« Le président est-il devenu fou ? » – Entretien avec Patrick Weil  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Le traité de Versailles est souvent considéré en France comme l’archétype d’une paix imposée par les vainqueurs sous la forme d’un diktat insupportable pour les vaincus, et justifiant dès lors la revanche de ces derniers. Dans cette histoire, les Français, et Georges Clemenceau le premier, tiennent le mauvais rôle : celui du gagnant, qui cherche à humilier son voisin et à l’asphyxier au prix de réparations inacceptables. Et si tout cela n’était qu’un mythe ? Cette lecture culpabilisatrice, initiée par le britannique John Maynard Keynes et instrumentalisée par Adolf Hitler pour susciter un sentiment revanchard au sein de la société allemande, est en tout cas remise en cause par un essai historique : Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État. Son auteur, Patrick Weil, est politologue et historien, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor à l’université de Yale, spécialiste de l’immigration, de la citoyenneté et de la laïcité. Dans cet entretien, il nous présente ce dernier ouvrage documenté. L’auteur y mêle l’histoire du diplomate américain William Bullitt à celle de la biographie psychologique du président Wilson écrite par Bullitt et Sigmund Freud, dont il a retrouvé par hasard le manuscrit originel. Surtout, l’auteur nous invite à réévaluer notre lecture de cet événement historique décisif dans l’histoire du XXe siècle, et à interroger notre système politique présidentiel, en proie à la « folie » de nos dirigeants. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Votre ouvrage est particulièrement riche, notamment parce qu’on y lit plusieurs livres en un seul. Vous partez d’une biographie du diplomate américain William Bullitt, pour livrer en même temps l’histoire de la biographie du président Wilson qu’il a écrite avec Sigmund Freud. Dans quelles circonstances avez-vous découvert ce manuscrit originel et comment ces deux histoires se sont-elles articulées ? 

Patrick Weil – Ce livre provient d’un hasard. J’enseigne à l’université de Yale, aux États-Unis, depuis 2008. À l’été 2014, avant de reprendre mes cours, je tombe dans une librairie d’occasion new-yorkaise sur la biographie de Wilson publiée à la fin de l’année 1966 par William Bullitt et Sigmund Freud.  

Quand j’étais encore étudiant, j’en avais lu la traduction française publiée en poche en 1967. Ce livre m’avait beaucoup plu. Freud avait tenté un portrait psychologique d’un président américain de grande importance. Nombreux sont les citoyens qui essaient de comprendre la personnalité de leurs dirigeants parce qu’ils pressentent que celle-ci a une importance dans la conduite des affaires du pays. Freud l’avait fait avec les acquis de la psychanalyse et j’avais trouvé cette tentative très intéressante.  

J’achète donc cet ouvrage d’occasion en anglais pour six dollars, je l’ouvre et j’y retrouve le nom du colonel House, le principal et plus proche conseiller de Wilson pendant sa présidence et son représentant à la conférence de la paix à Paris en 1919. House y avait noué une amitié avec Georges Clemenceau, et j’avais trouvé leur correspondance dans les archives de Yale, alors que je préparais la publication des Lettres d’Amérique de Clemenceau, un ouvrage sorti il y a deux ans.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

J’ai recherché une correspondance entre House et Bullitt  sur le site de la bibliothèque de Yale et je me suis alors rendu compte que toutes les archives de Bullitt s’y trouvaient. Dans ces archives, il y avaient des boîtes concernant le manuscrit avec Freud. Je m’empresse de les commander, je trouve des textes manuscrits de Freud, des entretiens passionnants de Bullitt avec les plus proches collaborateurs de Wilson. Quelques semaines plus tard, je tombe sur le manuscrit original, qui n’était pas mentionné comme tel dans les archives de Yale. Je le compare avec le texte publié et constate qu’il a été corrigé ou caviardé trois-cents fois.

À ce moment-là, j’aurais pu me contenter de rendre publique l’existence de ce manuscrit, mais je me suis dit qu’il y avait un véritable travail d’historien à effectuer, pour résoudre cette énigme : comment avaient-ils écrit le manuscrit originel ? Et surtout, pourquoi ce manuscrit originel avait-t-il été autant modifié, pourquoi des passages essentiels avaient-ils été supprimés ? 

Après avoir travaillé plusieurs mois dans les archives personnelles de Bullitt, dans les archives de Wilson, de ses plus proches collaborateurs et biographes, je me suis rendu compte que la seule façon de résoudre cette énigme était de prendre comme fil conducteur la biographie de William Bullitt, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il avait été, pendant la Première Guerre mondiale et durant la négociation du traité de paix un proche collaborateur de Wilson, avec des missions assez extraordinaires, comme auprès de Lénine à seulement vingt-six ans, à l’issue de laquelle il obtient un projet de cessez-le-feu de la guerre civile russe, dont Wilson ne prend même pas connaissance.

Quelques semaines plus tard, à la lecture du projet de traité de Versailles, Bullitt démissionne de la délégation américaine, puis, il produit un témoignage au Sénat. Après avoir côtoyé Wilson et avoir cru en cet homme, comme un jeune peut croire en un dirigeant politique qu’il admire, il en était profondément déçu. Wilson était parvenu à attirer à lui toute la gauche intellectuelle américaine. Il apparaissait comme très progressiste, voulant instaurer une paix mondiale juste et la fin des empires. La déception de Bullitt était donc à la mesure de l’espoir que Wilson avait créé en lui. 

Après avoir rompu avec lui, il publie un roman sur la haute bourgeoisie de Philadelphie qui révèle ses qualités de romancier et se vend à 200 000 exemplaires. Mais Bullitt reste obsédé par Wilson. Il veut comprendre la défaillance de cet homme. Il se lance dans une pièce de théâtre à travers laquelle il se livre à une étude psychologique de Wilson. C’est alors qu’il se rend à Vienne pour consulter Freud pour une psychanalyse personnelle. Durant les séances d’analyse, il est certain qu’ils parlent ensemble de Wilson. La pièce est très bien reçue par les lecteurs de la Corporation des théâtres de Broadway mais n’est pas jouée, à cause du scandale qu’elle aurait provoqué.  

Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

Trois ans plus tard, Bullitt rend visite à Freud pour lui parler d’un  projet de livre sur la diplomatie. Freud lui avait dit qu’il avait envie d’écrire sur Wilson. Bullitt lui propose d’insérer un texte dans son livre. Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

LVSL – Vous avez dit que William Bullitt avait eu des fonctions extraordinaires pour son âge. Pourriez-vous revenir sur son parcours et sur l’importance qu’il a pu avoir sur la politique internationale de son pays, de la Première Guerre mondiale à la guerre froide ?

P. W. – Bullitt descend d’une famille protestante qui s’est enfuie de Nîmes au moment des guerres de religion, au XVIIe siècle. En arrivant aux États-Unis, son ancêtre prend le nom de Bullitt, qui est la traduction de son nom français, Boulet. Cette famille se lie par la suite à celle de George Washington. Son ancêtre crée la ville de Louisville dans le Kentucky, tandis que son grand-père rédige la charte municipale de Philadelphie.  

Sa famille appartient à la haute bourgeoisie conservatrice de Philadelphie, mais une bourgeoisie cosmopolite. Sa mère, issue d’une famille d’origine juive allemande convertie au protestantisme, parle l’allemand et le français, et impose le français à tous les déjeuners. Bullitt parle donc parfaitement français, d’autant plus que sa grand-mère maternelle, une fois devenue veuve, n’a qu’une fille mariée, la mère de Bullitt, et décide de quitter les États-Unis avec ses trois autres filles pour aller vivre à Paris. Tous les étés, avec sa mère, Bullitt prend donc le bateau et traverse l’Atlantique pour aller voir sa grand-mère et ses tantes. L’une d’entre elles se marie en Angleterre et l’autre en Italie. Il se prête donc à une sorte de promenade à travers l’Europe durant son enfance, du fait de ces circonstances familiales. C’est évidemment assez exceptionnel du point de vue de la formation intellectuelle et de la culture, familiale et politique.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Ensuite, admis à Yale College, il y dirige la revue étudiante, fait beaucoup de théâtre et devient un étudiant brillant et charismatique. À la demande de son père, il rejoint la faculté de droit de Harvard, alors qu’il déteste cette discipline. Son père meurt pendant qu’il est encore étudiant et il démissionne aussitôt sans son diplôme de droit. Il se retrouve avec sa mère en Europe le jour du déclenchement de la Première Guerre mondiale, à Moscou, et suivant le périple, à Paris pendant la bataille de la Marne, après la mort de sa grand-mère. 

Initialement, il souhaite devenir correspondant de guerre, mais n’y parvient pas et devient alors journaliste. Après avoir réussi à convaincre la femme dont il est amoureux de se marier avec lui, ils partent dans les empires centraux – allemand et autrichien – d’où il ramène au State Department des tas d’informations et des interviews, puisqu’il est à la fois journaliste et, en réalité, espion pour son pays. Le colonel House lui propose alors de travailler au State Department pour le bureau de suivi de ces empires, après l’entrée en guerre des États-Unis. Il suit donc tout ce qu’il se passe en Allemagne et en Autriche, et donne à Wilson l’idée de reprendre dans ses discours ceux des libéraux et des socialistes allemands, pour séduire l’opposition allemande à la guerre.  

