise en œuvre dès 1792 par les ‟sans-culottes”. On retrouve ce modèle en 1848 – comme Louis Hincker l’a étudié dans sa thèse sur ‟les citoyens combattants” – puis sous la Commune de Paris avec une première expérience de communisme municipal.

On entre ensuite dans une nouvelle époque, celle dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui mais dont nous sommes peut-être en train de sortir, époque qui débute avec la nationalisation de la société française. Dans une reconstruction autour de la Troisième République s’impose le principe de délégation de pouvoir, donc de démocratie électorale, dans un cadre national avec un clivage central qui oppose désormais les nationaux aux immigrés étrangers et aux colonisés.

Les trois grands modèles historiques de relations de pouvoir que je viens d’évoquer constituent des matrices à l’intérieur desquelles se logent d’autres formes de domination sociale, qui traversent aussi les classes populaires, comme la domination masculine ou encore les clivages fondés sur la nationalité ou l’origine des personnes. La difficulté propre à une histoire populaire entendue ainsi est de réussir à articuler toutes ces dimensions pour aboutir au temps présent.

LVSL – Vous avez déjà évoqué votre passage d’une histoire du mouvement ouvrier à celle de l’immigration qui s’est, selon vous, souvent apparentée à un « non-lieu de l’histoire ». Qu’est-ce qui a provoqué ce glissement dans vos thématiques de recherche, et surtout comment expliquez-vous le fait que l’immigration soit devenue un enjeu politique majeur dans le débat public ?

G. N. – J’ai fait ma thèse sur les ouvriers sidérurgistes et les mineurs de fer de la région de Longwy. Dans leur immense majorité, ces ouvriers étaient aussi des immigrants ou issus de l’immigration. La thématique était donc déjà présente, mais à l’époque, personne ne travaillait sur l’immigration. Des gens me disaient qu’on ne pouvait pas faire carrière en histoire, en France, en travaillant là-dessus. À l’inverse, aujourd’hui on me demande pourquoi j’ai choisi ce créneau porteur, ce qui est amusant avec du recul.

“Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens.”

J’étais déjà dans une logique militante. Enseignant dans un collège de la banlieue de Longwy, j’avais vécu là-bas les grandes grèves de 1979-80 qui ont mobilisé toute la région pendant près de 6 mois. L’histoire ouvrière avait été beaucoup défrichée par toute une génération avec Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé, Michelle Perrot ou encore Yves Lequin, mais l’immigration, en tant qu’objet propre de la recherche historique, était un champ complètement inexploité. Je me suis lancé dans cette voie et me suis rendu compte qu’au-delà de Longwy, l’immigration avait eu un impact très grand dans l’histoire de France, et je l’ai donc intégrée à mes réflexions.

© Michel Olmi
Manifestation intersyndicale de sidérurgistes de Longwy à Nancy le 4 janvier 1979. © Michel Olmi

Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens. Ce champ de recherches a mobilisé une grande partie de mon énergie pendant de nombreuses années parce que je me suis battu pour la création d’un lieu de mémoire, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) devenue le Musée de l’immigration.

J’ai montré dans mes livres que ce sujet avait constamment été au centre de la vie politique et sociale de la France depuis les années 1880, moment où le « problème » de l’immigration surgit dans le débat public. La plupart des questions que l’on pose aujourd’hui étaient en fait déjà posées à l’époque. Par exemple, la question des ‟clandestins” apparaît à ce moment-là, même s’il n’y a pas encore de statistiques. Mais aussi la question de ce que l’on appelle aujourd’hui le communautarisme, à propos d’Italiens qui ont osé siffler la Marseillaise, bien avant que la question revienne au devant de l’actualité à la suite d’un match de football entre la France et l’Algérie.

Les immigrés ne sont pas pour autant responsables de ce fait, qui serait plutôt imputable au regard national qui est porté sur les migrants. J’ai analysé cette situation comme une structure et comme un symptôme, une pathologie de l’État-nation, républicain, parce que ce n’est pas partout pareil. En France, la construction républicaine de la société a apporté des choses très positives, comme l’intégration des classes populaires, mais en même temps, elle a généré cette espèce de fantasme sur l’étranger, sur l’espion étranger, sur les minorités. On annonce toujours des catastrophes pour la nation due à « l’invasion » des migrants, mais celles-ci n’ont jamais lieu. On trouve déjà chez les penseurs antisémites de la fin du XIXème siècle, comme Drumont, ce discours apocalyptique, qui est surtout un fonds de commerce. La naissance de la presse de masse a beaucoup amplifié cette dimension commerciale, car il faut susciter les peurs pour mieux vendre.

Je pensais, en faisant cette histoire de l’immigration, que l’on parviendrait à contrer ces discours-là, mais j’ai dû me rendre compte que cela ne fonctionnait pas comme je l’aurais souhaité, parce qu’il existe des intérêts beaucoup plus puissants que des intérêts purement intellectuels ou rationnels.

En ce sens, le Front National représente une nouvelle forme d’extrême-droite, et c’est pourquoi je n’aime pas trop qu’on fasse des amalgames avec les années 30. Ceux qui comparent Le Pen et Hitler ou même Pétain ne sont plus crédibles car les gens pensent : « Si Le Pen était un horrible nazi, est-ce que les télés l’inviteraient en prime time ? Auraient-ils invité Hitler ? » Ils sentent l’hypocrisie de cet argument. Les médias en profitent car jouer avec les peurs permet de vendre davantage. Et ça, Le Pen l’a bien compris, en multipliant les scandales. Dans le programme du RN, la République n’est pas remise en cause. L’extrême-droite dans les années 30, comme l’extrême gauche d’ailleurs, remettait en cause la démocratie. On a donc un changement de structure, ce qui rend plus difficile la solidarité.

