Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

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Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

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Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

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Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »

 

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).

La robotisation n’aura pas lieu

L’idée que les robots vont remplacer massivement le travail humain fait son chemin. L’auteur essaie de montrer que, si le progrès technique change effectivement le travail en profondeur, nous n’allons pas connaître de sitôt la « fin du travail » et la robotisation généralisée. Ce premier article (sur deux) donne les raisons pour lesquelles le progrès technique ne détruit pas forcément l’emploi.

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La robotisation n’aura pas lieu #2

L’idée que les robots vont remplacer massivement le travail humain fait son chemin. L’auteur essaie de montrer que, si le progrès technique change effectivement le travail en profondeur, nous n’allons pas connaître de sitôt la « fin du travail » et la robotisation généralisée. Ce second article (qui peut être lu séparément du premier) montre pourquoi la robotisation sera beaucoup plus lente que beaucoup ne le pensent. Pour le premier volet, c’est ici.

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