C’est l’une des premières contributions de Wilson à la cause des Alliés : convaincre l’opposition de gauche allemande de se révolter contre ses dirigeants. Bullitt est d’ailleurs passionné par la gauche européenne et lance une enquête sur l’état des forces politiques en Europe avec l’idée que Wilson pourrait devenir le porte-parole de la gauche européenne, socialiste et même bolchévique pour renverser tout l’ordre impérialiste mondial, dont le centre est évidemment en Europe. Pour Bullitt, la social-démocratie est au XXe siècle ce que le mouvement des nationalités a été au XIXe siècle, à savoir la grande force dirigeante. 

Quand il arrive à Paris dans la délégation américaine, on lui confie donc les contacts avec les socialistes. Il devient alors ami de Marcel Cachin et de Jean Longuet. Il est envoyé par les États-Unis comme représentant à la conférence de l’Internationale socialiste à Berne. Il y rencontre les principaux dirigeants sociaux-démocrates d’Europe et, avec le soutien de Cachin, il obtient une motion unanime de soutien à Wilson. Il rentre avec un amendement proposé par l’Internationale socialiste de créer au sein de la Société des Nations (SDN) une assemblée parlementaire qui soit représentative des forces politiques des pays, et non pas simplement des gouvernements. Bullitt cherche à convaincre Wilson qu’en portant cet amendement, il aurait le soutien des forces de gauche européennes mais Wilson ne veut pas en entendre parler, ce qui constitue pour Bullitt une première déception.  

Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

C’est à ce moment-là qu’il est envoyé auprès de Lénine avec un ordre de mission soutenu aussi par les Anglais, afin de créer les conditions qui permettraient, avec un cessez-le-feu dans la guerre civile russe, d’inclure les bolcheviks dans la négociation de paix. Non seulement il obtient toutes les conditions demandées, mais il convainc même les bolcheviks de participer au remboursement des emprunts, ce qui n’était pas prévu mais aurait probablement été une demande très forte de la France si Clemenceau avait accepté d’accueillir les bolcheviks dans la négociation. Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

Dès lors, il comprend que Wilson va choisir non pas la stratégie d’alliance avec la gauche européenne, mais la stratégie d’accord avec ses alliés plus classiques que sont Clemenceau et Lloyd George pour arriver, avec un front uni des Alliés en quelque sorte, devant la délégation allemande, pour lui présenter les conditions de la paix. 

Georges Clemenceau avec le Premier ministre du Royaume-Uni, David Lloyd George, et le président du Conseil des ministres d’Italie, Vittorio Emanuele Orlando, 1919 (domaine public).

LVSL – Pour autant, malgré ces désillusions, son parcours de diplomate ne s’arrête pas là…  

P. W. – En effet. Lorsqu’il démissionne à la suite de ce désaveu, il cherche une nouvelle vie. Il devient romancier, puis il écrit ce manuscrit avec Freud. Il aurait pu être publié dès 1932, sauf qu’à ce moment-là, Roosevelt gagne les élections présidentielles américaines. La question qui se pose alors est de savoir si les démocrates vont pardonner à Bullitt d’avoir dénoncé le traité de Versailles, d’avoir révélé lors de sa déclaration au Sénat que le secrétaire d’État y était lui-même opposé. 

Après quelques péripéties, Bullitt se retrouve à négocier aux côtés de Roosevelt la reconnaissance par les États-Unis de l’Union soviétique, et il y devient le premier ambassadeur de son pays. Cette fois-ci, la déception vient des changements qui ont eu lieu à Moscou. Il avait reçu le respect de Lénine, qui avait dit de lui que c’était un homme d’honneur, mais lorsqu’il découvre son successeur, à savoir Staline, en quelques semaines, il comprend ce qu’est le stalinisme, l’horreur de la persécution des opposants, et du régime de terreur imposé à la société. 

Staline bafoue aussi toutes les conditions que les États-Unis avaient mises à la reconnaissance de l’Union soviétique. Bullitt en tire donc un certain nombre de conclusions assez radicales, qui vont le guider pour le reste de sa vie par rapport au communisme. Il considère que c’est une religion qui se développe à la vitesse du cheval au galop et à laquelle il faut à tout prix résister pour sauver le monde libre. Il devient le premier lanceur d’alerte, si l’on peut dire, du State Department vis-à-vis du communisme et du stalinisme, à un moment où il y avait une tendance forte au sein de l’establishment démocrate à concéder, jusqu’en 1945, presque tout à Staline au nom de la lutte contre Hitler. 

LVSL – Vous évoquiez à l’instant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, Bullitt rejoint de Gaulle au sein des Forces françaises libres. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de sa vie, qui le relie une fois de plus à l’histoire de notre pays ? 

P. W. – En 1936, après son expérience en Russie soviétique, il devient ambassadeur à Paris et se trouve directement confronté aux conséquences de la non ratification du traité de Versailles par l’Amérique. 

William C. Bullitt en 1937 (domaine public).

Quand on parle du traité de Versailles, il faut s’imaginer aujourd’hui l’ONU ou l’OTAN sans les États-Unis pour comprendre la situation d’alors. À l’origine, le traité avait été organisé autour des Quatorze points de Wilson et conçu autour d’un schéma qui plaçait l’Amérique au centre de la diplomatie transatlantique et européenne. Une société des nations était créée, chargée de prévenir les conflits, une ONU avant la lettre. En outre, un accord militaire – sorte d’OTAN avant la lettre – prévoyait que les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent à venir militairement au secours de la France si elle était de nouveau attaquée par l’Allemagne.

À partir du moment où, du fait de Wilson, le traité de Versailles n’est pas ratifié par les États-Unis, cet accord spécial de garantie militaire devient caduc et l’Amérique absente de la SDN, c’est tout l’équilibre du traité qui est déstabilisé. En l’absence de l’Amérique, il n’a de Versailles plus que le nom. La France y perd beaucoup, surtout la garantie militaire des États-Unis. Clemenceau a perdu son pari de l’alliance atlantique. 

LVSL – Pour préciser ces enjeux du traité de Versailles, à travers votre livre, on découvre le portrait psychique d’un président qui semble devenu, comme le titre l’indique, fou. Ce constat repose sur le fait que Wilson décide au dernier moment de saborder le traité de Versailles alors qu’il en avait été l’un des principaux artisans. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de l’histoire qui est encore méconnu ?  

P. W. – Wilson rentre à Washington en juillet 1919. Entre le 13 décembre 1918 et le 28 juin 1919, il s’était installé à Paris pour négocier le traité de Versailles créant la SDN. Ainsi, en dehors d’une brève interruption de quelques semaines en février 1919, il passe six mois à Paris, d’où il dirige aussi les États-Unis, ce qui est tout à fait exceptionnel. 

Quand il rentre dans son pays, le sentiment anti-allemand est très élevé. Il n’y a donc pas de véritable rejet du traité pour sa « dureté » vis-à-vis de l’Allemagne. En revanche, ce qui inquiète une partie des sénateurs, c’est l’article X du pacte de la SDN, qui prévoit qu’en cas de violation des frontières d’un pays membre, les autres pays membres doivent immédiatement intervenir en soutien. Cela voulait-il dire que les États-Unis seraient directement impliqués si la Russie bolchévique envahissait la Pologne, par exemple ? 

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson.

Wilson répond que non, car les conditions d’intervention devant être adoptées à l’unanimité au Conseil de la SDN. Le représentant américain qui y siège détient donc un droit de veto. Le Sénat rappelle alors qu’en cas de déclaration de guerre, Wilson devra respecter la Constitution, c’est-à-dire avoir l’approbation du Congrès. Le président américain est d’accord mais lorsque le Sénat demande qu’une réserve d’interprétation le rappelle dans l’instrument de ratification, Wilson le prend comme une sorte d’humiliation personnelle. Pour cette seule raison, il donne l’ordre de voter contre le traité mentionnant la clause de réserve, alors même que Lloyd George et Clemenceau n’y voyaient aucun inconvénient.  

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson. 

LVSL – Et il appelle donc à voter contre le traité de Versailles, parce qu’il ne veut pas que soit apposé, à côté de son nom, celui de Cabot Lodge, le leader du Parti républicain au Sénat qui est son ennemi juré… 

P. W. – Tout à fait. Pour le comprendre, il faut saisir que Cabot Lodge représente pour Wilson un substitut de son père, à l’égard de qui une rage, une colère, une haine inconsciente ne s’était jamais exprimée. Je montre – ce que n’avaient pas trouvé Bullitt et Freud – combien son père « cruel et pervers », comme en témoignaient deux cousines de Wilson, l’humiliait publiquement quand il était enfant, dans des scènes familiales. Wilson répéta ensuite au fil de sa vie des ruptures douloureuses avec d’une part des amis très chers, d’autre part des figures paternelles lorsqu’il ressentaient qu’ils l’avaient publiquement humilié. Sa haine devenait alors absolument incontrôlable.  

Dès lors, quand Cabot Lodge, que Wilson respectait grandement auparavant, se moque publiquement de sa faiblesse vis-à-vis de l’Allemagne après qu’elle a envoyé par le fond le Lusitania, un paquebot sur lequel voyageaient des centaines d’Américains qui périrent, sa haine à l’égard de Lodge devint obsessionnelle. Il interdit même à ses ministres d’assister à des cérémonies religieuses parce que Lodge y était également présent. Il était donc pour lui hors de question d’avoir le nom de Cabot Lodge à côté du sien sur le document de ratification du traité de Versailles.

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

LVSL – À partir de cet exemple, quel rôle peut jouer la psychanalyse, selon vous, dans l’étude biographique et plus largement dans l’étude de l’histoire ? N’y a-t-il pas dans le même temps un risque à psychologiser les personnalités politiques et leur action ?  

