Des gilets jaunes aux gilets bleus : à qui profite la répression policière ?

Jérôme Rodrigues, gilet jaune éborgné par un tir de LBD, durant l’acte XI (26 janvier 2019)

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, les dérives répressives des forces de l’ordre sont devenues légion : 1 mort, 17 personnes éborgnées, 4 mains arrachées, d’innombrables blessés, sans oublier les brimades, les provocations sans répit et les tirs intensifs de gaz lacrymogène. L’usage notamment, dans un tel contexte, du lanceur de balles de défense (LBD) fait polémique. La France est le seul pays de l’Union européenne à employer cette arme, et Amnesty International a publié mi-décembre un rapport alarmant sur l’état des violences policières en France. Dans cet affrontement perpétuel entre manifestants et forces de l’ordre on oublie néanmoins bien souvent de questionner la place des fonctionnaires de police. Chair à canon de l’oligarchie, ils sont eux aussi les victimes du durcissement de la politique du gouvernement, qui ne pense qu’à “garder le cap”. Des gilets bleus aux gilets jaunes, il pourrait bien n’y avoir qu’un pas.


Le monopole de la violence illégitime

En démocratie, l’État peut se prévaloir du monopole de la violence légitime afin que nous puissions vivre en société de façon pacifique. Parce que l’État est doté d’une force exceptionnelle, il appartient au gouvernement en place d’user de ce monopole avec mesure. Mais la répression observée depuis le début du mouvement des gilets jaunes semble au contraire totalement débridée, ce qui rend dès lors la légitimité de cette violence tout à fait discutable.

En effet, l’usage de la force par le pouvoir démocratique repose sur le principe de proportionnalité par rapport à la menace. Or le déchaînement de violence observé jusqu’à présent à l’encontre des gilets jaunes pose sérieusement question quant au respect de ce principe. Au 15 janvier, pas moins de 94 blessés graves parmi les gilets jaunes et journalistes avaient ainsi été recensés par le site Checknews.

Une arme en particulier pose question : le LBD 40 (lanceur de balles de défense). Parmi ces 94 blessés, 69 ont été touché par un de ses tirs, occasionnant dans un cas sur cinq la perte d’un oeil. Avec Jérôme Rodrigues, figure du mouvement des gilets jaunes, le nombre de manifestants éborgnés s’élève maintenant à 17. Successeur du fameux Flash-Ball, le LBD 40 dont sont équipées les forces de l’ordre est une arme dite « de force intermédiaire », considérée comme non létale. Étant néanmoins hautement dangereuse, le Défenseur des droits Jacques Toubon demandait déjà son retrait en janvier 2018 de la dotation des forces de sécurité, dans un rapport remis à l’Assemblée nationale. Il estimait en effet que « [ses] caractéristiques techniques et [ses] conditions d’utilisation sont inadaptées à une utilisation dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ».

Malgré sa dangerosité, le LBD 40 est utilisé avec inconséquence par certains policiers, visant régulièrement la tête. Lors de l’acte IX des gilets jaunes, le samedi 12 janvier à Bordeaux, un manifestant est ainsi tombé dans le coma après avoir été touché au dos du crâne par un tir de LBD 40, alors qu’il s’enfuyait et ne présentait aucun danger. Tout comme lui, les 69 blessés graves (au 15 janvier) du fait de cette arme ont été touchés en majorité à la tête.

Au LBD 40 s’ajoute l’usage de la grenade lacrymogène GLI F4 qui, détenant 25 grammes de TNT, peut causer la mort. Elle a jusqu’ici arraché la main d’au moins quatre gilets jaunes. Comme pour le LBD, la France est le seul pays européen à autoriser l’usage de ce genre de grenades dans des opérations de maintien de l’ordre. Bien qu’il soit maintenant interdit à la France de renouveler son stock, les policiers peuvent toujours en faire usage de façon à écouler celles qui restent. D’après Le Figaro, il y en aurait encore plusieurs dizaines de milliers dans les unités de gendarmerie.

« les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements »

Les travaux de David Dufresne, écrivain et documentariste, auteur de Maintien de l’ordre (Fayard, 2013), apportent des précisions à ce sujet par le recensement qu’il fait des violences policières. Il observe que « les forces de l’ordre visent de plus en plus les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une volonté d’empêcher toute documentation des événements ».

Le maintien de l’ordre « à la française »

Pays des manifestations par excellence, la doctrine française traditionnelle en terme de maintien de l’ordre « était de montrer sa force pour ne pas s’en servir », explique David Dufresne. Ainsi, à titre d’exemple, il n’y a eu aucune mort directe à déplorer en mai 68 à Paris. Mais les choses ont dérapé dans les années 70, « dont le niveau de violence [était] largement équivalent à aujourd’hui », souligne l’écrivain.

Il semble que la France ait beaucoup à apprendre de sa voisine l’Allemagne, dont les violences dans le cadre du maintien de l’ordre sont devenues extrêmement rares. Comme l’explique Fabien Jobard, chercheur au CNRS et au centre Marc Bloch de Berlin, l’Allemagne se distingue en particulier par sa politique de « désescalade » (Deeskalation), qu’elle applique avec succès depuis une quinzaine d’années. Issue d’un travail social dans le cadre de la confrontation avec des personnes hostiles, cette notion repose sur le fait de considérer la manifestation comme un groupe composé d’individus doués de raison. Ce qui contraste grandement avec ce qui est enseigné dans les écoles françaises de police où « pour les policiers français, la foule est une et indivisible, elle a des pulsions animales et elle n’obéit qu’à son meneur ». La « désescalade » à l’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

La « désescalade » À L’allemande, par une considération plus atomisée de la manifestation, prône à l’inverse une logique d’apaisement par l’appel à la raison des protestataires.

Concrètement, il s’agit de communiquer avec les manifestants à tous les stades de l’opération de maintien de l’ordre. Communication qui intervient par exemple après l’arrestation des groupes d’individus susceptibles de faire basculer les manifestations : se forme alors un cordon d’agents de communication, les Anti-Konflikts-Teams, qui viennent expliquer calmement aux protestataires ce qu’il s’est produit. L’arrestation ciblée d’individus considérés comme fauteurs de troubles est aussi une pratique française, mais elle n’est pas secondée par une pratique d’apaisement comme celle-ci.

Des policiers de l’Anti-Konflikt Team durant une manifestation © John-Paul Bader, Flickr

Plus inquiétant encore, ces arrestations lors des manifestations sont souvent effectuées en France par la BAC (Brigade Anti-Criminalité). Les policiers de la BAC, habillés en civils, procèdent généralement à des interpellations, parfois très rudement, dans les cas de flagrant délit. Ces pratiques sont reproduites en manifestations mais ne relèvent pas du maintien de l’ordre. Et pour cause : la BAC n’est aucunement formée au maintien de l’ordre. Elle est de plus réputée hautement violente du fait de son triste palmarès de morts et de blessés graves à son actif. Pour exemple, l’un de ses membres serait à l’origine d’un nouvel éborgnement, celui d’un breton de 27 ans qui ne présentait pourtant aucune menace, à l’aide d’un tir de LBD 40, samedi 19 janvier durant l’Acte X des gilets jaunes, à Rennes. Impliquer une telle unité au sein des manifestations aggrave ainsi considérablement les tensions.

À cette doctrine dépassée en matière de maintien de l’ordre s’ajoutent des décisions gouvernementales peu judicieuses. Bien loin de pratiquer la politique de la désescalade, le gouvernement décide en effet chaque semaine de monter d’un cran dans son dispositif de répression. Le Premier ministre Édouard Philippe annonçait ainsi encore 80 000 policiers mobilisés en France, le samedi 15 janvier, pour l’Acte IX. Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude, et parce que la possession par les forces de l’ordre des armes éminemment dangereuses présentées précédemment ne peut qu’aggraver les conséquences de ces débordements.

Connaissant l’état de fatigue actuel des policiers, difficile de croire que de telles levées de troupes chaque samedi permettent de pacifier la situation. Car un policier épuisé est sujet à un risque de débordement bien plus élevé que d’habitude.

A tout ceci s’ajoutent les mises en garde de Christophe Castaner, qui a annoncé le 11 janvier 2019 que les gilets jaunes qui participeraient à l’Acte IX se rendraient coupables de complicité avec les violences exercées au cours de la manifestation, inventant au passage un délit qui n’existe pas dans la loi. Loin de calmer les tensions, ces menaces – d’ailleurs pénalement condamnables d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende – viennent en définitive s’ajouter aux autres modalités douteuses de maintien de l’ordre prévues par l’exécutif.

La chair à canon de l’oligarchie

Dans ce climat permanent de tension et d’augmentation de la violence, les fonctionnaires de police sont aussi exposés à une plus grande vulnérabilité psychologique. Déjà neuf suicides seraient à déplorer parmi les forces de l’ordre depuis le début de cette année 2019. A titre de comparaison, 36 policiers se seraient en tout donnés la mort sur toute l’année 2018. Cette vague de suicide suscite encore un peu plus la colère des forces de l’ordre, colère qui ne date pas d’hier.

Déjà en 2016 avaient eu lieu en France des mobilisations de policiers, suite à une attaque aux cocktails Molotov qui avaient blessé quatre d’entre eux à Viry-Châtillon, en Essonne. Un syndiqué à l’Unité-SGP Police FO, contacté par l’Express, résumait alors les choses ainsi : « Les policiers ont l’impression d’être pris entre le marteau et l’enclume, d’un côté la population qui montre de plus en plus une défiance à l’encontre des forces de l’ordre, et de l’autre une justice, une hiérarchie et des politiques qui n’arrangent rien en imposant de plus en plus de choses, en sanctionnant de plus en plus même pour des choses plutôt insignifiantes ».

Dans le contexte d’épuisement engendré par les mobilisations des gilets jaunes, le syndicat de police majoritaire, Alliance Police Nationale, avait appelé le 17 décembre 2018 à fermer les commissariats, au nom de la mobilisation des « gyros bleus ». Réclamant un « Plan Marshall », les gyros bleus avaient demandé aux députés de ne pas voter pour le projet de loi de finances 2019, estimant insuffisant le budget alloué aux forces de l’ordre. Christophe Castaner avait immédiatement répondu le 18 décembre par une prime de 300€ pour les CRS mobilisés face aux gilets jaunes, puis par une hausse de salaire de 40 €. Mais cela n’avait pas été jugé suffisant par les syndicats, qui revendiquent avant tout le paiement des heures supplémentaires (plus de 20 millions d’heures non payées à ce jour) et de meilleures conditions de travail.

« On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale, « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres »

Car, même si la police semble être du bon côté de la matraque pour son intégrité physique, elle a aussi des blessés à déplorer. « On sert de punching-ball », affirme Eric, syndiqué à Alliance Police Nationale « Ceux qui prennent cher, ce ne sont pas ceux qui donnent les ordres ». Face à la violence de certains manifestants, les policiers se sentent vulnérables et parfois délaissés par leur hiérarchie. Lors de l’Acte IV, le 1er décembre 2018, certains seraient ainsi restés près de 20 minutes sans ordres clairs, avec le sentiments d’une « hiérarchie complètement dépassée ».

Gilet jaune, gilet bleu

Loin de mutiler des manifestants, la mission de la police est théoriquement d’assurer le « maintien de l’ordre », pour Eric. Mais de quel ordre s’agit-il ? Celui de l’ordre public ? Car en réprimant les Gilets Jaunes, est-ce vraiment l’ordre public qui est protégé ?

Le président de la République, Emmanuel Macron, mène une politique de complaisance à l’égard des milieux financiers, n’ayant eu de cesse de favoriser les dividendes aux actionnaires ou d’alléger leurs charges (doublement du CICE, suppression de l’ISF, allègement de l’exit tax, etc.). Parallèlement, il s’est attaqué à des personnes souvent déjà précaires telles que les étudiants ou les personnes âgées (baisse des APL, hausse de la CSG, etc.). Tandis qu’en France près de 9 millions de personnes vivent dans un état de pauvreté allant d’une situation très modeste à l’extrême précarité, une poignée de personnes concentrent toutes les richesses. Ainsi, la fortune de Bernard Arnault, patron de LVMH, se montait l’an dernier à 47 milliards d’euros, soit l’équivalent de 2,6 millions d’années de SMIC.

Cette politique en faveur des plus riches se traduit donc par des coupes dans les services publics, principaux remparts contre la pauvreté. Et cette dégradation touche les policiers au même titre que les autres fonctionnaires tels que les professions hospitalières, les juges ou les enseignants. Dans une consultation lancée en novembre 2017, les quelques 17 000 personnes à avoir participé (10 000 agents et 7 000 usagers) pointaient en particulier l’allongement des temps d’attente et la fermeture de certains services, comme par exemple les bureaux de poste. Les mauvaises conditions de travail de la police, dénoncées par les gyros bleus, ne sont finalement qu’un autre exemple de la dégradation des services publics, dont les conséquences logiques sont la baisse des effectifs, une pénurie de matériel adapté et, comme présenté précédemment, un système de maintien de l’ordre désuet et inefficace à de nombreux égards.

Les mauvaises conditions de travail de la police dénoncées par les gyros bleus sont un bon exemple de la dégradation des services publics.

La politique néolibérale dénoncée par les gilets jaunes impacte donc aussi les policiers : « On pense comme les gilets jaunes ; à la fin du mois, on n’est pas riche », confie Eric. Coexistent ainsi deux idées antagonistes chez probablement l’essentiel des policiers. D’une part, la sympathie éprouvée pour les Gilets Jaunes et leurs revendications. D’autre part, la nécessité d’obéir aux ordres – mêmes violents – par illusion de protéger l’ordre public et par crainte d’être révoqués.

Un gilet jaune s’adresse à des gendarmes durant l’Acte IX, à Rennes © Vincent Dain, LVSL

Le paradoxe de la situation est qu’en réprimant les gilets jaunes, la police s’en prend à un mouvement qui lutte aussi dans son intérêt à elle. Ayant pour mission de protéger l’ordre public, les policiers protègent en somme surtout l’ordre de l’oligarchie.

Les forces de l’ordre au service de l’oligarchie ?

« Les policiers ne font qu’obéir aux ordres » est un argument souvent avancé pour déresponsabiliser les forces de l’ordre. Il est vrai qu’ils risquent d’être révoqués en cas d’insubordination et que, comme beaucoup de monde, ils sont soucieux à l’approche des fins de mois. Néanmoins, il ne faut pas pour autant balayer d’un revers de main leur prise de responsabilité dans l’avenir politique de notre pays. Car déresponsabiliser les forces de l’ordre amène à les considérer comme des êtres incapables de faire preuve d’esprit critique et de compassion. Or, ne pas reconnaître aux policiers ces qualités ne jouera aucunement en faveur des manifestants, qui ont davantage intérêt à voir face à eux des êtres humains plutôt que des machines de répression. D’autre part, jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des gilets jaunes peut participer à la réussite du mouvement. Pour cette raison, il faut impérativement cesser de les considérer comme des personnes incapables de raisonner.

Jouer sur la sympathie que les policiers éprouvent pour les revendications des Gilets Jaunes peut participer à la réussite du mouvement.

Il ne s’agit pas ici d’être naïf, mais de mettre les policiers face à leurs responsabilités. Car ils doivent questionner sérieusement le rôle qui est le leur dans ce moment politique fondamental de l’histoire de notre pays. Réprimer des individus dangereux est une chose, battre à mort des manifestants en est une autre. L’usage disproportionné de la violence a des conséquences graves ; pour l’intégrité physique des gilets jaunes d’une part, pour la continuation du mouvement d’autre part. Car à qui profitent les coups de matraque gratuits et les tirs de LBD 40 à bout portant ? Ni aux manifestants, ni à la police ; mais bien à l’oligarchie, qui a tout intérêt à voir les gilets jaunes se démobiliser face à la répression.

L’opposition, si opposition il y a, n’est donc pas à faire entre, d’un côté, des fainéants et des agitateurs professionnels, et les bons citoyens travailleurs de l’autre. Le véritable antagonisme, fondamental, est celui du peuple contre l’oligarchie. La question est donc de savoir dans quel camp la police choisira de s’inscrire – car oui, elle doit choisir. S’il y a eu des prises de conscience, sans doute ont-elles une inertie car, pour le moment, les policiers sont davantage au service de l’oligarchie que de l’ordre républicain.

Penser en Turquie : l’horizon pénitencier

Regroupement d’élèves dans l’université de Bogazici (Bosphore)

Turquie. Depuis le lundi 19 mars, à l’université du Bosphore à Istanbul (Boğazici Universitesi), une vague de répression policière s’abat sur les étudiants qui refusent de célébrer la guerre et la victoire militaire d’Afrin. Alors que les insultes, les coups et les arrestations font partie de leur quotidien, ils se voient privés de tout appui judiciaire. Aujourd’hui, treize étudiants sont encore détenus. Un élément de plus qui s’ajoute au panel répressif du gouvernement. LVSL a pu rencontrer sur place une étudiante.


Depuis le début des opérations militaires à Afrin, nombre de professeurs et d’élèves s’insurgent contre la politique belliciste du président Erdogan et la castration intellectuelle en cours. Pour contrer la contestation, des professeurs ont été jugés pour propagande terroriste, tandis que d’autres ont été contraints de démissionner pour ne pas perdre leurs droits[1]. Plus largement, toute voix discordante se voit dûment sanctionnée. Les opposants politiques sont sans cesse attaqués à l’image des membres du HDP (Parti Démocratique des peuples).

Le 18 mars 2018, la ville d’Afrin défendue par les Kurdes du YPD (Unités de protection du peuple) est tombée entre les mains de l’armée turque et de son allié syrien, l’Armée syrienne libre. Aux yeux d’Erdoğan, il s’agissait d’éviter à tout prix la même situation qu’à Kobané. Les Kurdes s’étaient emparés de la ville, formant un territoire kurde uni dans le nord de la Syrie. Cette crainte stratégique explique l’ampleur de l’investissement militaire pour reprendre la ville aux Kurdes. Le nom donné à l’opération, « Rameau d’olivier », évoque une entreprise libératrice et pacificatrice.

L’université attaquée

L’atmosphère liberticide en Turquie s’est considérablement accentuée depuis le référendum de 2017 et la chasse aux professeurs critiquant le pouvoir. L’omnipotence de la muselière présidentielle se manifeste par la répression de toute activité critique des décisions du gouvernement, et par une vaste entreprise de propagande criminalisant les Kurdes. Ainsi, toute forme de pacifisme est vue comme une manifestation de sympathie envers les Kurdes et dûment réprimée par des arrestations.

Le lendemain de la prise d’Afrin par les forces turques, des « activistes islamistes »[2] de l’université offraient sur le campus des desserts à tout le monde afin de célébrer la victoire. Immédiatement des étudiants refusant toute forme de guerre se rassemblent et brandissent des panneaux: « La guerre et l’occupation ne peuvent être célébrées ». Afin de ne pas créer de heurts, le doyen de l’université décide d’intervenir et convainc les premiers de s’en aller. C’est à partir de ce moment que les attaques envers les étudiants refusant la célébration commencent. Les réseaux sociaux et certains médias engagent un lynchage massif. En témoignent les propos tenus par le président Erdoğan :

« Puisqu’il y a des terroristes dans l’Université du Bosphore qui nuisent à l’image de l’institution, nous les trouverons grâce aux analyses vidéo et nous ferons le nécessaire. »

Erdoğan met en place un système politique et social dans lequel chaque opposition au pouvoir est accusée de terrorisme. La guerre devient donc nécessaire à la pérennisation, déjà bien avancée, de son pouvoir. L’AKP (parti du président, Parti de la justice et du développement) utilise la bataille et la prise d’Afrin pour supprimer toute velléité de contestation. Le YOK (Conseil Supérieur de l’Éducation) a été saisi afin qu’ils autorisent l’éviction des étudiants de l’université. Si c’est accordé, la suppression totale des voix anti-bellicistes et anti-AKP serait bien plus aisée pour le pouvoir. À cela s’ajoute la pression sociale puisque des sympathisants de l’AKP viennent fréquemment devant l’université les provoquer en les injuriant de « terroristes » et de «traîtres à la patrie». Ils les accusent de trahir la commémoration des martyrs.

Arrestation des étudiants

Tilbe Akan, étudiante victime de la violence sociale et policière, a rencontré des membres de la rédaction afin d’expliquer le déroulement des évènements. Elle a tenu à être nommée. Elle explique que cela fait plusieurs mois que l’on retrouve des policiers devant et dans les universités, afin de surveiller toutes les activités susceptibles de basculer vers la révolte. Cette surveillance est soutenue par des étudiants pro-AKP qui n’hésitent pas à dénoncer à la police ou sur des sites pro-AKP, les noms des étudiants de gauche qui critiquent le pouvoir ou la guerre. La semaine dernière, ce sont onze étudiants qui ont été placés en détention relate le journal Dokuz8news. Avant ces derniers, dix furent détenus puis relâchés. Dans un communiqué, l’avocat Engin Kara explique que la police est particulièrement violente avec les femmes et leur met une pression psychologique plus forte qu’aux hommes. Tout est mis en œuvre pour effrayer ces jeunes. Tilbe décrit le moment où sept d’entre-eux ont été placés et frappés dans un bus pénitencier qui faisait simplement le tour de l’université. Avec effroi, elle explique que les policiers leur ont bandé les yeux, avant de les toucher, insulter et frapper. Depuis une semaine et demie, la police effectue des raids, à cinq heures du matin, dans les appartements de l’université pour emmener les étudiants avec eux. D’autres étudiants détenus ont été battus et des jeunes femmes ont subi des attouchements sexuels. Pour cette raison, l’étudiante ne dort plus dans son appartement. Le lendemain de ces raids, le doyen de l’université décide de poursuivre en justice la police car elle n’a pas le droit de s’en prendre aux étudiants dans l’enceinte de l’université. Pour répondre aux multiples attaques de la police, les étudiants défilent avec le slogan « The university will not obey ». Des conférences de presse données par diverses organisations de défense s’insurgent contre la répression.  Le doyen de l’université dénonce ces accusations outrageuses :

«On ne peut pas poursuivre en justice quelqu’un pour avoir des opinions, on ne peut qualifier de terroriste sans une décision judiciaire »

Face à cette situation, l’association « Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et défense des droits humains en Turquie » (SUP-DDHT) était place de la Sorbonne à 14h30, le 30 mars 2018, pour donner une conférence de presse. À l’échelle mondiale, une lettre signée par 935 universitaires de diverses universités, dont Harvard, Cambridge et Yale dénonce fermement la situation : « Nous sommes opposés à la récente arrestation et au harcèlement des étudiants de l’université de Bogazici ». Amnesty International s’est également emparée du problème et exige la libération immédiate des étudiants.

Brider l’esprit critique et les mots

Une fois de plus, Erdogan montre sa crainte face à l’activité intellectuelle et critique. L’étau obscurantiste se referme indéniablement sur la société turque sous-couvert de protéger les individus et les mœurs à l’image du témoignage d’une professeure de petite section, citant les chansons qu’elle doit passer en cours “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari[3]. La société turque est prise dans une dynamique de castration sociale de grande ampleur. Quelques mois auparavant, 139 141 livres ont été contrôlés par le Ministère de la Culture. Toutes les publications sur le mouvement Gülen et Fetullah Gülen ont été retirées des bibliothèques. D’autres livres font l’objet d’enquêtes, parmi lesquels Spinoza, Camus et Althusser car ils ont été, d’après eux, liés à une organisation terroriste. L’éditeur Osman Kavala, fondateur d’Iletism a été arrêté à cause des suspicions de lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Impossible de savoir si Erdoğan a lu le roman dystopique 1984 d’Orwell mais les deux systèmes étatiques semblent posséder une trame narrative commune. Les mots réunissent les deux hommes. Orwell avait sa novlangue, Erdoğan semble l’avoir compris et s’attèle à la réduction de la faculté de penser en restreignant son espace vital. Ces menottes mises aux mains des professeurs, étudiants, journalistes, politiques et livres ne servent qu’à empêcher toute révolte, toute manifestation à l’encontre de l’autorité souveraine. Penser, rêver et aimer : voilà le triptyque grammatical dont a horreur le président, des synonymes de l’alternative politique.

Vincent Benedetto.

[1] https://lvsl.fr/purge-universitaire-en-turquie-les-professeurs-dans-le-viseur-judiciaire

[2] Tilbe Akan

[3] « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice » Médiapart, Nicolas Cheviron, mardi 31 octobre 2017

Catalogne : retour sur une journée de violences

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le souvenir de l’unité de façade, imposée par les attentats de Barcelone en août dernier, semble bien lointain. Et le slogan « No tinc por », réactivé sur les réseaux sociaux en cette journée de vote, résonne de manière cinglante. En effet, comme annoncé ces derniers jours par les autorités espagnoles, la police est intervenue ce dimanche matin pour empêcher la tenue du référendum organisé par le gouvernement catalan, face à des milliers de Catalans bien déterminés à voter.

2 315 bureaux de vote devaient être ouverts pour accueillir les 5,3 millions d’électeurs catalans, dont plus de 80% étaient en faveur de la tenue de ce référendum. Au total, « 1 300 ont déjà été mis sous scellés » par la police catalane, annonce le préfet, la veille du vote.

L’interdiction de ce vote a donc été préméditée et organisée consciencieusement par le gouvernement espagnol, usant de tous ses pouvoirs, et de la bénédiction du Tribunal constitutionnel, pour empêcher les Catalans de s’exprimer démocratiquement sur la volonté de créer une République catalane, indépendante de Madrid.

 

Une répression extrême qui suscite l’indignation

Des vidéos et des photos, partagées viralement sur Twitter avec le hashtag #CatalanReferendum, témoignent de la violence des affrontements entre manifestants, pour la plupart pacifiques, et membres de la Garde civile et de la Police nationale. Dès 6h du matin, des policiers s’emparent des urnes dans les bureaux de votes catalans. Vers 17h, le gouvernement catalan annonce déjà près de 460 blessés.

Réaction de Pablo Iglesias : “Est-ce votre “victoire”, Mariano Rajoy ?”

 

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, s’en prend directement au gouvernement de Mariano Rajoy. Il s’est également adressé au PSOE, demandant au Parti socialiste de “cesser son soutien” au gouvernement, et l’invitant à déposer une motion de censure. S’ils ont auparavant critiqué la démarche unilatérale de la Généralité de Catalogne dans l’organisation de la consultation du 1er octobre, les dirigeants de Podemos n’en souhaitent pas moins la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination pacté entre l’Etat espagnol et le gouvernement catalan. Une position à laquelle fait écho un tweet d’Iñigo Errejón, fustigeant le chef du gouvernement.

“Cherchant à humilier les Catalans. Rajoy fait honte à nous autres Espagnols démocrates. #Pas en mon nom.”

Les policiers anti-émeutes ont également, selon des témoins, utilisé des balles en caoutchouc à Barcelone où des milliers de personnes étaient descendues dans la rue tôt le matin pour prendre part au scrutin. Un manifestant aurait été blessé à l’œil par un tir.

A Gérone, face à une foule dense, la Garde civile a pénétré de force dans le bureau où devait se rendre le président de la Catalogne, Carles Puigdemont. Ce dernier a dû aller voter dans un autre bureau de vote proche de Gérone.

“J’ai voté à Cornellá. Votre dignité contraste avec l’indignité des violences policières.”

De même, la maire de Barcelone, Ada Colau, s’est exprimée, dénonçant un “Etat de siège” dans sa ville.

“J’ai voté, indignée par la répression policière, mais aussi pleine d’espoir grâce à la réponse exemplaire des citoyens.”

Dans certaines villes, comme à Gérone, des pompiers catalans ont créé un cordon de sécurité pour protéger les manifestants de la police. Autre événement à noter : les policiers catalans des Mossos d’esquadra, en plus de refuser de suivre les consignes de Madrid, se sont parfois opposés à la police nationale, quand d’autres pleurent dans les bras de manifestants, suscitant l’enthousiasme de ces derniers. Ils ont par ailleurs été accusés de désobéissance par la juridiction espagnole.

 

Le football catalan, levier de l’indépendantisme ?

Le FC Barcelone a annoncé dans un communiqué que le club “condamn[ait] les actions perpétrées aujourd’hui dans diverses localités à travers la Catalogne contre le droit démocratique et la liberté d’expression de ses concitoyens. Face au caractère exceptionnel de ces événements, le Comité de Direction a décidé que l’équipe première de football jouerait son match d’aujourd’hui à huis clos, suite au refus de la Ligue Professionnelle de Football de reporter la rencontre.”

Le 20 septembre, le club de la capitale catalane avait déjà fait savoir que “fidèle à son implication historique dans la défense du pays, de la démocratie, de la liberté d’expression et du droit à décider, [il] condamnait toute action qui puisse empêcher l’exercice de ces droits”.

De même, le joueur du FC Barcelone Gérard Piqué, favorable à l’indépendance catalane, a annoncé sur Twitter être allé voter, quand Xavi Hernandez et Carles Puyol, anciens joueurs très populaires du Barça, faisaient des déclarations de soutien au référendum d’auto-détermination. Ce soir, le Barça a gagné 3-0 contre Las Palmas. Maigre consolation…

 

Le fantôme de la Guerre civile et du franquisme ?

Le vice-secrétaire général du PP, Fernando Martínez-Maillo, a concentré ses attaques sur Carles Puigdemont, estimant que « les seuls responsables de ce qui se passe en Catalogne sont Puigdemont, le gouvernement de la Generalitat et ses partenaires parce qu’ils ont mis en place un référendum illégal».

De nombreux manifestants, certains assez vieux pour avoir connu le franquisme, n’hésitent pas à faire une analogie entre la brutalité de la répression engagée aujourd’hui contre un acte démocratique, et la dictature de Franco au siècle dernier, brimant les libertés et la culture catalanes. Aux cris de « fascistes » ou de « Rajoy, Franco serait fier de toi », les tensions s’accentuent.

Au même moment, des milliers de madrilènes se réunissent dans la rue, pour défendre l’unité nationale espagnole. Parmi eux, de nombreux manifestants entonnent des chants franquistes et font le salut fasciste, sans susciter l’indignation autour d’eux. Comment ne pas y voir la réactivation d’un imaginaire franquiste contre des Catalans en mal de République ?

La société espagnole reste en effet traversée par le souvenir du Generalísimo, parfois invoqué avec une certaine nostalgie, y compris dans les rangs du Parti Populaire, à la baguette de la répression du référendum catalan et, s’il faut le rappeler, fondé par d’anciens franquistes. La Guerre civile ne fut-elle pas d’ailleurs un soulèvement militaire, soutenu par Hitler et Mussolini, contre un gouvernement démocratiquement élu ?

Selon Jean Ortiz, une telle tension a été accentuée par « des partisans d’une Espagne réactionnaire, excluante, repliée sur elle-même, [qui] marquent des points, notamment dans le reste de l’Espagne où le gouvernement fait régner un climat anti-catalan hystérique. L’extrême-droite instrumentalise les courants identitaires : on entend reparler de « l’anti-Espagne », de « l’unité menacée », de « l’Espagne Une », d’ « ennemis de la patrie », de « sédition », de « séparatistes ». »

De même, le gouvernement catalan a-t-il pu mobiliser à plusieurs reprises cet argument historique de la Guerre civile, rendant régulièrement hommage aux martyrs républicains catalans, notamment Lluís Companys fusillé en 1940. Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne), parti de Companys et membre aujourd’hui de la coalition Junts pel si au pouvoir, est le parti historique de l’indépendantisme catalan de gauche, et joue un rôle central dans l’évocation de cette histoire. On pourrait également citer Lluís Llach, chanteur très populaire en Catalogne, auteur de L’estaca, et symbole de la continuité des engagements anti-franquiste puis indépendantiste, étant lui-même député de Junts pel si. Le souvenir de la Guerre d’Espagne et les ambigüités de la Transition démocratique se révèlent ainsi violemment aujourd’hui.

Les réactions de dirigeants politiques se multiplient

Pourtant, face à la violence de ces images dans un pays dit démocratique, l’Union européenne, si habituée à l’indignation – à géométrie variable – observe un silence assourdissant.

L’eurodéputé conservateur Mark Demesmaeker, présent à Barcelone au sein d’une commission d’observation, « demande à la commission européenne de s’exprimer et de dire à Rajoy que ce genre de pratiques n’est pas autorisé dans une union de pays démocratiques attachés aux valeurs de la démocratie ». Mais les déclarations de soutien au gouvernement espagnol de Jean-Claude Juncker, il y a quelques jours, laissent présager une absence de condamnation de la violence mise en œuvre.

De même, à la mi-journée, L’Elysée n’avait toujours pas réagi à la répression en cours de l’autre côté des Pyrénées, le président Macron ayant lui aussi, il y a quelques jours, assuré Mariano Rajoy de sa solidarité.          

En revanche, de nombreux hommes politiques, à gauche essentiellement, n’ont pas tardé à exprimer leur condamnation de la violence anti-démocratique employée en Catalogne. Ian Brossat (PCF) a directement mis en cause l’Union européenne, déclarant : « Magnifique Union européenne, si loquace pour nous pourrir la vie, si mutique sur la Catalogne ». Benoît Hamon, l’un des premiers à s’être exprimé, a estimé qu’« Au cœur de l’Europe, ces images de violences pour empêcher les gens de VOTER en Catalogne sont lourdes de sens et de menaces. »

Même son de cloche du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon déclarant que « L’Etat espagnol perd son sang froid. La nation ne peut être une camisole de force », quand Alexis Corbière juge que « La brutalité policière qui se déroule actuellement en Catalogne est scandaleuse, choquante, insupportable ».

Une chose est sûre, si le gouvernement espagnol cherche à maintenir l’unité de l’Espagne de cette façon, il ne parviendra qu’à radicaliser les indépendantistes, et rallier à leur cause ceux qui jugent inacceptable qu’un pays qui se dit démocratique, appartenant à l’Union européenne, agisse de façon aussi violente et anti-démocratique. Un défi pour les démocrates unionistes.

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Crédits

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

 

Le maccarthysme sévit dans les entreprises et s’abat sur les syndicalistes

©Xavier mathieu. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license..

Il y a comme un air de chasse aux sorcières dans les entreprises de France. Une vague de discrimination et de répression antisyndicale s’abat sur le pays. Trop peu documenté, trop souvent tu dans les médias, ce phénomène, qui n’est pas nouveau, prend de l’ampleur ces derniers temps. De la discrimination à la répression, en passant par l’acharnement judiciaire et la vaste campagne médiatico-politique de diabolisation, jusqu’aux « réformes » atomisant le rôle des syndicats, on assiste au triomphe de l’anti-syndicalisme en France.

Il ne fait vraiment pas bon être aux avant-postes de l’engagement citoyen en France. Les exemples ne manquent pas entre les condamnations révoltantes de Cédric Herrou et de Pierre-Alain Mannoni, le sort réservé aux lanceurs d’alerte comme Stéphanie Gibaud et l’assignation à résidence d’une vingtaine de militants écologistes au nom de l’état d’urgence pendant la COP21.  Ou encore l’ambiance de chasse aux rouges qui s’empare des salles de rédaction d’une presse aux mains d’une poignée de patrons du CAC 40, dénoncée par Aude Lancelin et Laurent Mauduit. Sale temps pour les progressistes de tous les horizons …  Il est aussi un maccarthysme qui est encore trop souvent passé sous silence dans les médias : celui qui frappe les travailleurs, et plus particulièrement les syndicalistes, dans les entreprises. Un phénomène qui, s’il ne date pas d’hier, s’est accentué ces dernières années.

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Philippe Martinez, sécrétaire général de la CGT. ©PASCAL.VAN. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

Une campagne de diabolisation du syndicalisme

Tout est dit pour discréditer les syndicats de travailleurs. Ils ne seraient pas représentatifs, inefficaces voire corrompus. Quid de la représentativité et des malversations du patronat ? Ceci dit, du point de vue des intérêts du capital, on serait tenté de dire que le MEDEF est diablement efficace puisque c’est son agenda qui dicte les « réformes » socio-économiques. Les éditorialistes plus nuancés louent les gentils syndicats « modernes » et « réformistes » comme la CFDT pour mieux déverser toute leur haine de classe sur l’abominable CGT « idéologisée » et « archaïque ». La fachosphère, qui montre là son vrai visage antisocial, est d’ailleurs elle aussi  un des fers de lance de l’anti-syndicalisme le plus virulent. Un nouveau cap semble avoir été franchi lors de la mobilisation contre la Loi El Khomri.

La CGT a été alors la cible d’un déchainement médiatique d’une violence inouïe à grand renfort d’instrumentalisations du contexte post-13 novembre. La CGT ? « Un syndicat ultra-violent qui souhaite mettre la France cul par-dessus terre » (Eric Brunet, BFMTV), qui veut « tout faire péter » (Nathalie Saint-Cricq, France 2), pris dans « une course à la radicalisation » (François-Xavier Piétri, TF1). De Manuel Valls à Bruno Le Maire en passant par Laurent Bergé (CFDT), tous abondent dans ce sens : la CGT se radicalise. Elle prendrait en otage la démocratie, selon le Premier ministre. Quant à Pierre Gattaz, le patron du MEDEF, il n’est pas en reste non plus quand il compare les manifestants à des terroristes. La palme revient sans doute à Franz-Olivier Giesbert qui met carrément les pieds dans le plat : « la France est soumise aujourd’hui à deux menaces qui, pour être différentes, n’en mettent pas moins en péril son intégrité : Daech et la CGT. » Cette antienne est d’ailleurs déjà reprise dans les commentaires sur la mobilisation en cours contre les ordonnances Pénicaud. N’a-t-on pas récemment entendu une « Grande Gueule » de RMC assimiler l’appel à la grève des routiers à du « terrorisme » ?

 

Discrimination salariale, licenciement abusif, procès pour l’exemple

Ces outrances médiatiques contre les syndicats reflètent et alimentent le maccarthysme qui s’installe dans les entreprises et dans les tribunaux du pays. La répression antisyndicale n’est pas un fait nouveau mais tout porte à croire qu’elle s’est intensifiée et amplifiée ces dernières années. On ne compte plus les procès et les condamnations contre les syndicalistes : Conti, Air France, GoodYear … La répression antisyndicale frappe partout et peut-être plus durement encore en Outre-mer avec le procès d’Elie Domota par exemple. Il en va de même pour la discrimination antisyndicale.

On ne dispose pas de chiffres précis tant et si bien que le CESE préconise une amélioration de l’information statistique dans ce domaine. Une enquête diligentée par le Ministère du travail en 2011 montre cependant que le salaire des salariés syndiqués est en moyenne inférieur de 3% à 4% et cette discrimination salariale dépasse les 10% pour les délégués syndicaux. L’Humanité est l’un des rares journaux de presse écrite à relayer régulièrement les cas de discrimination et de répression contre les syndicalistes comme Pierrick, un jeune salarié licencié au moment où la direction de son entreprise a appris sa présence sur une liste CGT aux élections professionnelles. Motif invoqué : « Vous avez été surpris en train de manger des chips dans le laboratoire pendant les heures de travail alors que vous savez qu’il est strictement interdit de se nourrir dans le laboratoire. »

Le collectif Luttes invisibles tente d’établir un décompte avec les moyens du bord et avance le chiffre de 3626 cas de discrimination et de répression à l’encontre de militants, de grévistes et de manifestants (condamnations, poursuites, sanctions, menaces, etc.) en 15 mois au 16 juillet 2017. Combien de salariés n’osent pas se syndiquer par peur de représailles ? Combien sont-ils à ne pas suivre l’appel à la grève des syndicats par crainte d’être mal vus par leur direction ? A taire leurs convictions syndicales face à leurs responsables hiérarchiques et même face à leurs collègues ? L’entreprise est certainement l’un des espaces les moins démocratiques de nos sociétés et l’engagement syndical reste un acte hautement subversif. Face au déni de la violence antisyndicale, la CGT, FO, la FSU, la CFTC, Solidaires, le syndicat des avocats de France, le syndicat de la magistrature et la Fondation Copernic ont créé un Observatoire de la discrimination et de la répression syndicale en 2013.

 

Des « réformes » qui affaiblissent le rôle des syndicats

Manifestation contre la réforme des retraites. ©Clem. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license..

Et comment ne pas voir une même logique antisyndicale à l’œuvre dans le projet de réforme du code du travail par ordonnances ? Le gouvernement se targue de mettre les syndicats au centre du « dialogue social » avec leur nouvelle méthode de concertation. Dans les faits, les ordonnances prévoient notamment que les patrons d’entreprises de moins de cinquante salariés puissent dorénavant se passer des syndicats pour signer des accords. Stigmatiser, réprimer, affaiblir. Tout est bon pour mettre à terre les syndicats et les syndicalistes. Eux qui ont, de tout temps, été le fer de lance des grandes conquêtes sociales de notre pays, des lois ouvrières du XIXème siècle au Front Populaire, de la mise en place de la sécurité sociale au « Mai 68 » ouvrier. Eux qui étaient aux avant-postes de la Résistance pendant l’occupation nazie et le nauséabond régime de Vichy.

Ce n’est pas aux syndicalistes mais bien aux représentants pleurnichards du patronat français que de Gaulle aurait rétorqué : « je n’ai vu aucun de vous, Messieurs, à Londres ! » Aujourd’hui, les syndicalistes sont les premiers de cordée face à l’offensive néolibérale qui s’abat sur le peuple travailleur. Même divisés et convalescents suite au passage en force de la Loi El Khomri, ils battent à nouveau le pavé contre les ordonnances Macron-Pénicaud. Le front antisyndical de toujours, lui aussi, est en ordre de marche et de bataille. Il y a toujours deux côtés de la barricade.

Crédits photo :

©Xavier mathieu. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

©PASCAL.VAN. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

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