Chine : un tournant écologique au service d’une géopolitique de puissance

Politique écologique Chine - Le Vent Se Lève

Sur les enjeux climatiques, la Chine renvoie à deux visions contradictoires dans les médias. Celle du premier pollueur – qu’il faudrait contraindre à réduire ses émissions – et celle du plus important investisseur dans les technologies dites « vertes » -qu’il faudrait prendre de vitesse, afin d’enrayer l’attrait du « modèle chinois » dans l’hémisphère sud. Loin de ces simplifications, la politique climatique et environnementale chinoise répond à des motivations contradictoires. Elle se révèle avant tout d’un grand pragmatisme, au service d’une géopolitique de puissance, destinée à faire de la Chine la tête de gondole d’une transition écologique alternative aux modèles occidentaux. Ses premiers résultats, limités mais réels, sont fragilisés par l’accroissement des tensions internationales et la course aux armements.

Résultats modestes, diplomatie proactive

Après de nombreuses années de discours climatosceptiques, la Chine a fini par prendre la mesure du défi climatique qui se pose à l’humanité, contribuant aux réussites – toutes relatives – des sommets de Copenhague 2009 (COP15) et Paris 2015 (COP21). Le climat et l’environnement se sont imposés comme des thématiques prégnantes dans les discours officiels du Parti depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Elles font désormais partie intégrante de la « réjuvénation de la nation chinoise », au service d’un « destin commun pour l’humanité », selon les mots du chef d’État, destinées à faire de la Chine une « grande nation écologique », garante de la « coexistence harmonieuse entre l’Homme et la nature ».

Xi Jinping en a fait un enjeu communicationnel, en se présentant comme le théoricien d’une « pensée sur la civilisation écologique » à partir de 2018. Xi Jinping a d’ailleurs désigné un de ses proches alliés, Ding Xuexiang – n°6 du Politburo et Vice-Premier ministre – en charge d’un vaste éventail de thèmes parmi lesquels le climat, le développement, l’éducation, la science et la technologie. Au-delà des discours officiels, quels sont les contours de la politique climatique chinoise ?

Le cadre de l’Accord de Paris laissant le soin aux États de définir leur trajectoire de décarbonation, la Chine a communiqué en 2020 les objectifs suivants : atteindre son pic d’émissions de gaz à effet de serre avant 2030 et la neutralité carbone en 2060. Ils ont été jugés à la fois très insuffisants – le pic d’émissions étant trop tardif pour un émetteur aussi important que la Chine – et trop ambitieux – la pente de décarbonation entre 2030 et 2060 apparaissant difficilement tenable. La Chine a déclaré à plusieurs reprises vouloir avancer la date de son pic d’émissions, mais tarde à présenter des engagements chiffrés et une trajectoire claire de sortie du charbon.

Pour autant, si la Chine se montre frileuse dans ses objectifs, elle respecte généralement le peu d’engagements chiffrés qu’elle prend. À titre d’exemple, elle s’était engagée en 2005 à réduire de 45% l’intensité carbone par point de PIB de son économie avant 2020, objectif ayant été atteint en avance, et donc revu à la hausse (-65% d’ici 2030). De même, il semble que son pic d’émissions surviendra bien avant 2030 – certains observateurs estimant qu’il sera atteint en 2025, ce qui reste à confirmer.

Comment expliquer cette réticence à revoir ses objectifs à la hausse de manière officielle, malgré quelques résultats limités mais encourageants ? Une raison, et non des moindres, réside dans un discours très répandu dans les pays en développement, selon lequel les pays à revenu faible ou intermédiaire doivent fournir un effort moindre que celui des plus avancés. L’empreinte carbone individuelle des Chinois étant relativement faible, le gouvernement prétend que ce n’est pas sur eux que doit prioritairement reposer la réduction des émissions. Sans compter la « responsabilité historique » des pays occidentaux, elle aussi convoquée.

Ce discours, accompagnée d’une diplomatie proactive, permet à la Chine de nouer des partenariats avec d’autres pays en développement. En attestent le comme le Fonds coopératif Sud-Sud, le groupe 77+Chine, et divers autres instances de discussion : autant d’opportunités de se présenter en championne du multilatéralisme, agissant pour la cause climatique, et porte-voix des pays en développement.

Évolution de la politique climatique chinoise

Les enjeux climatiques ne peuvent être réduits à leurs implications communicationnels et diplomatiques pour le Parti communiste chinois (PCC). Le thème du climat connaît bel et bien un essor considérable dans les différents plans quinquennaux votés par le PCC au fil des années. Le 11ème (2006-2010) dégageait de premiers horizons timides sur l’intensité énergétique, la conservation et la captation carbone, et quelques objectifs sur le développement des énergies renouvelables. Le 12ème (2011-2015) a vu apparaître une série d’objectifs sur la consommation d’énergie fossile, notamment le charbon, sans avancer de chiffres précis. Ce n’est qu’à partir du 13ème (2016-2020) qu’une limite d’usage du charbon a été actée. Le 14ème plan (2021-2025) a quant à lui introduit pour la première fois le principe d’un budget carbone maximal, sans pour autant préciser à combien il s’élevait et comment se répartissait l’effort entre diminution des émissions et captation carbone par la reforestation.

La prise de conscience de l’importance de la question climatique se manifeste également au sein de l’opinion publique chinoise, notamment la jeunesse. Malgré son caractère autoritaire, le régime chinois se montre attentif à cette évolution. Des manifestations publiques locales sont souvent tolérées en Chine, voire encadrées par des représentants locaux, lorsqu’elles concernent des questions environnementales. Il s’agit d’un baromètre du mécontentement de la population, et parfois même d’un moyen de pression utilisé par les pouvoirs locaux sur le pouvoir central. De plus, le problème de la pollution atmosphérique, en particulier dans les grandes mégalopoles, est devenu tel que les autorités en ont fait une priorité de santé publique. L’ex-premier ministre Li Keqiang avait notamment déclaré la guerre à la pollution en 2014 et identifié celle-ci comme un enjeu sanitaire majeur, appelant à passer du charbon au gaz pour le chauffage et à remplacer des usines vétustes par des technologies plus propres. Un appel dont la mise en application demeure complexe.

Le mix énergétique chinois est amené à évoluer considérablement lors des prochaines décennies. La Chine réalise des investissements colossaux dans les énergies renouvelables (éolien, solaire, hydro). Certaines régions désertiques et plateaux (Qinghai, Mongolie intérieure, Heilongjiang etc.) ont un potentiel éolien et solaire considérable, et la Chine utilise des mécanismes économiques (subventions) et réglementaires (quotas d’usage) pour inciter les provinces concernées à accélérer le déploiement d’éoliennes et de panneaux solaires. A ce jour, 80% des panneaux solaires produits dans le monde sont chinois, et l’effet d’échelle fait considérablement baisser le coût unitaire. Ce déploiement à grande vitesse devrait voir la Chine atteindre ses objectifs 2030 (1200 GW d’énergies solaire et éolienne déployée) avec plusieurs années d’avance. La Chine étant l’un des principaux producteurs de métaux rares, cruciaux pour le renouvelable, il faut comprendre l’emphase mises sur ces derrières comme partie intégrante d’une géopolitique de puissance. Son discours écologique entre en harmonie avec l’empire mondial sur ces minerais que la Chine a patiemment bâti.

L’effort chinois porte également sur le développement de l’hydroélectricité, grâce à la construction de barrages sur les nombreux fleuves traversant le pays, le plus grand et le plus célèbre d’entre eux étant le barrage des Trois Gorges. Les provinces du Sichuan et du Yunnan sont particulièrement propices à la construction de nouveaux barrages, ainsi que le Tibet, dont le caractère hautement stratégique a valu son surnom de « château d’eau de l’Asie ». La Chine produit 30% de l’hydroélectricité mondiale, et construit de nouveaux barrages dans des proportions inégalées. En 2021, 80% des nouvelles installations se trouvaient en territoire chinois. Produisant aujourd’hui 45 GW d’hydroélectricité par an, la Chine se fixe pour objectif d’atteindre 120GW en 2030.

Enfin, la Chine mise sur une forte augmentation de la production nucléaire pour accompagner le déploiement des énergies renouvelables. La capacité de production nucléaire chinoise est aujourd’hui la deuxième plus importante au monde, et devrait dépasser la production américaine d’ici 2030. À ce jour, la production nucléaire installée en Chine s’élève à 57GW, et 20 GW supplémentaires sont en cours d’installation, ce qui est en-deçà des objectifs qu’elle s’était fixés pour 2020. Malgré ce léger retard, Pékin affiche des objectifs extrêmement ambitieux pour 2030, et souhaite que le nucléaire représente 13% de son mix énergétique total en 2060 (68% pour les énergies renouvelables), soit une multiplication par sept de la production actuelle. Pour cela, la Chine investit de manière colossale dans ce secteur, misant sur diverses technologies et la recherche (quatrième génération, thorium, fusion…). Malgré des craintes partagées dans d’autres régions du monde (temps de déploiement, risques sismiques…), le nucléaire semble bel et bien un volet majeur de la future neutralité carbone de la Chine.

Mix énergétique au service d’une bifurcation économique

L’évolution du mix énergétique chinois aura pour objectif de décarboner et électrifier de nombreux secteurs de l’économie chinoise. L’industrie chinoise est la cible d’efforts tout particuliers, en réponse notamment au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, premier marché d’exportations chinoises, qui – malgré toutes ses évidentes limites – devrait progressivement entrer en vigueur d’ici 2026. Il s’agit pour la Chine d’un enjeu économique et écologique considérable, 20% des émissions du pays étant exportées vers d’autres marchés de consommation, faisant de la Chine le plus fort « exportateur de carbone ». L’industrie chinoise amorce donc une bifurcation vers des technologies moins polluantes, et vers le « double usage » de certaines usines ayant pour objectif de réduire les émissions d’industries les plus polluantes (acier, ciment…).