P. W. – Ce risque était reconnu par Freud lui-même. C’est dans des conditions particulières qu’il a accepté de faire ce livre. En effet, il est tout à fait exceptionnel de tomber sur un homme, de surcroît un président des États-Unis, qui se confie de façon aussi intime sur ses affects, ses rêves, ses cauchemars, son enfance, à des proches ou des amis qui prennent des notes. Le colonel House, son principal conseiller dictait tous les soirs à sa secrétaire les confidences que Wilson lui avait faites dans la journée. À plusieurs reprises, il n’avait pas dormi de la nuit à cause des cauchemars qu’il faisait par rapport au temps où il était à Princeton. L’un de mes chapitres s’intitule d’ailleurs les cauchemars de Princeton, parce que c’est dans la période où Wilson est président de l’université de Princeton que l’on observe les déséquilibres de la personnalité de Wilson qui vont se reproduire quand il sera président des États-Unis.  

Bullitt recueille donc sur Wilson un matériau exceptionnel, unique en son genre, qui permet à Freud, très réservé au départ, non pas de faire une psychanalyse, puisque la psychanalyse implique que la personne soit active pour que les associations avec les rêves soient faites en présence du psychanalyste, mais une analyse psychologique co-écrite avec Bullitt. 

LVSL – Vous montrez également que John Maynard Keynes est l’un des premiers à s’interroger publiquement sur la psychologie de Wilson, dans son livre Les conséquences économiques de la paix. Cet ouvrage a joué un rôle important dans l’idée toujours admise aujourd’hui que le Traité de Versailles fut une humiliation inacceptable pour les Allemands, en raison de la cupidité française et de l’obsession prêtée à Clemenceau de détruire l’Allemagne. Comment expliquer une telle analyse de la part de Keynes, et sa persistance jusqu’à nos jours, que votre ouvrage vient remettre en cause ? 

P. W. – Clemenceau ne voulait pas du tout détruire l’Allemagne. Il est très réaliste par rapport à l’Allemagne. Sa priorité, c’est l’alliance militaire avec l’Amérique, l’alliance atlantique pour protéger la France en cas d’une nouvelle agression allemande. Il ne s’intéresse que peu aux réparations qui sont en revanche une priorité britannique. Mais Keynes souhaite au maximum camoufler le rôle de l’empire britannique, dans l’imposition à l’Allemagne des réparations très élevées.  

Keynes impute à Wilson une lourde responsabilité dans ce domaine quand il accepte soudain de faire payer à l’Allemagne le coût de la guerre. Wilson accepte une requête du général sud-africain Jan Smuts, membre de la délégation britannique qu’il apprécie particulièrement, d’imposer à l’Allemagne ces réparations extraordinairement élevées, qui correspondent au coût de la guerre. Requête que Wilson rejetait catégoriquement quelques jours auparavant au Premier ministre britannique. Keynes se garde bien de mentionner dans Les conséquences économiques de la paix que le président américain a soudain basculé à la lecture d’une note de Smuts, qui est le mentor de Keynes au sein de la délégation britannique. L’économiste ment volontairement par omission.

Cette note de Smuts est révélée quelques mois plus tard dans un livre publié par Bernard Baruch, le conseiller économique de Wilson, furieux de la perversité de Keynes qui rejette la faute des réparations élevées sur Wilson et sur les Français. Keynes s’affole quand il apprend que Bernard Baruch va publier cette note. Il s’indigne, se demande de quel droit il peut faire cela, publier des archives d’État confidentielles, alors que lui-même ne s’était pas privé de révéler des informations confidentielles. La position britannique était d’ailleurs facile à comprendre : si les réparations étaient trop limitées, elles seraient allées en priorité aux deux pays dont les territoires avaient été dévastés matériellement par les Allemands, à savoir la Belgique et la France, au nord-est. Il fallait donc, pour les Anglais, que les réparations soient beaucoup plus élevées pour que soient indemnisés les soldats du Commonwealth, qui sont venus de très loin pour participer à la guerre. La bêtise des Français, comme le dit d’ailleurs l’un des représentants français aux réunions sur les réparations, Étienne Weill-Raynal, qui y a consacré sa thèse, a été de suivre les Anglais dans leur demande.   

Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit.

Alors pourquoi le livre de Keynes fait office de vérité ? Baruch l’explique très justement. Keynes avait tort factuellement : le traité permettait de réduire les réparations à la capacité de l’Allemagne de les payer. Clemenceau, les Américains et les Anglais étaient d’accord pour qu’une fois que les opinions publiques, enflammées par l’horreur des exactions commises par les troupes allemandes dans leur retraite, se seraient calmées, les réparations baissent. La France n’était intéressée que par une seule chose, la sécurité accordée par le traité de garantie militaire. À partir du moment où le traité de garantie militaire devient caduc du fait de la non ratification par les États-Unis, dans une sorte d’affolement général, Poincaré va faire des réparations le totem de toute la politique française. Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Bernard Baruch, évoquant l’effet de son « livre pernicieux ». D’ailleurs, il ne le pardonnera jamais à Keynes…  

LVSL – Oui, parce qu’en même temps que Keynes transmet un sentiment de culpabilité chez les Anglais et chez les Français, il justifie un sentiment de revanche chez les Allemands, qui joue un rôle dans la montée du nazisme. Si l’on met en parallèle la publication de ce livre de Keynes avec la non-parution de la biographie de Wilson comme elle aurait dû en 1932, comment analysez-vous l’importance de cette « ruse de l’histoire » dans le contexte politique des années 1930 ? 

P. W. – C’est une ruse du récit historique, lorsqu’il ne rend pas compte de faits dans la façon dont ils se sont produits et agencés. Et cela s’est produit pour deux moments, deux événements clefs. D’abord lorsque Wilson donne l’ordre aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité de Versailles qu’il a lui-même personnellement négocié à Paris où il a résidé six mois en 1919. Wilson avait créé chez les puissances défaites l’illusion d’une paix juste et perpétuelle, puis nourri leur déception et leur colère, en étant incapable de la réaliser.

Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés.

Même perçu comme injuste, le traité de Versailles qu’il négocia créait une Société des nations et organisait une sécurité collective avec l’alliance militaire nouée avec l’Angleterre et la France. Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés. Il faut le faire. Il avait exactement abouti à l’inverse du principal objectif qu’il s’était fixé, la paix perpétuelle : il avait créé les conditions de la guerre perpétuelle. C’est pour cela que sa personnalité intéressait Freud. 

Ensuite, Keynes a une responsabilité immense dans la création d’un sentiment de culpabilité, non seulement en Angleterre mais en France aussi où l’on se sent responsable encore aujourd’hui de la clause des réparations incluse dans le traité de Versailles. Cet ouvrage démontre toutefois que cela ne s’est pas passé comme cela, et qu’il faut donc repenser notre façon de rendre compte du traité de Versailles, et la transmettre d’ailleurs en Allemagne. 

Que ce serait-il passé si la biographie de Wilson était sortie en 1932 ? Freud était vivant et, aux côtés de Bullitt, aurait pu défendre ce livre, à la radio, dans les journaux, etc. Ils auraient pu ainsi saisir l’opinion mondiale d’une interprétation plus véridique du traité de Versailles démontrant que le principal responsable du désordre alors en cours en Europe était Wilson lui-même. C’eut été aussi une mise en garde, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, contre la folie des dirigeants. Bullitt croyait depuis le départ que la solution était dans la réconciliation franco-allemande.   

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Si l’ouvrage est publié si tardivement, c’est parce qu’il craint, à partir de 1945, dans un contexte de guerre froide avec l’Union soviétique et le communisme, que certains passages du livre soient trop défavorables aux États-Unis. Il pense alors que le libéralisme politique ne peut pas résister au communisme et que seule une force sociale comme celle que crée le lien religieux peut résister à une autre idéologie religieuse, qui est celle du communisme, raison pour laquelle il coupe les passages qui pourraient nuire au christianisme. Pour autant, il n’a pas détruit le manuscrit original. Il savait donc bien qu’un jour ce manuscrit serait retrouvé, donc publié, et voilà ce jour venu. 

LVSL – Entre temps eut lieu le grand désastre du XXe siècle que l’on pouvait prévoir à travers la prophétie auto-réalisatrice de Keynes, lors de laquelle Bullitt s’engage d’ailleurs aux côtés de la France Libre. 

P. W. – Dans un premier temps, jusqu’en 1940, il va d’abord essayer d’aider la France à s’armer d’avions militaires parce que nous sommes très en retard dans la construction d’avions modernes par rapport à l’Allemagne. Avec Jean Monnet, il va mener une opération d’achats de centaines d’avions aux États-Unis.  Roosevelt le soutient, jusqu’à se fâcher avec le Congrès et son administration.  

Puis, rentré aux États-Unis, il alerte Roosevelt en janvier 1943 qu’il n’est pas nécessaire, dans le cadre d’un soutien légitime à Staline contre Hitler, d’aller jusqu’à lui abandonner l’Europe de l’Est et la Chine. Il n’est pas entendu et s’engage alors dans les Forces françaises libres. De Gaulle l’affecte auprès l’État-major de De Lattre du débarquement en Provence jusqu’à la victoire. Après la guerre, il poursuit sa propre diplomatie en liaison avec De Lattre, d’autres gaullistes de droite et toutes les forces internationales qui luttent contre le communisme. 

