Les facultés de médecine au Maroc : service public versus écoles privées

Manifestants au Maroc @BettyKaoutar
Manifestants au Maroc @BettyKaoutar

Depuis la fin du mois de mars, des milliers d’étudiants en médecine se mobilisent à travers le Maroc. En cause, une réforme de l’enseignement supérieur jugée trop floue, un sous-dotation chronique de l’éducation publique, et surtout, une montée en puissance des facultés de médecine privées appuyée par le gouvernement. Le 18 avril dernier, ils étaient plus de 10 000 à manifester dans les rues de Rabat[1][2]. Le 29 avril, les externes (étudiants en deuxième cycle, exerçant sans être encore diplômés) se sont joints à la grève débutée par les autres étudiants[3].


En novembre 2015[4][5] et tout au long de l’année 2016[6], les étudiants des facultés publiques de médecine s’étaient largement mobilisés à Oujda, Rabat, Fès, Marrakech et Casablanca pour protester contre les conséquences de la sous-dotation structurelle des universités et du système de santé marocain. Beaucoup de leaders du mouvement actuel y ont fait leurs premières armes.

Ils dénonçaient les retards dans le paiement des externes, une stagnation du nombre d’assistants et d’enseignants, le manque de nouvelles structures de stage (et donc de soins), et l’introduction d’un « service sanitaire national », tout ceci alors que le nombre d’étudiants et de patients ne fait qu’augmenter. En effet, en 2000 il n’existait que quatre facultés de médecine dans le pays, toutes publiques, pour dix, dont sept publiques, en 2018. Depuis 2014, trois facultés privées ont ainsi été ouvertes, avec les encouragements du gouvernement, qui en avait pourtant longtemps nié l’apparition future.

LA CONTESTATION DU SYSTÈME PRIVÉ

Les griefs du mouvement de cette année s’articulent autour de quatre points, tous en lien avec les privatisations en cours au Maroc, dans un secteur au carrefour des systèmes éducatif et de santé. Premièrement, une réforme des études, annoncée depuis longtemps, est dénoncée comme trop floue et élaborée sans concertation avec les acteurs concernés, et en premier lieu les étudiants et leurs organisations. Derrière cette réforme, beaucoup craignent une nouvelle désorganisation du cursus qui, à terme, favoriserait les facultés privées.

Ensuite, le gouvernement souhaite introduire un système de mention à l’issue du diplôme, qui aurait pour conséquence de créer plusieurs catégories de diplômes, et donc de médecins. « Il ne doit pas y avoir de médecins passables et de médecins excellents. Le rôle des universités publiques est de former de bons médecins, en nombre suffisant pour répondre aux besoins de la population » explique un des membres du mouvement à Rabat. Par ailleurs, ce système de mentions favorise le secteur privé, où les mentions « s’achètent plus qu’elles ne se méritent » et où les moyens alloués à chaque élève sont beaucoup plus importants.

En outre, les manifestants dénoncent la situation des externes de septième année, qui doivent effectuer des missions souvent situées dans des zones reculées, avec un manque criant de matériels et d’infrastructures. Ces missions doivent, comme à peu près partout dans le monde, allier formation pédagogique et soutien apporté aux structures locales. Or, les étudiants sont très souvent laissés seuls responsables, sans ressources, sous l’autorité d’un délégué de santé local, dont la mission est précisément de répondre aux besoins de la population et non à la nécessité de formation des étudiants. Ils se retrouvent à assumer des tâches et des responsabilités auxquelles ils ne sont pas préparés, n’étant, rappelons-le, pas encore diplômés médecins. Ces derniers réclament que ces missions soient effectuées sous l’autorité des professeurs, et au sein de structures d’ores et déjà capables de répondre aux besoins des patients.

Rabat, le 18 avril devant le Parlement ©️Nicolas Pierre

Cette impasse n’est pas sans rappeler un autre point des mobilisations de 2015-2016[7] contre le service sanitaire obligatoire[8]. Ce service prévoyait d’envoyer chaque étudiant fraîchement diplômé, durant deux années, pratiquer dans une zone reculée et en pénurie. « L’idée était noble en soi, mais on ne répond pas à la population en envoyant des médecins à peine diplômés, sous-payés et sans matériel pour faire joli : c’est de la poudre aux yeux ! » résume une étudiante de cinquième année à Casablanca. Le service sanitaire a finalement été abandonné par le gouvernement après des mois de mobilisations rebaptisées révolution du stéthoscope.