Le secteur des transports est également identifié par Pékin comme prioritaire pour parvenir à la décarbonation de son économie. Le réseau ferré chinois est un véritable modèle de planification, passant d’un état embryonnaire à l’un des plus importants réseaux en tout juste une décennie. Comme détaillé dans l’ouvrage Localized Bargaining de Xiao Ma, un jeu politique complexe se développe entre pouvoir central et gouvernements provinciaux, dans lequel les provinces sont mises en concurrence sur des critères de développement et de réduction de la pauvreté – en échange de quoi les représentants locaux font pression sur Pékin pour obtenir le passage d’un train à grande vitesse dans leur localité, allant parfois jusqu’à organiser des manifestations publiques pour accroître la pression sur les autorités centrales. Ce jeu politique, couplé à un effort budgétaire massif, contribue au succès considérable du système ferroviaire chinois. Trois milles kilomètres de voies ferrées supplémentaires sont en cours de construction dans le cadre du 14ème plan quinquennal.

Le véhicule électrique est également un secteur hautement stratégique pour la décarbonation de l’économie chinoise. Vivement critiquées en Occident, les subventions à la production ont vu le prix des véhicules chinois baisser drastiquement et leur déploiement sur le marché chinois s’accélérer de manière exponentielle. En 2022, 60% des véhicules électriques vendus étaient chinois, et malgré les efforts des rivaux, cette part est attendue aux alentours de 40% en 2030. La réaction américaine ne s’est pas fait attendre, Biden décidant d’imposer une taxe de 100% sur les véhicules électriques chinois, mesure qui pourrait être imitée par l’Union européenne. Il y a là un enjeu économique majeur pour ces deux blocs, face à une Chine qui détient une maîtrise de la chaîne de valeur quasi monopolistique allant des matières premières aux véhicules finis en passant par la production de différents types de batteries.

La Chine a ainsi beau jeu de dénoncer l’hypocrisie de l’Occident, qui lui reproche son inaction climatique mais entrave ses efforts pour tirer vers le bas le prix des technologies clés de la décarbonation (panneaux solaires, éoliennes, véhicules électriques). Il ne tient pourtant qu’à l’Europe d’utiliser les mêmes mécanismes budgétaires et réglementaires pour connaître une telle réussite…

Difficultés et adaptation

Les réactions occidentales rappellent combien – au-delà des plans quinquennaux et des rituels parfaitement huilés du Parti – la Chine est également vulnérable aux imprévus économiques, géopolitiques et climatiques. La rivalité systémique entre la Chine et les Etats-Unis pourrait mener à des arbitrages complexes entre efforts de décarbonation et enjeux économiques, voire militaires, plus classiques. Malgré une volonté affichée par Pékin et Washington de coopérer sur la question climatique, la relation bilatérale reste fortement dégradée.

La pandémie de COVID-19 a également démontré la difficulté pour le gouvernement chinois de respecter ses objectifs climatiques en cas de crise économique et sanitaire majeure. Lors du rebond économique de 2021, la demande en énergie fut telle que les quotas charbon imposés aux provinces ont mené à des blackouts importants, obligeant les autorités à assouplir leurs objectifs.

La Chine est aussi un pays vulnérable aux catastrophes climatiques à venir (chaleurs extrêmes, sécheresses, inondations, cyclones, montées des eaux etc.), qui pèsent d’un poids toujours plus important sur l’économie. Les aléas climatiques peuvent également compromettre une production électrique décarbonée, comme lors d’une sécheresse faisant baisser le rendement hydroélectrique. L’adaptation au changement climatique représente un enjeu considérable pour la Chine, laissant même craindre qu’elle y consacre une part plus importante de son effort qu’à l’atténuation.

Le volet « adaptation » fait l’objet de projets proprement pharaoniques, parmi lesquels la construction de digues pour protéger les côtes chinoises, en particulier Shanghai et ses alentours, ville particulièrement vulnérable à la montée des eaux. Un projet de construction de plus de 10.000km de canaux est également en cours de déploiement, afin de répartir l’eau douce dans différentes régions selon les précipitations et les besoins affichés, en s’appuyant sur l’intelligence artificielle. Certaines mégalopoles comme Ningbo font aussi l’objet d’expérimentation pour en faire des « villes éponges » afin de les rendre résilientes aux inondations. Cette volonté démesurée de maîtrise de l’environnement par la technologie a un ancrage profond dans l’histoire chinoise en général, et celle du PCC en particulier, bien antérieure à la question climatique. Certains projets remontent en effet à l’ère Deng Xiaoping, voire Mao Zedong, comme la Grande muraille verte, grand projet de reforestation au Nord de Pékin ayant pour objectif de protéger la capitale des tempêtes de sable. Xi Jinping s’y est d’ailleurs rendu pour prononcer l’un de ses discours sur l’avenir de la « grande nation écologique » chinoise.

L’objectif affiché par les autorités est de faire de la Chine une nation entièrement résiliente au dérèglement climatique à l’horizon 2035. À travers le caractère irréaliste voire utopique de cet objectif, le Parti trahit un prisme de lecture technocratique et techno-solutionniste, appréhendant le défi climatique avec une vision d’ingénierie pure – fortement contestée par de nombreux chercheurs, y compris chinois. Cette approche « problème-solution » de la question climatique évolue difficilement vers une vision plus holistique des questions environnementales, les critiques étant souvent muselées par les autorités. Par exemple, de nombreux barrages ont fait l’objet de critiques pour leur absence d’étude d’impact sérieuse (eau douce, biodiversité), mais leurs constructions ont été menées à leurs termes malgré tout. De même, l’extractivisme à marche forcée lié aux différentes technologies de décarbonation (batteries, solaire, éolien, nucléaire) entraîne des conséquences environnementales et sanitaires considérables, y compris en territoire chinois, poussant les autorités à investir dans la recherche pour réduire l’empreinte matière de certaines technologies. La Chine investit constamment dans la recherche pour contourner ces problèmes, ce qui maintient vivant un débat sur les politiques climatiques – mais génère le risque d’un effet-rebond qui alimente une fuite en avant technologique. Il s’agit là d’une limite à l’autoritarisme technocratique et planificateur du Parti, plus ouvert aux critiques académiques qu’il n’y paraît sur la question climatique, mais souvent incapable de remise en question lorsque son capital politique est en jeu.

Si la Chine continue de brûler du charbon dans des proportions inégalées, le climat est bel et bien devenu un thème central pour le PCC et Xi Jinping lui-même, tandis que les efforts de décarbonation sont réels, tant sur le volet « atténuation » que le versant « adaptation ». La dimension politique de ce revirement n’est pas à négliger. À travers ses objectifs pharaoniques, Pékin cherche à promouvoir la supériorité de son modèle sur la question environnementale : planificateur, centralisé, autoritaire et prônant la domination de l’Homme sur la nature – une vision bien distincte de celle portée par les mouvements écologistes occidentaux, ou les tenants de la transition par le marché.

Le malaise de la gauche face à la République populaire de Chine

Chine communiste - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

À gauche, la République populaire de Chine (RPC) déroute toujours autant. Dans les pays émergents elle est parfois érigée en modèle, ou perçue comme une alliée, en raison de son rôle central dans la dynamique de désoccidentalisation qui s’amorce. En Europe, elle est souvent considérée avec une défiance qui rejoint parfois celle des dirigeants américains. Pour échapper à ces deux impasses, il faut appréhender la géopolitique chinoise à l’aune de transformations économiques en cours depuis la mort de Mao Zedong. Par Martine Bulard [1].

Aux yeux d’une fraction – très minoritaire – du camp progressiste, la RPC apparaît, sinon comme un phare, du moins un pôle de contestation de l’hégémonie américaine. Pour la grande majorité, c’est une toute autre vision qui prédomine, alimentée par des clichés médiatiques : nouvel empire du mal, « péril jaune », omniprésence de la main de Pékin, etc. Mais que veut exactement la Chine ? Comprendre les ressorts de sa politique étrangère implique de considérer ses ambitions à la lueur de son histoire.

L’irrésistible ascension de la Chine

Du XVIè siècle au début du XIXè, on comptait la Chine et l’Inde au nombre des puissances dominantes. Les expéditions militaires occidentales devaient changer la donne, au prix d’un dépeçage de ces pays – lequel a pris la forme d’une occupation en Inde, et d’enclaves territoriales étrangères en Chine. Si des causes internes ont également conduit au déclin subséquent de celle-ci, ce sont les facteurs exogènes que la population chinoise garde aujourd’hui à l’esprit. Ainsi, l’idée qu’aujourd’hui leur pays ne fait que reprendre sa place dans le monde demeure prégnante. Tout comme celle d’associer intimement prospérité économique et intégrité territoriale. Ces éléments permettent de comprendre pourquoi le gouvernement de la RPC est aujourd’hui soutenu par la majorité des Chinois, malgré la répression et les difficultés quotidiennes.