LVSL – Cette réflexion sur le pouvoir présidentiel et sur la folie potentielle des dirigeants, dictatoriaux mais aussi démocratiques, semble particulièrement pertinente dans la période que nous traversons. Vous concluez d’ailleurs votre ouvrage en estimant qu’« Aujourd’hui, la question posée par Freud et par Bullitt est plus que jamais d’actualité. Comment empêcher une personnalité instable d’accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? » Au terme de cette étude passionnante, avez-vous trouvé une réponse à cette question ?  

P. W. – Bullitt en était arrivé à dire que quelque soit le président, fou comme Wilson, ou non, comme Roosevelt, le régime présidentiel est nuisible. Il isole le dirigeant politique et comme il est quasi inamovible, le rend irresponsable de ses actes. Bullitt était ainsi devenu partisan, ce qui est rare pour les Américains, d’un régime parlementaire. 

Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Si l’on conserve un régime d’élection du président au suffrage universel, la question de savoir comment se prémunir d’une personnalité dont on n’a pas su saisir le déséquilibre est légitime. On fait passer moins de tests aux dirigeants politiques avant de les élire qu’une entreprise à un cadre lors d’un recrutement…  Quels pourraient être vis-à-vis du président les garde-fous ? Il y a d’abord la limitation de la durée des mandats, ce qui s’est passé aux États-Unis après les quatre exercices de Roosevelt. Ensuite, on l’a vu dans le cas de Trump, il y a le fait d’avoir un Parlement indépendant, ce que nous n’avons pas en France et ce qui constitue un vrai problème. Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Enfin, il y a d’autres dispositions, qui existent aux États-Unis par exemple au niveau des États, comme le référendum révocatoire. Une procédure vient d’ailleurs d’être intentée contre le gouverneur de Californie, qui compte près de quarante millions d’habitants, ce qui en fait un très grand État. En France, on pourrait imaginer des référendums révocatoires, évidemment avec un certain seuil de signatures à atteindre et dans des conditions exigeantes, pas simplement vis-à-vis du président de la République, mais au niveau de tous les responsables qui détiennent un pouvoir exécutif.  

LVSL – À ce sujet, et à l’instar de Wilson, les crises internationales sont propices à la mise en scène d’hommes ou de femmes d’État dans la posture de faiseurs de paix ou au contraire de chefs de guerre. Pensez-vous que l’on peut déceler derrière ce type d’attitude narcissique une forme psychique particulière ? 

P. W. – Il y a un rapport à l’usage des mots. Un travail pourrait être fait par des linguistes et des psychologues sur ce sujet. Par exemple, Wilson a un très grand talent oratoire. Or, c’est par les mots, par le verbe, qu’un dirigeant ou une dirigeante séduit son électorat. Mais Wilson avait un rapport particulier aux mots : une fois qu’il les avait prononcés, il fallait que toutes ses actions puissent être rattachées à ce qu’il avait dit. Cela menait parfois à des situations absurdes, puisque dès lors qu’on arrivait à établir un rapport, même totalement alambiqué, il pouvait l’approuver.  

D’une certaine façon, avec Emmanuel Macron, c’est un peu l’inverse. Il n’a strictement aucun attachement aux mots qu’il prononce. Cela fut par exemple perceptible au moment du dernier sommet de Versailles sur l’Ukraine, lorsque interrogé sur une chaîne française, il se déclarait pessimiste et la minute d’après sur une chaîne américaine optimiste. Emmanuel Macron veut avant tout séduire son interlocuteur et va donc prononcer les mots que celui-ci veut entendre, sans avoir le moindre attachement à ses propres paroles. 

Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.

Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat, Grasset, 2022, 480 p., 25€.

En ce sens, ce sont deux rapports au langage qui sont particuliers, parce que les individus lambda ont un rapport sain à leurs mots, ils disent en général ce qu’ils pensent, ils disent les choses telles qu’il les ressentent, quitte après à convenir de s’être trompés ou d’avoir changé d’avis. L’inverse de l’attachement absolu ou du détachement total. Ces indices que l’on peut noter mériteraient d’être étudiés par des spécialistes, d’autant plus que c’est par les mots que l’élection se fait, par le rapport à la séduction qu’ils entretiennent. Ce travail d’étude du langage de nos dirigeants nous permettrait de prendre de la distance avec les discours politiques. Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.

De l’acteur au président : Zelensky, as de la communication

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Serviteur du peuple est en premier lieu le titre d’une série télévisée ukrainienne, dans laquelle a figuré l’actuel président Volodymyr Zelensky. Serviteur du peuple est également le nom du parti politique fondé par le même Zelensky. Élu à la magistrature suprême en 2019, la série a été un véritable marchepied pour sa victoire électorale. Elle dépeint le personnage de Vassili Goloborodko, un anti-héros fantasque élu président, qui place le combat contre la corruption au cœur de son mandat. Dans sa stratégie de communication bien rodée, le président ukrainien a su jouer de cette mise en abîme. Le mythe de « l’acteur devenu président » a permis d’imposer en Europe un récit hagiographique du parcours de Volodymyr Zelensky. L’accession au pouvoir de ce dernier n’a pourtant rien du conte de fée auquel on assiste dans la série…

Vassili Goloborodko contre la corruption

Le personnage de fiction qu’incarne Zelensky est un homme normal si ce n’est banal : Vassili Goloborodko. C’est un professeur (d’histoire) avoisinant la quarantaine, père de famille divorcé il retourne chez ses parents le temps de rebondir. Un destin que peu envient, pourtant si commun. Vassili retourne dans sa maison familiale de Kiev ; une fade errance se profile. Son indépendance rappelle l’adulte qu’est Tanguy, un mélange de vieux garçon et d’éternel adolescent de 37 ans. Ce personnage passif n’excelle pas non plus dans son métier. Tout du moins aux yeux de sa supérieure. C’est un professeur hors des cadres imposés, un idéaliste qui n’a pas sa langue dans sa poche. On pourrait le qualifier de marginal. Pourtant, il sait mettre des mots sur un phénomène tabou en Ukraine : la corruption.

Celle-ci constitue un des thèmes centraux de la série. La corruption est un problème majeur du pays. Véritable frein pour son économie, la gestion des richesses ukrainiennes par une poignée d’oligarques a plongé la majorité de la population dans une grande pauvreté. Rappelons qu’en Ukraine, le revenu mensuel moyen est de 281 $ (source : Banque Mondiale, 2019). Les Ukrainiens voient les aides sociales diminuer au fur et à mesure que la corruption s’installe. Face à cette situation, de nombreux habitants quittent le pays pour travailler à l’étranger. C’est donc contre ces inégalités que Goloborodko proteste. La salle de classe du professeur Goloborodko est un lieu de libre parole, d’humanisme et d’espoir. Ce professeur en action marque le tournant de la série.

Président malgré lui

Le rêveur a ses admirateurs, ses paroles sont bues par ses élèves. Une caméra dissimulée, la séquence partagée sur les réseaux sociaux : le voici au cœur des polémiques. Pourquoi ne pas se lancer dans la quête du pouvoir pour donner vie à ses idéaux souvent refoulés ? C’est le choix que prend le professeur Goloborodko. Tout s’enchaîne à la vitesse du buzz, les levées de fonds sont instantanées, sa notoriété devient en quelques jours évidente : tout le pousse à être président. Du jour au lendemain, le destin de cette personne lambda est renversé par les évidences illusoires que nous offre internet. Vassili est élu sur un claquement de doigts et arrive au pouvoir avec des idées sorties de leur sommeil.

Lors des élections présidentielles de 2019, Zelensky a pris appui sur cette série pour véritablement s’envoler dans les sondages, puis les suffrages. À l’image des idéaux du professeur d’histoire qu’il incarnait dans cette série, l’actuel président ukrainien s’est montré comme dépassant les clivages internes au pays. Résolument réformateur, voulant sortir des cadres et affronter directement la corruption, Zelensky s’est affiché comme le candidat du renouveau de l’Ukraine.

Une fois arrivé au pouvoir, Goloborodko doit composer son gouvernement. Ne faisant confiance à aucun, le président élu va s’appuyer seulement sur ses proches. Il craint que des personnes extérieures à son cercle familial soient elles-mêmes corrompues. Ce gouvernement est assez discutable vis-à-vis des combats qu’il entend mener pour l’Ukraine. Très vite la situation se dégrade au sein même du gouvernement nommé par Goloborodko. Ses ministres reçoivent des luxueux présents offerts de manière intéressée. Les membres de sa famille tirent profit de leur position. La corruption s’installe donc rapidement au sein du gouvernement la combattant.

Un président entre les mains des oligarques ?

Qui dit pouvoir dit mallette remplie de billets et autres jouets des mafieux des pays limitrophes. Les oligarques se frottent les mains : voici un pantin porté sur un plateau d’argent. Un benêt au service de l’argent sale. Le problème étant que Vassili Goloborodko arrive au pouvoir avec les opinions de sa campagne éclair. Il est alors en opposition avec les vautours qui souhaitaient le dépecer. Les mots sont remplacés par les faits, les oligarques véreux voient leurs projets de manipulation s’effondrer. Le nouveau président ukrainien garde la tête haute. Une chose est certaine : il marque une rupture avec le faste présidentiel. Une fois au pouvoir, ce président antisystème doit tenir ses promesses. Ses objectifs sont assez classiques pour l’Ukraine : mettre un terme à la corruption et instaurer un climat de paix avec la Russie. Le dernier point s’avère complexe compte tenu de la récente l’invasion de la Crimée (toujours dans la série).

Les ressemblances entre Goloborodko et Zelensky sont nombreuses. Ces deux candidats ont tiré leur popularité par les idées principales qui résument leur campagne. Mais Zelensky n’a rien de l’ingénuité de Goloborodko.