Enfin, le point le plus épineux des revendications concerne l’ouverture de places au Centre hospitalier universitaire (CHU) pour les étudiants issus des facultés privées. À l’issue de leurs études de médecine, les étudiants des facultés publiques sont invités à passer un concours afin d’intégrer les formations complémentaires en spécialité au sein des différents CHU publics, rattachés aux facultés. Les facultés privées, elles, ne disposent que de quelques cliniques, d’une ampleur et d’un intérêt scientifique bien moindre. Dès l’ouverture de la première faculté privée à Casablanca en 2014, les organisations étudiantes du secteur public avaient manifesté leur hostilité à ce projet.

Les étudiants en médecine craignent de voir l’entièreté du cursus de médecine peu à peu privatisé, au détriment de la qualité et de l’accessibilité. Si le niveau des facultés  privées de médecine est nettement inférieur, il n’en demeure pas moins qu’elles sont extrêmement chères pour les étudiants, et n’occasionnent, par définition, pratiquement aucun frais pour le gouvernement. À terme, si les étudiants issus du privé peuvent remplir les postes dans les CHU et ainsi remplacer ceux issus du public, quel sera l’intérêt pour le gouvernement marocain de continuer à financer lourdement des facultés publiques si toute la formation, de l’université à l’hôpital, peut être supportée par le privé ? « Ils disent qu’il ne s’agit que d’un concours, mais la question réelle est celle d’une privatisation des études […] Nous refusons catégoriquement la création de toute passerelle privé-public qui créerait un cycle de destruction de la faculté publique similaire à ce qui s’est passé pour l’école publique » clame un manifestant.

QUELLES PERSPECTIVES POUR LE MOUVEMENT ÉTUDIANT ?

« Aujourd’hui, les étudiants sont encore divisés. Les étudiants en sciences ne viennent pas aider ceux de médecine et inversement. Mais la division est le résultat des manœuvres du Roi Hassan II (NDLR : père du Souverain actuel Mohammed VI) parce que le mouvement étudiant, quand il est uni, est toujours une menace pour le pouvoir » analyse un jeune étudiant de Marrakech, lui-même meneur de son mouvement localement.

Au Maroc comme ailleurs, les étudiants jouent fréquemment un rôle d’avant-garde dans la mise en mouvement des combats politiques. Le fait qu’autant d’étudiants se mobilisent pour des thèmes aussi généraux que ceux des services publics et des privatisations est tout à fait significatif de leur niveau de conscience et de politisation.

En effet, la question des privatisations est au cœur de nombreux enjeux depuis des années, et l’accélération de celles-ci suscite d’importants mécontentements dans toutes les couches de la population[9][10].

Par ailleurs, le mouvement des étudiants en médecine semble avoir déjà conscience de la nécessité d’alliances plus larges au sein de la société civile. La CNEM (Confédération nationale des étudiants en médecine du Maroc), regroupant les étudiants en médecine, dentisterie et pharmacie, qui chapeaute l’ensemble des implantations locales dans toutes les facultés publiques, a choisi de tenir sa conférence de presse au siège de l’AMDH (Association marocaine des droits de l’homme), organisation centrale dans la vie démocratique et la lutte pour les droits humains et sociaux au Maroc. Enfin, la CNEM a choisi d’organiser des sit-in à travers plusieurs villes du pays à l’occasion du 1er mai[11], déclarant être prête à risquer la non-validation des examens de fin d’année avec la formule « Une année blanche vaut mieux qu’un futur noir ».

En parallèle, à la fin du mois de mars, plusieurs milliers d’enseignants ont manifesté en faveur de la gratuité de l’enseignement dans les rues de Rabat[12]. Des liens se tissent avec certaines revendications des médecins du service public qui dénoncent « l’effondrement du secteur de la santé publique au Maroc ainsi que la dépression observée dans les rangs des médecins du public qui ont du mal à exercer leur métier dans les conditions déplorables que connaissent les établissements de santé au Royaume »[13].

Il est donc tout à fait significatif de voir les couches étudiantes, plutôt issues des classes moyennes ou supérieures, se lancer avec détermination dans la lutte politique, tout en se positionnant sur des thèmes qui, en réalité, transcendent les divisions sociales ou régionales, tout en travaillant aux alliances possibles dans la société civile.