Peut-on s’appuyer sur la Chine, sinon pour construire un bloc alternatif aux États-Unis, du moins s’en servir comme point d’appui face à la puissance américaine ? Pour répondre, il faut revenir sur la manière dont la Chine s’est insérée dans l’ordre international actuel. Et rappeler quelques faits élémentaires : à la mort de Mao Zedong, la Chine ne possède pratiquement pas d’industrie, de capitaux et de technologie. Tout juste une main d’oeuvre qui sait lire et écrire, avec un taux d’alphabétisation qui avoisine les 60 à 75 %. Il s’agit d’un acquis remarquable si l’on garde à l’esprit qu’en Inde, à l’époque, seuls 40 à 42 % de la population maîtrise la lecture et l’écriture.

On dit parfois que Pékin menace de vendre ses dollars, mais il ne peut le faire du jour au lendemain : la valeur du billet vert diminuerait alors considérablement et paupériserait… ses détenteurs

Au sortir de la période maoïste, la Chine cherche un mode de développement, et lorgne du côté de Singapour ou du Japon – deux modèles capitalistes avec un degré variable d’autoritarisme. Elle se tourne vers l’Occident pour obtenir des investissements, mais avec une condition essentielle : elle exige des capitaux productifs, et non de simples capitaux financiers. Les Chinois deviennent ainsi rapidement en mesure d’exiger des transferts de technologie, comme ce fut par exemple le cas pour les investissements nucléaires français.

Heureuse coïncidence : cette ouverture de la Chine rencontre la vague de dérèglementation et de délocalisations qui frappe alors le « premier monde ». Pour le patronat occidental, il s’agit d’accroître ses profits par l’exploitation d’une main-d’oeuvre à bas coût et de pressurer les salaires européens et américains, contre une importation de biens chinois à prix modiques. Au fil du temps, la Chine se développe. Elle devient l’« atelier du monde », inondant la planète de produits finis. Mais elle n’en reste pas là et fabrique des biens de plus en plus sophistiqués, à « haute valeur ajoutée », comme les nomment les économistes. Au point de mettre en danger les multinationales occidentales, qui lui avaient fait la courte-échelle.

Avec cette stratégie, les dirigeants chinois ont gagné leur pari de développer leur pays, fût-ce à marche forcée, au prix d’une exploitation de la main d’oeuvre et d’un sabotage de l’environnement. Toutefois 800 millions de personnes sont sorties de la grande pauvreté, et plus personne n’y meurt aujourd’hui de faim.

Nouvelle lueur à l’Est ou « péril jaune » ?

La Chine a choisi le capitalisme – un capitalisme d’État, certes, mais un capitalisme tout de même, avec ses inégalités et ses crises cycliques. Elle n’a accouché d’aucun « modèle » alternatif. Et si elle peut faire figure d’exemple pour de nombreux pays en voie de développement pour la vitesse à laquelle elle s’est industrialisée, elle demeure fortement dépendante du reste du monde. Les États-Unis et l’Europe ne peuvent vivre sans marchandises chinoises, de même que les Chinois ont besoin des technologies occidentales.

Le degré d’interdépendance financière sino-américaine est tout aussi parlant. La Chine demeure le deuxième acheteur de la dette américaine, derrière le Japon. En janvier 2024, on comptait dans les caisses chinoises près de 800 milliards de dollars. On dit parfois que Pékin menace de les vendre mais il ne peut le faire du jour au lendemain : la valeur du billet vert baisserait alors considérablement et paupériserait… ses détenteurs. Ainsi, les Chinois financent les Américains, lesquels achètent des produits chinois, qui permettent en retour aux Chinois d’acheter de la dette américaine. Cette chaîne perverse, la RPC n’a pas réussi à la rompre, même si l’affrontement sino-américain actuel risque d’accélérer le découplage.

La Chine s’est ainsi insérée dans le système international sans barguigner, et ne souhaite nullement le remettre en cause : elle veut y avoir toute sa place, ce qui n’est pas la même chose. Retournement de situation : ce sont les États-Unis qui ne veulent plus de cet ordre international. Les Américains multiplient les mesures protectionnistes, ainsi que les subventions pour encourager les capitaux délocalisés à revenir sur leur territoire. De manière tout à fait extraordinaire, alors que pendant des années les États-Unis ont dénoncé le montant des subventions chinoises – supposément en contradiction avec les règles de la libre concurrence -, aujourd’hui ce sont eux qui, avec l’Inflation Reduction Act (IRA) financent la relocalisation de leur économie !Ils veulent y consacrer 369 milliards de dollars !

La Chine ne souhaite pas être le chef de file d’un camp. Elle n’est à la tête d’aucune alliance militaire. Elle demeure traumatisée par l’expérience soviétique, estimant que l’URSS a payé le prix de son positionnement « campiste »

Sur le plan des mesures protectionnistes, on a vu les Big Tech américaines s’allier à Donald Trump pour interdire ou taxer les produits de haute technologique venus de Chine. En plus, Washington brandit la dimension extraterritoriale du droit américain qui est une arme létale : il suffit, par exemple, qu’un produit français ait utilisé un seul composant chinois, dans une série de secteurs de haute technologie, pour que l’entreprise coupable tombe sous le coup des sanctions. Ou à l’inverse que cette société utilise un élément américain ou même un morceau de logiciel pour qu’elle ne puisse plus exporter son produit en Chine sous peine d’amende. Et l’on sait à quel point elles peuvent être sévères : BNP-Paribas a été condamnée à payer 9 milliards d’euros au Trésor américain en 2013 pour avoir commercé en dollars avec des pays sous embargo américain (et non de l’ONU), sans protestation notable des élites françaises…

Les États-Unis veulent garder leur avance technologique et bloquer les produits novateurs sur lesquels la Chine possède un avantage comparatif. Ils ont donc organisé un blocus total des semi-conducteurs de la dernière génération auquel participent Taïwan, le Japon et les Pays-Bas. Du jour au lendemain, les entreprises chinoises doivent se rabattre sur des semi-conducteurs moins performants. Dès 2019, le numéro un chinois des smartphones et de la 5G, Huawei, a vu son marché occidental s’effondrer, faute de puces performantes. Il s’est depuis requinqué au moins en Chine et dans le reste du monde, mais le coup fut rude. Si d’une façon plus générale, l’industrie chinoise est touchée par cet embargo, l’État a lancé un vaste plan de recherche-développement dans le domaine des semi-conducteurs et dans celui de l’intelligence artificielle, pour tenter de combler son retard et acquérir son indépendance. Gagnera-t-il son pari ? Trop tôt pour le dire

Porte-avions à Formose et explosion des budgets militaires

Autre noeud des affrontements américano-chinois : Taïwan. Les États-Unis, sur cette question, agitent le chiffon rouge – ce qui ne veut pas dire que, dans ses rapports avec l’île, Pékin est blanc comme neige. Dans le Détroit de Formose, assez étroit, les médias parlent souvent des incursions d’avions et de navires chinois ­— réelles — mais rarement des avions militaires et porte-avions américains, et même un porte-avion français, qui y circulent régulièrement. Imagine-t-on la réaction américaine si un porte-avion chinois bordait les côtes américaines, entre la Floride et Cuba ? Ou si les Chinois installaient un système de surveillance à proximité à cet endroit, comme les Américains l’ont fait à Formose ? Ils ont même établi un contingent de forces spéciales sur la petite île taïwanaise de Kinmen (ou Quemoy) qui se situe à 4,5 kilomètres de la Chine continentale.

On ne peut que regretter l’alignement européen sur ces manoeuvres américaines. Reconnaissons au président Emmanuel Macron la justesse de sa position diplomatique lorsqu’il a rappelé la doctrine officielle de la France (qui est aussi celle de l’ONU) : il n’existe qu’une seule Chine – il est même allé plus loin, rappelant que Taiwan n’était pas une affaire française ni américaine.

Des provocations américaines de cette nature constituent un jeu dangereux, dans une région qui compte trois puissances nucléaires : Inde, Pakistan, Chine – et presque une quatrième, la Corée du Nord. Cet accroissement des tensions conduit à une escalade sans fin des budgets militaires. Rappelons que le Japon – à la Constitution « pacifiste » depuis 1945 – est en passe de multiplier son budget de défense par deux, essentiellement pour alimenter l’industrie américaine de défense. Il est de bon ton de s’extasier devant la croissance outre-Atlantique… en oubliant de rappeler le rôle qu’y tient l’armement, lui-même alimenté par les commandes des alliés des États-Unis.

Cette dynamique d’accroissement des tensions conduit à un rapprochement entre Russie et Chine. Ces deux pays ne sont pourtant pas des alliés naturels : gardons simplement à l’esprit les conflits sino-soviétiques qui ont failli dégénérer en guerre en 1969. C’est l’agressivité américaine actuelle qui les conduit au rapprochement.

La Chine et les BRICS, au-delà des fantasmes

La Chine souhaite-t-elle construire un bloc anti-occidental ? Les BRICS sont l’objet de tous les fantasmes. La dernière réunion de ce groupe a généré des commentaires médiatiques particulièrement fournis – et hostiles. On peut le comprendre : que ce groupe informel parvienne à se structurer, et à intégrer cinq nouveaux membres – Arabie Saoudite, Iran, Émirats arabes unis, Éthiopie et Égypte – mérite que l’on s’y arrête [NDLR : l’Argentine devait rallier les BRICS, mais cet agenda est devenu lettre morte depuis l’élection de Javier Milei].

Ce nouveau bloc possède de 45 à 55% des réserves pétrolières du monde, et près de la moitié des réserves de métaux rares. Ces matières premières s’échangent en dollars mais les BRICS souhaitent dé-dollariser le monde ou en tout cas commencer à s’en émanciper.