Pourtant, tout ne se passe pas comme prévu. Six mois après son investiture, il doit faire face à une dégradation de la situation économique de l’Ukraine. La monnaie nationale perd de sa valeur, les prix augmentent, la dette du pays atteint des sommets, les impôts ne rentrent plus dans les caisses de l’État… Une crise financière se profile. C’est alors que le dirigeant se tourne vers le FMI en espérant une aide internationale. S’il veut redresser son pays, il devra répondre aux attentes du Fonds Monétaire International. Pour obtenir une potentielle subvention de 15 milliards d’euros, Goloborodko doit poursuivre sa campagne contre la corruption. On lui demande également de mener des réformes impopulaires dans son pays, dictées par le FMI (on notera le faible regard critique que la série porte sur cette institution).

Le président doit en particulier privatiser des entreprises et des services d’État. Ces décisions doivent être acceptées par le pouvoir législatif. C’est à ce moment-là que le serviteur du peuple se heurte au mur de l’oligarchie. Les réformes qu’il souhaite entreprendre doivent être acceptées par le parlement ukrainien : la Rada suprême. Celle-ci est officieusement entre les mains de l’oligarchie du pays. Les prémices de l’échec de Goloborodko se profilent. Rapidement, il démissionne.

Ces événements de la série sont à mettre en relation avec la réalité que connaissait l’Ukraine avant son entrée en guerre contre la Russie. Ce pays souffre de pauvreté depuis sa sortie de l’URSS. Pour se redresser de ses difficultés financières, le pays a dû faire appel au FMI à plusieurs reprises. Celui-ci a imposé à l’Ukraine un programme néolibéral on ne peut plus classique, qui s’est traduit par des conséquences sociales dramatiques. Une tradition avec laquelle Zelensky n’a pas rompu.

En filigrane, cette fiction illustre les difficultés que traverse un État à qui l’on a dénié sa souveraineté, pris en étau entre les ambitions expansionnistes de la Russie et l’empire libre-échangiste de l’Union Européenne. Cette série montre que la bonne volonté du président Goloborodko, voulant agir pour l’intérêt général, se heurte à celle de l’oligarchie. On découvre également l’impuissance d’un président face à la corruption installée depuis des décennies.

Les ressemblances entre Goloborodko et Zelensky sont nombreuses. Ces deux candidats ont tiré leur popularité par deux idées principales qui résument leur campagne : combattre la corruption et trouver un accord avec la Russie voisine. Ces deux présidents peinent à y parvenir et se trouvent dans une double situation d’impuissance : celle de la situation internationale de l’Ukraine et celle de la corruption qui gangrène le pays.

Volodymyr Zelensky n’a cependant rien de l’ingénuité de Vassili Goloborodko. Il a certes mis en place des mesures anti-corruption, mais le président ukrainien est lui-même impliqué dans des affaires qui ont éclaté lors des Pandora Papers – en plus de nombreux scandales qui ont émergé quelque temps après son élection. On notera également que, comme ses prédécesseurs et contrairement au personnage de fiction, Zelensky est arrivé au pouvoir en Ukraine avec le soutien d’une partie de l’oligarchie – en témoignent ses liens avec le milliardaire Ihor Kolomoisky. Ces faits montrent à quel point les envolées anti-corruption de Zelensky peinent à dépasser le stade du discours. L’Ukraine demeure aujourd’hui le 32e pays le plus corrompu au monde selon l’ONG Transparency International.

Immense succès national, le régime russe a décidé d’interdire cette série dans son pays.

Serviteur du peuple est une série satirique qui semble sortie de L’Anomalie de Le Tellier. L’Ukraine se fait face à elle-même, tout comme Zelensky qui, du rôle d’acteur à la fonction présidentielle, devient président de son pays. Cette mise en abîme de l’élection a propulsé Zelensky aux manettes d’un pays victime de plusieurs crises. Immense succès national, le régime russe a décidé d’interdire cette série dans son pays.

Les présidents français et les lettres : quand la littérature gouvernait

Françoise Sagan et François Mitterrand en 1992

La révélation d’une possible nomination par Emmanuel Macron de l’écrivain Philippe Besson au consulat de France à Los Angeles n’a pas manqué de faire grincer des dents. Et pour cause : la publication d’Un personnage de roman, en 2017, très tendre envers Macron, donne à l’affaire des airs de faveur accordée par le monarque à son lettré courtisan. Si l’épisode a déjà été largement commenté, il est possible de l’analyser sous un autre angle en s’intéressant aux liens entre les écrivain-e-s (ou plus largement la littérature) et l’institution présidentielle en France. Car Macron n’est pas le premier à mobiliser la sphère littéraire dans son exercice du pouvoir, que ce soit du point de vue de sa relation aux écrivains ou de la mise en scène de sa culture littéraire. En fait, il ne fait que tenter de se placer dans le sillage d’une tradition française du leader lettré que d’autres ont façonnée avant lui.


L’habileté d’Emmanuel Macron dans l’incarnation de la fonction présidentielle n’est, à peine plus d’un an après son élection, plus à démontrer. Son image très travaillée, sa communication ultra verrouillée et sa convocation constante de l’imaginaire monarchique démontrent son souci d’incarner une verticalité du pouvoir en France.

Au sein de cet imaginaire, il est un élément qui semble provoquer depuis un long moment, dans la société française, une forme d’adhésion inégalée : le goût et la maîtrise de la littérature. Si les prédécesseurs de Macron, à savoir Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ne se sont pas particulièrement illustrés dans ce domaine, force est de constater que le leader d’En Marche s’est employé à mobiliser ce que le sociologue Bernard Pudal appelle la “symbolique lettrée”[1]. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’interview accordée à la prestigieuse NRF au mois de mai dernier, dans laquelle Macron célèbre avec passion le patrimoine littéraire national. Mentionnons également le portrait officiel du monarque républicain, qui fait se juxtaposer smartphones et exemplaires des Nourritures terrestres de Gide, du Rouge et le noir de Stendhal et des Mémoires de guerre de de Gaulle. Ces éléments montrent déjà à quel point la littérature constitue pour Macron un outil d’incarnation indispensable pour le régime présidentialiste qu’est la Ve République.
Le Premier ministre Edouard Philippe n’est toutefois pas en reste. Auteur d’un ouvrage exhortant les politiques à lire, il s’est fendu, le 4 juillet dernier, d’une réplique de Cyrano de Bergerac dans une joute oratoire à l’Assemblée. Visiblement passionné de littérature, Philippe semble lui aussi tenter de s’inscrire dans le sillage des hommes politiques lettrés.

Mais de quel héritage se réclament alors Emmanuel Macron et son Premier ministre ? La littérature est-elle un simple outil de communication politique en France, ou bien rentre-t-elle en interaction plus profonde avec les responsables politiques ?

La littérature : une institution sacralisée au sein de la société française

Historiens et politistes ont déjà montré le lien de longue durée qui unit, en France, la littérature à la politique, notamment via les élites. L’historien de la littérature Paul Bénichou [2] a par exemple analysé la dynamique pluriséculaire de sacralisation de la littérature au sein de la société française : selon lui, la figure de l’écrivain aurait même peu à peu supplanté le magistère moral du clergé, son autorité spirituelle venant combler une crise de légitimité des élites politiques et religieuses. En découle une véritable croyance, en France, dans le pouvoir spirituel de la littérature et des écrivains. Cette croyance est façonnée et entretenue par des institutions profondément ancrées dans la société : l’école produit et véhicule les “classiques scolaires” ; elle forme également, jusqu’au premier XXe siècle, des élites socio-politiques par les lettres (par le biais des “serres” que sont la khâgne et l’Ecole Normale Supérieure, selon l’expression de l’historien Jean-François Sirinelli [3]). Le champ littéraire oscille alors entre autonomisation grandissante (en se dotant de ses propres institutions, comme les prix littéraires, surtout au début du XXe siècle) et proximité avec la sphère politique (l’Académie française, première institution littéraire française, garde un lien important avec le pouvoir, par exemple).

Intéressons-nous au cas très riche de la Ve République. Le Général de Gaulle, qui la fonde et dessine par là même le sillage d’une pratique présidentielle dans lequel ses successeurs tenteront de s’engouffrer, pose d’entrée de jeu un rapport étroit et fécond entre pouvoir politique et littérature. Des politistes comme François Hourmant [4] ou Christian Le Bart [5] ont montré à quel point le premier président de la Ve République a su jouer d’une double identité, à savoir homme politique (providentiel !) et écrivain. La mobilisation de l’identité d’écrivain, la publication des Mémoires de guerre entre 1954 et 1959 contribue à individualiser la sphère politique et à construire l’image d’un leader aux qualités exceptionnelles. La postérité du Général maintient d’ailleurs cette identité d’écrivain : rappelons que les Mémoires de guerre ont été proposés à l’étude des candidats au baccalauréat littéraire en 2012.

Pompidou et Mitterrand : deux trajectoires marquées par la littérature

Nous faisons le choix, dans cet article, de développer particulièrement deux cas présidentiels ayant succédé à de Gaulle : Georges Pompidou, son Premier ministre entre 1962 et 1968, élu chef de l’Etat en juin 1969, et François Mitterrand, opposant socialiste parvenu au pouvoir en mai 1981. Ces deux hommes politiques semblent en effet cristalliser nombre de points de rencontre entre politique et littérature au sommet de l’Etat, que ce soit par leur formation secondaire ou supérieure, leur goût personnel pour la littérature, leur culture littéraire, ou leur fréquentation d’autrices et auteurs. Le choix d’étudier deux présidents issus de bords politiques opposés permet aussi de souligner le caractère universel, en politique, de la valorisation de la littérature comme institution, voire comme valeur en soi. Le Président de la République se devant, du moins en apparence, de dépasser les clivages, l’appel à la littérature constitue un moyen efficace de valoriser une spécificité nationale.