Sous le règne d’Hassan II, père du souverain actuel, le mouvement étudiant avait joué un rôle central dans la contestation populaire, en particulier lors des événements de mars 1965 [14]. Un étudiant de 23 ans décrit la stratégie du pouvoir de l’époque « les étudiants de toutes les facultés étaient unis, et le pouvoir a tout fait pour les diviser. Malheureusement ces divisions existent encore aujourd’hui, mais l’unité se reconstruit peu à peu ».

Si la contestation ne vise certainement pas le Souverain Mohammed VI, le gouvernement est pointé du doigt et ces événements peuvent marquer un pas important dans la vie politique marocaine. Une étudiante sur place résume la perspective actuelle « La plus grande leçon que nous avons tirée du précédent mouvement est que notre union fait notre force, et que lorsque l’étudiant en médecine se lève, il ne se rassoit pas avant d’avoir atteint son objectif. »

[1] https://www.bladi.net/maroc-le-gouvernement-face-a-la-grogne-des-etudiants-en-medecine,55441.html

[2] https://fr.hespress.com/66521-cnem-les-futurs-medecins-boycottent-les-examens-du-s2.html

[3] https://fr.hespress.com/67546-cnem-les-medecins-externes-en-greve-a-partir-de-ce-lundi-29-avril.html

[4] https://www.huffpostmaghreb.com/2015/11/03/etudiant-medecine-maroc_n_8462492.html

[5] https://www.9rayti.com/actualite/manifestations-etudiants-medecine-2015

[6] https://www.huffpostmaghreb.com/2016/07/27/manifestation-sit-in-etudiants-medecine-ministere-de-la-sante_n_11215252.html

[7] http://www.lopinion.ma/def.asp?codelangue=23&id_info=47298

[8] https://www.letudiant.fr/etudes/medecine-sante/medecine-les-etudiants-marocains-en-guerre-contre-le-service-medical-obligatoire.html

[9] https://www.jeuneafrique.com/652457/economie/privatisations-au-maroc-le-tresor-table-sur-5-a-6-millions-de-dirhams/

[10] https://www.medias24.com/MAROC/ECONOMIE/ECONOMIE/186869-Les-privatisations-une-fausse-bonne-idee.html

[11] https://www.leconomiste.com/article/1044731-medecine-le-spectre-d-une-annee-blanche-plane-toujours

[12] https://www.rtbf.be/info/monde/detail_maroc-des-milliers-d-enseignants-manifestent-rabat-en-faveur-de-l-enseignement-gratuit?id=10179349

[13] https://www.bladi.net/maroc-medecins-manifestation,55261.html

[14] https://www.jeuneafrique.com/86510/archives-thematique/que-s-est-il-vraiment-pass-le-23-mars-1965/

Les gilets jaunes : le retour du corps des pauvres

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Au mois de mai dernier, Édouard Louis publiait Qui a tué mon père. Dans cet ouvrage ramassé et poignant, l’écrivain rappelle que la politique est toujours in fine une question de vie ou de mort, qu’elle s’exerce sur les corps. Si le corps usé du père d’Édouard Louis « accuse l’histoire politique », c’est que les classes dominées subissent dans leur chair la violence sociale qui leur est faite, c’est que le corps cassé, épuisé de l’ouvrier incarne et résume l’injustice de l’ordre capitaliste. Six mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes redouble sur la scène politique ce qui a eu lieu sur la scène littéraire.


Le gilet jaune… et le corps qui le revêt

Édouard Louis commente ainsi l’irruption des corps populaires à la faveur du mouvement des gilets jaunes : « J’ai du mal à décrire le choc que j’ai ressenti quand j’ai vu apparaître les premières images des gilets jaunes. Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n’apparaissent presque jamais dans l’espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par l’humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l’exclusion sociale et géographique. Je voyais des corps fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés. » L’irruption des corps dominés passe d’abord par l’emblème que les manifestants se sont choisi : le gilet jaune est un signal. Signal d’un corps vulnérable qu’il s’agit de faire apparaître, de mettre en évidence. Signal d’un corps en danger qu’il faut rendre visible, signaler à l’attention et à la vigilance d’autrui. Les gilets jaunes sont le signal du retour du corps des pauvres en politique.