Il faut dire que la politique de sanctions tous azimuts des États-Unis conduit plutôt à fragiliser l’empire du billet vert. Que les États-Unis aient gelé les fonds souverains de Russie et expulsé ce pays du système SWIFT – une première mondiale – ont fait paniquer de nombreuses grandes fortunes. Personne ne se sent à l’abri – et certainement pas les pays qui carburent aux pétro-dollars, comme l’Arabie Saoudite. On comprend donc l’intérêt, pour les BRICS, de la Nouvelle banque de développement impulsés par Pékin, qui permet de commercer en monnaies nationales. Pour la Russie, la possibilité d’échanger sans dollar est fondamentale.

Certes, on est encore loin d’une dédollarisation, telle que la réclamait le Brésil lors du sommet des BRICS d’août 2023. Mais ces dynamiques ne devraient pas être balayées d’un revers de la main. Rappelons simplement que les BRICS, s’ils se coalisent, ont un droit de veto au FMI. Pour l’heure, cette condition n’a bien sûr rien d’évident : elle nécessiterait qu’Inde, Chine et Arabie Saoudite s’entendent pour défier les États-Unis… Les BRICS ont-ils le pouvoir d’édifier un nouvel ordre ? Non. Les BRICS ont-ils un vrai pouvoir de bousculer certaines règles ? Oui. Ce qui les unit, c’est simplement la volonté de se faire une place au soleil dans un système international conçu au temps où ils n’étaient que des nains économiques et politiques.

La Chine ne souhaite pas être le chef de file d’un camp. Elle n’est à la tête d’aucune alliance militaire – et c’est assez rare pour être souligné. Elle ne possède qu’une seule base à l’étranger, à Djibouti. Elle demeure traumatisée par l’expérience soviétique, estimant que l’URSS a payé le prix de son positionnement « campiste » et de sa militarisation. Elle cite souvent l’Organisation de Shanghai, qui réunit la Russie, la Chine, les pays d’Asie centrale, l’Inde et le Pakistan, etc, comme le modèle de sa conception du monde. Ces pays qui ne sont pas des alliés et sont parfois en conflits plus ou moins larvés, se parlent pourtant régulièrement dans ce forum et peuvent même faire avancer des dossiers communs. De plus, Pékin s’inscrit dans un temps long. C’est ainsi qu’il faut entendre la vision « multi-civilisationnelle » évoquée par Xi Jinping – ce qui ne manque pas de sel, lorsqu’on considère ce qu’il fait de la diversité culturelle au sein de son propre pays…

La Chine ne cherche pas à remplacer les États-Unis, comme puissance dominante. Elle veut offrir un modèle alternatif suivant de nouvelles normes de relations internationales, et retrouver la place qui était la sienne avant l’ère coloniale – si possible au centre du monde…

Note :

[1] Martine Bulard est journaliste, spécialiste de la région asiatique. Cet article est issu de son intervention à la conférence « Occident : fin de l’hégémonie » co-organisée par LVSL et l’Institut la Boétie. Martine Bulard y est intervenue aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, Christophe Ventura et Didier Billion – ces deux derniers étant auteurs du livre Désoccidentalisation paru chez Agone (2023).

L’actualité des marxismes chinois

© Ribeiro Simões

À la manière d’une mise en abyme, le numéro 73 d’Actuel Marx porte sur les « marxismes chinois ». Il s’agit d’étudier une question trop souvent balayée d’un revers de main : l’importance véritable de la pensée marxiste en Chine depuis le début du XXe du siècle à nos jours, tant pour les autorités, les milieux universitaires que les courants d’opposition. Ainsi, la revue offre des clés précieuses pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la seconde puissance économique mondiale.

Il est courant d’évoquer la République populaire de Chine (RPC) sur le mode de la démonologie. Si la nature répressive du régime est indéniable – que l’on pense à la gestion autoritaire du Covid-19, à l’internement de millions d’Ouïghours dans le Xinjiang ou aux multiples répressions de conflits ouvriers –, une telle perspective n’aide aucunement à le comprendre. Pas davantage qu’il ne permet d’éclaircir son paradoxe central : si la pensée marxiste se veut émancipatrice, comment interpréter son omniprésence dans une Chine bien peu socialiste ?

Le parti dirige tout

Conformément au rôle que lui conféraient déjà Marx et Engels dans leur Manifeste, le Parti communiste est dans le marxisme officiel chinois l’organisation qui doit conduire le pays vers le communisme. Nathan Sperber1 analyse les ressorts concrets de cette fonction dirigeante à l’aune du précédent soviétique. Tout comme en Union soviétique, ce que les marxistes appellent l’appareil d’État n’est pas supprimé mais doit servir d’instrument d’exécution au service du Parti communiste qui, lui, décide.

Dès lors, le Parti communiste et l’État restent deux entités bien distinctes, mais structurées de manière homologique de sorte à assurer la domination du premier sur le second. À chaque échelon étatique correspond un échelon partidaire, ce qui permet un contrôle à tous les niveaux. Une autre similitude tient dans la concentration du pouvoir par les instances dirigeantes. En dépit de l’affirmation du principe de centralisme démocratique2 par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et le Parti communiste chinois (PCC), les échelons supérieurs exercent un contrôle sur la nomination des membres des organisations inférieures.

Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Le chercheur Nathan Sperber note néanmoins plusieurs différences significatives qui permettent de prendre la mesure du caractère inédit de la domination partidaire en Chine. Il est singulier que l’Armée populaire de libération (chinoise), contrairement à l’Armée rouge (soviétique), soit entre les mains du Parti et non de l’État. Ensuite, les dangzu ne connaissent pas d’équivalent en Union soviétique. Aussi appelés groupes du parti, on les trouve partout (ministères, administrations territoriales, entreprises publiques, grandes institutions éducatives, sanitaires, sportives, etc.) et leur autorité y est souveraine.

Enfin, le système servant à nommer aux postes de responsabilités au sein du PCC (la nomenclature) est centralisé horizontalement autour de zuzhibu ou « départements de l’organisation » présents à chaque échelon du parti – ce qui est censé restreindre le développement d’une « bureaucratie » comme en URSS, et participerait à assurer la domination concrète du Parti sur l’appareil d’État.

Le tournant opéré sous Xi Jinping à partir de 2012 ne fait qu’accroître cette domination du parti. Alors que toute réduction du périmètre d’intervention du PCC est rejetée depuis le mouvement de Tiananmen et l’effondrement de l’URSS, Xi Jinping estime néanmoins que la direction de l’État par le parti pourrait être plus systématique et rigoureuse. Il s’ensuit alors une « suractivité réglementaire, des réagencements bureaucratiques majeurs et une hausse des moyens à la disposition du Comité central et de ses instances ». En parallèle, émerge du discours officiel une conception absolutiste du Parti. Ainsi Xi Jinping affirme-t-il, dans son rapport au 19e Congrès du PCC, que « le parti dirige tout ». Mais dans quelle direction ?

Le modèle chinois, une alternative au néolibéralisme ?

Si d’aucuns peuvent légitimement douter de la nature communiste du régime chinois, Jean-Numa Ducange et Nathan Sperber3 rappellent que la question du mode de production chinois fait l’objet de vives discussions dans la communauté scientifique, dont ils présentent les grandes contributions. Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Selon Wu Xiaoming et Qi Tao4, « le socialisme aux caractéristiques chinoises » offre au monde l’exemple d’un « projet de civilisation post-néolibérale ». Depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché et aux capitaux étrangers sous Deng Xiaoping, les problèmes structurels de bulles économiques, de dégradation écologique, et de l’inégale répartition des richesses perdurent en Chine. Pour autant, l’horizon de la « prospérité commune » fixé par Xi Jinping, ainsi que la politique de lutte contre l’extrême pauvreté5 permettent aux auteurs d’affirmer que la Chine est entrée dans une nouvelle ère de son développement. Après être restée pendant des décennies au « stade primaire du socialisme », la Chine aurait atteint un nouveau stade de développement dont la portée dépasse la politique intérieure. Wu Xiaoming et Qi Tao vont jusqu’à voir dans cette nouvelle orientation une source d’espoir pour le socialisme mondial.

Nous regrettons toutefois que les auteurs ne se soient pas davantage attardés sur les parts d’ombres de ce « défi à l’ordre néolibéral occidental », et qu’ils se soient contentés de les évoquer par la formule de « contradictions inhérentes à la crise ». Une analyse de l’état de la lutte des classes en Chine, et de l’attitude active des autorités chinoises dans la répression des contestations ouvrières, aurait été de quelque utilité. D’autant plus que Wu Xiaoming et Qi Tao reconnaissent eux-mêmes que ce sont précisément ces « contradictions » qui empêchent une grande partie des chercheurs occidentaux – et donc plus largement de la population occidentale – de ne voir en la Chine autre chose qu’une menace.

Vers la domination ou l’harmonie universelle ?

Dans l’esprit d’un certain nombre de commentateurs occidentaux, la Chine, de l’Empire du milieu, est devenue l’Empire du mal. C’est pour lutter contre l’idée reçue d’une Chine expansionniste et dangereuse pour l’ordre international que Viren Murthy6 revient sur la notion de tianxia chez Zhao Tingyang. À l’origine, le tianxia est un concept confucéen qui signifie littéralement « tout ce qui est sous le ciel ». Zhao Tingyang l’analyse d’un point de vue cosmologique, en ce que le Tianxia mènerait à « l’idée de l’un comme unité harmonieuse de la multiplicité », et est ainsi vecteur d’universalisme.

On regrettera l’absence d’analyse des pratiques auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette ou de rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi elle se distingue des États-Unis.