François Mitterrand lisant à bord de son avion en 1984.

Pompidou et Mitterrand font partie de la même génération : l’un est né en 1911, l’autre en 1916. Tous deux grandissent en province dans les années 1910-1920, dans le Tarn pour Pompidou ; en Charente pour Mitterrand. Historiens et biographes se sont souvent attachés à montrer comment l’enfance a façonné un rapport singulier au territoire chez l’un comme chez l’autre. Elle correspond aussi pour les deux hommes à la genèse d’un rapport privilégié à la lecture : tous deux insistent, dans leurs différents écrits autobiographiques, sur le temps passé à lire, enfants, les classiques gréco-latins ou les romans français du XIXe siècle. Cette appétence pour la littérature se traduit par une excellence scolaire dans les matières littéraires, à savoir principalement le latin et le grec, l’histoire et le français. Elle contribue également à ancrer l’idée, chez ces deux futurs hommes politiques, d’une grandeur littéraire française inégalable, faite de classiques et d’incontournables.

Ainsi, Georges Pompidou est vite repéré par ses enseignants à Albi, qui le poussent à intégrer l’hypokhâgne du lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, puis, à l’aide d’une bourse, la prestigieuse khâgne du lycée Louis-le-Grand à Paris en 1929. Il réussit en 1931 le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, avant d’être reçu major à l’agrégation de lettres classiques en 1935. L’ascension sociale de ce fils d’instituteurs, eux-mêmes enfants d’agriculteurs, en fait un véritable idéal-type du “boursier conquérant”[6] de la Troisième République, qui place les lettres au coeur de l’élévation individuelle dans la société.

Louis-le-Grand, été 1930. On reconnaît, au premier plan, Georges Pompidou ; au deuxième, Léopold Sédar Senghor.

Il est vrai que la place des lettres dans la formation de François Mitterrand est moins évidente. C’est par la faculté de droit parisienne et l’Ecole libre des sciences politiques que le jeune charentais passe au cours de la deuxième partie des années 1930, suivant une voie toute indiquée vers une carrière politique. Précisons toutefois que le parcours scolaire secondaire du jeune Mitterrand, effectué dans des institutions privées catholiques – conformément aux origines sociales de sa famille – marque durablement son rapport à la littérature. Le futur socialiste, baignant alors dans un environnement bourgeois et très conservateur, se familiarise avec une littérature à l’image de ce milieu : marquée à droite, et fortement ancrée dans un territoire (les noms de Jacques Chardonne et de François Mauriac, par exemple, seront par la suite fréquemment mobilisés par les médias pour caractériser les goûts littéraires de l’homme politique). Dans le Paris des années 1930, l’étudiant qu’il devient cherche à assouvir sa soif de littérature non seulement en lisant, mais aussi en publiant régulièrement des critiques littéraires (clouant au pilori les écrivains alors considérés comme progressistes, à l’instar d’André Gide ou de Louis Aragon) ou en se rendant aux conférences et rencontres littéraires mettant en vedette les grands écrivains de l’époque.

Pour Pompidou comme pour Mitterrand, le temps des apprentissages correspond donc, parallèlement à leur socialisation politique, à un temps de socialisation littéraire particulièrement important, qui définit en grande partie leur cadre d’analyse, leur vision du monde future. Ils s’y confrontent, on l’a dit, aux “classiques”, mais commencent également à se familiariser avec une littérature plus contemporaine. Ainsi, Mitterrand devient dès la fin du lycée un inconditionnel de la Nouvelle Revue Française (NRF), tandis que Pompidou reste, pour ses anciens camarades de khâgne et d’Ulm (parmi lesquels Léopold Sédar Senghor, Julien Gracq, ou des écrivains moins passés à la postérité comme Paul Guth ou Henri Queffélec), celui qui a introduit la littérature surréaliste dans la prestigieuse école. A l’aube de leur carrière politique, les deux hommes sont donc lestés d’un bagage littéraire particulièrement riche, à une époque où les sciences humaines et sociales, et particulièrement l’économie, n’ont pas encore pris l’ascendant sur les humanités dans la formation des élites.

Il convient, avant de se pencher sur le rôle d’une disposition littéraire en politique, d’établir quelques précisions sur la culture et les goûts littéraires des deux hommes. L’étude approfondie de leurs bibliothèques respectives, conservées en partie par leur famille, fait émerger une tendance lourde et partagée : la présence (très) majoritaire de la littérature française, elle-même majoritairement représentée par le roman des XIXe et XXe siècles et la poésie (sur une période allant du XVIIe au XXe siècle). La lecture des grands romanciers français, comme Flaubert, Stendhal, Balzac ou encore Proust, qui deviennent des classiques via le passage par les manuels scolaires, marque durablement les deux hommes. Mais en analysant plus finement leurs bibliothèques, on peut aussi observer des spécificités individuelles allant parfois à l’encontre des idées reçues. Ainsi, François Mitterrand est, au-delà de ses “mauvaises fréquentations littéraires” [7] qui crispent la gauche (Chardonne, Barrès, Maurras, etc.), un grand lecteur d’écrivains latino-américains, et notamment de Pablo Neruda, Jorge Luis Borges ou Gabriel García Márquez. Quant à Pompidou, il se passionne pour des mouvements littéraires contemporains, et notamment pour le Nouveau Roman. Ces lectures, Mitterrand comme Pompidou les intègrent pleinement à leur grille de lecture des problèmes politiques ; elles sont partie prenante d’une esthétisation constante de l’exercice du pouvoir qui leur permet de résoudre leur paradoxe personnel, entre goût pour la création et nécessité d’action.

La littérature, ressource politique et outil de communication

Dès lors, la littérature agit comme une véritable matrice dans les trajectoires des deux hommes politiques. Si elle est à l’origine de sensibilités particulières, de cette “vision du monde” très difficile à définir, elle est également une ressource politique. Pompidou et Mitterrand construisent effectivement, plus ou moins consciemment, leur identité d’hommes de lettres. Ainsi, Georges Pompidou ne manque pas de rappeler, lors d’interviews ou de conférences de presse, sa qualité de professeur de lettres, profession qu’il exerce une petite dizaine d’années à l’issue de sa formation à l’ENS. Surtout, il truffe ses discours de références littéraires lancées à brûle-pourpoint, récite par coeur des strophes, use de tournures et figures de style littéraires. L’homme politique n’hésite dès lors pas à faire appel au magistère moral de l’écrivain, fût-il avant-gardiste et progressiste. Pompidou affectionne en effet la littérature et l’art d’avant-garde, qui lui permettent de nuancer son image marquée par un grand conservatisme. Si le deuxième président de la Ve République ne semble pas avoir marqué les esprits autant que de Gaulle ou Mitterrand, il n’est pas anodin qu’un des rares épisodes pompidoliens étant passés à la postérité soit la conférence de presse donnée par le Président en septembre 1969 au sujet de l’affaire Gabrielle Russier, au cours de laquelle il répond à une question délicate en citant, de tête, des vers d’Eluard. 

Pour beaucoup, Pompidou reste aussi l’auteur d’une Anthologie de la poésie française parue en 1961 et proposant somme toute un échantillon très classique et policé du domaine, parfois éloigné de ses goûts personnels (s’il voue un véritable culte à Baudelaire, Pompidou est aussi un lecteur fervent d’oeuvres contemporaines, à l’affût des différentes sorties littéraires). Si l’étude de ses correspondances de jeunesse laisse deviner une véritable ambition littéraire, Pompidou, décédé en 1974 à l’âge de 62 ans, n’a jamais pu combiner sa carrière politique avec son désir d’écriture et de gloire littéraire. On observe ici un point commun de taille avec Mitterrand : les deux hommes semblent en effet avoir bâti leur carrière politique sur le deuil d’une carrière d’écrivain, de la grandeur littéraire. Mitterrand a maintes fois confessé aux médias son regret de n’être pas devenu écrivain. François Hourmant a d’ailleurs montré comment le socialiste a beaucoup flirté, notamment au cours des années 1970, en pleine “présidentiabilisation” de son image, avec l’identité d’écrivain. Il publie ainsi deux recueils de chroniques à succès (La Paille et le Grain et l’Abeille et l’Architecte) et affirme son statut d’auteur sur plateau d’Apostrophes à deux reprises, en 1975 et 1978.  L’ambiguïté permanente entretenue par Mitterrand à ce sujet dénote la grande proximité, voire la porosité entre grandeurs littéraire et politique, qui dialoguent particulièrement au sein de la société française (pensons aux personnages de Lamartine, Chateaubriand, Hugo, etc.).

Les médias jouent en effet un rôle très important dans la mise en scène de la posture lettrée (l’expression est de C. Le Bart) chez Pompidou et Mitterrand. L’essor de l’audiovisuel, l’apparition d’émissions littéraires, l’introduction de la télévision dans la vie privée des femmes et hommes politiques contribue à la mise en valeur de leur rapport à la littérature. Dans cette mesure, l’offre médiatique semble indiquer, en creux, la permanence dans la société française du second XXe siècle d’une croyance dans la littérature, dont on cherche l’écho dans les qualités personnelles des dirigeants politiques. Le média se pose en intermédiaire entre les électeurs désireux de mieux connaître les élites politiques, et des politiciens avides d’une mise en récit de leur trajectoire personnelle, à l’intérieur de laquelle la littérature joue un rôle particulier.