“Aujourd’hui la situation est différente. Beaucoup ne craignent pas le RN. Au contraire, ils l’identifient à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer »”

En 1934, le front antifasciste s’est constitué parce que beaucoup de gens avaient pris conscience que, au-delà des immigrés, eux-mêmes étaient mis en cause et que le triomphe du fascisme représentait un risque pour eux. Si beaucoup d’entre-eux se désintéressaient de l’exploitation des immigrés, ils se sentaient directement concernés. La formation du front antifasciste permit de construire une alliance de classe et d’aboutir à un programme qui prenait en compte les questions économiques et sociales tout en défendant les droits des « minorités », comme les immigrés, les réfugiés et les Juifs.

Depuis les années 1980, la pacification des rapports sociaux et la restructuration de l’espace public ont permis la montée inéluctable d’une nouvelle extrême droite. Cette nouvelle extrême droite ne se donne plus des objectifs révolutionnaires, elle ne dit plus explicitement qu’elle veut abattre la démocratie.

Aujourd’hui, la majorité des Français n’éprouve plus ce genre de craintes. Au contraire, ils identifient le RN à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer », et les formes de divisions qui ont toujours existé au sein des classes populaires fonctionnent d’autant mieux. On rencontre cette difficulté quand on veut maintenir quand même une solidarité avec les gens qui viennent d’autres pays, qui ont connu de nombreuses souffrances. C’est pourquoi il est paradoxalement plus difficile de mener ce combat aujourd’hui que dans les années 30, ce qui est plutôt inquiétant.

Lorsqu’Emmanuel Macron évoque les années 30, il ne s’attaque donc pas aux racines du mal. Rappelons que les démocraties ont finalement triomphé du fascisme et du nazisme en mettant en œuvre des politiques économiques et sociales en tout point opposées à celles qu’il défend aujourd’hui. De même que la crise du capitalisme, le « Jeudi Noir » de Wall Street en octobre 1929, a joué un rôle décisif dans la montée en puissance des forces réactionnaires en Europe, c’est la crise du capitalisme financier qui explique aujourd’hui l’accession au pouvoir de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, sans parler du Brésil et des Etats-Unis. Le New Deal aux Etats-Unis, de même que le Front Populaire en France, avaient ouvert la voie dès les années 1930 aux politiques keynésiennes qui se sont imposées au lendemain de la guerre, afin de mettre un terme aux catastrophes inéluctables de la doxa libérale, incarnée aujourd’hui par Macron.

Le plus grave, c’est que ces réflexions superficielles sur le retour des années 30, discours instrumentalisé à l’approche des Européennes pour servir l’opposition qu’il veut créer entre progressistes et nationales, ont permis à Zemmour et consort de dénoncer la « dramatisation » de la situation actuelle pour défendre les dirigeants d’extrême-droite ayant conquis récemment le pouvoir, sur fond de : « Salvini n’est pas Mussolini » ou « Orban n’est pas Hitler ».

LVSL – Nous aimerions également revenir sur votre conception du métier d’historien. Vous apparaissez comme un historien engagé, qui n’hésite pas à assumer ses idées et à intervenir dans le débat public. Quelle articulation faites-vous entre discours scientifique et discours militant ?

G. N. – C’est une chose qui m’a toujours préoccupé. Je me suis initié à l’engagement politique dans les années 70, quelques temps seulement après 68. Il y avait alors une très forte mobilisation dans les universités. J’étais militant à l’UNEF au départ, puis l’UNEF ayant des liens étroits avec l’UEC à Nancy, je suis devenu étudiant communiste, avant d’adhérer au PCF, ce qui n’a pas été facile. J’ai connu la glaciation, le retour en arrière du PCF, la question du stalinisme.

“Il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.”

Le stalinisme était une entreprise menée par les dirigeants du parti pour culpabiliser les intellectuels, en nous disant : « Vous êtes des Bourgeois, alors que nous représentons la classe ouvrière ». Ce genre de discours a paralysé l’esprit critique de beaucoup d’intellectuels de gauche. J’en ai tiré la leçon qu’il fallait lutter pour maintenir l’autonomie de la réflexion. Cela n’empêche pas de travailler avec des partis, quand ils vous invitent, mais en gardant une large autonomie, en évitant d’être utilisé comme courroie de transmission. C’est l’idée que j’ai défendue et je la défends encore.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus tellement du PCF mais des associations qui parlent au nom des « minorités », des « femmes », etc. Il faut faire aussi une analyse critique de ces mouvements, en se demandant toujours qui parle en leur nom, quel est le statut des porte-paroles. Il ne s’agit pas de discréditer ces luttes auxquelles je participe moi-même en tant que citoyen, mais de préserver l’autonomie de la réflexion savante, c’est-à-dire ne pas juger mais expliquer et comprendre.

C’est une démarche qui n’est pas facile à mener parce que, en même temps, je me considère comme un historien engagé, ce qui pose le problème des limites de l’objectivité. Je dis que l’objectivité est un horizon. On mène des combats au nom de l’objectivité même si on ne l’atteint jamais. C’est pour cette raison que je pense que la démocratisation de l’accès au monde universitaire permet aussi d’ouvrir le champ de la réflexion. En même temps, il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.

J’ai tenté d’appliquer ces principes à mon propre univers, notamment dans mon livre sur la « crise » de l’histoire ; en évoquant les rapports de domination au sein même du champ historique. Cela ne m’a pas empêché de faire carrière dans l’institution. C’est pourquoi je dis à mes collègues : « Vous êtes dans un pays où l’on peut développer des critiques publiques sans risquer la prison, ni même l’exclusion. Alors pourquoi, vous, les universitaires êtes-vous aussi frileux ? Pourquoi les problèmes internes à notre petit milieu sont-ils presque toujours débattus en catimini ou en petits comités ? Pourquoi n’est-ce pas exposé dans l’espace public ? »

C’est une forme d’autocensure tout à fait regrettable. J’ai toujours eu pour principe de ne jamais entrer dans des cabales privées, c’est-à-dire que j’ai toujours formulé des critiques d’abord publiquement, ce qui m’a évité d’être pris dans toutes les formes de commérage qui existent à l’université comme dans tous les milieux sociaux. Je pense que nous avons un devoir d’exemplarité. Nous avons une relative autonomie, nous sommes fonctionnaires. On nous donne cette protection pour nous permettre d’affronter un certain nombre de contradictions. Je sais bien que la posture que je représente est assez minoritaire dans ma discipline, mais je pense qu’elle mérite d’exister.

LVSL – Vous parlez justement de critiques au sein du milieu universitaire mais aussi dans le débat public. Vous dénoncez notamment les usages que peut connaître l’histoire à des fins militantes à travers le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire. Quel a été l’élément déclencheur qui vous a conduit à créer cette association et n’entre-t-elle pas finalement en contradiction avec l’autonomie du chercheur que vous prônez ?

G. N. – Comme son nom l’indique, l’objectif majeur de ce comité est de veiller sur les usages publics de l’histoire à des fins mémorielles, notamment par les hommes politiques. Michèle Riot-Sarcey, Nicolas Offenstadt et moi-même avons fondé ce comité en 2005 parce qu’une loi remettait en cause l’autonomie des enseignants-chercheurs en voulant les obliger à présenter le « rôle positif » de la colonisation.

Parallèlement, le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) voulait intenter un procès à un collègue qui avait écrit des choses sur l’esclavage qui ne lui plaisaient pas. Ces deux extrêmes nous ont poussés à créer ce comité, même si nous n’étions pas tous sur la même longueur d’ondes quant à nos attentes.

J’étais de ceux qui créaient ce comité pour préserver l’autonomie de la recherche, c’est-à-dire que si une loi nous avait imposé de présenter les aspects négatifs de la colonisation, j’aurais réagi de la même manière parce qu’un historien, un enseignant en histoire, n’a pas à entrer dans des jugements moraux. Il doit expliquer le passé, ce qui signifie, en l’occurrence, expliquer en quoi a consisté le système de domination qu’on appelle la colonisation.

LVSL – Par ailleurs, de nombreuses polémiques agitent régulièrement le débat public concernant des rééditions et autres commémorations d’auteurs tels que Louis-Ferdinand Céline, Charles Maurras ou Lucien Rebatet, et même Hitler avec Mein Kampf. Quelle est votre position sur cette question ? Les trouvez-vous légitimes ou dangereuses ?

G. N. – J’avoue ne pas avoir énormément réfléchi à cette question. Personnellement, je serais plutôt favorable à une réédition accompagnée d’un appareil critique. On ne peut pas empêcher les diffusions sous le manteau, par internet, donc cela se fera dans tous les cas sans garde-fou, sans contrôle.

Ceux qui plaident pour la censure sont confrontés au problème des limites. Le cas de Céline peut interpeller mais alors pourquoi pas celui de Barrès ? Va-t-on rééditer Barrès ? Zeev Sternhell a montré dans ses travaux que Barrès avait tenu des propos explicitement antisémites pour lesquels aujourd’hui il irait en prison. De même, interdira-t-on, par exemple, les représentations que Toulouse-Lautrec a données dans ses dessins, du Clown Chocolat avec une tête de singe ? On voit bien que quand on met le doigt dans cet engrenage il n’y a plus de limites parce il n’y a pas de critères vraiment objectifs qui les définissent.

Je préfère affronter la chose avec un appareil critique qui permette aux gens de se faire une idée. Ceux qui veulent se procurer et lire ces ouvrages trouveront toujours le moyen de le faire. Je suis même persuadé qu’une interdiction créerait des émules, l’interdit attire, tout comme la répression. J’ai montré dans mon livre combien la répression a aussi favorisé les causes que l’on voulait interdire.

LVSL – Dans cette perspective, vous dites vouloir sortir du milieu strictement universitaire et vous adresser à un public qui ne lirait pas forcément vos ouvrages. Comment vous y prenez-vous, à votre échelle, pour lutter contre cette tendance à l’élitisme de la recherche historique ? Quel enjeu représente pour vous l’éducation populaire ?

G. N. – C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a frappé lorsque j’ai découvert ce milieu. J’ai raconté très rapidement mon itinéraire : je viens d’un milieu populaire. À l’époque, on n’allait pas au lycée lorsqu’on était un enfant de milieu populaire, on était orienté vers des collèges d’enseignement général, jusqu’en 3ème, puis on passait le brevet et on devenait employé. Moi, j’ai pu continuer mes études parce que j’ai passé le concours d’entrée à l’École normale d’instituteurs, ce qui était une chance que n’ont plus les jeunes des classes populaires.

“Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse”

Aujourd’hui, pour devenir instituteur, il faut faire des études jusqu’à 25 ans. Comment voulez-vous que les gens issus de milieux modestes y parviennent ? En 1970, j’ai dû démissionner de cette école normale pour pouvoir continuer mes études à l’université car comme l’Éducation nationale nous avait payé nos études, elle voulait nous garder dans l’enseignement primaire.

J’ai été marqué par ce genre de discriminations. C’est ce qui explique que lorsque je suis arrivé à l’université de Nancy II, je me suis rapidement engagé à l’UNEF puis à l’UEC. Ce sont des professeurs d’histoire médiévale, comme Robert Fossier et Michel Parisse, qui m’ont donné le goût pour la recherche. Une passion qui m’a fait accepter la discipline qu’il fallait nécessairement respecter pour réussir l’agrégation. Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse, dirigée par Madeleine Rébérioux.

J’ai eu mon premier poste universitaire comme « caïman » (agrégé répétiteur) à la rue d’Ulm à 36 ans. D’ailleurs ce n’était pas un poste d’historien – je n’ai jamais eu de poste d’historien -, c’était un poste de sociologue, créé pour animer le DEA de sciences sociales qui venait d’être mis sur pied. J’ai travaillé et appris beaucoup avec le sociologue Jean-Claude Chamboredon, qui a été mon mentor et pour qui j’ai toujours eu une énorme admiration et une énorme affection. Passer de la petite école normale des Vosges à la grande Ecole normale de la rue d’Ulm fut une expérience marquante.

J’ai été brutalement transposé dans un monde qui était à des années-lumière de celui que j’avais connu jusque-là. J’ai découvert, avec surprise, le fonctionnement réel du monde universitaire. Il y avait un énorme hiatus : je connaissais désormais physiquement ces universitaires et ces grands intellectuels dont j’avais lu les écrits, ce qui est une expérience extraordinaire parce qu’on passe de la représentation qu’on se fait des gens quand on les lit à la réalité. C’est cette expérience qui m’a conduit par la suite à m’intéresser à la réception des discours universitaires, et notamment des miens.

“J’ai toujours voulu garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire.”

Ce poste à l’ENS m’a donné aussi la chance de pouvoir travailler avec des élèves brillants et passionnés eux aussi par la recherche, comme Philippe Rygiel ou Emmanuelle Saada, qui sont devenus ensuite des collègues.

J’ai toujours voulu, malgré tout, maintenir un pied en dehors du champ universitaire pour pouvoir garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire. J’ai créé plusieurs associations, j’ai participé à la création d’une quarantaine de documentaires pour la télévision, j’ai été l’un des membres fondateurs de la Cité de l’immigration. Après avoir démissionné du conseil scientifique, avec 7 autres collègues, au moment où Sarkozy a créé son ministère de l’identité nationale, j’ai fondé l’association DAJA (Des Acteurs culturels Jusqu’aux chercheurs et aux Artistes), qui rassemble des chercheurs en sciences sociales, des artistes et des militants associatifs pour poursuivre le travail qu’on avait commencé au sein du comité de préfiguration de la CNHI et c’est comme cela qu’on a découvert le Clown Chocolat.

Creative Commons
Photo du Clown Chocolat par Du Guy, 1917, BNF.

Depuis dix ans que notre collectif existe, nous avons surtout privilégié les actions concrètes dans les milieux populaires (centres sociaux, MJC, médiathèques etc.), avec peu de moyens et peu de visibilité médiatique, mais en gardant la maîtrise de notre travail. C’est ce que nous continuons à faire aujourd’hui.

LVSL – Dans la période très contemporaine, vous observez une fragmentation des luttes, à laquelle travailleraient activement les dominants selon vous. Vous identifiez notamment l’usage d’un seul critère d’identité comme stratégie de la classe dominante pour casser des luttes, à travers une concurrence des dominés. Comment lutter contre cette fragmentation des luttes ?

G. N. – Il y a différents niveaux : un niveau déjà proprement intellectuel, et un niveau politique. Le premier est de notre responsabilité, à savoir essayer de penser cette question-là et de l’analyser. Il faut déjà voir comment la classe dominante traite ce que j’appelle la « concurrence des bonnes causes », et ce n’est pas simple. On l’a vu avec l’affaire du voile islamique où les féministes et les gens qui défendaient le voile se sont affrontés.

J’ai connu la « convergence des luttes », dans les années 70, avec des gens qui militaient côte à côte. On luttait tout à la fois pour les Palestiniens, contre l’antisémitisme, pour le féminisme, avec le mouvement ouvrier, etc. Aujourd’hui, on assiste fréquemment à des affrontements entre des gens qui vont dénoncer l’antisémitisme et d’autres qui dénoncent le racisme. Le mouvement ouvrier et les luttes sociales passant très souvent à la trappe.

“Il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre.”

Dans le dernier chapitre de mon Histoire populaire de la France, j’essaie de comprendre pourquoi les choses ont évolué ainsi depuis 20 ans, et comment fonctionnent ces stratégies de mise en concurrence. Il faudrait développer une analyse poussée de ces contradictions et, à partir de là, trouver comment on peut retrouver le chemin de la convergence des luttes en rétablissant le primat des luttes sociales. Je pense que ça reste déterminant.

Je pense qu’il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre. C’est ce qui nous manque actuellement, car nous sommes trop pris par l’arène politique. Il est donc nécessaire de récupérer de l’autonomie pour faire ce travail-là, d’où naîtront de nouvelles formes de stratégies.

On ne peut pas reprocher aux politiques, aujourd’hui, de ne pas faire ce travail si nous, qui avons en tant qu’intellectuels une responsabilité particulière dans la réflexion sur la société, ne l’avons pas fait. Vous qui représentez l’avenir de ce pays, vous devez vraiment prendre à bras le corps ces questions-là car elles sont fondamentales.

Propos recueillis par Leo Rosell. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.

Sources :

https://agone.org/memoiressociales/unehistoirepopulairedelafrance/

http://www.alternativelibertaire.org/local/cache-vignettes/L500xH333/4janv79Nancy-cec5c.jpg?1539368196 © Michel Olmi

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chocolat_(clown)#/media/File:Chocolat_-_Du_Guy.jpg

Image à la Une © Editions Agone

A lire aussi :

Sommes-nous dans les années 30 ? – note de blog de Gérard Noiriel

 

Mouvement, parti et pouvoir populaire

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 © teleSUR

Il semble que les partis politiques n’aient jamais eu aussi mauvaise presse. Réputés temples de la corruption et du carriérisme, gangrenés par les querelles intestines, ils se voient progressivement substituer des formes d’organisation que l’on nomme volontiers « mouvements ». Autrefois largement cantonné à la droite, ce refus du parti se répand dangereusement à gauche, sous diverses formes parfois purement nominales mais souvent accompagnées de conséquences pratiques bien réelles et fondées sur des doctrines accordant une place démesurée au rôle politique des affects. A l’heure « d’Aufstehen ! » et de la France Insoumise, revenir sur le rôle de la raison en politique ainsi que sur la fonction historique des partis et sur les mécanismes de dépossession doit nous permettre d’insister sur l’importance fondamentale d’organisations structurées et démocratiques orientées vers la prise de pouvoir des classes populaires. Par Mathis Bernard.


Chacun a en tête des exemples fameux de partis ouvriers et populaires qui ont marqué l’histoire, au premier rang desquels l’énorme Parti Communiste Français, qui compta jusqu’à 700 000 membres revendiqués à la fin des années 70. Ces organisations massives et hiérarchisées ont fasciné les sociologues : quantités de travaux leur sont consacrés, et les premiers ouvrages de sociologie politique étaient dédiés à ces organisations entièrement nouvelles et jugées caractéristiques de la modernité politique. Certaines, comme le PCF, ont acquis une influence sociale telle que leur capacité à modeler les croyances et les comportements, à forger les individus, était comparable à celle de l’Église catholique. A titre d’exemple, certaines communes de la fameuse « ceinture rouge » parisienne ont connu, à quelques époques, des taux d’abstention inférieurs à ceux des quartiers bourgeois, traduisant un rôle d’intégration politique capable de renverser jusqu’aux tendances statistiques les plus lourdes. De même, la SFIO (l’ancêtre du PS) et surtout le PCF ont été en mesure de propulser une masse considérable d’ouvriers et d’employés jusqu’aux plus hautes instances législatives, atteignant un pic de représentation populaire à l’Assemblée nationale en 1946 avec une centaine de députés. Depuis lors, cette proportion a constamment diminué jusqu’à retrouver aujourd’hui un niveau comparable à celui des premiers années de la République.

Défile du 1er Mai 1937 à Paris (Source : Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)

Toutefois, il ne s’agit pas de s’attacher à un mot: le parti de masse moderne est avant tout, en ce qui nous concerne, un principe de structuration démocratique et, pourrait-on dire, un ensemble de liens sociaux (ou de “sociation”, aurait dit Max Weber) fédérés dans l’objectif de la réalisation d’intérêts et d’objectifs idéologiques à travers la prise du pouvoir. Dès lors, peu importe, même si cela constitue un critère de définition habituel, qu’un parti participe ou non à des élections: un tel critère est tout à fait dispensable dans la mesure où il ne rend pas compte de la diversité historique des organisations partisanes.

Des organisations politiques telles que la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), qui comptait environ 150 000 membres en 1937, ont joué un rôle comparable d’éducation politique de masse, d’identification et d’action collective démocratique, et ne se présentèrent à un scrutin électoral que dans les circonstances exceptionnelles de la guerre civile espagnole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la photographie qui a été choisie pour illustrer cet article: la Fédération des Jeunesses Libertaires, qui se rattachera au Mouvement libertaire de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la FAI en 1937, constitue bien la jeunesse d’un “parti” au sens large du terme. Si la CNT ne recrute, comme tous les syndicats ouvriers, que sur des bases de classe, et non en se fondant sur une pure adhésion idéologique, sa fusion avec la FAI et son rapport concret à l’exercice du pouvoir font que l’on ne saurait affirmer nettement qu’il s’agit seulement d’une “confédération syndicale” ou d’un “parti”: nous sommes manifestement face à un cas-limite. La forme du congrès symbolise le principe d’unification démocratique: regroupant des délégués venant de toutes les branches de l’organisation, il permet de dégager une ligne politique stable servant de base aux éventuelles instances exécutives. Nous reviendrons plus tard sur ces questions de fonctionnement interne, qui sont au cœur de la distinction entre organisation partisane et mouvement politique, mais au total, qu’il s’agisse du PCF ou du Mouvement libertaire, ces organisations ont eu pour point commun de participer à une socialisation des masses populaires à la politique moderne, c’est à dire une politique aux enjeux nationaux voire internationaux, donc médiatisée, marquée par les questions idéologiques et les clivages de classes.

A contrario, de nombreux partis conservateurs ont longtemps été de lâches regroupements d’élus notables qui, jouant auparavant sur leur prestige personnel pour obtenir des postes électifs, en furent réduits à se coaliser pour faire face à la puissante mutualisation des moyens politiques et économiques que constituaient les partis républicains et socialistes. Ils n’ont pas joué un rôle de développement d’un pouvoir populaire et d’éducation politique mais bien un rôle essentiellement paternaliste et électoraliste.

On ne saurait que trop souligner à quel point le parti politique sur le modèle socialiste fut la forme par excellence d’une politisation de haut niveau des masses ouvrières. Jouant certes un rôle secondaire par rapport à l’immense porte d’entrée vers l’action politique que représentaient les syndicats ouvriers, ceux-ci ont souvent constitué une école et une voie d’accès aux partis politiques. Les partis politiques modernes ont aussi permis de réduire considérablement le rapport notabiliaire à l’exercice du pouvoir : officiers, propriétaires terriens et rentiers ont vu leur nombre diminuer au sein des institutions représentatives à mesure que s’enracinait le suffrage universel, qui imposa la présence de nouvelles élites politiques, davantage issues de la petite bourgeoisie intellectuelle voire de la classe ouvrière, capables d’opposer programmes et doctrines aux relations clientélistes. Et s’il s’agit de tirer toutes les leçons des échecs historiques des organisations social-démocrates, communistes et libertaires, reste à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, en abandonnant le principe d’une structuration formelle capable de poser les bases du pouvoir populaire, ce qu’une organisation déstructurée et peu autonome n’est pas en mesure d’accomplir.

Le mouvementisme : une forme de régression démocratique justifiée par une régression scientifique

En France, la forme mouvementiste de l’organisation politique est essentiellement incarnée par la France Insoumise. Dans son état actuel, celle-ci est manifestement dirigée par les anciens cadres du Parti de Gauche et de quelques autres formations de moindre importance, auxquels se sont greffés plusieurs figures qui se sont d’abord distinguées hors du champ politique, à l’instar du journaliste François Ruffin. Cela a amené, suite à une petite victoire électorale, à la constitution d’un groupe parlementaire relativement virulent, qui a su porter quelques problématiques nouvelles dans le débat parlementaire, ce dont on ne peut que se réjouir. Toutefois, son mode de fonctionnement rend structurellement impossible la constitution d’une organisation populaire jouant un rôle comparable à celui des partis de masse du XXème siècle.

Si on peut voir dans le mouvementisme contemporain une forme d’opportunisme jouant sur la méfiance populaire envers les partis politiques, il faut souligner qu’il peut être soutenu par les théorisations des principaux penseurs du populisme de gauche, au premier rang desquels Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Dans leur perspective postmoderne, inspirée par un remaniement de la philosophie du nazi Carl Schmitt, le “peuple” est essentiellement une construction du discours politique, une agrégation d’intérêts radicalement hétérogènes et a priori en conflits. Le leader, porte-parole et dirigeant, est alors celui qui opère la conversion en discours politique de ces intérêts hétérogènes via un ensemble de métaphores (le fameux « Le Pain et la Paix » de Lénine, souvent évoqué par Pablo Iglesias) plus ou moins douées de sens. Dès lors, difficile d’envisager qu’un peuple aussi métaphorique puisse exprimer une volonté cohérente et concrète susceptible d’être trahie par une direction politique insuffisamment contrôlée par sa base populaire.

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 (Source : teleSUR)

Chantal Mouffe déclare ainsi, dans un entretien à l’Obs:  « Je crois à la nécessité d’un leader. Il n’y a pas de démocratie sans représentation, car c’est elle qui permet la constitution d’un peuple politique. Il n’y a pas d’abord un peuple qui préexisterait, puis quelqu’un qui viendrait le représenter. C’est en se donnant des représentants qu’un peuple se construit. C’est autour du leader que se réalise le “nous” »

S’il ne s’agit pas de contester la nécessité pratique de la représentation dans des sociétés bourgeoises fortement centralisées qui nous imposent à minima une forme de porte-parolat, ce n’est pas ce que Mouffe défend ici. Force est de constater que sa déclaration exprime non une attitude pragmatique prenant acte de l’impossibilité concrète et contingente d’une forte horizontalité mais bien une justification de la représentation qui confine à la métaphysique et rejoint étonnamment les conceptions aristocratiques de la représentation: chez l’abbé Sieyès, acteur important de la Révolution française, la représentation vise précisément à constituer une volonté générale qui ne préexiste pas au sein de la société mais ne se constitue que par le biais des élus.

Dans cette perspective théorique, l’objectivité du social, la force prépondérante de certains principes de découpages de la société, et en particulier la classe sociale, n’ont pas leur place: la classe n’est jamais qu’un principe parmi d’autres, issu non pas d’un ensemble de facteurs déterminant les comportements sociaux, mais bien d’une opération d’unification par le discours opérant sur un terreau hétérogène. Devant toute considération d’ordre proprement sociologique, Chantal Mouffe va davantage mobiliser le concept « d’affect » comme principe explicatif de la vie sociale et de la mobilisation, n’hésitant pas à recourir aux concepts psychanalytiques douteux de « pulsion de vie » et de « pulsion de mort », voire aux théories pour le moins discutables d’un Jacques Lacan, en lieu et place des découpages fondés sur la matérialité des relations sociales et découverts par l’enquête scientifique. On ne saurait que trop voir le potentiel relativiste et nihiliste d’une telle position: en l’absence d’intérêts objectifs produits par la combinaison d’une humanité commune et d’une position sociale donnée, la définition éclairée et rationnelle du désirable politique est impossible.

Et si Mouffe n’est pas avare de critiques envers le “romantisme” (sic) des mouvements tels que Nuit Debout, dont elle fustige à raison le rêve naïf d’horizontalité parfaite et le refus du porte-parolat, sa théorie politique apparaît d’emblée compatible avec le fonctionnement de mouvements de type plébiscitaires tels que la France Insoumise. Car si l’on s’en tient à sa pensée, on ne voit pas en vertu de quel motif nous pourrions critiquer l’évidente absence de démocratie interne au sein de cette organisation, la dimension cooptative de la désignation de ses dirigeants et son caractère presque exclusivement électoraliste. Une fois la volonté populaire décrétée inexistante en elle-même, la raison mise au ban de la politique et les divisions objectives du monde social brouillées et noyées dans la toute-puissance du discours, ni la masse du peuple ni les adhérents d’une organisation politique ne peuvent revendiquer une parole et une action autonomes susceptible d’être opposées à l’action unificatrice du chef. L’usurpation du pouvoir par un dirigeant tyrannique est bien difficilement pensable.

Pour l’autonomie populaire : réinvestir et renouveler la forme du parti

Le militant socialiste, communiste ou anarchiste trouvera dans la sociologie scientifique des outils bien plus adaptés à une compréhension rationnelle des mécanismes sociaux et susceptibles d’être mobilisés pour défendre l’autonomie des classes populaires et leur éventuelle prise de pouvoir. La sociologie politique de Pierre Bourdieu, fondée sur une théorie du capital politique et militant, de ses modalités d’acquisition et de conservation, prend le contre-pied de l’analyse psychologiste de Chantal Mouffe, qui tient plus d’une psychanalyse des foules que de la sociologie scientifique. À rebours de cette tendance, qui affirme le matérialisme métaphysique pour mieux nier le matérialisme historique, Bourdieu établit à travers la théorie des champs une articulation du matériel et du symbolique en mesure de rendre compte de toute la diversité du social.

En effet, l’analyse de la dépossession des masses par les instances dirigeantes est au coeur de la théorie bourdieusienne des partis politiques. Examinant le fonctionnement interne des partis ouvriers historiques, et notamment le PCF, il montre de quelle façon ces énormes appareils structurés et hiérarchisés ont offert une dignité et une influence politique décisive aux masses populaires tout en sélectionnant, parmi les ouvriers ou parmi la petite bourgeoisie intellectuelle une élite dirigeante toujours susceptible d’usurper la parole et les intérêts des représentés. Les classes dominées, toujours définies par leur état de dépossession, sont contraintes par cet état à de tels modes de fonctionnements, qui mutualisent les moyens mais créent une forte dépendance à l’égard de organisation : l’élu du PCF, ouvrier formé dans les écoles de cadres du parti, ne peut quitter l’organisation sans perdre du même coup le capital politique collectif qui lui a permis d’obtenir sa position de pouvoir. Cependant, tant qu’il reste au sein du PCF, il se fait le porte-voix de la classe ouvrière dont il est issu mais ne fait plus tout à fait partie, contribuant autant à la déposséder de son expression autonome qu’à favoriser son pouvoir, sa formation politique et sa représentation au sein des institutions bourgeoises. D’où une formule aussi fameuse que paradoxale : “Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique.” C’est cette tension entre dépossession et conquête d’une dignité de classe qui est au cœur de l’analyse de Bourdieu, dont le continuateurs ont nuancé le pessimisme en montrant les formes institutionnelles susceptibles de contrecarrer les mécanismes d’aliénation.

Walter Crane, The Triumph of Labour, 1891 (Source : British Museum)

Les conséquences d’une telle analyse sur le débat qui oppose mouvement et parti sont patentes : si la forme partisane revêt des risques évidents, elle ne peut être évitée par un groupe politique dont l’objectif serait l’organisation autonome des classes dominées voire leur accession au pouvoir politique. Il faut un appareil puissant, en mesure de bâtir un grand nombre de militants issus de ces classes via la production d’une masse considérable de formation, d’expression et d’action politique, en lien avec les organisations de masse regroupées autour de revendications portant sur une thématique donnée. La production idéologique elle-même ne peut pas être essentiellement importée du monde journalistique ou académique, qui fonctionnent selon leurs logiques propres et nécessairement exogènes à l’organisation populaire : elle doit être le fruit d’intenses discussions démocratiques au sein de l’organisation, mobilisant un maximum de ses membres grâce à son appareil de formations et de communication interne, et menant à proposer une doctrine susceptible de rassembler le parti autour d’une même ligne politique. Ceci étant organisé dans une perspective résolument délibérative tout à fait opposée aux positions théoriques du populisme de gauche, basées sur une conflictualité au statut anthropologique. Une telle délibération interne doit être le moyen d’une véritable « souveraineté de la raison », pour employer la belle expression de Pierre-Joseph Proudhon, ainsi qu’une manière de produire un programme et des modes d’action susceptibles de correspondre aux aspirations populaires qui, n’en déplaise à nos populistes, préexistent à toute mise en forme. Une telle conception du débat interne doit être le support concret d’une vigilance organisée des membres du parti envers toutes les formes de dépossession de la parole: la ligne politique ayant été élaborée d’une façon aussi horizontale que le permet une structure formelle de grande envergure, les instances exécutives de l’organisation n’en sont que les dépositaires temporaires et toujours susceptibles de déviation.

A force de chercher à renouveler la propagande de gauche radicale, ce qui n’a certes pas été mené en vain, les organisations populistes en ont oublié l’impérieuse nécessité de proposer, en leur sein, des ressources (formation politique, outils efficaces de mobilisation sur toutes les questions politiques, liens de solidarité conviviale à échelle locale qui soient enracinés dans les lieux de vie et de travail des classes populaires…) introuvables dans d’autres types de groupes, et nécessaires à la construction dans le long cours d’une solide base militante. En ce sens, elles sont fortement soumises aux fluctuations électorales et n’ont pu porter au pouvoir que des représentants de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont l’actuel groupe parlementaire de la France Insoumise est une illustration patente. La situation contemporaine des classes populaires, frappées de plein fouet par la précarité et l’individualisation des carrières, appelle un renouvellement pratique et théorique sur ce sujet. Et pourtant, la réflexion sur la domination de classe a été largement mise de côté au sein des organisations populistes, au profit de catégories autrefois jugées trop vagues (le peuple contre la caste…) pour produire autre chose qu’un efficace travail de propagande. On en trouve une traduction théorique dans l’éloge des « nouveaux mouvements sociaux » opérés par Chantal Mouffe, catégorie qui abandonne l’idéal d’une intégration effective de ces luttes prétendument nouvelles à un combat populaire général : provenant notamment de la sociologie d’Alain Touraine, ce concept vient appuyer une idéologie anti-syndicale et l’ethnocentrisme des classes moyennes supérieures, qui ont vu abusivement dans leurs formes propres de mobilisation et de préoccupations politiques des effets de génération touchant l’ensemble de la société. Les pratiques populaires, marquée par la dépendance au duo parti-syndicat, s’en trouvent du même coup renvoyées à une époque moins émancipée. Du reste, pour Mouffe et Laclau, la constitution de la classe ouvrière comme sujet historique rationnellement organisé au début du XXème siècle aurait même été une terrible erreur entravant la « construction » du peuple.

Cet abandon de l’analyse de classe vaut tout autant pour les organisations comme Podemos, qui au terme de longs débats a finalement adopté une organisation de type social-démocrate, avec tous les inconvénients que cela suppose en terme de dépossession politique, mais dont on ne voit pas bien en quoi les outils de propagande sont complétés, en interne, par une formation pratique et théorique de haut niveau qui soit susceptible de faire accéder les classes populaires à un haut degré de compétence politique. Les outils de l’analyse scientifique de l’histoire ont été abandonnés en rase campagne au motif qu’ils n’étaient plus compris par les masses. Dès lors, les seuls individus susceptibles d’accéder au pouvoir via les organisations populistes sont ceux-là mêmes qui n’ont aucun besoin, du fait de leurs capitaux culturels et politiques personnels, des moyens d’une organisation populaire et autonome. Ainsi, et alors même qu’il est formellement un parti, Podemos reproduit les errements du mouvementisme populiste autant que de la social-démocratie classique.

Dès lors, dans une organisation aussi autonome et massive qu’un grand parti populaire, la création et l’entretien d’institutions radicalement démocratiques sont absolument nécessaires si l’on souhaite éviter les apories des organisations socialistes historiques. Les moyens de communication modernes doivent être utilisés pour contrôler les institutions centrales et permettre des initiatives venues à tout moment de la base de l’organisation. S’il doit exister des instances exécutives quelconques, celles-ci doivent être clairement identifiées: le pire mal que l’on puisse infliger au projet d’une organisation aussi démocratique que possible est de nier l’existence d’instances dirigeantes là où elles se trouvent pourtant réellement. Elles doivent également être révocables à volonté, en tant qu’elles sont le sommet d’une organisation plus ou moins pyramidale (et il vaudrait mieux qu’elle le soit moins que plus) dont elles émanent. Leur marge de manœuvre doit être enserrée dans des résolutions de congrès précises et contraignantes, tandis que leur mandat doit être précis et faire l’objet d’un compte-rendu sur la base duquel ils seront jugés durant et après l’exercice de leur charge. Quant aux unités de base de l’organisation, elles doivent être tenues de respecter la discipline démocratique mais conserver une marge d’action nécessaire pour s’adapter aux problématiques locales et organiser le débat interne. Autant de règles bien connues qu’il reste surtout à mettre en pratique, en gardant à l’esprit que la désaffection pour la forme du parti que l’on constate en France est davantage une conséquence des échecs du marxisme-léninisme et de la social-démocratie que la marque d’une obsolescence définitive d’un mode d’organisation qu’il s’agit surtout de régénérer par l’action des classes populaires.

Ainsi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, réinvestir la forme du parti doit nous amener à accorder une importance bien moindre aux ambitions électorales. Car bien avant de devenir une machine à engranger des voix (et si toutefois il s’agit bien d’un objectif, ce dont on peut douter), un vaste parti populaire doit être un moyen pour les classes dominées d’accéder à la parole et à l’action politique de masse. De construire une dignité, une discipline et, en définitive, le moyen méthodique d’une conquête de la liberté.

 

Crédits photo :
CNT / Telesur