Zhao Tingyang formule à partir de là un projet normatif de communauté universelle libérée de l’impérialisme et gouverné pour le bien commun. Il n’est pas inintéressant de relever que pour certains penseurs chinois cités par l’auteur, les institutions internationales comme les Nations-Unies constituent un tremplin dans la réalisation de l’ordre global auquel appelle le tianxia.

Cette notion est également brandie par Xi Jinping, qui bute néanmoins sur deux obstacles selon Viren Murthy. Sur le plan intérieur, les exemples du Tibet et du Xinjiang démontrent « incontestablement l’échec du “multiple” en même temps que de l'”Un” ». À propos de l’ordre international, si Xi Jinping, conformément à l’idéal du tianxia, parle fréquemment de « communauté de destin pour l’humanité », il résout néanmoins la tension entre l’un et le multiple en faisant primer le premier sur le second lorsqu’il considère que la question de la démocratie est une affaire interne à chaque État.

On voit ainsi que le concept de tianxia, profondément ancré dans la culture chinoise, assure à celle-ci un idéal régulateur opposé à l’ordre mondial impérialiste et guerrier actuel. En bon dialecticien, Viren Murthy souligne, avec la marxiste Lin Chun, que « jusqu’à présent ce discours s’est gardé de prendre en compte […] la question du capitalisme », tout en reconnaissant que le souci qu’a Zhao Tingyang de « remodeler l’ordre mondial dans le sens de l’épanouissement humain et de l’égalité entre les nations » porte une charge révolutionnaire compatible avec la perspective marxiste d’abolition du capitalisme.

On regrettera ici l’absence de mise en perspective de cette notion philosophique avec les pratiques réelles auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette – du Sri Lanka à divers pays d’Asie centrale – au rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi la Chine se distingue des États-Unis en matière de contrats financiers.

La question de l’échange inégal

Plus fréquent encore que la critique de son interventionnisme extérieur, on reproche souvent à la Chine sa politique commerciale agressive. Celle-ci profiterait de la sous-évaluation de sa monnaie – et des faibles salaires – pour doper ses exportations. De même, les subventions aux entreprises nationales et le poids des contraintes réglementaires constitueraient des freins à l’importation de marchandises, ce qui renforcerait l’endogénéité de la production du pays. En outre, la Chine est accusée de pratiquer le vol de propriété intellectuelle. C’est en portant ces accusations que les États-Unis (dirigés par Donald Trump mais avec le soutien du Parti démocrate) ont enclenché en 2018 une « guerre commerciale » contre l’Empire du milieu.

Si le creusement du solde de la balance commerciale entre les États-Unis et la RPC constitue une preuve indéniable de « l’avantage » commercial chinois, le véritable bénéficiaire n’est pas nécessairement celui auquel on pense. C’est la thèse que défendent les économistes Rémy Herrera, Zhiming Long, Zhixuan Feng et Bangxi Li7 en s’appuyant sur le concept d’« échange inégal ». Forgé par Arghiri Emmanuel puis approfondi par Samir Amin, l’« échange inégal » désigne le transfert de valeur qui s’opère des pays en développement vers les pays « développés » à travers le commerce de biens et de services dont la production nécessite un nombre d’heures de travail humain sensiblement différent. L’échange d’un tracteur contre une certaine quantité de café est certes égal nominalement, le prix des deux termes est le même, mais la quantité de travail qu’il aura fallu pour les produire ne l’est pas.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause.

À partir de deux méthodes de calculs différentes, les auteurs tentent une démonstration économétrique visant à établir l’inégalité de l’échange entre les États-Unis et la Chine. Ils concluent ainsi qu’« entre 1978 et 2018, en moyenne, une heure de travail aux États-Unis a été échangé contre près de 40h de travail chinois ».

Néanmoins, on observe une baisse considérable de l’échange inégal entre les deux pays sur cette même période. En 2018, 6,4h de travail chinois étaient en moyenne échangées contre une heure de travail des États-Unis. Une explication à cela tient dans la stratégie de développement chinoise grâce à laquelle les biens et les services de haute technologie représentent aujourd’hui plus de la moitié des exportations du pays8.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause. Or, si les Chinois ne peuvent accepter plus longtemps la domination économique américaine, les États-Unis ne sauraient abandonner un des fondements de leur prospérité sans livrer bataille.

Cette contribution a selon nous le grand mérite de poser la question de l’actualité de la théorie marxiste de la valeur pour l’analyse de l’économie mondiale, à l’heure où celle-ci est pratiquement oubliée – ou ignorée – par une gauche française, qui tend à faire du débat sur la « valeur-travail » une question morale.

Le numéro 73 d’Actuel Marx offre de précieux éclairages sur les liens entre parti et État, le régime économique intérieur et les relations commerciales entre la Chine et le reste du monde – autant de questions sur lesquelles la grille de lecture marxiste s’avère féconde. C’est tout juste si l’on regrettera que le paradoxe central qui vient à l’esprit de tout observateur – l’omniprésence de la pensée marxiste dans un régime caractérisé par de fortes inégalités et une répression des conflits ouvriers – ne soit qu’effleuré…

Notes :

1 Sperber, Nathan. « Les rapports entre parti et État en Chine aujourd’hui : une clé de lecture soviétique », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 21-39.

2 Le centralisme démocratique, tel qu’établi par Lénine, consiste dans le devoir qu’a la minorité de respecter la majorité, et l’organe inférieur de suivre l’organe supérieur, en échange du fait que toutes les institutions du Parti soient gouvernées par des élections démocratiques.

3 Ducange, Jean-Numa, et Nathan Sperber. « Marxismes chinois et analyses marxistes de la Chine : les défis du XXIe siècle », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 10-20.

4 Xiaoming, WU, et Qi Tao. « Modernisation à la chinoise et possibilités d’une nouvelle forme de civilisation », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 78-93.

5 Il est estimé que, depuis les quarante dernières années, le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté tel que défini par la Banque mondiale (1,9 $ par jour et par personne) a diminué de 800 millions.

6 Murthy, Viren. « Le « tianxia » selon Zhao Tingyang : l’ordre du monde de Confucius à Mao », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 64-77.

7 Herrera, Rémy, et al. « Qui perd gagne. La guerre commerciale sino-étasunienne en perspective », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 40-63.

8 La hausse du niveau des salaires en Chine est aussi un facteur explicatif. La rémunération du travail dans les pays du Sud et la « mauvaise » spécialisation sont débattues comme causes de l’échange inégal entre Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Voir : http://partageonsleco.com/2022/06/13/lechange-inegal-fiche-concept/.

Derrière le retour du folklore maoïste, la mise au pas des travailleurs chinois

© Marc Burckhardt, en illustration d’un article du Wall Street Journal intitulé « Xi Jinping s’inscrit dans l’héritage radical de Mao »

Le Parti communiste chinois (PCC) connaîtrait-il un retour à l’ère maoïste ? Depuis quelques années, les médias occidentaux ne sont pas avares de comparaisons entre Xi Jinping et le fondateur de la République populaire de Chine (RPC) Mao Zedong. Un rapprochement favorisé par la propagande du PCC lui-même, qui multiplie les références au marxisme et au socialisme – « à la chinoise ». Cette inflation rhétorique masque mal la réalité d’une société de marché brutale, où la répression contre les mouvements ouvriers s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce dernier s’appuie sur une partie de la faction « maoïste » du PCC, et les mécontents de la transition vers le capitalisme en général. Si leurs revendications sont piétinées par les orientations politiques de Xi Jinping, du moins obtiennent-ils satisfaction dans les symboles… Par Marc Ruckus, traduction Albane le Cabec.

Dans les années 1990, la République populaire de Chine (RPC) devenait « l’usine du monde » des biens de consommation. Le boom de la manufacture, de la construction et d’autres secteurs reposait sur une main-d’œuvre abondante, procurée par la migration interne de travailleurs chinois issus des campagnes.

Leurs conditions de travail difficiles ont entraîné de nombreux conflits sociaux, notamment des grèves sporadiques dans les usines et sur les chantiers de construction, suivies de près par de courtes vagues de grèves dans les provinces de la côte est – en particulier dans le Guangdong. Ces mobilisations comprenaient également des formes cachées de résistance quotidienne sur le lieu de travail – sabotage, ralentissements et ce que James Scott nomme les « armes des faibles ».

De la migration interne à la lutte

Dans la première moitié des années 2000, les revendications des travailleurs migrants étaient majoritairement défensives, réclamant le respect du droit du travail ou le paiement des arriérés. S’ils ne négligeaient pas les stratégies de pression sur la direction, ils recouraient surtout aux voies légales, comme les conseils d’arbitrage ou les tribunaux du travail.

Dans la seconde moitié des années 2000, l’expérience des travailleurs s’est accrue et ils ont commencé à adopter une attitude plus offensive, réclamant des augmentations de salaire, un meilleur traitement de leur hiérarchie et une diminution de leur temps de travail – parfois même des négociations collectives ou une représentation adéquate des travailleurs au sein de l’entreprise.

Dans l’industrie légère, la construction et les transports – secteurs caractérisés par une forte concentration de travailleurs, ce qui leur confère une capacité d’action particulière – les mouvements les plus significatifs ont eu lieu. Les travailleurs ont ainsi bénéficié de l’amélioration de leur pouvoir de négociation générée par les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés de la côte est.

Le nombre de manifestations ouvrières a continué d’augmenter jusqu’en 2015, avant de décroître lentement. La nature des protestations changeait elle aussi : la tertiarisation de l’économie a notamment impliqué davantage de travailleurs des services – transports, éducation, banque, informatique – dans les conflits sociaux.