La sociabilité littéraire au cœur de l’Elysée

Ces interactions très poussées entre sphères politique et littéraire, nous les retrouvons aussi à l’intérieur même de l’Elysée. A la tête du pays, Pompidou et Mitterrand ont tous deux profité de leur position pour renforcer leurs liens avec les écrivains, voire pour encourager la création littéraire. L’étude des archives présidentielles montre la fréquence des invitations d’écrivains à déjeuner ou dîner, particulièrement lorsque Mitterrand était locataire du Palais. Françoise Sagan, Marguerite Duras, Michel Tournier, Gabriel García Márquez, Milan Kundera… font partie des écrivains avec qui le socialiste tisse des liens profonds, ce qui ne l’empêche pas de les mettre en scène médiatiquement. Quant à Pompidou, il maintient de nombreux liens avec ses anciens camarades de khâgne et d’Ulm, surtout avec son ami Senghor devenu président du Sénégal en 1960 et poète reconnu.

Georges Pompidou et Léopold Sédar Senghor en 1971 à Dakar.

Entre ces présidents et les écrivains se joue également un jeu fait de gratifications mutuelles : aux manifestations d’allégeance de la part d’écrivains peuvent répondre des décorations diverses (du type Légion d’honneur), plus ou moins valorisées dans les milieux littéraires. François Mitterrand a particulièrement développé ces pratiques que l’on pourrait qualifier de “cour” avec les écrivains et intellectuels présents dans son entourage. Désireux d’être vu à leurs côtés, le président n’hésitait pas à jouer de la lumière que le pouvoir apporte à quiconque s’en approche pour attirer les jeunes pousses littéraires. Voyages, réceptions, visites à domicile… ont été les vecteurs de cette sociabilité littéraire plus ou moins mondaine, dont les archives présidentielles gardent de nombreuses traces.

Françoise Sagan et François Mitterrand en 1992.

Notons enfin que Pompidou comme Mitterrand aiment s’entourer, au pouvoir, de “littéraires”, qu’il s’agisse de diplômés de l’ENS pour Pompidou, ou d’écrivains pour Mitterrand (le rôle de conseillers qu’ont joué auprès de lui les écrivains Erik Orsenna et Régis Debray est bien connu). Le socialiste nomme même l’écrivain François-Régis Bastide, dont il est proche, au rang d’ambassadeur de France. Cette tendance est loin d’être anecdotique : elle démontre la foi de ces deux hommes dans la compétence des individus formés par la littérature, autant voire plus que celle des économistes, experts et autres technocrates. Selon l’historienne Sabrina Tricaud dans sa thèse consacrée à l’entourage de Georges Pompidou [8], ce dernier, pourtant passé par la banque Rothschild et formé à l’économie et aux finances, aurait formulé très clairement le désir d’un gouvernement “par les littéraires”. Plus encore, chez Mitterrand, la tendance à confier des postes aux hommes et femmes de lettres qui l’entourent peut aussi s’apparenter à une logique de don et de contre-don, sacralités politique et littéraire pouvant se nourrir mutuellement.

La littérature a donc traversé par de nombreux biais les trajectoires personnelles de Georges Pompidou et de François Mitterrand. Mais, en creux, c’est le poids de l’institution littéraire au sein de la société française que l’étude de ces deux trajectoires montre : particulièrement importante dans la formation des élites au cours du premier XXe siècle, la littérature entre très souvent en interaction avec le pouvoir ; elle est une véritable ressource politique en ce qu’elle forge des visions du monde et se convertit en outil de séduction politique. Si la France de l’après-Seconde Guerre mondiale est le théâtre de profondes mutations dans la formation des élites, avec l’apparition de l’ENA ou encore d’HEC qui amenuise le poids de la littérature et des humanités dans les cadres cognitifs des dirigeants, on observe une permanence de l’influence de la littérature dans notre société. La légitimité littéraire côtoie désormais d’autres formes de légitimité, plus techniques (nous avons parlé du rôle croissant de l’économie dans la légitimation politique). C’est cette nécessaire hybridation, qui constitue peut-être une spécificité française, que Macron a bien comprise : le diplômé de l’ENA et d’HEC, qui n’a jamais réussi à intégrer l’ENS, veille, comme Pompidou a pu le faire il y a cinquante ans, à pondérer son image de technocrate et de banquier en mettant en valeur sa sensibilité littéraire. Son expérience auprès du philosophe Paul Ricoeur est à cet effet particulièrement valorisée dans la grande mise en récit de la trajectoire macronienne, qui vise à forger l’image du “grand homme” si nécessaire à la construction du leadership dans la Ve République.


Références :

[1] Pudal Bernard, « Les usages politiques de la symbolique lettrée (1981-1995) », in Bernadette Seibel (dir.), Lire, Faire lire. Des usages de l’écrit aux politiques de lecture, Paris, Le Monde Éditions, 1995.
[2] Bénichou Paul, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830 : essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996.
[3] Sirinelli Jean-François, “Serres ou laboratoires de la tradition politique? Les khâgnes des années 1920”, in Pouvoirs, 1987, n°42.
[4] Hourmant François, François Mitterrand, le pouvoir et la plume. Portrait d’un président en écrivain, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
[5] Le Bart Christian, La politique en librairie : les stratégies de publication des professionnels de la politique, Paris, A. Colin, 2012.
[6] Sirinelli Jean-François, “Un boursier conquérant”, in Groshens Jean-Claude et Sirinelli Jean-François, Culture et action chez Georges Pompidou, Paris, PUF, 2000.
[7] Fougeron Lucie et Dehée Yannick, « Le président et les écrivains. Les fréquentations littéraires de François Mitterrand », in Serge Bernstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand, les années du changement, Paris, Perrin, 2001.
[8] Tricaud Sabrina, L’entourage de Georges Pompidou : institutions, hommes et pratiques, P. Lang, 2014.

Crédits images :

https://www.gettyimages.co.uk/detail/news-photo/francois-mitterrand-aboard-a-mystery-50-aircraft-fran%C3%A7ois-news-photo/162549810#/francois-mitterrand-aboard-a-mystery-50-aircraft-franois-mitterrand-picture-id162549810
http://misterpeee.skyrock.com/761072610-senghor-en-Khagne-au-lycee-louis-le-grand.html
https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/dans-la-bibliotheque-des-presidents-34-georges-pompidou-un
https://france3-regions.blog.francetvinfo.fr/le-blog-a-lire/2014/09/22/il-y-a-10-ans-la-mort-de-francoise-sagan.html

La VIème République est-elle possible ? Entretien avec Charlotte Girard

Charlotte Girard à l’émission Esprit de campagne. Crédits photo : Stéphane Burlot.

Charlotte Girard est Maîtresse de Conférences de droit public à l’Université de Paris Ouest Nanterre – La Défense et coordinatrice du programme de La France Insoumise. Dans cet entretien, elle revient sur les raisons du passage à une Sixième République et sur les modalités concrètes du processus constituant.

L’une des mesures phares du programme de La France Insoumise porté par Jean-Luc Mélenchon est la proposition de passage à une VIème République. On sait que la Vème République a été largement révisée, notamment par l’alignement du mandat présidentiel et du mandat législatif, de sorte que nous sommes déjà passés à une autre forme institutionnelle. Pourquoi passer à une VIème République, plutôt que retourner à une Vème République référendaire qui semble convenir à la posture gaullienne de Jean-Luc Mélenchon ?

Votre postulat n’est pas bon. La Vème République a en effet été révisée 24 fois avec notamment la révision de 2000 qui a consisté à synchroniser les échéances présidentielles et législatives. Cependant, cela ne change pas le régime, mais en accentue la pente. C’est toujours la fonction présidentielle qui recueille prioritairement la légitimité. L’Assemblée Nationale en récupère ensuite une part pour le service du pouvoir exécutif. La majorité parlementaire est au service du projet présidentiel. Il n’y a pas eu de rupture, ni de volte-face depuis 1958.

Pourquoi est-ce qu’il en est ainsi ? C’est beaucoup dû au fait que le texte constitutionnel a été produit et fabriqué de façon très contrôlée par l’exécutif. En conséquence, ce texte a donné l’avantage au pouvoir exécutif. Cela a été renforcé en plusieurs occasions historiques : en 1962, lors de la mise en place de l’élection du Président au suffrage universel direct ; en 2000, avec la réforme du quinquennat. Ceci sans parler de la cohabitation qui n’a fait qu’accroître le principe d’irresponsabilité du Président qui reste en place malgré le désaveu populaire. Nous sommes face à une situation de déséquilibre des pouvoirs qui se traduit par une absence de responsabilité en contrepartie de grands pouvoirs acquis au Président. Cette pente est acquise, elle n’est pas réversible.

“Toute la première phase de la révolution citoyenne à laquelle nous appelons se fera en Vème République, c’est-à-dire avec un exécutif fort […] nous nous en servirons pour renverser l’ordre qui nous est imposé depuis toutes ces années”

A partir de ce constat, nous n’avions pas d’autre choix que d’envisager une réécriture totale de la constitution. La procédure de révision simple n’est pas suffisante, il faut investir le peuple comme véritable souverain dans le processus constituant. Ça n’a pas été le cas en 1958, mais cela doit être cette fois-ci. Le moule dans lequel est fabriqué la constitution détermine le résultat du processus constituant.

Mais la verticalité de la Vème République n’était-elle pas utile pour la mise en place de mesures d’urgence ?

