Le confinement a exacerbé les inégalités entre étudiants

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Manifestation de l’UNEF à Orléans le 19 octobre 2010 © DC

L’immolation d’Anas K. à Lyon en novembre 2019 a mis en lumière les vulnérabilités estudiantines. Précaires, anxieux, isolés, les conditions de vie sont préoccupantes pour une grande partie de cette population. Les inégalités entre les étudiants ont été exacerbées pendant le confinement. Une enquête nationale menée par le laboratoire IREDU a permis de dessiner les contours de leurs conditions de vie durant cette période. Les résultats montrent une double nécessité : la défamiliarisation des aides et la mise en place d’un salaire étudiant.


La mise en lumière des vulnérabilités étudiantes

Vendredi 8 novembre 2019, 59 rue de la Madeleine dans le 7ème arrondissement de Lyon. Anas K., un étudiant lyonnais de 22 ans s’immole devant le CROUS de Lyon. « Je vais commettre l’irréparable » avait-il écrit avant de s’asperger d’essence et de tenter de mettre fin à ses jours. Ce geste est profondément politique. Sa tentative de suicide a été précipitée, voire causée, par sa condition étudiante, d’une précarité qui lui apparaissait inextricable : « Cette année, faisant une troisième L2 (deuxième année de licence), je n’avais pas de bourses, et même quand j’en avais, 450 euros, est-ce suffisant pour vivre ? ». Dans sa lettre, Anas K. accuse les différents dirigeants français et l’Union européenne d’avoir « créé des incertitudes sur l’avenir de tout.es ». Son immolation a provoqué une vague d’indignation nationale et a mis en lumière les vulnérabilités étudiantes, entendues comme la « difficulté de s’inscrire dans la quête statutaire imposée par les normes sociales »[1]. Celles-ci sont causées par les inégalités sociales et économiques qui entravent et affectent les études et leur réussite. Ces inégalités peuvent conduire certains étudiants à abandonner leur projet d’études ou à faire des sacrifices pour le mener à terme. La condition étudiante est donc profondément inégalitaire, et cela à différents niveaux.

Tout d’abord, dans la perspective de Bourdieu, la cellule familiale joue un rôle primordial dans la reproduction sociale. Les différents types de capitaux transmis par les parents et l’entourage (social, économique et culturel) influencent grandement la poursuite d’études. Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens : si les éléments intra-individuels (la motivation, les notes, la détermination, l’ambition) jouent un rôle incontestable, l’environnement est un facteur décisif. Un étudiant sera plus à même de poursuivre des études s’il n’a pas à se soucier de ses conditions de vie. En l’espèce, Anas K. n’était pas en mesure de poursuivre de façon sereine ses études : n’ayant plus de ressources financières et de logement propre à Lyon, ses perspectives d’avenir étaient très incertaines. Cette incertitude était exacerbée par la précarité financière, qui a de nombreuses conséquences sur la vie étudiante : le renoncement aux soins, l’isolement social, un redoublement causé entre autres par le salariat étudiant.

L’immolation d’Anas K. a été le catalyseur des revendications pour améliorer les conditions de vie étudiante en France. Plusieurs mobilisations ont eu lieu dans les villes universitaires afin de réclamer une vie étudiante digne et notamment plus de ressources financières. En effet, les bourses versées par l’État, lorsqu’on en bénéficie (37% des étudiants sont concernés)[2], ne suffisent pas à couvrir l’ensemble des besoins. Dans un rapport remis par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) en 2015, il est souligné que 19% des étudiants (1 sur 5 environ) vivent sous le seuil de pauvreté, qui est placé à 60% du revenu médian (987 euros par mois). Le budget moyen des étudiants est de 681 euros selon l’Observatoire de la vie étudiante (OVE). Ce faible budget et la hausse des dépenses contraintes – se loger coûte de plus en plus cher notamment en raison de la pénurie des logements CROUS – obligent 46% des étudiants à avoir une activité rémunérée. Le salariat étudiant diminue les chances de réussite car le temps consacré aux études s’amenuise à mesure que les heures de travail augmentent.

Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens.

Ainsi, les besoins étant très rarement couverts par les financements publics, les transferts familiaux sont primordiaux pour éviter de devoir mener une activité salariée. Par transferts, il est entendu une somme d’argent versée régulièrement par les parents, ou des dons en nature comme de la nourriture. Ces transferts familiaux sont quasiment absents dans les familles d’origine populaire, obligeant ainsi les étudiants concernés à trouver d’autres moyens pour subvenir à leurs besoins. Toujours selon l’OVE, seuls 43% des étudiants déclarent disposer d’assez d’argent pour subvenir à leurs besoins en comptant les transferts familiaux.

L’épidémie de la COVID-19 et le confinement ont bouleversé les conditions de vie étudiante. Tout d’abord, les universités ont dû s’adapter à la crise sanitaire et proposer un enseignement à distance, dont l’efficacité et l’équité sont discutables. Par ailleurs, le confinement a accentué les inégalités qui existaient entre étudiants. Les étudiants salariés ont pu perdre leur source de revenus car les « jobs étudiants » se trouvent dans des secteurs très touchés par la crise sanitaire, comme la restauration, la vente ou l’éducation. Peu d’étudiants ont bénéficié du chômage partiel en raison de la précarité de leur contrat : nombre d’entre eux enchaînent les CDD de courte durée ou encore les contrats de vacation.

Le confinement a donc provoqué une hausse de la précarité des étudiants, a fortiori pour ceux qui ne bénéficient pas de transferts familiaux. Après moultes protestations de représentants des étudiants et des universités pour défendre les « oubliés du confinement », des aides ont toutefois été mises en place par le gouvernement quelques semaines après le confinement. Problème, les conditions d’obtention de ces aides sont très strictes. Par exemple, l’aide exceptionnelle de 200 euros versée par le CROUS est conditionnée au fait d’avoir perdu un emploi, dans certaines circonstances, ou un stage rémunéré. L’aide exceptionnelle, également versée par le CROUS, est, pour sa part, conditionnée à de graves difficultés financières. Ces deux aides, bien qu’utiles pour les plus précaires, ne concernent pas assez d’étudiants, en particulier ceux des classes moyennes inférieures : beaucoup de familles issues de ce milieu gagnent « trop » pour que leur enfant touche une bourse, mais pas assez pour qu’il bénéficie de transferts familiaux suffisants. Ces transferts familiaux ont également pu être réduits lorsque les familles ont vu leurs revenus amputés en raison d’une perte d’emploi, d’un chômage partiel ou d’une hausse des dépenses, par exemple liée à la garde d’enfants. Et même si ces aides soutiennent les plus défavorisés, la somme de 200 euros n’est pas suffisante pour couvrir les dépenses contraintes, en particulier les frais de logement.  Outre l’aspect financier, le confinement a mis en lumière d’autres fragilités, notamment psychologiques, et des difficultés liées au bouleversement des conditions d’étude par le passage aux cours à distance.

L’impact du confinement sur les conditions de vie des jeunes

Un questionnaire réalisé par une équipe de chercheurs du laboratoire IREDU (Université de Bourgogne) a été diffusé à partir d’avril 2020 via les réseaux sociaux et institutionnels tels que les universités ou groupes de chercheurs. Cette enquête a été menée pour connaître les conséquences – financières, matérielles et psychologiques – de cette crise sanitaire sur les conditions de vie étudiante. Ces deux mois d’étude ont permis de toucher plusieurs milliers d’étudiants. Les résultats en exclusivité sont intéressants car l’enquête montre bien que le confinement a exacerbé certaines vulnérabilités étudiantes ; l’enquête pointe également du doigt les inégalités sociales puisque tous les étudiants ne sont pas confinés dans les mêmes conditions. Si 53% des étudiants interrogés ont quitté leur logement principal pour se rendre chez leurs parents, 40% des jeunes, notamment les étudiants étrangers et les plus précaires, ont dû rester dans leurs logements étudiants de taille réduite, accentuant ainsi leur isolement pendant le confinement. En l’espèce, ces étudiants déclarent n’avoir pas assez eu de temps ou d’argent pour changer de lieu de confinement. Ce sont aussi ces deux catégories qui déclarent avoir le plus de difficultés financières pendant la crise sanitaire. Cela n’est guère étonnant, puisque ce sont les plus à même d’avoir une activité salariée en parallèle de leurs études. Les difficultés financières liées au confinement ne se limitent d’ailleurs pas à ces deux catégories. Selon l’étude, 49% des boursiers et 35% des non-boursiers ont connu une précarité financière pendant le confinement. L’échantillon montre que 50% des étudiants interrogés ont eu des difficultés financières en raison de la perte, ou même de l’absence d’aide familiale, 36% à cause de la perte d’un emploi étudiant et enfin 5%  en raison de l’arrêt d’un stage rémunéré. Ce dernier point est non seulement conséquent pour la partie financière, mais aussi pour le cursus en lui-même dans la mesure où la validation de certains cursus est soumise à la validation d’un stage. L’absence de cette première expérience professionnelle peut également avoir des répercussions sur l’entrée de ces jeunes sur le marché du travail. Les primo-entrants avaient déjà, en temps normal, des difficultés à s’insérer durablement sur le marché du travail en raison de leur « inexpérience ». La crise économique qui s’annonce va aussi réduire significativement les offres d’emploi à destination des « juniors ».

Par ailleurs, selon la même enquête, 57% des étudiants déclarent être inquiets au regard d’une possible crise économique : les femmes, les étudiants en Master et les étudiants salariés sont significativement plus inquiets que les autres. Il faut noter que si le diplôme protège relativement de l’emploi, comme l’a souligné le sociologue Romain Delès, les comparaisons internationales montrent que la jeunesse française est parmi la plus pessimiste au monde quant à sa capacité d’obtenir un emploi à l’issue des études. Cette inquiétude renvoie aussi à la montée des incertitudes dans la société actuelle. Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté. Les étudiants en Master étaient relativement sereins avant la crise car le diplôme conditionnait leur futur proche et la fin temporaire des incertitudes mais la crise sanitaire a changé la donne. Enfin, en ce qui concerne les jobs d’été, 58% des étudiants interrogés sont inquiets. Cette incertitude touche davantage les boursiers, les femmes, les étudiants salariés et les étudiants en licence.

Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté.

Le confinement a également eu un effet non négligeable sur la santé des étudiants. Avant la crise sanitaire, leur santé était déjà préoccupante. L’enquête Conditions de vie de l’Observatoire de la vie étudiante (2016) montre qu’une majorité d’étudiants déclare connaître des états d’épuisement, des problèmes de sommeil ou des épisodes de déprime. Le renoncement aux soins est également inquiétant : 30% des étudiants interrogés déclarent en 2016 avoir déjà renoncé à aller voir un médecin. De ce fait, selon l’étude, ce confinement a exacerbé les fragilités psychologiques des étudiants, en particulier le stress et les troubles du sommeil. Le stress est notamment causé par le bouleversement des pratiques pédagogiques et par l’incertitude quant à l’année universitaire, et l’avenir professionnel mais aussi quant à l’avenir de leur famille (53% des étudiants sont concernés). 2020 est une année particulièrement anxiogène pour eux. Ainsi, 64% des étudiants déclarent être inquiets quant à la possibilité de réussir leurs examens, et 58% quant à la possibilité de les passer. Cela concerne surtout les étudiants en licence, les femmes et les boursiers. Enfin, 42% se préoccupent de la valeur de leur futur diplôme.

L’alimentation est aussi un sujet problématique : 22% des boursiers et 15% des non-boursiers déclarent devoir faire attention ou se restreindre. Cette restriction alimentaire s’explique en partie par la fermeture des restaurants universitaires qui permettaient aux étudiants les plus modestes de bénéficier, pour 3 euros 25, d’un repas complet (18% des étudiants interrogés). Ce changement est également dû au fait que les magasins proches du domicile des étudiants concernés, comme les petites supérettes de centre-ville, sont trop chers (57% des étudiants). La pénurie alimentaire en est aussi une cause : les étudiants ont dû se tourner vers des aliments ou des marques qu’ils n’achetaient pas à l’accoutumée.

Comme mentionné précédemment, l’augmentation du stress des étudiants est en partie causée par les changements de pratiques pédagogiques et à la mise en place de la « continuité pédagogique ». Ainsi, 53% des étudiants interrogés déclarent manquer d’informations sur le contenu des cours et 43% manquent de ressources complémentaires en raison de la fermeture des bibliothèques universitaires. De fait, des inégalités de réussite entre étudiants sont présentes : certains établissements ont des abonnements permettant aux étudiants de consulter des ressources en ligne alors que d’autres n’en ont pas. Des étudiants issus de familles favorisées peuvent également se permettre d’acheter des ouvrages dont ils ont besoin pour leur mémoire de recherche ou leurs cours. Pour faire face à ce problème, certains étudiants ont créé des groupes Facebook pour s’échanger des ouvrages. Leur succès montre à quel point l’absence d’alternatives aux bibliothèques proposées par les établissements d’enseignement supérieur pose un problème. Par ailleurs, des inégalités subsistent concernant l’accès à internet. Si 97% des étudiants interrogés ont accès à internet, 60% d’entre eux déclarent avoir de fréquents problèmes de connexion. Ces inégalités ont un impact sur le suivi des cours, notamment lorsque ceux-ci se font par visioconférence. Ces problèmes expliquent en partie pourquoi 35% des étudiants déclarent ne pas avoir de contenus pédagogiques principaux comme le support d’un cours magistral. Enfin, la charge mentale, comprise comme une charge cognitive invisible concernant les tâches domestiques ou la nécessité de s’occuper d’une autre personne (enfants, parents…), concerne une partie des étudiants : 26% d’entre eux déclarent avoir des charges domestiques qui les empêchent de travailler correctement.

Vers une défamiliarisation des aides à destination des étudiants ?

Les inégalités sociales entre étudiants, exacerbées lors du confinement, posent la question de l’aide sociale à destination de cette population particulièrement vulnérable. Les aides publiques sont liées aux revenus des parents ou tuteurs légaux, peu importe la relation que l’étudiant a avec ces derniers. Seules les APL font exception et nombreux sont les étudiants qui ne vivent que de ces aides puisque, dans certains cas, les parents payent le loyer de leur enfant. Au-delà de ces aides contingentées, comme les bourses sur critères sociaux, il y a un déséquilibre des transferts familiaux monétaires ou non monétaires (dons de nourriture, achat d’équipements…). Ces deux éléments participent à la précarité des étudiants et à la nécessité pour ces derniers d’avoir recours à une activité salariée. Pourtant, différentes études montrent que plus un étudiant travaille moins il a de chances de valider son année.

Pour y faire face, la minorité sociale, qui est établie à 25 ans – âge à partir duquel on peut bénéficier du RSA –, doit être remise en question. Il est également possible de mettre en place un revenu inconditionnel pour les étudiants. Face à un marché du travail de plus en plus fermé – les jeunes étant particulièrement touchés par le chômage –, les études supérieures deviennent un passage quasi-obligé ; il faut donc leur permettre de les réussir dans les meilleures conditions.

L’ère est à la responsabilisation des individus. Un jeune se doit désormais d’être employable, il doit se « prendre en main » : choisir un cursus avec un bon taux d’employabilité, acquérir un réseau, faire des stages etc. Or, cela est impossible pour un étudiant qui travaille 25 heures par semaine car il doit subvenir à ses besoins, voire se mettre en dispense d’assiduité, ne pouvant plus assister au cours. Si on veut tendre vers l’égalité des chances et de réussite, la possibilité d’un salaire étudiant doit être discutée. Les études sont perçues comme un investissement : les étudiants subissent le coût d’opportunité, le fait de ne pas travailler pour faire des études supérieures dans l’objectif de gagner plus en retour. Ce n’est pourtant pas le paradigme des pays scandinaves qui considèrent les études comme une expérience : le jeune voyage, se construit, devient adulte. Les étudiants bénéficient d’une allocation universelle afin qu’ils puissent profiter pleinement de leurs études et maximiser leurs possibilités. Ces pays nordiques voient les étudiants comme des producteurs de valeur, notamment lors des stages, souvent non rémunérés. En France, le débat est présent au sein de syndicats comme l’UNEF ou Solidaires, mais trouve peu d’écho chez les personnalités politiques. Jean-Luc Mélenchon avait cependant proposé la mise en place d’un salaire étudiant lors des présidentielles de 2017.

Une controverse subsiste : pour certains, un salaire étudiant conduirait à la déresponsabilisation des jeunes et, pour l’éviter, il serait préférable d’augmenter le plafond des prêts étudiants garantis par l’État (15 000 euros). Avec le salaire étudiant, les jeunes ne verraient pas la valeur de leurs études et se complairaient dans une sorte d’expérience transitionnelle vers l’âge adulte.

Plusieurs possibilités sont donc sur la table pour réduire les inégalités des chances et de réussite entre les étudiants. Il est inacceptable d’envisager qu’un jeune ne fasse pas d’études, ou les arrête, parce qu’il n’a pas assez pour subvenir à ses besoins, même en travaillant à côté de ses études.

[1] Becquet, V. (2012). Les « jeunes vulnérables » : essai de définition. Agora débats/jeunesses, 62(3), 51-64. doi:10.3917/agora.062.0051.

[2] Ministère de l’Enseignement Supérieur

Covid-19, temps de guerre contre les grands précaires

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

Des centaines milliers de précaires abandonnés face au coronavirus et dans la misère grandissante, l’impréparation d’un État face à la pandémie de pauvreté qui arrive, des actes de harcèlement et de violences des forces de l’ordre qui se multiplient, des migrants confinés dans des camps insalubres dont ils sont inlassablement expulsés. Et si dans un pays où le chef de l’État vient de promettre d’aider “les plus fragiles et les plus démunis”, la crise du Covid-19 était en fait devenue l’opportunité d’un temps de “guerre” contre les grands précaires ?


Après un discours du 16 mars 2020 moralisateur et martial marqué par son fameux « nous sommes en guerre », Emmanuel Macron a adopté un ton beaucoup plus satiné pour son allocution du 13 avril 2020. Comme pour les services publics, cette « première ligne » dont il semble avoir découvert l’utilité, le Président de la République a également appris aux Français que « pour les plus fragiles et les plus démunis, ces semaines sont aussi très difficiles. »

Comme pour l’hôpital public en surchauffe depuis des années qui a enfin bénéficié de moyens supplémentaires, on s’attendrait donc à voir des renforts arriver pour les plus pauvres qui vivent dans la rue, sous des tentes ou dans des hébergements d’urgence. Pourtant, alors que la crise sanitaire frappait, le secteur médico-social a été contraint par l’impréparation de l’État à la fermeture de nombreux points de contact et services répondant aux besoins les plus nécessaires et urgents des grands précaires. Là aussi, les conséquences de la logique comptable et de la baisse constante des moyens financiers se dévoilent.

Paradoxalement, la « guerre » déclarée par le Président de la République au coronavirus, se traduit depuis plusieurs semaines par une aggravation de la situation des plus pauvres qui sont plus que jamais privés de la possibilité de se défendre contre la maladie. Et c’est finalement en observant les violences exacerbées qui leur sont faites que l’on découvre le véritable champ de bataille. Il se trouve dans les rues désertées, et de plus en plus, dans les zones périphériques et les no man’s land où les matraques et les gaz lacrymos des forces de l’ordre peuvent se libérer plus discrètement.

Alors que le confinement des Français rend notre société aveugle, celles et ceux que l’on ne regarde pas habituellement sont plus que jamais dans les angles morts du regard social parfois protecteur. La crise du COVID-19 deviendrait-elle un temps de guerre contre les grands précaires ?

Confinés dehors, des êtres humains assignés à l’indignité

Durant la première quinzaine d’avril, on accompagne à plusieurs reprises des bénévoles d’associations et collectifs qui effectuent des maraudes, formes de déambulations solidaires aux travers desquelles on va vers les personnes sans abri pour leur offrir un contact humain, une écoute et souvent, une aide matérielle. Dans les rues semi-désertées du nord-est de Paris, on rencontre des personnes, on entend leurs parcours de vies (plus souvent, de survie) et on découvre une réalité sociale qui n’a rien de nouveau mais que la crise du COVID-19 rend plus visible encore : le voile de la foule s’est dissipé pour laisser la rue à ceux qui continuent à l’occuper, parce qu’ils l’habitent, à défaut de pouvoir se loger autrement ; plus visibles que jamais et pourtant, toujours invisibles au regard de la dignité humaine.

On trouve des femmes et des hommes allongés sur des matelas décharnés ou sur le béton, marchant le corps courbaturé et endolori par les coins de bétons qui les accueillent, ou bien assis le regard fixe et dans un lointain inaccessible, parcourant peut-être leurs histoires et leurs drames. La crise sanitaire actuelle ayant obligé bon nombre d’associations à la fermeture de leurs points de contacts au moins dans un premier temps, ces gens ont perdu une part de leurs rares repères en même temps que des lieux d’accès aux biens et services de première nécessité. Souvent dépourvus d’accès à un téléphone (dont le vol est courant) et à une information chaotique, ils ne savent plus vraiment où aller et leur suivi dans le temps devient presque impossible. Des associations comme Emmaüs Connect travaillent à attribuer des smartphones aux sans-abris mais la démarche est compliquée et lente pour ces personnes qui vivent au jour le jour.

 

Maraude SC
Photo antérieure à la crise. Pour le Secours Catholique, les maraudes sont d’abord l’occasion d’échanges humains pour des personnes qui sont isolées. ©Secours Catholique

La mendicité est devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Il y a ceux qui vivent seuls comme Pierre (les prénoms ont été changés), place du Colonel Fabien, arrivé à Paris après avoir vadrouillé dans le Nord de la France et qui se trouve coincé dans la rue avec ses caddies et valises qui sont ses derniers bien et en même temps son boulet : les bagageries sont très largement fermées, et il ne peut plus y déposer ses biens et prendre le temps d’aller prendre une douche ou bien un repas chaud à l’un des quelques points de distribution qui ont rouvert, de peur qu’on lui vole ses dernières affaires. Pris dans ce dilemme, il vit en grignotant ce que lui permet une mendicité devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Comme beaucoup, et malgré l’action des bénévoles, des centaines de milliers de personnes sont confinées dehors et assignées à l’indignité sous toutes ses formes.

On trouve également de petits groupes, comme sous le pont aérien du côté de la Place Stalingrad, où Amadou sort de la petite tente Quechua où il dort au moins avec deux autres personnes : « On est heureux de vous voir, ça fait plaisir ! Des documents sur la maladie ? Si tu m’en donnes, je peux partager avec les autres, moi je connais tout le monde et tout le monde me connait (rires). » Lui et ses compagnons d’infortune ont faim et quand les bénévoles du Secours Catholique leur ramènent à manger, ils se mettent à partager joyeusement le pain, les sardines, l’eau et les blancs de poulets, entre eux mais aussi avec d’autres personnes qui passent à proximité du petit campement. Une femme fait partie du groupe, mais les bénévoles présents, qui sont tous des hommes, hésitent à aller discuter avec elle de protections hygiéniques : « D’abord, les serviettes, c’est un sujet délicat à aborder pour une femme face à des mecs. Et puis, ajoute Clément, on craint de créer d’éventuelles tensions dans le groupe en abordant le sujet, et de générer des violences. C’est compliqué, il faudrait vraiment faire des équipes mixtes. »

Maraude Migrants Solidarité Wilson
Le long des canaux à Paris. Depuis le début de la crise sanitaire, les volontaires engagés dans les maraudes portent masques et gants pour respecter les gestes barrières. ©Collectif Solidarité Migrants Wilson

Dans toutes les associations rencontrées, on souligne et se réjouit de l’élan de solidarité apparu avec l’afflux massif de nouveaux volontaires, souvent des jeunes et des actifs qui n’avaient pas le temps et pallient l’impossibilité des plus âgés de se rendre sur le terrain en raison de la pandémie. « On a dû repenser notre action et on a pu sensibiliser des personnes de tous milieux de manière inédite, raconte Solène Mahe qui s’occupe de la mobilisation des bénévoles au Secours Catholique. On espère que ces nouvelles solidarités seront durables dans le temps. ».

« Pour eux, le Coronavirus est une maladie de riche »

Partout, ces personnes sont dans l’attente d’un logement depuis quelques semaines, plusieurs mois ou, plus souvent, plusieurs années et elles sont bien conscientes que l’offre d’hébergements d’urgence est plus saturée que jamais : « Vous dites que vous allez voir pour m’avoir un logement, mais moi, ça fait vingt ans qu’on me dit ça, vingt ans ! Comment voulez-vous que j’y crois encore ? J’ai plus confiance en rien, moi ! » se révolte Mohammed, 70 ans, assis du côté de la rue de Belleville et tout juste sorti d’une longue hospitalisation pour des problèmes cardiaques.

Les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer.

Parfois la bonne santé est leur dernière richesse, mais les soucis sanitaires viennent bien souvent empirer des problématiques sociales qui elles-mêmes empêchent l’accès aux soins. Dans l’immense catalogue des dommages physiques, on trouve des dents et des peaux rongées par le manque de soins, les maladies graves non prises en charges pour des raisons diverses, parfois aussi, les bouffées de cracks et les lésions de seringues, et des situations de manque extrêmement nombreuses et douloureuses. Il faut dire que l’économie souterraine sous toutes ses formes, notamment le trafic de drogue, est aussi paralysée que l’économie légale.

Du côté de Guillaume et Cindy, qui sont en couple, la jeune femme témoigne de ses problèmes : « Il y a quinze jours, on m’a retiré un staphylocoque doré, mais là j’ai un abcès dentaire qui me fait très mal. Et puis j’ai une infection urinaire, j’ai peur que ça remonte dans les reins… Il y a des types violents dans la rue. J’ai mal et j’ai peur. » Les bénévoles l’incitent fortement à aller à l’hôpital mais le couple a trop peur d’être séparé, et les premiers n’insistent pas beaucoup plus et feront un signalement à Médecins du Monde : tout couple qui vit ou a vécu une séparation involontaire en comprend le drame, alors comment ne pas entendre que les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer ?

Boubacar, bénévole au Secours Catholique
Bénévole expérimenté au Secours Catholique, Boubacar encadre les nouveaux volontaires et les forme à “l’aller vers” qui facilite l’échange avec les personnes isolées. ©Gaël Kerbaol / Secours Catholique-Caritas France

Mais alors, quid du COVID-19 ? Les bénévoles des diverses associations engagées sur le terrain savent bien que la documentation qu’ils distribuent sur la maladie est inopérante : comment des personnes qui n’ont pas les moyens de prendre soin d’elles en temps normal le pourraient davantage aujourd’hui ? « Ils savent et voient ce que c’est, explique Boubacar, bénévole au Secours Catholique, mais pour eux, le Coronavirus c’est une maladie de riche, et surtout un manque à gagner parce qu’ils vivaient de la mendicité dans des rues maintenant désertées. »

Devant un petit supermarché, un vigile empêche un sans-abri d’entrer dans l’établissement : Gregor est pieds nus, enveloppé dans un sac de couchage lui-même couvert d’excréments.

Après le coronavirus, la pandémie de grande pauvreté

Si les situations de précarité sont à ce point dramatiques à ce jour, c’est bien moins du fait de la pandémie qui n’est qu’un nouveau révélateur de leur extrémité, qu’en raison des sérieux manquements de l’État. Amélie Gilbert, animatrice de réseaux au sein du Secours Catholique, nous dresse un portrait du champ du social et de la grande précarité en France, c’est-à-dire quinze années de politiques désastreuses pour les grands précaires.

« Après la Seconde guerre mondiale et depuis, nous explique-t-elle, la grande exclusion a longtemps été pensée comme un problème marginal, une anomalie à régler avec des solutions de réintégration à ce qui est envisagé comme la norme. Mais dans les dernières décennies, nous avons non seulement assisté à la massification de la grande précarité du fait des chocs économiques et migratoires, mais à une évolution des publics et formes d’exclusion avec davantage de jeunes, de travailleurs pauvres et de migrants. »

Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’enjeu du logement (et de sa crise) est devenu l’un des principaux dénominateurs communs et thermomètre de la grande précarité en France. Si les statistiques sont compliquées à comparer dans le temps, car l’INSEE a cessé de compter le nombre de personnes vivant à la rue au début des années 2000 (elles étaient environ 130 000), des structures de la société civile comme la Fondation Abbé Pierre nous permettent tout de même un suivi dans le temps grâce à un rapport annuel. Pour ne compter que les plus fragilisés, sur les 902 000 personnes privées de logement personnel en France début 2020, 143 000 « sans-domiciles » dormaient dans la rue et 91 000 dans des habitats de fortune. En somme, les statistiques racontent à quel point les Pierre, les Guillaume, les Cindy, les Amadou et les Mohammed sont toujours plus nombreux.

Statistiques Abbé Pierre
Les chiffres du mal-logement. Issu du rapport sur l’état du mal-logement en France 2020, de la Fondation Abbé Pierre. ©Fondation Abbé Pierre

On se trouve bien loin des promesses de Nicolas Sarkozy qui promettait en 2006 « zéro SDF en deux ans » ou même des intentions d’Emmanuel Macron qui déclarait le 27 juillet 2017, lors d’un discours sur sa politique en matière d’accueil des demandeurs d’asile : « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus d’ici la fin de l’année avoir des femmes et des hommes dans les rues. » On comprendra que déjà martial, le discours n’en était pas moins déjà inopérant, voire contraire dans les faits.

« Sachons sortir des sentiers battus, des idéologies et sachons nous réinventer, moi le premier, déclarait Emmanuel Macron le 13 avril 2020. » Avec la crise économique qui arrive et des répercussions humanitaires à l’échelle mondiale, les associations du secteur de la solidarité se préparent mentalement à une pandémie de pauvreté. Lors de la crise de 2008, le gouvernement Fillon avait renfloué les banques, préservé la spéculation financière et laisser fleurir la pauvreté. Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’impréparation sociale de l’État face aux chocs de misère

Force est de constater que pour l’instant, il ne l’a pas été jusqu’à présent. Ni Olivier Véran, ministre de la Santé et des Solidarités, ni Christelle Dubos (la secrétaire d’État concernée) n’ont fait d’autres annonces que la création d’une plateforme destinée à recruter davantage de bénévoles sur le terrain : une solution numérique plus communicationnelle qu’opérationnelle, très peu coûteuse, très Startup Nation en somme (comme quoi la réinvention a ses limites). Et l’on ne connaît toujours pas le détail de « l’aide supplémentaire pour les plus démunis » évoquée par Emmanuel Macron, ni celui sur les moyens de la faire parvenir à celles et ceux qui n’ont même pas de boîte postale pour la recevoir.

« Face à cette situation qui ne cesse de s’aggraver, les moyens mis en place par l’État sont nettement insuffisants, explique à nouveau Amélie Gilbert. On ne rattrape pas quinze années de politiques sociales désastreuses en quatre semaines. Or, comme pour les retards calamiteux dans l’arrivée de masques, de gants et de matériels de santé, l’impréparation de l’État en matière sociale va nous tomber dessus, et c’est cette impréparation qui coûtera à la société, bien plus que le Covid-19 en lui-même. La capacité des pouvoirs publics est d’autant plus incertaine qu’on est à l’aube d’une crise humanitaire à l’échelle mondiale. » Ce qui est certain en revanche, c’est que la crise sanitaire vient révéler des contradictions anciennes et grandissantes entre les visions de société des associations et celles de l’État.

Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel.

En effet, les associations qui ont dû prendre le relais des acteurs publics en matière de travail social sont confrontées depuis des années à une raréfaction des ressources financières qui non seulement brident la liberté et la vision des projets associatifs mais les mettent en concurrence : il s’agit avant tout de répondre à des appels à projets. « Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel au détriment des actions de plaidoyer et de défense des droits. »

Le travail de sape des services publics opéré depuis une quinzaine d’années, et accéléré depuis le début du quinquennat Macron, sature l’ensemble des dispositifs sociaux et sanitaires et créé des effets pervers : par exemple, le secteur de l’urgence sociale a été fortement impacté par la baisse des moyens de la psychiatrie et la suppression de nombreux lits, conduisant de nombreux patients directement dans la rue avec des conséquences individuelles et collectives dramatiques. On n’est ainsi pas surpris de trouver dans les rues parisiennes des personnes comme Ahmed, Andrea ou Claire, plus ou moins conscientes de leurs problèmes psychiatriques, souvent en rupture de parcours de soins et de suivi social.

« Bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger »

Alors que dans la crise du COVID-19 le chef du gouvernement appelle à se réinventer, l’État qui a recentralisé les dispositifs de l’action sociale et attribue les hébergements d’urgence via le SIAO (Service intégré d’accueil et d’orientation), continue à inscrire son action dans des logiques court-termistes, dépensant des sommes colossales dans des nuitées hôtelières plutôt que d’investir dans la création de solutions de logement durables et financièrement durables. Les familles qui ont la chance de pouvoir être logées le sont dans de minuscules chambres d’hôtel aux propriétaires souvent peu consciencieux (on pourrait aussi bien parler de marchands de sommeil conventionnés), où l’on s’entasse parfois trois ou quatre personnes dans 10m². Et parce que sont logées en priorité les personnes atteintes de pathologies lourdes, l’État les place donc dans une situation de confinement extrême, où l’impossible respect des gestes barrière et de la distanciation sociale est de fait, génératrice de nids épidémiques propice à une propagation extrêmement mortifère du coronavirus. Les cas d’hospitalisations urgentes ne cessent de se multiplier pour ces personnes déjà affaiblies.

A quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire.

Cette incompétence criminelle de l’État se double d’actes de violence beaucoup plus intentionnels. Clément, bénévole au Secours Catholique, évoque l’une de ces scènes dont il a été témoin : « Au milieu de la Place du Colonel Fabien désertée, alors les joggeurs font leur footing tranquillement de fin de journée, trois SDF se tiennent assis sur des bancs, médusés et à distance les uns des autres. Et bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger, leur ordonnant d’évacuer la zone même s’ils n’ont pas de chez eux où aller… » Boubacar, volontaire dans la même association, témoigne quant à lui de nombreux actes de délits de faciès : « C’était le long du canal de l’Ourcq dans l’après-midi, il y avait de nombreux promeneurs. J’ai vu les policiers se diriger systématiquement et à plusieurs reprises vers des hommes jeunes à la peau noire. » Ilham et Simone, couple serbo-égyptien à la rue et séparé de ses quatre enfants, évoquent tristement « le racisme de la police, de certains passants et aussi de quelques autres SDF qui croient que les étrangers sont mieux lotis que les Français… »

Maraude à vélo
Avec l’expulsion et la dispersion des campements de sans-abris, les volontaires comme ceux du collectif Solidarité Migrants Wilson se sont lancés dans des maraudes à vélo. ©Solidarité Migrants Wilson

Sans doute est-ce là la partie la plus visible et le signal faible d’actions de violence plus physiquement brutales qui se déroulent à l’abri du regard social, confiné et plus éloigné que jamais des angles morts médiatiques et des zones périphériques. C’est là même, à quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire, que l’on trouve celles et ceux qui sont en première ligne de la répression : les migrants et plus particulièrement, les sans-papiers. Pour eux, le quinquennat Macron a commencé avec les circulaires des 4 et 12 décembre 2017 qui donnaient aux forces de l’ordre le pouvoir d’aller contrôler les personnes hébergées dans des foyers de migrants. Alors que ces personnes sans-papiers se trouvaient déjà exclues par la loi du marché du travail, (paradoxe d’un pays où travailler permet d’être régularisé mais où l’on a pas le droit de travailler si on n’est pas régularisé), voilà qu’elles se trouvaient mises hors du circuit de l’hébergement sous le poids de la menace d’expulsion, les confinant plus que jamais hors du circuit légal de la société.

« C’est toujours la colonisation, partout la colonisation, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. »

Dès lors, et puisque le gouvernement n’avait prévu aucune alternative, comment s’étonner d’avoir vu fleurir des champs de tentes vétustes, là où les sans-papiers n’avaient pas encore été chassés. Clément et Silvana sont membres du collectif Solidarité Migrants Wilson créé en 2016 à Saint-Denis, qui apporte de l’aide aux migrants sous formes de repas et parfois d’autres biens de première nécessité : « On fait ce que l’État ne fait pas, tout en réclamant à l’État de prendre ses responsabilités, nous explique la première. »

Distribution Solidarité Migrants Wilson
Chaque semaine, des centaines de migrants se rendent aux distributions alimentaires de repas chauds organisées par le collectif Solidarité Migrants Wilson. ©Solidarité Migrants Wilson

Silvana nous raconte l’histoire de la multiplication des camps et des expulsions dans le nord de Paris et des banlieues limitrophes entre Saint-Denis, la « colline du crack » située Porte de la Chapelle ou encore Porte d’Aubervilliers à Paris. Cette violence n’a rien de nouveau : « Un mois avant le confinement, la police a cassé le pieds d’un homme sans-abri en détruisant un camp porte de Saint-Ouen », rappelle la bénévole. Mais elle se poursuit largement en période de confinement, avec matraques et gaz. « Ça n’a pas changé depuis mais avant même le COVID, on avait des soupçons de cas de tuberculoses et de maladies graves, mais avec la peur des migrants d’aller dans les hôpitaux du fait de la violence contre eux, leur accès au soin a toujours été empêché. » Face à la crise du COVID-19, l’État n’a donc pas renforcé autre chose que son action de répression policière, contre les sans-abris et les migrants qu’il continue à expulser de manière musclée, mais aussi contre les bénévoles qui sont verbalisés au moindre prétexte. Une manière pour le gouvernement de valoriser les actions de solidarité ?

Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées.

Dans la même zone, raconte Clément, « la police est venue lacérer des tentes que les migrants ont installé sous les ponts, le long du canal et elle a jeté leurs affaires personnelles. […] De nombreux points d’eau ont été fermés, et il y a maintenant des migrants qui boivent l’eau du canal, tombent gravement malades et font même des septicémies. En 2020, en France. » D’après Clément et d’autres, les migrants et sans abris sont peu à peu repoussés de commune en commune par la police vers l’ouest et plus précisément le Bois de Boulogne où se forme actuellement « une nouvelle jungle. »

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

En parlant de « jungle », on retrouve à Calais une bénévole de Human Rights Observers (HRO), association qui observe et documente les violations de droits humains en lien avec Utopia 56. « La situation est tout aussi absurde qu’il y a quelques années, nous explique Louise (son prénom a été changé), mais le confinement et le coronavirus sont un bon terreau pour les discriminations et les violences policières. Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées (par délits de faciès) ce qui créé un empêchement d’accès aux supermarchés, qui eux-mêmes bloquent des migrants aux portes, et d’accès aux soins, pour des personnes parfois atteintes de pathologies lourdes et qui ne peuvent plus aller voir leurs soignants. »

Campement à Calais
A Calais, la communauté érythréenne vit dans les conditions inhumaines de “la Jungle” où elle vit comme des milliers d’autres personnes. ©La communauté des réfugiés érythréens de Calais

Depuis le début du confinement, HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement plusieurs personnes et groupes, dont la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais, qui a récemment adressé un courrier au Préfet. Elle y dénonce notamment les actes de violence de « la compagnie 8 » qui se sont multipliés depuis mars. « On relève une expulsion sur zone toutes les 48 heures, raconte Louise, effectuées sur Calais-Grande-Synthe par les gendarmes qui demandent aux personnes de déplacer leurs tentes de quelques mètres, en leur confisquant parfois des biens. Puis après avoir regardé les migrants se déplacer pendant une heure, ils leur demandent de recommencer, et ainsi de suite. » Depuis fin mars et rien que pour Calais-Grande Synthe, HRO a effectué cinq saisines IGPN, cinq saisies auprès du Défenseur des Droits et autant de plaintes au procureur sur des cas de ce genre.

Lettre communauté érythréenne
L’association HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais dans la rédaction de sa lettre ouverte au Préfet, dénonçant diverses actions des forces de l’ordre. © Lettre ouverte de la communauté Erythréenne de la Jungle de Calais

A une distribution alimentaire à Paris organisée par Les Restos du Cœur et le Collectif Solidarité Wilson, parmi les quelques 200 personnes présentes, on rencontre Hussein arrivé très récemment de Somalie après être passé par la Suisse et l’Allemagne. Il nous raconte qu’après un accident grave, quelques années auparavant, sa mâchoire et nombre de ses os ont été remplacés par des broches et pièces de métal. « J’ai peur, nous dit-il en anglais, je ne connais personne, je ne suis pas quelqu’un de fort et si on m’agresse, je ne pourrai pas me défendre. J’ai juste besoin de quelque part où dormir et de quelques soins aux dents. […] Le coronavirus, je crois que c’est une arme de guerre politique et biologique. […] Cette guerre, c’est toujours la colonisation, partout la colonisation des pays entre eux, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. » Et lui dans tout ça ? « Moi…? Je n’ai pas de grandes aspirations. Je veux juste vivre. »

Un monde d’après sans les grands précaires ?

Partout et comme pour d’autres enjeux, on se rend compte que le sort des personnes à la rue, françaises ou migrantes, dépend largement de choix politiques : « Là on a réussi à faire réquisitionner par les préfectures des chambres d’hôtel de manière inédite, raconte Solène Mahe, l’État a trouvé les moyens, alors comment se fait-il qu’il ne les trouve pas habituellement pendant les périodes hivernales ? »

Pour un monde d’après qui refuserait le grand abandon des pauvres, la cadre du Secours Catholique évoque des solutions défendues par de nombreuses associations et universitaires depuis des années : développement de bureaux uniques d’accompagnement, d’un revenu universel minimum, ou encore du système du cash for work. Ce système qui consiste à accompagner humainement les grands précaires tout en finançant leurs projets de vie a déjà été expérimenté par des associations en Asie, avec succès.

Penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes.

Lors de son discours du 13 avril 2020, Emmanuel Macron a esquissé comme la vague promesse de projeter la France vers un monde d’après (pas forcément le même que celui de Solène Mahe) où l’on « retrouve le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience ». Tout ce que son gouvernement et sa majorité ont combattu ces dernières années, le Président de la République promet à présent de l’utiliser pour se réinventer.

Tout comme la « guerre » et sa symbolique historique, « l’après » semble être devenu pour Emmanuel Macron, une idée utile : un moyen de fuir le présent où se trouvent concentrés tous ses échecs et toutes ses contradictions, et ainsi de faire table rase de son passé. Mais même dans le fol espoir de se reforger une popularité, peut-on se revendiquer d’un avenir meilleur tout en écrasant le monde présent et le(s) vivant(s) qui le peuplent ?

Durant ces dernières semaines de confinement, on a partout lu et vu rejaillir des idées sur tous les sujets et des projets à tous les niveaux, pour faire cap sur le monde d’après. Si penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes, alors on pourra juger de la sincérité des propositions politiques, dans leur capacité à prendre en compte le bien-être des vivants à long-terme et sans en oublier aucun, surtout pas ceux qui ont été les grands oubliés jusqu’à présent.

Car même dans la misère, même pourchassés jusqu’aux frontières du monde, même dans la guerre qui leur est faite, Pierre, Amadou, Guillaume, Cindy, Hussein et tous les êtres qui s’expriment dans cet articles sont bel et bien vivants.

Macron veut remplacer le code du travail par le code du capital

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Macron © Copyleft

Les ordonnances Pénicaud s’inscrivent dans la continuité d’un vaste projet patronal de précarité de masse, sous couvert de lutte contre le chômage de masse. Le Code du Travail s’en trouve menacé. Le gouvernement tente de maquiller, derrière une communication axée autour de la modernité et de la liberté, une politique déjà datée qui ne servira en bout de course que les grands intérêts industriels et financiers. Et au détriment des conditions de travail et de la rémunération des travailleurs.

 

Des poncifs faussement modernes

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Pénicaud © Force Ouvrière

Muriel Pénicaud affiche sa volonté de « rénover le modèle social français » qui, selon elle, « ne répond pas bien aux grands enjeux de notre temps. » Il faut « prendre en compte l’évolution du monde du travail », nous dit-elle, car « l’économie française a évolué. »

« La mondialisation, la transformation numérique, les nouvelles attentes [ndlr, lesquelles ?] des salariés […] et les besoins [ndlr, lesquels ?] des entreprises pour croître et créer des emplois » nous auraient donc propulsés dans un monde complètement « nouveau » auquel notre code du travail centenaire ne serait plus du tout adapté. En résumé, e code du travail, c’était bien avant mais il faudrait passer à autre chose.

Mais qu’est-ce que Madame Pénicaud reproche au juste au code du travail ? C’est assez simple : l’ancienne DRH de Danone le dépeint comme un carcan « qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises et sanctionner les 5 % qui ne se conduisent pas dans les règles. »

Sous le vernis de la modernité, Muriel Pénicaud tient en réalité un discours aussi vieux que le code du travail lui-même, instauré en 1910. Les arguments du personnel politique pro-patronat de l’époque contre le code du travail étaient déjà les mêmes : « Vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile ! », lançait en 1909 le sénateur Eugène Touron à René Viviani, le ministre qui a porté la loi instaurant le code du travail à l’époque. La bataille autour du code du travail, ce n’est pas le vieux monde contre le nouveau monde ; c’est le conflit continu entre le capital et le travail.

 

Un code du travail presque accusé d’être liberticide

“Liberté”, Madame Pénicaud n’a que ce mot à la bouche. Et elle la promet aux patrons et aux travailleurs : Liberté « d’entreprendre, de créer, d’aller rapidement à la conquête des marchés, ce qui veut dire se réorganiser rapidement, liberté de négocier des règles avec des syndicats, liberté d’investir sur cette innovation sociale » pour les uns. Liberté de « participer plus aux décisions de l’entreprise, de choisir une formation, de choisir son métier voire d’entreprendre » pour les autres.

Elle leur promet également la sécurité. « Plus de liberté, plus de sécurité », voilà le nouveau slogan du concept déjà usé de « flexisécurité ».  C’est la « complexité », l’« épaisseur », la « rigidité » du code du travail qui brideraient ainsi la liberté des entreprises et des travailleurs et qui mettraient à mal leur sécurité.  Selon le premier ministre, le code du travail « est aujourd’hui relativement complexe, épais ». De même, il ne croit pas « qu’il puisse venir à l’esprit de quiconque de le décrire par son extrême simplicité ou par la capacité qu’il aurait eu à effectivement protéger les Français qui travaillent. »

Il s’en faut de peu que le gouvernement n’accuse le code du travail d’être liberticide. En tout cas, à les entendre, il constituerait l’un des « freins à l’emploi ». Ainsi, en guise d’exemple, la ministre du travail explique que « l’incertitude » liée au « manque de clarté des règles et sanctions […] dissuade les petites entreprises d’embaucher ou de transformer des CDD en CDI. » Muriel Pénicaud estime en toute logique que sa réforme, combinée à d’autres mesures, contribuera à faire baisser le chômage. Là encore, cet argumentaire n’a rien de nouveau.

Jacques Le Goff, professeur émérite de droit public, rappelle qu’en 1910, les partisans de l’orthodoxie libérale s’opposaient à l’instauration du code du travail. Et ce, « par réticence de principe à tout droit du travail réputé entraver le libre fonctionnement du marché en finissant par se retourner contre ses destinataires par un effet pervers constamment souligné ». Leur argument pouvait se résumer par la formule « Plus de droit du travail, moins d’emplois ».

Et Jacques Le Goff d’ajouter : « Tel est l’argument dont on mesure la remarquable constance à travers une histoire qui l’infirme crûment. » En effet, cet argument tient plus de la croyance et du dogme que d’une démonstration par les faits. Dans l’émission C dans l’air (France 5), à la question d’un téléspectateur « Y a-t-il des exemples de dérégulation du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ? », le silence gêné des « experts » majoritairement libéraux sur le plateau en dit long … « – NonNon, à ma connaissance » finiront-ils par lâcher.

 

Un rapport de force défavorable au salarié sciemment occulté

 

Le grand absent dans le discours de Macron, c’est le rapport de force défavorable au salarié dans les négociations. Un rapport de force structurellement défavorable au salarié en raison du lien de subordination qui l’unit à l’employeur que le contexte de chômage de masse et le chantage à l’emploi qui en découle, viennent accentuer. Or, Macron et ses soutiens mettent sur un même pied d’égalité salariés et patrons et misent sur « l’innovation sociale » des individus.  Dans la bouche des néolibéraux, c’est tout un lexique qui gomme méthodiquement l’antagonisme entre le travail et le capital et masque leur projet politique au service des intérêts capitalistes.

On ne dit pas lutte sociale mais « dialogue social » où l’on discute entre « partenaires ». On ne dit pas patronat mais « les entreprises ». Le gouvernement de Valls n’était pas pro-patrons mais pro-business en anglais dans le texte et il aimait l’entreprise, pas le capital. La précarité devient de la flexibilité. L’égalité de droits entre les salariés ? Non, la « rigidité du droit du travail » !

De même, ne dites pas libéralisme économique, parlez plutôt de « modernité » et de « liberté ».  Ne dites pas « uberisation » mais plutôt « mutation du travail ». Rigide/flexible, moderne/archaïque, pragmatique/idéologue, ouvert/fermé, contestataire/réformiste sont autant de clivages invoqués à tort ou à travers pour occulter le clivage fondamental entre le capital et le travail.

Un accord d’entreprise ne peut déroger aux accords de branche que s’il améliore la condition des salariés, lesquels accords de branche ne peuvent déroger au code du travail que s’ils améliorent les conditions des salariés : c’est le principe de faveur. C’est le fruit de plus d’un siècle d’âpres luttes sociales, syndicales et politiques qui ont permis de déplacer bon nombre de négociations hors du cadre de l’entreprise où le rapport de force est le plus exacerbé, afin de garantir un minimum d’égalité de droits d’ordre public entre tous les travailleurs (35 heures, congés payés, etc.).

On a ainsi érigé une hiérarchie des normes, avec, à son sommet, le Code du travail, qui s’applique de la même manière dans toutes les entreprises dès lors qu’il s’agit d’un domaine dit d’ordre public. Qu’est-ce que le progrès social ici si ce n’est d’étendre ces domaines d’ordre public en favorisant le plus-disant social ? Les ordonnances Pénicaud et d’autres lois qui les ont précédées, vont dans le sens exactement inverse puisqu’il est prévu, au contraire, de restreindre les domaines dits d’ordre public.

Ainsi, les 5 ordonnances Pénicaud permettront demain que des accords de branche sur la durée, le nombre de renouvellements et le délai de carence des CDD prévoient des règles plus défavorables aux salariés que ce que leur accorde le Code du travail. Les CDI de chantier pourront également être introduits par accord de branche dans tous les secteurs. Dans la même logique, la nature, le montant et les règles des primes (d’ancienneté, de vacances, de garde d’enfant, etc.), aujourd’hui fixés par les conventions collectives, pourront désormais être négociés entreprise par entreprise. Aussi, l’agenda social des négociations, le contenu et les niveaux de consultation seront désormais déterminés par les entreprises et non plus par les branches.

Les ordonnances Pénicaud multiplient donc les dérogations au principe de faveur dans de nombreux domaines. Elles amplifient ainsi un mouvement d’inversion de la hiérarchie des normes qui place, dans de plus en plus de domaines, l’accord d’entreprise au centre de la législation du travail, au détriment des conventions collectives et du code du travail. En fait, il s’agit d’une sorte de retour en arrière graduel vers l’époque où le code du travail et les conventions collectives n’avaient pas encore été arrachés au patronat.

Nier le rapport de force défavorable aux travailleurs, c’est aussi remettre en cause et affaiblir le rôle des syndicats dans la défense des intérêts des travailleurs. Les ordonnances Pénicaud prévoient notamment que, dans les entreprises de moins de 50 salariés, le patron puisse signer un accord d’entreprise sur tout type de sujet avec un employé non mandaté par les syndicats, voire non élu dans les TPE de moins de 20 salariés, alors que jusqu’ici, seul un délégué syndical pouvait signer un accord. Dans les entreprises de moins de 20 salariés, après négociations, le patron pourra toujours soumettre l’accord à referendum sur n’importe quel sujet et non plus seulement dans quelques domaines (travail dominical). Par ailleurs, le comité d’entreprise, le CHSCT (hygiène et sécurité) et les délégués du personnel fusionneront en un seul et même « comité social et économique ».

Et puisque l’employé est mis sur un même pied d’égalité que l’employeur, le délai de recours aux prud’hommes sera limité et ramené à 1 an pour tout type de licenciement, et les indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif seront plafonnées. Les employeurs pourraient ainsi plus sereinement « budgéter » des licenciements illégaux.

Ce qui menace les conditions de travail et la rémunération des travailleurs, c’est le poison lent du nivellement par le bas (« dumping social »). Pour rester dans la course, les entreprises devront s’aligner sur leurs concurrents qui auront réussi, grâce notamment au chantage à l’emploi, à obtenir de leurs salariés, par accord d’entreprise, qu’ils acceptent les conditions de travail et de rémunération les plus « compétitives », c’est-à-dire les plus précaires.

Une loi qui s’inscrit dans un projet global de « précarité de masse »

Muriel Pénicaud détaille le plan d’attaque du gouvernement dans le JDD : « Cette réforme, ce n’est pas seulement celle du Code du travail, mais c’est un ensemble : droit du travail, retraites, pouvoir d’achat, apprentissage, formation professionnelle, assurance chômage. Quatre de ces réformes sont dans mon champ de responsabilité. Aucun de ces six éléments ne peut se comprendre sans les autres. C’est un Rubik’s Cube : on ne réussit pas un côté sans réussir l’autre. »

En effet, ces ordonnances ne sont que la énième étape d’un grand projet patronal de « précarité de masse » qui suit son cours et dans lequel s’inscrivaient déjà les lois Macron et El Khomri. Au nom de la lutte contre le chômage de masse, les gouvernements pro-patronaux qui se succèdent accompagnent un grand mouvement de précarisation généralisée des conditions de travail et de rémunération.

Dans une note pour la banque Natixis, Patrick Artus s’inquiète d’une possible « révolte des salariés » face aux « inégalités des revenus toujours plus fortes, la déformation du partage des revenus en faveur des profits, la hausse de la pauvreté, la faible hausse du salaire réel depuis 2000 et la hausse de la pression fiscale ». Cette révolte aboutirait à une hausse des salaires. Celle-ci bénéficierait aux ménages, mais pas aux actionnaires, ni aux finances publiques, ni aux grands groupes.

Il n’est donc nul besoin d’être marxiste pour constater que salariés et actionnaires ont des intérêts contradictoires. Les gouvernements « pro-business » ont conscience de cet antagonisme social bien qu’ils l’occultent volontairement, voire le nient dans le débat public ; c’est la raison pour laquelle ils procèdent graduellement par « réformes » successives. Le voilà, leur pragmatisme.

Richesse et pauvreté en Allemagne

L’une des sources d’inspiration de Macron, c’est l’Allemagne où, avec les lois Hartz, le chômage de masse dans les statistiques a été remplacé par une précarité de masse dans les foyers suite à la prolifération de l’infra-emploi (temps partiel subi, mini-jobs, etc.). On mesure aujourd’hui l’ampleur des dégâts sociaux d’une telle politique : la hausse de la pauvreté est telle outre-Rhin que même le FMI, cheval de Troie du néolibéralisme dans le monde, s’en est inquiété et a alerté Berlin en mai dernier.

Tel est l’horizon de la « modernité » d’Emmanuel Macron et de Muriel Pénicaud. Parce que c’est leur projet.

Crédit photos : 

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