Les très nombreux blocages de ronds-points et de péages, ou simplement la présence en ces lieux, manifestent l’importance du corps dans le mouvement. Les gilets jaunes font physiquement obstacle – souvent avec bienveillance – à la circulation des personnes et des marchandises, ils sont autant de grains de sable dans la fluidité rêvée de l’économie néo-libérale. Leurs corps sont ce qui coince, ce qui grippe, ce qui achoppe. Le gilet jaune, porté par un automobiliste en panne ou un travailleur sur un chantier d’autoroute, est aussi le signal d’un corps immobile au milieu du mouvement général et incessant. Voilà pourquoi tout commence avec le prix de l’essence : les gilets jaunes, grands perdants d’une société qui exalte et exige la mobilité de tous, sont le symbole de la France immobile, non pas en ce qu’elle serait rétive au progrès ou repliée sur elle-même et fermée au monde, mais parce qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de la mobilité qu’on lui impose, ou parce qu’elle refuse la mobilisation des corps dans le grand déménagement du monde néo-libéral. Le gilet jaune est la formidable métonymie de ces corps en détresse, de ces corps immobilisés dans et par leur condition sociale.

Corps à corps

La spectaculaire irruption des corps populaires se joue ensuite sur les plateaux de télévision : le contraste éloquent entre gilets jaunes, députés et ministres ne réside pas seulement dans les discours mais aussi dans les attitudes, les postures, les vêtements, les manières de se tenir, d’intervenir. Si bien qu’en une telle arène, les corps des gilets jaunes apparaissent toujours déplacés, dans le sens le plus littéral du terme. Ces corps ne sont plus à leur place, c’est-à-dire à la place – souffrante, soumise, réifiée – que leur a assignée le capitalisme néo-libéral. Ils ne sont plus à leur place d’objets : objets de reportages, de commentaires ou de statistiques savamment décryptées. Le scandale vient de ce que les corps des pauvres sont désormais « invités » à la table des experts et des éditorialistes. Et les pauvres, hélas, se tiennent souvent mal, obligeant parfois les journalistes à leur donner quelques leçons de maintien. L’entre-soi feutré et le jeu bien réglé des discussions entre belles personnes s’en voient singulièrement perturbés. La confrontation des habitus fut, avant même celle des idées, la démonstration la plus flagrante de ce corps à corps entre classes sociales que les gilets jaunes ont imposé.

Le corps à corps recherché dès les premières expressions du mouvement lui confère un caractère indéniablement insurrectionnel. Le corps à corps occupe le vide inquiétant laissé par des « corps intermédiaires » méprisés et disqualifiés, parfois par le pouvoir lui-même[1]. C’est que les gilets jaunes, lassés des formes galvaudées d’une démocratie représentative qui ne tient plus ses promesses, ont d’emblée souhaité s’approcher directement du corps et du cœur du pouvoir, tout particulièrement de son incarnation présidentielle. Dès le 17 novembre, les chaînes d’information en continu diffusent à l’envi les images des manifestants attroupés devant l’Élysée. Ce désir de confrontation physique, qui s’assouvit parfois en simulacres d’exécution d’Emmanuel Macron, a quelque chose de troublant. Il explique l’obstination des gilets jaunes à manifester sur les Champs-Élysées, place de la Madeleine ou de la Concorde, jamais très loin du Palais. Corps contre corps : la violence qui se déchaîne certains samedis rappelle à tous, comme l’explique Juan Branco[2], que la politique n’est pas un simple jeu, une lutte des places ou une partie d’échecs entre gens de bonne compagnie. Les tenants de l’ordre sociopolitique qui défait les corps, les marque et parfois les détruit, comprennent alors que la violence qu’ils imposent, lorsqu’elle devient trop insupportable, risque de se retourner contre eux.

Le corps dérobé d’Emmanuel Macron

Mais dans ce corps à corps, l’un se dérobe. Les gilets jaunes exhibent des corps maltraités ou épuisés, traversés d’affects et de soubresauts. Aux convulsions du corps social, ils attendent que le pouvoir réponde de manière incarnée. Non pas seulement par les mots et les concepts, mais par l’action et le geste, quelque chose qui montrerait que le pouvoir lui-même est touché, dans son corps, par ce qui se déploie sous ses yeux. Or, le pouvoir continue de lui présenter un corps sur papier glacé. La théorie des deux corps du roi élaborée par Kantorowicz est bien connue : le roi est doté d’un corps physique, terrestre, mortel et d’un corps mystique et immortel symbolisant la communauté politique. Emmanuel Macron a surinvesti le corps mystique dès le soir de son élection et son apparition dans l’obscurité de la cour du Louvre, au risque de se couper de la réalité du corps social. Lorsque le président va « au contact », comme aiment le dire les conseillers en communication, les gestes et les mots sont souvent maladroits, perçus comme hautains et méprisants.

La réception de l’allocution du 10 décembre est de ce point de vue très intéressante. Les signes physiques de fatigue ou de nervosité, les indices d’un trouble qui pouvaient manifester l’émotion du corps touché, ont été scrutés avec autant d’attention que les annonces politiques. Les mains du président, ostensiblement posées à plat sur la table, ont suscité l’interrogation et la raillerie. Le geste, quelle que soit son intention, rate son objectif, semble faux et affecté. L’été dernier, Emmanuel Macron a pourtant lui-même mis en scène un corps à corps avec le peuple (« qu’ils viennent me chercher ») exposant, du moins verbalement, son corps physique mais en le dérobant dans le même temps puisqu’un tel défi, opportunément filmé et diffusé sur les réseaux sociaux, était lancé depuis la cour de la maison de l’Amérique latine devant un aréopage de ministres. Paradoxalement, le corps du président s’exposait faussement pour protéger son propre garde du corps… C’est sans doute dans ce double retranchement du corps présidentiel, dans cette inaccessibilité jupitérienne et bravache qu’une partie du mouvement des gilets jaunes prend ses racines.

Un épisode apparemment anodin et superficiel de cette crise politique majeure révèle la mesure de ce qui se joue au niveau du corps présidentiel et de sa difficulté à s’incarner. Un article du Monde daté du 22 décembre rapporte les paroles d’un député de la majorité affirmant qu’Emmanuel Macron « ne sort plus sans se maquiller tellement il est marqué » et ajoutant : « il se maquille même les mains ». Si l’information fut reprise par la presse people comme par la presse la plus sérieuse, c’est que l’on sent bien qu’elle est grosse d’une vérité plus profonde qu’il n’y paraît et qu’elle dépasse de loin l’anecdote de communicant. Ce maquillage permanent et intégral qui recouvre « même les mains », soit l’outil de travail des classes les plus modestes, est l’ultime signe d’un corps présidentiel faux et lisse incapable d’être touché ou de toucher. Isabelle Adjani, dans un article qui là encore a largement débordé les pages de la presse légère, parle d’une « impossibilité tactile […] avec le corps du pauvre »[3]. Alors que les gilets jaunes exposent sans fard des corps que l’on a longtemps voulu enfermer dans la honte, « se met[tent] à nu »[4] selon les mots de l’une des figures du mouvement, le pouvoir continue d’exhiber le corps artificiel et distant qui a pourtant miné sa légitimité et qui « accuse », pour reprendre le terme d’Édouard Louis, la distance glacée de sa politique au service des dominants. Il y a peu, le président a prononcé ses vœux debout face aux Français, optant pour une verticalité frontale qui met en scène un corps inébranlable, qui ne fléchit pas. Alors que les gilets jaunes, physiquement et métaphoriquement, exhibent marques et empreintes, blessures et fêlures, le pouvoir s’en tient à l’apparente impassibilité, aux illusions de la surface. La révolte des gilets jaunes est fondamentalement une protestation contre cette négation toute néo-libérale de ce qui est fragile et précaire et qui s’inscrit à même la peau, celle qu’on essaie de sauver quand tout semble perdu, celle qu’on laisse parfois quand on n’en peut plus.

[1] Sur ce point, voir la tribune de Guillaume Le Blanc (« Les deux corps de la manifestation ») parue dans Libération le 6 décembre 2018.

[2] “Là-bas si j’y suis”, 21 décembre 2018, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/Juan-Branco-desosse-Macron.

[3] Interview donnée dans Elle, paru le 28 décembre 2018.

[4] Ingrid Levavasseur, aide-soignante, intervenait dans La Grande explication le 29 novembre 2018.