Nous n’échapperons pas à la verticalité imposée par la Vème République elle-même. C’est déjà vrai dans cette campagne en dépit de tous nos efforts pour l’ouvrir à la participation de la population. Toute la première phase de la révolution citoyenne à laquelle nous appelons se fera en Vème République, c’est-à-dire avec un exécutif fort. Bien que nous fassions le constat que ce régime est peu démocratique, nous nous en servirons pour renverser l’ordre qui nous est imposé depuis toutes ces années tant sur le plan social, économique qu’écologique. Cet ordre par ailleurs ne permettait plus la participation du grand nombre à l’activité politique. Nous ferons donc des faiblesses de la Vème des points fort pour l’avenir en commun.

Après, lorsque nous serons passés à une VIème République, nous espérons que le nouveau compromis aura repensé l’exercice du pouvoir dans un sens plus horizontal ; que les rapports entre le législatif et l’exécutif seront vraiment rééquilibrés. En ce qui me concerne et bien que rien ne soit arrêté à ce sujet, je suis pour la disparition de l’institution présidentielle au profit d’un exécutif collégial.

On soulève souvent le risque de faire face à une nouvelle IVème République instable. Néanmoins, il est assez simple de ne pas se retrouver avec les mêmes travers institutionnels, en mettant par exemple en place une motion de censure constructive, qui implique une majorité de remplacement. On peut penser à d’autres garde-fous. C’est une affaire de réglages et de volonté politique.

Pour passer à une VIème République, vous proposez d’en passer par un processus constituant. Dans quelle temporalité celui-ci aurait-il lieu ?

Voilà ce que nous disons : le peuple au départ, à l’arrivée et pendant le processus. C’est pourquoi nous poserons la question suivante en septembre : Est-ce que nous faisons oui ou non une assemblée constituante ? – dont les caractéristiques seront inscrites en annexe de la question. Cette question sera posée dans le cadre de l’article 11 de la constitution qui permet au Président de demander au peuple l’approbation d’un projet de loi. Le résultat du référendum de septembre – s’il est positif – ouvrira donc la possibilité de convoquer l’assemblée constituante, car la « loi portant convocation d’une assemblée constituante » aura été ainsi adoptée.

A partir de ce moment, le processus de désignation des membres de cette assemblée est ouvert. La désignation aura lieu à l’issue d’une campagne qui se terminera en décembre. Une part des membres sera élue, l’autre sera tirée au sort. La part tirée au sort sera déterminée en fonction du nombre d’électeurs qui feront le choix du tirage au sort. Par exemple, si 30% des électeurs utilisent le bulletin « tirage au sort », alors 30% de la composition de l’assemblée sera déterminée par tirage au sort. Cela permet de ne pas fixer arbitrairement la quotité de tirés au sort, et d’éviter que le résultat du travail de la constituante soit considéré comme illégitime. Les électeurs seront donc constamment face à leurs responsabilités, y compris au moment de composer l’assemblée constituante.

L’entrée en fonction de l’assemblée constituante aura lieu en janvier 2018 et sera validée uniquement pour 2 ans. C’est une assurance que ce mandat soit effectif. C’est aussi une manière de ne pas dissuader les tirés au sort d’y participer car un mandat sans fin serait impossible à accepter. Enfin, un projet est présenté au référendum de clôture du processus constituant. Intervenant à chaque étape du processus, le peuple redevient souverain.

N’y a-t-il pas un risque de conflit de légitimité entre les deux assemblées ?

Non, ce risque n’existe pas car leurs compétences sont strictement délimitées et différenciées. L’Assemblée Nationale produit et vote la loi, alors que la Constituante fera uniquement un travail de rédaction de la nouvelle constitution. Bien évidemment, nous supposons que la majorité à l’Assemblée Nationale sera plutôt une majorité insoumise, ce qui permettrait que l’Assemblée Nationale soit « complice » du processus constituant et favorise l’implication populaire dont le processus constituant a besoin. L’implication populaire est conditionnée au fait de revenir sur l’ensemble des lois antisociales afin de permettre aux citoyens d’avoir du temps pour s’investir dans le processus. Il faudra abroger la loi El Khomri et revenir sur le travail du dimanche entre autres.

“Voilà ce que nous disons : le peuple au départ, à l’arrivée et pendant le processus. […] Intervenant à chaque étape du processus, le peuple redevient souverain.”

Il en va de même pour les lois sécuritaires. Nous avons vu fleurir une vingtaine de lois sécuritaires depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, et celles-ci ont tricoté un carcan orienté vers la répression du mouvement social sous couvert d’antiterrorisme. L’Assemblée nationale permettra de s’en défaire.

Comment est-ce que ce processus constituant s’articulerait avec la sortie des traités européens ? D’une certaine façon, le résultat des négociations européennes, et la façon dont le rapport de force s’établirait avec l’Allemagne, auront un impact sur ce processus constituant. Dès lors, n’est-ce pas risqué de mener en même temps ces deux processus, sachant que le programme de La France Insoumise risque d’être en rupture avec l’ordre légal européen ?

L’objectif de la stratégie du plan A/plan B est de faire en sorte que le programme l’Avenir en commun choisi par le peuple français puisse être mis en oeuvre à l’intérieur du cadre européen. Il est néanmoins évident aujourd’hui que celui-ci ne sera pas compatible avec l’UE dans un premier temps, et que nous devrons désobéir aux traités d’entrée de jeu, ce qui est de toute façon déjà le cas chez nous comme chez beaucoup de nos voisins – y compris l’Allemagne. Toutes les négociations iront dans le sens qui vise à faire que notre programme puisse se dérouler dans le respect des traités, sans changer le programme mais les traités.

Le processus constituant est un élément du programme qui nécessite comme ces négociations européennes une dynamique importante héritée de l’élection. Il ne pourra pas attendre. Le droit communautaire ne doit pas empêcher ce type de choix politiques fondamentaux. Et à ce titre, l’investissement populaire sera la clé de la réussite de ces deux processus.

Ceci dit, si les négociations du plan A échouent, il n’y a pas de raison de penser que cela aura un quelconque impact sur le processus constituant. Ce dernier est l’acte souverain par excellence, il ne peut donc absolument pas se laisser perturber par l’ordre juridique communautaire.

En réalité, en cas d’accession aux responsabilités d’un pouvoir insoumis, ce sont les référendums sur le processus constituant qui seront les plus risqués, et non ceux qui se tiendront sur l’Union Européenne.

Vous voulez rendre le processus constituant le plus ouvert possible, afin de redonner une légitimité démocratique à notre constitution. Comment est-ce qu’on pourrait y participer ? N’y-a-t-il pas un risque que ce processus soit capturé par des minorités actives de toute sorte qui seront surreprésentées dans l’élaboration de la constitution ? C’est un reproche qui est souvent adressé à la démocratie directe et à la démocratie participative.

Nous n’avons pas peur de ce risque, car si le processus se déroule selon le principe de la plus grande implication du peuple, alors ce que vous appelez les « minorités actives » seront contrebalancées par toutes sortes d’opinions divergentes. Nous misons beaucoup sur le 2.0 et la capacité à suivre en direct l’évolution des débats. Cela doit engendrer une dynamique d’implication très importante. Tout le monde est en mesure d’avoir un avis sur la question, ce qui fait que les risques de manipulation diminuent.

Ainsi, nous ferons en sorte qu’il n’y ait pas de déséquilibres. Un moyen peut alors être de communiquer fidèlement les « doléances » et d’obliger l’assemblée constituante à auditionner les groupes de citoyens qui les présentent. Nous sommes attentifs à ce qui s’est récemment produit dans l’organisation des débats publics, et notamment dans l’enseignement, où nous avons vu fleurir des modalités très horizontales. Il faudra aussi organiser de nombreuses conférences, des forums citoyens divers et variés, et promouvoir l’investissement le plus large possible.

Dans cette proposition de VIème République, vous envisagez de donner beaucoup plus de place aux citoyens dans le contrôle de leurs représentants et dans leurs formes de participation à la vie politique. Le modèle Suisse est-il une référence en la matière ? Comment est-ce que vous comptez produire ces nouveaux citoyens conscientisés et politisés ?

Non, le modèle Suisse n’en est pas vraiment un pour nous. Je parlerais plutôt de modèle français, qui s’inscrit dans la tradition révolutionnaire française. Ce qui s’est passé en Amérique Latine, notamment en Equateur, en Bolivie et au Venezuela, ou encore en Tunisie plus récemment, constitue aussi une source d’inspiration. Des processus constituants très importants ont eu lieu, avec un fort investissement populaire.

Pour cela, il faudra impliquer l’Éducation Nationale dans la mise en place de processus d’instruction civique profonde – qui ne pourront pas se limiter à une heure par-ci par-là. De même, il faudra opérer cette révolution dans les médias en interdisant les concentrations et en incitant à la réorientation de leurs missions pour qu’ils deviennent de véritables sources d’information.

Pour stimuler la participation, nous pensons utile de rendre le vote obligatoire à partir de 16 ans, tout en reconnaissant le vote blanc et en le comptabilisant, c’est-à-dire en lui faisant produire des effets. Il faudrait avoir atteint un seuil de votes favorable pour être élu. Ceci n’est possible que si vous comptabilisez les votes blancs et nuls parmi les suffrages exprimés. Enfin, si on se met à réfléchir aux moyens de rendre les élus responsables de leurs actes politiques alors nous sommes sûrs que nos concitoyens seront enfin intéressés par la chose politique. Notre projet de VIème République est un projet de révolution citoyenne.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL.