Esclavage moderne au Qatar : les multinationales épargnées par la critique

Travailleurs migrants au Qatar. © OIT

A l’occasion de la Coupe du monde de football, les nations occidentales ont, à juste titre, accusé le Qatar, pays hôte, de se livrer à une exploitation des travailleurs et de faire preuve d’autoritarisme. Le monde post-colonial a de son côté reproché à l’Occident son hypocrisie sur le sujet. Les multinationales, pourtant grandes gagnantes de la compétition, ont elles été épargnées par les critiques. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La récente Coupe du monde 2022 de la FIFA a suscité de nombreux articles à propos de la politique de soft power par le sport – décrit par certains comme du « sports washing » – pratiquée par le Qatar. Avant le tournoi, les commentateurs occidentaux ont critiqué l’autoritarisme politique et les conditions de travail draconiennes du pays hôte de la compétition. En réponse, les commentateurs des pays anciennement colonisés ont légitimement pointé du doigt l’hypocrisie de l’Occident. Après tout, les anciennes superpuissances coloniales ont bien jeté les bases de la débâcle qui a eu lieu au Qatar.

Bien que chaque camp soulève des remarques pertinentes, la discussion qui en a résulté n’a guère été productive. Le discours politique autour du mondial 2022 a surtout montré que les récits de « choc des civilisations » continuent de dominer l’imaginaire politique mondial, malgré une réalité moderne toute autre dans laquelle le capital international – qu’il soit oriental ou occidental – règne en maître, et a le pouvoir de mettre les gouvernements au pas. Pendant que nous sommes occupés à nous pointer du doigt les uns les autres, les multinationales se frottent les mains.

Le scandale de la Coupe du Monde

Depuis qu’il a obtenu, en 2010, le feu vert pour l’organisation de la Coupe du monde du football dans des circonstances de corruption manifestes, le petit pays pétrolier du Qatar, qui ne possédait que peu ou pas d’infrastructures sportives au départ, a lancé un mégaprojet de 220 milliards de dollars pour accueillir l’événement télévisé le plus regardé au monde.

Si l’économie qatarie fait depuis longtemps appel aux travailleurs migrants dans tous les secteurs, leur nombre a augmenté de plus de 40 % depuis que la candidature a été retenue. Aujourd’hui, seuls 11,6 % des 2,7 millions d’habitants du pays sont des ressortissants qataris. Il y a eu une augmentation massive de migrants précaires, principalement originaires d’Asie du Sud-Est, embauchés pour effectuer le travail manuel nécessaire à la construction des infrastructures pratiquement inexistantes en vue de 2022.

Stade de Lusail au Qatar. © Visit Qatar

Malgré les centaines de milliards investis, les conditions de travail de ces travailleurs manuels ont fait l’objet d’une exploitation flagrante. Les travailleurs migrants du Qatar ont dû faire face à des environnements de travail mettant leur vie en danger, à des conditions de vie précaires, à des paiements tardifs et dérisoires, à des passeports confisqués et à des menaces de violence, tout en effectuant un travail manuel rendu particulièrement pénible par la chaleur étouffante du soleil du Golfe. Selon The Guardian, 6 751 travailleurs migrants sont décédés depuis que le Qatar a obtenu l’organisation de la Coupe du monde.

Les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi, une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées.

Alors que les ONG de défense des droits de l’homme et les journalistes avaient documenté l’exploitation rampante des travailleurs migrants au Qatar depuis environ une décennie avant la Coupe du monde 2022, les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi – une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées. Le média occidental le plus virulent a été la BBC, qui a même refusé de diffuser la cérémonie d’ouverture, choisissant plutôt de diffuser une table ronde condamnant le bilan du Qatar en matière de droits de l’homme.

Bien sûr, les critiques de la BBC à l’égard du Qatar sont tout à fait valables. Toutefois, elles ne reconnaissent pas le rôle de l’héritage colonial du Royaume-Uni dans l’établissement des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre qui existaient au Qatar bien avant la Coupe du monde. La Grande-Bretagne est en effet intervenue d’une manière matérielle et codifiée qui continue de profiter à la fois à la monarchie qatarie et au marché mondial dominé par le capital international.

Le kafala, un héritage britannique ?

Au cœur de l’exploitation systémique des travailleurs d’Asie du Sud-Est au Qatar et au Moyen-Orient en général, se trouve le système de kafala (parrainage), qui dispense les employeurs parrainant des visas de travailleurs migrants de se conformer aux lois du travail protégeant les ressortissants qataris. Les travailleurs migrants n’ont pas le droit de chercher un nouvel emploi, de faire partie d’un syndicat, ni même de voyager.

La version moderne du système de kafala a pour origine un fonctionnaire colonial relativement inconnu nommé Charles Belgrave. L’actuel Qatar, et plus généralement une grande partie du Golfe de la péninsule arabe, sont tombés sous domination coloniale britannique après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Belgrave, un vétéran anglais de la Grande Guerre, a été nommé en 1926 conseiller de la monarchie tribale de ce qui allait devenir l’actuel Bahreïn, dans le but d’aider à créer un État-nation moderne doté d’une bureaucratie gouvernementale fonctionnelle.

L’intention des Britanniques en administrant le Moyen-Orient post-ottoman, composé de « protectorats » ou de « mandats » plutôt que de colonies, était de garantir les intérêts britanniques à long terme dans la région. Ainsi, si le colonisateur disposait d’un certain pouvoir, les élites locales ont également conservé une grande part de leur influence et de leur patrimoine, donnant naissance à une symbiose entre les intérêts des classes dirigeants locales et celles du Royaume-Uni. Prévoyant l’éventuelle non-viabilité de la domination coloniale directe au lendemain de la guerre, l’objectif était de créer des structures stables pour que des gouvernements d’État favorables à l’Occident et alignés sur un système économique de marché libre puissent prendre le relais.

Avant la découverte du pétrole, Bahreïn et la région environnante abritaient des sociétés côtières et nomades gravitant autour de la pêche et de la culture des perles. L’avènement des frontières tracées par les colonisateurs a créé des obstacles à cette industrie régionale qui reposait sur la libre circulation du commerce et de la main-d’œuvre à travers la mer, désormais restreinte par de nouveaux concepts comme les passeports et les visas.

Pour y remédier, Belgrave, en coopération avec les élites locales, a codifié la première version du système moderne de kafala, qui s’est rapidement étendu à d’autres gouvernements nouvellement formés dans la région. Cela a finalement permis à Bahreïn, au Qatar, à Oman et à d’autres États du Golfe de faciliter l’immigration et l’exploitation de travailleurs d’Asie du Sud-Est.

En 1957, la forte impopulaire du kafala au Bahreïn conduit à des protestations qui finissent par faire démissionner Belgrave de son poste. Mais le système a persisté bien après le départ de ce dernier et la fin du pouvoir britannique dans le Golfe dans les années 1960 et 1970, témoignant de l’attachement des dirigeants locaux à cet équivalent moderne de l’esclavage. Si, à la suite des révélations des ONG et d’une enquête de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le système du kafala a théoriquement été aboli en 2019, très peu semble avoir changé en réalité. Selon un ancien haut-fonctionnaire international sur Blast, l’OIT aurait même été acheté par les qataris pour qu’une exception leur soit accordée et que la procédure judiciaire soit classée sans suite.

Les multinationales, véritables vainqueurs du mondial

Le kafala n’est qu’un des nombreux systèmes modernes d’exploitation du travail dans le soi-disant « tiers-monde » qui remontent à la domination coloniale occidentale. De manière générale, le mode de vie de consommation dont jouissent de nombreux Occidentaux est rendu possible par l’externalisation d’une exploitation économique extrême dans des pays post-coloniaux socialement répressifs et politiquement autoritaires.

Ignorant les faits historiques, les reproches de l’Occident à l’égard du Qatar ont donc été, à juste titre, qualifiés d’hypocrites par de nombreux acteurs du monde post-colonial. Un certain nombre de commentateurs se sont empressés de souligner les lacunes des gouvernements occidentaux dans leur propre lutte contre leurs mauvaises conditions de travail, sans parler du racisme, de la misogynie et de l’homophobie (autres griefs légitimes à l’encontre du gouvernement qatari) existant dans leurs propres pays.

Ces critiques ont des arguments légitimes, tout comme le sont les critiques envers le Qatar lui-même. Mais ce débat n’a mené nulle part, l’Occident reprochant à l’Orient son retard et l’Orient reprochant à l’Occident son éternelle hypocrisie. Ce discours s’appuie sur un clivage Est/Ouest réducteur et ne parvient pas à saisir les intérêts communs des gouvernements occidentaux et orientaux et de leurs entreprises respectives dans le maintien de régimes d’exploitation et de répression sociale.

L’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis.

Le Qatar, très proche de l’Iran, abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis. Un comportement habituel : les États-Unis ne se privent pas de fermer les yeux sur le despotisme de leurs alliés riches en pétrole dans le Golfe, tout en critiquant leurs ennemis autoritaires qui adoptent pourtant ce même comportement.

Les gouvernements et les entreprises de l’Union européenne entretiennent également des relations profitables avec le Qatar. À ce sujet, quatre membres du Parlement européen ont été accusés le 11 décembre dernier d’avoir reçu des pots-de-vin de la part de responsables qataris qui cherchaient à influencer des décisions politiques. Pourtant, le fait que l’Occident profite du despotisme qatari – et de celui du Golfe en général – n’a pas été pris en compte dans les critiques adressées au Qatar ces dernières semaines. Cela n’a pas non plus été souligné par ceux qui se sont empressés d’esquiver ces critiques.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs qui ont peiné et sont morts en préparant ce tournoi. La seule organisation occidentale complice de la controverse Qatar 2022 faisant l’objet de critiques justifiées est la FIFA, une entité non corporative ou gouvernementale. À l’instar des gouvernements occidentaux, les entreprises occidentales ont été largement épargnées.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs.

Ce récit de « choc des civilisations » qui alimente le discours autour du mondial 2022 détourne l’attention d’un autre plus grand problème qui touche à la fois le Moyen-Orient et les travailleurs migrants exploités dans le monde entier, à savoir le capitalisme néolibéral mondialisé. Le véritable gagnant de la Coupe du monde est le capital international, qu’il soit occidental ou qatari, et les véritables perdants sont les travailleurs migrants exploités et les citoyens politiquement réprimés du Qatar et du Moyen-Orient post-colonial.

La focalisation respective de chaque partie sur des nations orientales vues comme barbares ou sur des nations occidentales hypocrites ne rend pas compte du caractère financiarisé et international du capitalisme du XXIe siècle et de la façon dont il a modifié le paysage politique mondial – unissant souvent l’Est et l’Ouest dans un projet commun visant à tirer un maximum de profit des populations pauvres exploitées de par le monde.

Sur une note plus optimiste, la Coupe du monde 2022 a également vu l’expression d’une solidarité panarabe et post-coloniale qui va au-delà de ces frontières dessinées par la colonisation, une forme de conscience politique historiquement liées à des tendances anticapitalistes et de gauche dans les décennies passées. La présence continue du drapeau palestinien et le soutien massif dont a bénéficié l’équipe du Maroc de la part des Arabes et des Africains suggèrent le retour possible d’un discours politique post-colonial qui rompt avec ces récits improductifs de « choc des civilisations » souvent liés à l’existence des États-nations.

La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?