Les travailleurs chinois migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », ils utilisaient plutôt le terme de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes

Avec le ralentissement de la croissance économique, et les restructurations et délocalisations qui en ont résulté, les travailleurs ont multiplié les luttes contre les licenciements massifs qui avaient cours. Il faut ajouter à cela que suite au vieillissement des travailleurs migrants – dont beaucoup atteignaient alors la quarantaine ou la cinquantaine -, les cotisations sociales sont devenues un objet de revendications.

Conflit de classes sans langage de classes

La plupart de ces luttes étaient spontanées et autonomes des organisations. Elles prenaient place dans un contexte législatif où les grèves n’étaient ni garanties ni protégées par la loi, et où le Parti communiste chinois (PCC) n’autorisait pas la création de syndicats indépendants.

Lorsque leurs luttes se sont propagées dans les années 2000, les travailleurs migrants n’exprimaient pas leurs revendications en termes de classes sociales. La base de l’auto-organisation était souvent constituée du lieu d’origine des travailleurs – issus d’un même village ou d’une même région. Mais avec leur installation pérenne dans des zones urbaines, de plus en plus de protestations se sont organisées sur la base d’intérêts communs et l’emploi commun, le département commun, ou l’usine commune sont devenus le fondement de la mobilisation.

Dans les débats publics, le langage des classes (jieji) et de la lutte des classes (jieji douzheng) avait disparu dans les années 1980, abandonné par le PCC et la plupart des universitaires et analystes, pour être remplacé par un discours wébérien sur les « couches sociales » (jieceng).

Les travailleurs migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », car le terme chinois gongren était encore réservé aux travailleurs des entreprises publiques urbaines. Ils utilisaient plutôt celui de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes.

Si elles se sont heurtées à la répression du parti-État, les mobilisations et les luttes des travailleurs migrants ont été victorieuses sur plusieurs plans.

Dans les années 90 et 2000, le parti au pouvoir, alors sous la direction de Jiang Zemin et en pleine restructuration de l’économie chinoise, n’a souvent pas été en mesure de répondre aux conflits sociaux de manière cohérente et planifiée ; il a préféré les résoudre en envoyant la police, jetant de l’huile sur un feu déjà brûlant. La stratégie du gouvernement change seulement avec Hu Jintao dans le milieu des années 2000 et s’appuie davantage sur des méthodes de concession et de cooptation.

La carotte et le bâton

À cette époque, les grèves présentaient rarement un problème majeur pour les entreprises, publiques ou privées : le faible niveau des salaires et le boom de l’économie autorisaient de petites concessions. Les autorités locales ou régionales toléraient les manifestations ouvrières tant qu’elles se limitaient à une seule entreprise, tandis que les organisateurs de grève étaient licenciés et les tentatives de création de syndicats indépendants étaient sévèrement réprimées.

C’est seulement lorsque les luttes ouvrières se sont propageaient au-delà des limites de l’entreprise, accouchaient de revendications politiques ambitieuses ou ne pouvaient être résolues rapidement que les autorités locales intervenaient. Après plusieurs années de développement de ses capacités répressives cependant, l’État chinois était prêt, dans la décennie 2010, à recourir à des mesures policières plus systématiques. La police avait crû en nombre et en qualification, la surveillance et de censure en ligne avaient gagné en efficacité, les activités des ONG étaient mieux réglementées – sans compter que de nouvelles lois sociales encadraient davantage la vie au travail et renforçaient le pouvoir des syndicats officiels.

La passation de pouvoir entre Hu Jintao et Xi Jinping n’a rien changé quant aux méthodes institutionnalisées de résolution des conflits au travail, qui ont continué à demeurer prévalentes. Dans le même temps cependant, la répression des conflits s’accroissait à mesure que la croissance se tassait, tandis que d’autres facteurs – les fermetures d’usines causées par leur délocalisation, les problèmes liés au vieillissement des travailleurs migrants, etc – tendaient à les multiplier.

ONG syndicales et néo-maoïsme : la nouvelle donne politique

La popularité des ONG s’accroissait en Chine à mesure que l’État cessait peu à peu de remplir ses fonctions de service public – respectant à la lettre le slogan « petit gouvernement, grande société » (xiaozhengfu, dashehui). La plupart n’affichaient au départ aucune coloration politique et ne se présentaient pas en opposition au régime. Seule une minorité soutenait ouvertement les luttes sociales.

Des militants de gauche issus de Hong Kong n’ont pas peu fait pour politiser les ONG et investir les réseaux syndicaux chinois. Et certaines de ces organisations ont alors commencé à recevoir un soutien financier d’ONG et de fondations basées à Hong Kong, en Europe et en Amérique du Nord.

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012.

Elles ont joué un rôle non négligeable lorsque les luttes des travailleurs migrants se sont généralisées à la fin des années 2000 – aidant en coulisse à coordonner des mobilisations, notamment sur internet, appelées « actions collectives déguisées » ou « mobilisation sans les masses ».

Une grande diversité caractérisait ces « ONG syndicales » en termes d’orientation politique. Le Bulletin des travailleurs chinois, par exemple, basé à Hong Kong, défendait une perspective sociale-démocrate et d’indépendance syndicale. D’autres étaient influencées par le trotskysme.

L’utilisation croissante des plateformes a créé un espace de débats qui a permis à une variété de courants d’émerger – du moins jusqu’à ce que la censure ne restreigne leur importance. C’est dans le néo-maoïsme que les militants syndicaux ont puisé leur influence la plus importante – un courant distinct de la gauche maoïste qui avait fait ses armes au cours de la Révolution culturelle. Dans de nombreuses universités chinoises, de jeunes étudiants issus de milieux urbains – et de plus en plus fréquemment de familles migrantes – ont formé des « groupes d’étude marxistes » où la littérature maoïste était relue à l’aune de la nouvelle réalité capitaliste de la RPC. Les visites dans les zones industrielles du sud sont devenues monnaie courante, ainsi que les enquêtes secrètes dans des usines – comme celles du fournisseur d’électronique Foxconn. Des actions spectaculaires d’étudiants rejoignant l’usine pour y soutenir les luttes ouvrières ont eu lieu.

La répression a commencé après l’affaire de l’usine Jasic à Shenzhen – fabricant de machines à souder – en 2018. Au départ, les étudiants maoïstes recevaient peu de soutien des autres travailleurs. Mais lorsque la police locale a procédé à des arrestations, ils sont parvenus à organiser des mobilisations massives. C’est alors que la police a procédé à une campagne nationale de répression contre les groupes d’étude maoïstes dans tout le pays.

Cette vague de répression a frappé non seulement les personnes impliquées dans l’affaire Jasic, mais également d’autres groupes militants et ONG syndicales. Au sein de la gauche, elle a disqualifié la stratégie néo-maoïste d’éducation populaire et d’organisation des travailleurs portée par ces groupes étudiants.

Au tournant de la décennie 2010, un clivage politique s’est creusé entre différents courants du néo-maoïsme. Alors que certains saluaient les réformes sociales de Hu Jintao (et son programme visant à instituer de « nouvelles campagnes socialistes »), le « modèle de Chongqing » suscitait encore davantage d’enthousiasme. Dans la grande ville de Chongqing, à l’Ouest de la Chine, Bo Xilai, le dirigeant du PCC, défendait une politique de logement et de protection sociale tout en menant une campagne contre le crime organisé. Il entretenait soigneusement le folklore maoïste et la nostalgie des grandes années « rouges » de la Chine.

Bo était largement perçu comme le concurrent du successeur désigné de Hu Jintao, Xi Jinping. La direction du parti trancha contre la ligne de Bo, qui fut finalement arrêté en 2012 et reconnu coupable de corruption. Le « modèle de Chongqing » s’éteint avec lui. Mais non sans avoir durablement accru les fractures entre les tendances de « gauche maoïste » (maozuo) et de « droite maoïste » (maoyou). La « gauche maoïste », qui converge dans un rejet du tournant pro-capitaliste du PCC, est elle-même un courant très large, unissant des socialistes démocrates à des partisans d’une forme plus autoritaire de socialisme.

La droite maoïste, de son côté, continue de critiquer l’impact négatif des réformes libérales sur la classe ouvrière, mais s’accroche à l’idée marxiste-léniniste d’un parti-État unique. Elle espère ramener la direction du PCC vers une voie « socialiste » et a même soutenu la direction du parti sous Xi Jinping, qui avait multiplié les clins d’oeil à son égard ces dernières années…

Repeindre en rouge l’intégration des « capitalistes » au Parti

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012. La répression contre différentes formes d’opposition organisée s’est intensifiée, et ciblait les journalistes, les avocats et les militants.

Alors que bon nombre de ces personnalités de l’opposition étaient des libéraux éloignés des actions militantes, la répression contre les militants syndicaux et les ONG en décembre 2015 a indiqué qu’ils sont également dans le collimateur des forces de sécurité de l’État. Sur le front idéologique, et afin de renforcer sa légitimité, le PCC a promu une interprétation monolithique et simplifiée du marxisme, du maoïsme et de son propre héritage socialiste. La redéfinition du « marxisme » par la direction du parti avait commencé peu de temps après que les « capitalistes » furent autorisés à rejoindre leurs rangs, dans les années 2000.

Le parti craignait alors de perdre sa légitimité et son soutien parmi les ouvriers et les paysans. Sous Xi Jinping, la direction a tenté de renforcer le pouvoir du parti par des réformes à la fois institutionnelles et idéologiques. Confronté au ralentissement de la croissance économique, aux contradictions généralisées au sein du parti au pouvoir et de l’appareil d’État, et à la persistance des inégalités et des tensions sociales, il a décidé de renforcer son pouvoir par des campagnes, des purges et la censure.

Les mesures répressives ont été complétées par la réintégration d’une rhétorique de gauche et marxiste dans le discours officiel. La répression étatique de l’opposition de gauche est devenue préventive, et tente désormais de tuer dans l’œuf toute coordination entre les manifestants et les militants. Ni les ONG syndicales ni les groupes d’étudiants maoïstes n’ont pu poursuivre leur engagement depuis le début de la vague de répression. Cette jeune génération de militants pourrait d’ores et déjà être arrivée à son terme.

« Socialisme à la chinoise » ou « totalitarisme » ? Comprendre le régime à l’issue du 20ème Congrès du PCC

© Yueqi Xhou

Composé de plus de 90 millions de membres, le Parti communiste chinois (PCC) domine la vie politique chinoise depuis sa prise de pouvoir et la création de la République populaire de Chine en 1949. Qualifier sa nature est un exercice périlleux, qui peut mener à des simplifications, de la caricature, ou au contraire de la complaisance. Autoritarisme, totalitarisme, « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises » : ces qualificatifs caricaturent ou simplifient la nature du régime chinois. Une chose apparaît de plus en plus évidente néanmoins : si la Chine s’était éloignée des dérives autocratiques et du culte de la personnalité depuis la mort de Mao Zedong en 1976, elle s’en est à nouveau rapprochée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ce qu’est venu confirmer le 20ème Congrès du Parti, qui s’est déroulé du 16 au 22 octobre 2022.

De Mao Zedong à Xi Jinping, une ère réformiste

À la mort de Mao Zedong en 1976, secrétaire général du PCC et dirigeant de la République populaire de Chine, s’ouvre une ère de développement et de croissance pour la Chine, incarnée dans un premier temps par le réformiste Deng Xiaoping (au pouvoir entre 1978 et 1992). Cette ère de réformes économiques n’a jamais mené à une démocratisation, comme le rappelle tristement le massacre de Tiananmen de juin 1989, mais plutôt à une évolution du système politique chinois. Presque quatre décennies de croissance ininterrompue ont vu naître un adage répété à l’envi : le XXIème siècle sera chinois. Adage qu’il convient aujourd’hui de relativiser.

Le PCC a démontré sur cette période, pour le meilleur et pour le pire, sa capacité extraordinaire de résilience et d’adaptation au contexte économique et géopolitique. L’ouverture relative de Pékin à l’économie de marché a eu pour conséquence de voir la Chine devenir « l’usine du monde ». Les zones économiques spéciales (ZES) du littoral chinois ont servi de point d’entrée aux investissements étrangers et de point de sortie aux exportations. Cette stratégie commerciale mène à une intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, ce qui est perçu dans un premier temps comme une formidable opportunité pour le monde occidental, où une vision « sans usine » de l’économie a le vent en poupe.

Si les mandatures de Jiang Zemin (1989-2002) et de Hu Jintao (2002-2012) à la tête du PCC s’inscrivent dans la continuité du cycle réformiste ouvert par Deng Xiaoping, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 marque un tournant qu’il convient d’analyser à l’aune de son troisième mandat.

Inflexion économique et politique de Xi Jinping

La crise financière de 2008 marque un tournant politique pour la Chine, qui se montrera dès lors plus assertive et sûre d’elle-même et de la supériorité de son système politique sur la démocratie libérale. La dépendance chinoise à la bonne santé économique et financière de l’Occident est désormais perçue par Pékin comme une vulnérabilité à sa propre ascension. À son arrivée au pouvoir, Xi Jinping esquisse sa vision pour l’économie chinoise, secondée par son premier ministre Li Keqiang, dont l’influence sur les questions économiques n’est pas à négliger. Le projet des Nouvelles Routes de la Soie vise à réinvestir les excédents commerciaux considérables de l’économie chinoise dans des projets d’infrastructure à l’échelle mondiale. L’objectif affiché est de sécuriser et pérenniser l’approvisionnement en matières premières dont l’industrie chinoise a besoin, ainsi que l’ouverture de marchés de débouchés par les exportations.

Moins médiatisé mais tout aussi stratégique, le projet Made in China 2025, porté par Li Keqiang, identifie les secteurs technologiques clés dans lesquels la Chine ambitionne le leadership mondial. L’objectif est de réaliser une remontée progressive des chaînes de valeurs mondiales, afin d’accompagner la nouvelle classe moyenne vers des métiers à plus forte valeur ajoutée.

Adossée à ces deux projets, la décennie de pouvoir de Xi Jinping n’a toutefois pas été linéaire sur le plan économique. N’étant pas partisan d’une ligne idéologique marquée avant son accession au pouvoir, le secrétaire d’État du PCC a alterné entre un renforcement du secteur privé comme moteur de croissance, et une reprise de contrôle de l’État dans l’économie, selon les circonstances intérieures et extérieures. Malgré une présence importante de l’aile réformiste du Parti dans son administration, le cap économique s’est considérablement durci ces dernières années. La volonté affichée par Washington de contenir l’ascension chinoise (volonté désormais trans-partisane), la crise du COVID et les fragilités structurelles de l’économie chinoise (notamment dans le secteur immobilier), ont vu le Parti accroître son contrôle sur les grands groupes privés.

L’épisode Jack Ma symbolise cette reprise de contrôle du politique sur l’économie. À la suite de critiques du Parti exprimées publiquement fin 2020, l’ancien patron d’Alibaba disparaît plusieurs mois, avant de réapparaître dans une allocution télévisée pro-Parti, manifestement sous contrainte. Divers scandales financiers et une campagne de régulation des plateformes Web imposées par l’État verront Jack Ma céder ses parts de la filière financière Ant Group en janvier 2023.

Dans le discours officiel des autorités, la notion de « double circulation » de l’économie fait progressivement son apparition. Il s’agit pour Beijing de s’appuyer autant sur son commerce international que sur son marché intérieur pour accroître sa capacité de résilience face aux crises. Les autorités redoutent l’éventualité d’un front antichinois emmené par les États-Unis et leurs alliés, et se préparent ainsi à l’éventualité d’un découplement économique, technologique et normatif du monde.

Ce revirement s’est accompagné d’un durcissement du ton diplomatique (diplomatie dite des « loups guerriers » pour désigner une génération de diplomates très offensifs, parmi lesquels l’ambassadeur chinois en France Lu Shaye) et d’une plus grande assertivité chinoise sur les questions internationales, à commencer par les revendications territoriales en mer de Chine méridionale et la réunification avec Taïwan.

Ces évolutions laissent planer l’incertitude sur les Nouvelles Routes de la Soie, dont le premier bilan décennal apparaît mitigé : projets inachevés ou en surcoût, surendettement des pays bénéficiaires, dégradation de l’image de la Chine… À l’aune d’un troisième mandat inédit, la ligne économique que choisira Xi Jinping demeure à ce jour incertaine.

Le 20ème Congrès du PCC : victoire totale de Xi Jinping ?

Le Congrès quinquennal est l’un des événements les plus importants de la politique chinoise. Il réunit environ 2 200 délégués, qui doivent « élire » 200 membres du comité central, élisant eux-mêmes 25 membres du bureau politique – ou Politburo. Parmi ceux-là, un comité permanent est nommé, pouvant aller de cinq à neuf membres selon les Congrès, formant le cercle décisionnel le plus proche autour du secrétaire général du Parti. Les décisions sont prises à l’avance, faisant du vote une formalité, mais il serait réducteur de considérer le secrétaire général du PCC comme tout puissant, aucun dirigeant n’ayant la capacité d’exercer un contrôle absolu sur une telle pyramide de pouvoir. Aussi, différents clans (ou cliques) se forment et la gouvernance résulte généralement de compromis.

Les règles actuelles du fonctionnement interne du Parti ont été en grande partie instaurées sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Ce dernier a notamment instauré une limite d’âge à 67 ans pour la prise en charge d’une nouvelle fonction. La limite traditionnelle de mandats, qui a caractérisé les présidences de Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012) a été dépassée par Xi Jinping – bien qu’aucune règle ne le lui interdise formellement. Sans surprise, le Congrès de 2022 a donc entériné un troisième mandat inédit pour Xi Jinping, qui prendra effet en mars 2023. La limite d’âge, jusqu’à maintenant plutôt bien respectée malgré quelques entorses, l’est de moins en moins, laissant une génération complète de dirigeants (la sixième) stagner dans leur carrière politique.

Tout cela était largement attendu et prévisible, mais l’intérêt principal du Congrès reposait plutôt dans la structure du comité permanent du Politburo : avec qui Xi Jinping allait-il devoir gouverner ? Il n’était en effet pas acquis pour Xi d’avoir un Politburo « à sa main ». Au contraire, affaibli par la situation internationale complexe, une politique zéro covid désastreuse et une économie ralentie en conséquence, Xi Jinping aurait pu se voir contraint à des concessions face ses adversaires politiques, notamment l’aile réformiste du Parti représentée par son Premier ministre Li Keqiang. Une telle perspective est désormais entièrement balayée par ce qui apparaît comme une victoire politique quasi-totale de Xi Jinping.

Rivalités internes et politique économique

L’image a surpris jusqu’aux observateurs assidus de la politique chinoise : l’ancien chef d’État et secrétaire général du Parti de 2002 à 2012, Hu Jintao, est escorté de force hors du Congrès le 22 octobre, sous le regard ébahi de ses alliés politiques notamment. Les spéculations n’ont pas tardé à fleurir quant à son sort, certains minimisant l’événement en rappelant son état de santé fragile, d’autres y voyant un avertissement envoyé à ses protégés de la Ligue des jeunesse communistes et à l’aile réformiste du Parti. Quelques heures plus tard, lorsque seront révélés les sept membres du comité permanent, de nombreuses figures réformistes marquent par leur absence, notamment le premier ministre Li Keqiang et l’ancien n°4 du régime Wang Yang.

L’épisode Hu Jintao est d’autant plus surprenant que Xi Jinping avait gouverné une décennie avec cette aile du Parti et avait davantage ménagé les ex-Jeunesses communistes – avec des nuances. La campagne anti-corruption, lancée dès 2013 et qui promettait de s’attaquer « aux mouches et aux tigres » du Parti, a plutôt visé les proches de Jiang Zemin et sa « clique de Shanghai ». Parmi les principales cibles de cette purge politique, on retrouve notamment celui que l’on surnomme le « tsar de la sécurité », Zhou Yongkang, et le secrétaire du Parti à Chongqing entre 2007 et 2012, Bo Xilai. Ce dernier est condamné à une peine de prison à vie, à la suite d’un scandale particulièrement humiliant pour la Chine, durant lequel le chef de la police de Chongqing, craignant pour sa vie après avoir dénoncé les pratiques sécuritaires de Bo Xilai, a demandé l’asile politique à l’ambassade américaine de Chengdu.

Avant sa tombée en disgrâce, Bo Xilai était vu comme un rival de Xi Jinping aux plus hautes fonctions. Il serait pour autant réducteur de voir en lui un opposant au sens politique et idéologique. Bo Xilai était surtout connu pour être à l’origine du « modèle de Chongqing », modèle de développement plutôt dirigiste dont les pratiques ne sont pas sans rappeler celles du chef d’État chinois lui-même. Lorsqu’il était Vice-Président, Xi Jinping s’était rendu à Chongqing et avait loué les pratiques et les résultats spectaculaires de ce modèle : volontarisme fort dans la lutte contre la pauvreté, gouvernance autoritaire, usage de la force face au crime organisé, utilisation de la presse locale pour entretenir un culte de la personnalité. En opposition complète, le « modèle de Guangdong », province côtière caricaturée en Occident comme une « Silicon Valley chinoise », s’est caractérisé par une politique économique plus libérale, sous l’impulsion de son secrétaire du Parti entre 2007 et 2012, Wang Yang. C’est pourtant bien ce dernier qui a gouverné aux côtés de Xi Jinping pendant une décennie avant d’être évincé lors du dernier Congrès.

Dès lors, il apparaît hasardeux d’interpréter ces épisodes à l’aune de la politique économique qu’adoptera Xi Jinping. Le Parti a longtemps été favorable à ces expérimentations économiques à l’échelle provinciale et les deux premiers mandats de Xi Jinping ont été marqués par une politique économique mouvante selon le contexte domestique et international. Les rivalités de pouvoir entre factions pourraient expliquer pourquoi Xi Jinping a souhaité affaiblir la clique de Shanghai hier et les « Jeunesses communistes » aujourd’hui.

Composition du Politburo : récompense à l’allégeance

Il est difficile à ce stade de réaliser une prospective sur la politique économique du pays en observant la composition du nouveau Politburo pour deux raisons. D’une part, le régime chinois a déjà prouvé une capacité de résilience et de pragmatisme surprenante. D’autre part, aucun grand courant idéologique n’émerge de la composition actuelle, comme cela pouvait être le cas au sein des précédentes administrations. Il ressort plutôt de ce Congrès que l’obéissance au chef est le principal critère de choix pour voir évoluer sa carrière politique.

La plus grande surprise est la nomination de Li Qiang, secrétaire du Parti à Shanghai depuis 2017, au rang de n°2 du régime et futur Premier ministre à partir de mars. Particulièrement impopulaire à la suite du fiasco du confinement de Shanghai au printemps dernier, Li Qiang se voit récompensé pour son obéissance au pouvoir central en sautant une étape, puisqu’il n’a jamais été membre permanent du comité permanent du Politburo. Il est considéré comme l’un des membres de « la nouvelle armée du Zhejiang », composée de cadres ayant travaillé aux côtés de Xi Jinping lorsqu’il y était secrétaire du Parti, de 2002 à 2007. Un autre membre de ce clan fait son apparition au sein du comité permanent : l’ancien maire et secrétaire du Parti à Beijing, Cai Qi, désormais chef du Secrétariat du comité central et n°5 du régime. Ancien bras droit de Xi Jinping à Shanghai en 2007, Ding Xuexiang est également promu au rang de n°6 du régime. À « seulement » 60 ans, il est le plus jeune membre du comité permanent.

Deux autres protégés de Xi Jinping se voient promus : Zhao Leji, natif et ancien secrétaire du Parti du Shaanxi, et Li Xi, ancien chef du Parti du Guangdong de 2017 à 2022. Ces deux hommes ont un lien particulier avec la province du Shaanxi, qui a une valeur symbolique particulière pour Xi Jinping. Son père, Xi Zhongxun, y a été posté à l’établissement de la République populaire de Chine et y a effectué ses plus grands faits d’armes. Puis Xi Jinping y a été envoyé comme jeune instruit, dans la préfecture de Yan’an, expérience marquante au point de se définir toute sa vie comme un « natif de Yan’an » (alors qu’il est né à Beijing). Il y a par la suite rencontré Li Xi et Zhao Leji, dont la carrière politique est intrinsèquement liée à sa propre consolidation du pouvoir.

Seule figure du comité permanent qu’on ne peut qualifier ni de partisan ni d’opposant de Xi Jinping, l’idéologue Wang Huning demeure au comité central du Politburo, en tant que n°4 du régime. Pilier majeur du Parti sous les présidences Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping, il est considéré comme l’architecte des différentes doctrines et idéologies mises en avant par ces chefs d’État, notamment la « Pensée de Xi », indiquant une certaine continuité idéologique avec la décennie écoulée. Wang s’est vu confier début 2023 la supervision de la politique de réunification avec Taïwan, laissant supposer une offensive idéologique considérable sur l’île.

Quelle politique domestique et internationale ?

Tout semblait indiquer, à l’issue de ce Congrès, qu’une ligne assertive à l’international était amenée à se maintenir et se renforcer, tant sur la diplomatie des loups guerriers, que la question taïwanaise ou le soutien tacite à la Russie. Il convient cependant de rester prudent car la Chine a l’habitude de souffler le chaud et le froid sur le plan diplomatique. L’attitude étonnamment conciliante de Xi Jinping à l’égard de Joe Biden au dernier G20 à Bali semblait ouvrir une parenthèse de détente que l’incident du « ballon espion » est venu refermer.

De même, Beijing entretien depuis un an une ambigüité dans son soutien à la Russie, faisant mine d’œuvrer pour la paix auprès de ses partenaires occidentaux, mais déclarant son amitié sans limites avec Moscou. Le soutien tacite de la Chine à la Russie, qui tient en grande partie à la bonne relation interpersonnelle entre Xi Jinping et Vladimir Poutine, est un sujet de crispation au sein du Parti. Là encore, malgré un renforcement du pouvoir de Xi, rien n’indique que Beijing ira plus loin dans sa politique de neutralité bienveillante vis-à-vis de la Russie.

La politique intérieure peut également réserver des surprises majeures, comme le montre la levée soudaine des restrictions sanitaires sous la pression des manifestations en décembre dernier. Alors que la croissance économique ne semblait plus être une priorité de Xi Jinping, obstiné à maintenir sa politique zéro COVID et proclamant une victoire totale sur la grande pauvreté, ce revirement marque un coup d’arrêt aux expérimentations de contrôle sociale du régime, pour revenir à un plus grand pragmatisme économique.

Sur le plan militaire, Xi Jinping avait déjà avancé ses pions dès son premier mandat, en limogeant et emprisonnant deux cadres majeurs de l’Armée Populaire de Libération (APL), Xu Caihou et Guo Boxiong, accusés de corruption, ce qui a été mal vécu au sein de l’Armée. Le chef d’État semble avoir un contrôle total sur la Commission Militaire Centrale (CMC), qu’il préside, et brandit la menace d’une réunification de Taïwan « par la force si nécessaire ». Pour autant, la déroute russe en Ukraine fera certainement réfléchir l’APL et le Parti, pour ne pas surjouer sa main avant que la Chine ne soit réellement prête à un affrontement de grande ampleur. La nomination de Wang Huning pour la réunification avec Taïwan pourrait ainsi indiquer une volonté de la Chine de temporiser et d’atteindre ses objectifs par des moyens plus subtils.

S’il est assez complexe de réaliser le moindre pronostic sur l’évolution de la politique économique et internationale de la Chine, au-delà de l’opacité du régime, c’est précisément car le nouveau comité permanent du Politburo ne donne pas d’indications suffisantes sur le plan idéologique, si ce n’est que l’allégeance à la ligne politique de Xi Jinping est un passage obligatoire. Mais quelle sera cette ligne ? Si l’on peut supposer que la tendance politique et diplomatique actuelle sera renforcée, rien n’est moins sûr quant à la ligne économique.

Ce renforcement du pouvoir, et de la centralité de la personne de Xi Jinping comme représentant du Parti, laisse craindre que de nouvelles cliques ne se forment parmi les partisans de Xi Jinping. Âgé de 69 ans et n’ayant aucun successeur désigné, le chef d’État chinois prend à la fois le risque de se mettre à dos différents clans d’opposition, dont certains n’ont pas dit leur dernier mot, mais également de voir apparaître des dissensions parmi ses rangs, dues à des frustrations de ne pas voir sa carrière évoluer, des rivalités interpersonnelles et de nouveaux clivages idéologiques.