Benoît Coquard : « Les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner »

Commune du Val d’Oingt (69) vue du ciel. © Lucas Gallone

Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme « France périphérique » ou « France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’État, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.

Le Vent Se Lève – La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?

Benoît Coquard – Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les États-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.

L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.

Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville. De fait, les classes populaires des villes n’ont pas les mêmes emplois que les classes populaires rurales. Dans le rural, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés et stabilisés, donc plus proches du petit patronat et des artisans. Ces fréquentations sociales encouragent le vote à l’extrême-droite. A l’inverse, le salariat précarisé et uberisé des grandes villes est moins attiré par l’offre politique du RN parce que les groupes sociaux qui jouent le rôle de leaders d’opinion locaux votent peu pour ce parti. Derrière la géographie, il y a donc toujours la question sociale.

« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »

C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).

LVSL – La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?

B. C. – D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.

Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… Elle est payante de suite, parce qu’elle n’implique pas une véritable amélioration de sa condition, mais simplement un transfert de honte sociale vers d’autres catégories de la population, ou vers ses semblables qui auront un peu moins de facilité à défendre leur respectabilité.

« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »

A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.

LVSL – Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?

B. C. – C’est une très bonne question. Ceux que j’appelais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin. 

Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.

Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).

À l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…

LVSL – Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?

B.C. – Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.

Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée. 

« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »

Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.

La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.

Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.

« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »

Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes » et donc autant se lier avec un petit nombre de personnes. De la même manière, s’il faut être pistonné pour avoir une bonne place sur le marché du travail, on ne va pas donner le « tuyau » à tout le monde, mais seulement à quelques potes avec qui on fait du travail au noir le week-end. Tout ce registre qui consiste à voir la solidarité comme forcément sélective, au détriment d’autres populations avec lesquelles vous êtes en concurrence, droitise beaucoup la population.

LVSL – Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie » qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?

B. C. – Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.

Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.

C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’État n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.

LVSL – Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’État qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

B.C. C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. Avec le numérique, les citoyens sont contrôlés plus étroitement et un jeu d’attentes et de menaces se met en place. Certains sont satisfaits par le fait de pouvoir faire leurs démarches depuis chez eux n’importe quand, tandis que d’autres ont un sentiment d’incompétence car ils ne peuvent pas se saisir de ces outils. 

« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »

Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’État et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.

LVSL – Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?

B.C. – Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.

Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.

« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »

Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.

Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.

Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.

Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.

LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’État ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?

B.C. – Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus. 

Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.

La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points. 

Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales. 

J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.

Marie Pochon : « Notre ambition est de construire une véritable écologie populaire »

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

Marie Pochon est l’une des rares députés écologistes à « porter la voix des territoires à l’Assemblée nationale », selon sa propre expression. Ses combats pour l’obtention de prix planchers pour les agriculteurs, la préservation des exploitations agricoles familiales ou encore l’accès à la mobilité dans les campagnes vont dans le sens de l’« écologie populaire » qu’elle appelle de ses vœux : une écologie qui priorise les préoccupations et les besoins du quotidien (se nourrir convenablement, se loger, se déplacer) partout sur le territoire. Alors que les territoires ruraux sont les premiers touchés par l’appauvrissement des services publics, la concurrence économique ou encore le dérèglement climatique, l’écologie en France reste souvent dépeinte comme « bobo », urbaine et déconnectée. Quels changements adopter, dans la posture et dans le discours, pour rompre avec cette image ? Comment incarner les ruralités dans leur diversité depuis les lieux de pouvoir ? Quelles luttes mener, à gauche, pour une écologie sociale et protectrice des exploitants familiaux, des cultures locales et de l’environnement ? La députée de la Drôme nous répond.

LVSL – Comment expliquez-vous la faible présence de votre parti, Les écologistes (ex-EELV), dans les circonscriptions rurales ? Sur quoi s’est jouée votre réélection, selon vous ?

Marie Pochon – Je pense que le manque de représentation de certaines populations au sein de nos institutions est réel et que l’Assemblée nationale ne fait pas exception. Face à cela, j’essaie de porter d’autres voix, ou du moins celles dont je suis dépositaire en tant que députée de la Drôme – ma circonscription comprend 240 communes, toutes de moins de 10.000 habitants.

Je suis convaincue que l’ensemble des propositions que nous portons, chez les écologistes et dans le camp de la gauche, sont tout à fait adaptées, à la fois dans les campagnes et dans les villes. Je crois que c’est par la justice sociale, la justice fiscale, par plus de démocratie et plus d’écologie que l’on revitalisera nos territoires ruraux. Pour autant, ce sont des mots qui ont encore du mal à passer aujourd’hui. Souvent revient cette lecture binaire des « écolo bobos, déconnectés et donneurs de leçon » versus « le bon sens paysan de nos campagnes » qui serait forcément conservateur, de droite voire d’extrême-droite. Il faut casser ce discours, changer nos mots, nos postures et trouver de nouvelles incarnations.

Dans ce sens, le collectif des « ruralités écologistes » dont je suis membre a pour vocation de mettre en avant nos élus ruraux, et notamment nos maires de petites communes rurales qui réalisent des choses formidables et qu’on l’on voit encore trop peu. Nous souhaitons leur donner plus de visibilité et incarner, à travers eux, toute la diversité de nos territoires.

Notre ambition, c’est de construire une véritable écologie populaire, une écologie qui réponde aux préoccupations des gens, qui permette de se nourrir, d’accéder aux soins et aux services publics fondamentaux, de se déplacer… Pour reprendre les mots de Marine Tondelier, nous devons faire en sorte que l’écologie ne se résume pas au « triangle Bastille-Nation-République » (en référence aux places de l’Est parisien où se déroulent de nombreuses manifestations, ndlr).

Concernant ma réélection, je pense qu’elle s’est jouée sur mon implantation dans la circonscription et sur mon travail de terrain. En tant que députée, je mets un point d’honneur à être à l’écoute et dans le dialogue, même avec des gens qui ne voteront jamais pour moi. Je veux que les habitants de ma circonscription sachent que je suis consciente de leur réalité.

LVSL – Quelles sont les spécificités de votre circonscription, la troisième de la Drôme, d’un point de vue sociologique, géographique et économique ? Qu’est-ce que cela vous apprend de la façon de vivre et pratiquer l’écologie dans les campagnes ?

Marie Pochon – Ma circonscription est particulière et très diverse. Ce sont à la fois des territoires de montagne et des grandes plaines. Le secteur agricole y est très développé, avec la viticulture dans le sud, l’élevage, les plantes à parfums et aromatiques. Le tourisme joue un rôle prépondérant dans l’économie locale, tout comme les pôles industriels, notamment du côté de Saint-Paul-Trois-Châteaux avec la centrale nucléaire du Tricastin, une des plus vieilles de France. C’est également une circonscription très attractive : beaucoup de familles et de jeunes souhaitent s’y installer, ce qui est très rare pour un territoire rural. Notre ruralité est aussi très innovante, que ce soit en matière d’agroécologie puisque c’est ici qu’est née la Biovallée, ou d’accueil des réfugiés, avec le premier Contrat territorial d’accueil et d’intégration rural de France.

Cette diversité s’observe aussi d’un point de vue sociologique. Dans certains de nos territoires, la fracture se creuse entre les « gens du pays », qui vivent dans des conditions très précaires et n’ont pas toujours un bagage économique et culturel important, et les nouvelles populations qui viennent acheter une résidence secondaire. Le grand défi, pour ces territoires, c’est de garantir aux enfants du pays de garder leur village vivant, sans être « mangés » par la métropolisation qui menace de les transformer en villages musées. Il faut pour cela mettre autant de protection et de régulation que possible, sur les plans immobilier et agricole notamment.

« Il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas. »

LVSL – Quels seront vos grands sujets de l’année 2025 à l’Assemblée nationale ?

Marie Pochon – D’abord, je vais continuer à travailler sur les questions agricoles. Lors de mon précédent mandat, j’ai été chef de file sur la loi d’orientation agricole et j’ai fait adopter la loi sur les prix planchers pour mieux rémunérer les agriculteurs (qui doit encore être votée par le Sénat, ndlr). La rémunération, c’est le sujet numéro un. Tant que l’on ne parle pas de revenu, on ne parle de rien du tout. Fille de vigneronne drômoise, je suis extrêmement attachée à ces métiers. Ce que je vois, c’est que l’on est en train de se faire manger par la concurrence déloyale, l’abaissement des normes et la course aux prix bas qui vont tuer nos exploitations familiales et pastorales. La Drôme est composée de territoires enclavés, de petites parcelles et de terres permettant des cultures limitées, avec des handicaps naturels évidents. Je pense qu’il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire, elle le dessine. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas.

J’ai également commencé à travailler sur la question des droits des femmes en territoire rural. Souvent, la question féministe est pensée dans les grandes villes, là où il y a les grandes manifestations du 24 novembre par exemple. On imagine toujours les agressions dans les coins de rue, en ville, le soir. Pourtant 50% des féminicides ont lieu dans les territoires ruraux alors que seulement un tiers de la population nationale y vit. Je crois qu’il y a une parole à porter pour lutter contre le silence lié au manque d’anonymat (tout le monde se connaît, donc c’est compliqué de parler) et aux stéréotypes de genre qui sont encore très ancrés. Il faut soutenir les associations et permettre à la gendarmerie d’avoir des brigades itinérantes pour recueillir la parole le plus facilement possible. Beaucoup de femmes n’ont pas la possibilité d’aller jusqu’à la gendarmerie la plus proche.

Au-delà des violences faites aux femmes, il y a la question de la place des femmes dans les territoires ruraux. Souvent, ce sont elles qui tiennent les associations, qui sont très actives dans la vie du territoire et pourtant, on les entend peu. Je pense que c’est important de leur donner de la voix. Je compte m’y employer.

LVSL – Les écologistes sont encore très mal perçus par le monde agricole, qui reste très en colère. Selon vous, quel est le rôle et le pouvoir du premier syndicat agricole, la FNSEA, dans cette conflictualité ?

Marie Pochon – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre première affirmation. Quand on regarde les sondages, et c’est assez étonnant, on voit que la population agricole vote plus pour les écologistes que la population générale. Pour autant, je ne remets pas en cause le fait que beaucoup des mots d’ordre des mobilisations de janvier et février dernier étaient contre ces fameux « écolos bobos ».

Concernant la FNSEA, c’est une organisation bien rodée avec énormément de moyens financiers et humains. Elle co-dirige la politique agricole depuis quarante ans dans ce pays et pendant ce temps, on a vu l’effondrement du nombre d’agriculteurs, l’accroissement de leur l’endettement, la dégradation de la biodiversité, tous ces accords de libre-échange signés… La FNSEA ne défend évidemment pas le même modèle que les écologistes. On se confronte régulièrement. Mais je crois aussi qu’entre les dirigeants nationaux de la FNSEA et ses adhérents, il y a beaucoup de non-dits. Je crois que beaucoup d’agriculteurs sont roulés dans la farine par rapport à ce qui est négocié dans les bureaux ministériels par leur président Arnaud Rousseau, qui ne défend absolument pas les intérêts du monde agricole.

Aujourd’hui, l’agriculture française et européenne est en plein questionnement et je crois que toutes ces mobilisations sont significatives du mur qui est en train de se dresser face à nos agriculteurs. On pourra lever toutes les normes environnementales du monde, comme le demande la FNSEA, mais quand les sols sont rendus infertiles, que l’on n’a plus d’eau, que l’on importe d’Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande de la viande à bas prix, cela devient de plus en plus compliqué. Aujourd’hui, les cours des céréales que l’on produit dans la Drôme dépendent des bourses de New-York et de Pékin. En vérité, on n’a plus aucun contrôle sur rien. Ces dynamiques de marché permanentes, où l’on fait passer le marché au-dessus de toute autre considération, sont délétères pour l’agriculture.

« Le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. »

LVSL – Vous avez défendu à l’Assemblée nationale des prix minimum pour les agriculteurs. Est-ce que ce type de combat a pu changer la perception de certains ? Pensez-vous que cela puisse réellement aboutir ?

Marie Pochon – Je ne sais pas si cela a fait changer la perception de certains. Mais ce n’était pas forcément mon objectif. Je mène ce qui me semble être des combats de bon sens. La question des « prix rémunérateurs », c’est-à-dire qui ne descendent pas en-dessous des coûts de production, me semble être la base de la transition agroécologique que j’appelle de mes vœux. Je crois qu’il faut que l’on puisse massifier l’installation en matière agricole, mais on ne le fera pas tant qu’il n’y aura pas de revenus dignes.

Est-ce que la proposition de loi va aboutir ? Je n’en sais rien. Elle a déjà abouti à l’Assemblée nationale, un peu par surprise. Les rapports de force disaient tout le contraire. Le Rassemblement national s’est abstenu et a laissé les macronistes mener la bataille contre. La droite était tout simplement absente. C’est pour vous dire l’absence de courage politique sur ces questions ! Ceux qui critiquent n’ont absolument rien à proposer en retour.

La proposition de loi a été adoptée en avril 2024. Nous allons maintenant faire en sorte que ce texte soit inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Parallèlement, je viens d’intégrer l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. Je compte bien, dans ce cadre-là, mener la bataille des prix rémunérateurs.

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

LVSL – Dans le cadre du projet de loi de finances 2025, vous avez déposé un amendement visant à financer le permis de conduire aux jeunes ruraux. N’allez-vous pas ainsi à l’encontre d’une partie des écologistes ? Comment articuler le besoin de transport pour les ruraux avec la nécessité de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?

Marie Pochon – Je ne crois pas aller à l’encontre des écologistes. En tous cas, personne ne s’est plaint en interne ! Au-delà de la question environnementale, il s’agit de garantir à chacun et chacune le droit à la mobilité. Aujourd’hui, ce droit, qui a été consacré par la loi LOM en 2019, n’est absolument pas respecté. D’après l’enquête du baromètre des mobilités parue en septembre dernier, près de 40% des gens ont déjà dû renoncer à un déplacement du fait du manque de moyens pour s’y rendre. Cela doit nous alerter.

« Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au “tout-voiture” et ceux dédiés aux mobilités alternatives. »

Pour lutter contre la dépendance à la voiture, il faudrait faire en sorte que chacun ait accès aux mobilités alternatives. Or actuellement, seulement 30 millions d’euros sont débloqués par an, à l’échelle nationale, pour développer ces mobilités en milieu rural. C’est l’équivalent du prix d’un échangeur autoroutier ! Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au « tout-voiture » et ceux dédiés aux autres moyens de transport.

L’idée de l’aide au permis, c’est de lutter contre la fracture territoriale en permettant à chaque jeune d’avoir accès à la mobilité. Quand on n’a pas les moyens de se payer une voiture, souvent, on récupère une voiture qui est de très mauvaise qualité, donc très polluante. On constate aussi que beaucoup de jeunes roulent sans permis parce qu’ils ont besoin de bouger et qu’ils n’ont pas d’autre alternative que la voiture.

LVSL – Le 17 septembre dernier, vous déposiez un texte à l’Assemblée nationale pour que les cahiers de doléances issus des gilets jaunes et du Grand débat national soient rendus accessibles au grand public. Vous en avez vous-même consulté une partie en vous rendant dans les archives départementales de la Drôme. Qu’en avez-vous retenu ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Marie Pochon – On a déposé notre résolution de manière transpartisane en janvier dernier. Elle devait être étudiée le 19 juin à l’Assemblée nationale mais la dissolution est passée par là. Suite aux élections législatives, nous avons écrit une tribune dans Le Monde pour demander au futur gouvernement, quel qu’il soit, de s’inspirer des doléances pour fixer le cap de son action politique. Cela permettait aussi de dépasser cette posture d’un camp contre un autre. Je crois que le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. Il faut pouvoir parler à tout le monde et les doléances permettaient cela.

Nous avons déposé une nouvelle résolution en septembre dernier et nous cherchons toujours à la faire inscrire à l’ordre du jour. Depuis, Michel Barnier a dit qu’il allait mettre deux ou trois conseillers sur l’affaire. Nous lui avons écrit un courrier la semaine passée pour lui demander de les ouvrir à l’ensemble des Françaises et des Français, car c’est le seul moyen de vérifier la sincérité de la démarche.

Sur le contenu, je n’ai pas de vision exhaustive de l’ensemble des cahiers, mais j’ai pu étudier ceux de la Gironde et de la Drôme. Beaucoup de personnes m’en ont envoyé par ailleurs. Ce qui est intéressant, et les chercheurs en parlent mieux que moi, c’est que l’on retrouve souvent les mêmes éléments : le « nous » contre un « eux », les « petits » face aux « grands ». La question de la mobilité et de la dépendance à la voiture, notamment dans les territoires ruraux, est centrale. Parmi les autres thèmes récurrents, on retrouve les services publics, l’accès aux soins, la justice fiscale (avec la suppression de l’ISF) et la démocratie (le RIC et la consultation des citoyens, d’une manière générale). Sur la plus grande consultation citoyenne de notre histoire, seulement 3 à 4% des doléances portent sur les enjeux d’insécurité et d’immigration. Quand on voit l’omniprésence de ces sujets dans les médias, il me semble important de le noter.

LVSL – Plusieurs responsables politiques et associations ont appelé à boycotter la COP 29 pour le climat, qui s’est ouverte le 12 novembre en Azerbaïdjan. Pensez-vous que la France ait réellement une voix à porter dans ces négociations, en dépit du contexte géopolitique actuel et de l’échec de la COP 16 biodiversité le mois dernier ?

Marie Pochon – Je suis totalement défavorable à ce boycott. Je pense que c’est se draper d’une jolie vertu mais ne pas faire avancer grand-chose, ni pour les droits humains en Azerbaïdjan, ni pour le climat. Le fonctionnement des COP et le lieu de chacune d’elles se décident pendant les COP. C’est pourquoi il ne faut pas mener la politique de la chaise vide. Il faut au contraire participer activement pour peser dans les négociations. On ne peut pas laisser les régimes autoritaires discuter entre eux de la manière dont ils vont détruire la planète. Il faut prendre la place tant qu’elle nous est laissée.

Bien évidemment que le contexte géopolitique et que l’état du débat en matière climatique sont très tristes. Il faut donc trouver des fenêtres d’espoir, malgré l’élection de Trump, les cours gaziers et pétroliers qui se portent mieux que jamais depuis l’invasion de l’Ukraine, l’abandon du climat, le développement du climato-scepticisme… Bien évidemment, tout cela est inquiétant, mais ne doit pas altérer notre détermination, car celle-ci est fondée sur des faits scientifiques, sur une alerte pour la survie de la biodiversité, des écosystèmes et de l’espère humaine.

« Je crois que l’on n’a pas le choix de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. »

Aujourd’hui, on ne sait pas dire quelles seront les conditions de vie en 2040-2050. On nous annonce que 40% des espèces connues seraient en risque d’extinction d’ici à 2040. On est en train de vivre des bouleversements absolument vertigineux et je crois que l’on n’a pas d’autre choix que de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. Je crois que c’est notre rôle, en tant qu’écologistes, de le faire aussi lors de ces COP.

LVSL – Impliquée dans le mouvement climat et l’Affaire du siècle en 2018, vous avez vous-même fait vos armes dans le milieu associatif. Quelle perception avez-vous aujourd’hui de ce type de militantisme et de son rôle auprès des responsables politiques ?

Marie Pochon – J’en ai une très bonne perception. Tous les membres de mon équipe travaillent avec des associations, des ONG, des syndicats, et tous types d’organisations pour préparer nos amendements. Ces acteurs extérieurs nous aident, nous conseillent et inspirent mon action. Je l’affirme en toute transparence. Le travail parlementaire n’est pas un travail replié sur lui-même à l’Assemblée nationale.

Je pense que le moment est compliqué pour tout le monde associatif qui gravite autour de la protection de l’environnement et du climat, qui plus est dans une circonscription rurale où il ne fait pas toujours bon de s’affirmer écologiste. On a vu ces dernières années éclore des termes comme « écoterrorisme » pour parler des militants de l’écologie politique.

Si l’on peut déplorer des postures, une forme de verticalité, en aucun cas cela ne mérite le mépris pour ces militants et pour la noble cause qu’ils défendent. Il faut protéger les militants écologistes, leur donner de la voix et les défendre. J’espère, à ma mesure, que cela pourra donner de la force à celles et ceux qui militent dans nos territoires ruraux.

Campagnes : comment stopper le déclin ?

Campagne - Mouhet (Indre)
Retrouver le chemin de nos villages © Damien Barré

À l’issue du confinement, le regain d’intérêt pour les territoires ruraux, et pour un mode de vie différent, semble se confirmer. Celui-ci, fragile, nécessitera l’action volontaire des nouveaux élus des communes rurales. Pour inverser une tendance lourde, la conjoncture ne suffira pas. Il faut accepter de rompre avec les modèles du passé, épuisés, pour créer les conditions d’un développement durable. En se concentrant sur leurs ressources propres et leurs avantages comparatifs, les territoires ruraux tiennent leur destin entre leurs mains.


La circulaire Castaner devait les faire disparaître des résultats aux élections municipales. Pourtant les communes de moins de 9 000 habitants résistent encore. Celles-ci regroupent 52 % du corps électoral, mais 96 % de communes qui ne figurent pas parmi les grosses agglomérationsi. Derrière la polémique, les chiffres sont cruels. Sous l’effet d’un développement économique libéral et l’abandon d’une politique d’aménagement du territoire, la concentration de la population dans les grands centres urbains semble inéxorable.

Si la raréfaction des services publics est un phénomène national, celui-ci est plus violent à la campagne. En effet, il s’y traduit par une disparition complète qui alimente le sentiment d’abandon et ses conséquences politiques. Cette politique fait l’impasse sur les enjeux à moyens et longs termes que représente cette partie de notre territoire et sur les ressources qu’il porte en particulier dans le contexte de la transition environnementale. Quels sont les leviers à disposition des nouveaux élus et des citoyens pour conjurer le sort et préparer l’avenir ?

L’aboutissement d’un long déclin

En préambule, il convient de rappeler que le phénomène de « dévitalisation rural » est ancien et continu. En effet, l’exode rural, c’est à dire la baisse de la population dans des communes moins denses, n’est pas une tendance récente. La France a résisté longtemps à un phénomène qui fut plus brutal au Royaume-Uni par exemple et l’essentiel des villages que nous connaissons actuellement a atteint son apogée démographique à la fin du XIXe siècle. La base des populations de l’Insee nous renseigne : sur un total de 34 612 communesi fin 2017, plus de la moitié avait vu sa population diminuer par rapport à 1900. Dans le même temps, la population nationale n’a cessé de croître. La population cumulée de ces communes ne représentait plus que 16 % de la population nationale contre 43 % au début du siècle dernier. Ce déclin démographique n’est pas parfaitement linéaire et s’est sérieusement accéléré après la seconde guerre mondiale. Ce mouvement fut porté notamment par la mécanisation agricole et les besoins induits par la reconstruction.

Pour témoigner de l’ampleur de ce phénomène, il faut souligner que ces villages ont perdu en moyenne 333 habitants sur un siècle et 20% des communes ont vu leur population baisser de moitié. Pourtant, ce qui fait la sensibilité de ce phénomène, c’est qu’il n’est pas exclusivement statistique. Jean-Pierre Le Goff ou Raymond Depardon l’ont montré chacun avec leurs outils, c’est aussi la fin d’un monde relativement clos. Traversé par les traditions, il y règne un fort esprit de communauté. Cette disparition suscite un fort sentiment de vulnérabilité et de perte. Alimentée par le développement de la consommation de masse et l’uniformisation des modes de vie, elle est accélérée par l’introduction des outils numériques qui favorisent le repli sur soi, y compris auprès des personnes âgées. Dès lors, une vision pessimiste de la disparition inéluctable d’un monde semble s’imposer, en particulier chez les anciens, ce qui rend aujourd’hui plus difficile l’invention d’un nouveau modèle propre.

Pourtant, il convient de replacer les difficultés rencontrées par les territoires ruraux dans une perspective plus large. Ce phénomène de déclin démographique et culturel du monde rural, engagé de longue date, arrive à son terme. En témoignent les 10% de communes comptant moins de 150 habitants, qui vivent sous la menace permanente de la disparition. Géographiquement ensuite, car il convient de penser la problématique de la désertification rurale à l’aune des déséquilibres des territoires. L’analyse qui consiste à opposer les villes « gagnantes de la mondialisation » aux campagnes «perdantes » jouit d’un certain succès. Pourtant il s’agit d’une impasse intellectuelle. Elle néglige ce fait élémentaire : une grande partie des citadins présentent des attaches rurales, plus ou moins anciennes. En réalité, tout le territoire subit les conséquences d’une politique libérale, qui consiste à laisser faire le marché. Cette logique participe à concentrer les richesses, les emplois et les hommes et laisse croître les inégalités, y compris entre les territoires.

Les grandes agglomérations ont concentré la croissance démographique de la décennie passée. Elles ont capté 87,6 % des 5,4 millions d’habitants supplémentaires en France entre 1999 et 2013, tandis que les campagnes se dépeuplent. Pourtant, cette politique impacte ces deux types de territoires quoique sous des formes différentes. Aussi, la lutte pour le maintien des services publics prend des formes radicales dans les zones rurales car la fermeture d’un service signifie sa disparition complète pour tout un « bassin de vie » ii. Pour autant, les villes ne sont pas épargnées par les fermetures de maternité par exemple et les urbains doivent affronter des services hospitaliers sous-dotés et congestionnés. De la même façon, l’allongement des durées de trajet domicile-travail ou l’accroissement du nombre de déplacements contraints s’expliquent d’un côté par l’éloignement des services et des emplois et l’autre par l’étalement urbain, mais avec les mêmes effets sur le quotidien des habitantsiii.

Déplacements contraints

Enfin, la pollution des villes était jadis opposée à l’air pur de la campagne. L’ampleur des atteintes à l’environnement nous oblige à réviser ce constat. Deux illustrations : lors de la canicule de 2018, la vague de pollution de l’air a touché indifféremment villes et campagnes et les populations des campagnes sont également plus exposées à l’usage de produits chimiques. L’accumulation de ces constats conduit donc à dépasser le clivage zones rurales/zones urbaines. Nos problématiques communes obligent à faire front pour trouver des remèdes structurels. Une seule politique de saupoudrage ou de péréquation se révélera insuffisante. Il devient dès lors nécessaire pour les territoires ruraux d’emprunter leur propre voie pour aborder ces nécessaires transformations.

Première impasse : le ruissellement territorial

Pour dépasser le clivage entre territoires urbains et territoires ruraux, la tentation de nombre d’élus est de s’arrimer aux dynamiques urbaines. C’est cette vision d’un « ruissellement » territorial qui préside aux destinées des politiques de l’aménagement. Elle s’est vue consacrée de manière caricaturale dans le cadre de la loi NOTRE, au travers du renforcement des métropoles. Cette vision a également un impact concret pour les départements ruraux. En cherchant à concentrer ressources et services dans la ville-centre, afin de créer des locomotives territoriales qui dynamisent le territoire environnant, le résultat immédiat et visible se limite à la dévitalisation des campagnes. Un exemple parmi d’autres, la création de maisons de services publics, censées remédier à leur éloignement, risque de se traduire à court terme par leur concentration dans des chefs lieux retenus au détriment des services existants encore dans les petites communes. En effet, l’ouverture de ces maisons va de pair avec la fermeture des plus petites unités comme l’illustre le tableau suivant. Sans compter que la gamme de services accessibles n’est pas totalement identique et que ces données globales ne disent rien de la répartition géographique des ouvertures et fermetures de sites :

Services

Evolution

Maison France Services

+ 300 en 2020, + 2 000 d’ici 2022

La Poste

– 404 bureaux en 2016, + 541 agences communales avec un service limité (pas d’opération bancaire)

– 5000 agences entre 2015 et 2017

Pôle Emploi

915 agences en 2017 → 905 agences

CAF

De 123 agences à 101 agences entre 2012 et 2019iv

CPAM

Données non disponibles, mais des fermetures sont effectivesiv v

Mutualité Sociale Agricole

Données non disponibles

 

Cette orientation a pourtant produit des effets. Mais ceux-ci sont limités aux communes périurbaines, qui rassemblent selon l’INSEE une majorité de la population vivant en milieu rural . Cette catégorie qui forme la notion de « France périphérique » dans l’imaginaire collectif est constituée de banlieues qui tirent parti des prix immobilier trop élevés en cœur de ville ou de la recherche d’espace par des familles. Attractives, elles voient s’installer des actifs qui travaillent en ville et sont soumis à de fortes contraintes de transports. À titre d’illustration, pour la seule région Auvergne-Rhône Alpes, ces nouvelles installations représentaient sur un an 4,5 % de la population totale de ces campagnesi. L’absence d’activité économique liée à une population croissante créent des contraintes fortes dans certaines communes, qui deviennent de plus en plus dépendantes des villes, qui s’expriment aussi politiquement pour répondre aux besoins de services et d’équipements. En raison d’allers-retours en ville, ce mode de vie favorise enfin la consommation dans les centres-commerciaux installés à cet effet en bordure des villes.

Seconde impasse : des territoires récréatifs

Cette stratégie est très dépendante de la géographie, et est pour l’essentiel d’avantage subie que choisie. Pour les territoires plus éloignés, une stratégie consciente consiste à développer le tourisme, qui s’appuierait sur les bénéfices de l’attractivité de la France. Malgré une activité dynamique dans toutes les régionsvi, Paris et l’Île de France continuent de concentrer la croissance du nombre de touristesvii autour du triptyque Disneyland, musée du Louvre, Tour Eiffel. Or, le rayonnement de Paris peine à bénéficier à l’ensemble du territoire. Au contraire, il contribue à alimenter ces déséquilibres. Pourtant, cette stratégie a été très profitable jusqu’à présent à un département comme la Vienne. Sous l’impulsion de René Monoury et du Conseil général de la Vienne est engagée la construction du Futuroscope en 1984. Un parc d’attraction au milieu des champs qui sera inauguré en 1987. Le caractère novateur de cette démarche, accompagné d’une véritable stratégie, a permis de développer tout un écosystème d’attractions et d’hébergements. Jusqu’à l’obtention d’une liaison TGV avec Paris et récemment l’ouverture d’un Center Parcs au Nord du département. Toutefois cette histoire ne fut pas linéaire et le parc d’attraction a frôlé la faillite. Le Conseil général avait cédé sa gestion à un partenaire privé, et dut le reprendre. Au-delà, cette stratégie risque de finir par s’essouffler. Tout d’abord, le parc a atteint sa vitesse de croisière. Sa fréquentation annuelle peine à dépasser les 2 millions de visiteurs depuis 2009. Qui plus est, la concurrence entre les territoires s’est accrue sur ce secteur, comme en témoigne les régulières campagnes de publicité.

En outre, le tourisme reste un secteur peu générateur d’emplois, en particulier d’emplois qualifiés. Ainsi, si le département est moins touché que la moyenne par le chômage, il est significatif que Châtellerault soit la ville la plus frappée par le manque d’emplois. Il s’agit pourtant de la ville la plus proche du Futuroscope et de sa zone d’activité, signe des limites de ce type de développement. Enfin, cette stratégie encourage les décideurs à séduire les touristes. Ces politiques finissent par négliger les populations résidant sur place. Le littoral et la montagne sont particulièrement frappés par ces phénomènes d’afflux ponctuels et démesurés de visiteurs. Avec un impact psychologique fort, lié à la transformation d’un pays vivant en une vitrine pour touristes, dont Houellebecq a pu montrer les effets.

 

Carte touristique de la ViennePlan de développement touristique 2018-2021 – Département de la Vienne

 

Enfin, de nouvelles logiques à l’œuvre ne permettent pas davantage d’assurer sérieusement les conditions d’un développement durable pour les campagnes. Les projets de contractualisation sont pourtant séduisants à première vue. La démarche louable de développement durable incite certaines villes à contractualiser avec les territoires ruraux. Qualité de l’environnement, approvisionnement agricole… cette logique présente l’avantage de rappeler les interdépendances entre centres urbains et campagne et de les organiser. Si cette démarche n’en est qu’à ses prémisses, elle présente déjà plusieurs risques. Tout d’abord, la dimension des villes et les règles d’attribution des marchés publics risquent de conduire à favoriser des grandes exploitations, seules capables de répondre aux besoins d’une agglomération ou à un cahier des charges restrictif et d’encourager ainsi le phénomène de disparition de la paysannerie. Par ailleurs, le rapport de force est tellement déséquilibré qu’il sera aisé pour une métropole de mettre en concurrence les collectivités rurales ou bien de leur imposer ses règles et ses vues de façon unilatérale.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation –, une même logique de vassalisation des campagnes s’impose.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation – une même logique de vassalisation des campagnes s’impose. Cette vision, bien que produisant des résultats à court terme et en accord avec la politique nationale, finit par rendre complètement dépendants les territoires ruraux, contribuant si ce n’est à leur effacement du moins à leur fragilisation. Enfin, ce mouvement arrive à son terme en raison des impératifs environnementaux : nombreux ou longs déplacements, artificialisation des sols… Mais il est également sources de tensions sociales en diffusant un mode de vie urbain au détriment de la spécificité des campagnes entraînant notamment l’anonymisation des relations et le repli sur le cadre privé de la maison et du jardin.

Troisième impasse : tout miser sur un gros investisseur

Pour déjouer ces impasses, les élus ont engagé depuis les années 2000 une nouvelle démarche. S’inscrivant dans une logique de compétitivité des territoires qui a envahi le discours public ces dernières décennies, l’idée consiste à élever les territoires ruraux aux standards modernes à grands coups de projets futuristes ou de grande envergure. Cette posture, si elle permet de se dégager de la tutelle des grandes villes, contribue à soumettre les campagnes au bon vouloir d’investisseurs ou de chefs d’entreprises. Or leurs ambitions ne sont pas toujours alignées avec celles de la collectivité. En outre, les élus confrontés à une forme de détresse économique sont facilement sensibles aux perspectives radieuses des investisseurs.Les résultats de ces démarches audacieuses n’ont pas toujours été à la hauteur des moyens engagés. Tout d’abord, l’attente de l’implantation d’une entreprise providentielle, venue de l’extérieur reste une perspective précaire. Elles sont attirées par un foncier bon marché et par l’opportunité d’un soutien public. Ces projets alléchants génèrent de rapides évolutions de la population. Censés servir de locomotives territoriales, ils finissent par concentrer en un centre unique un nombre important d’emplois. C’est pour ce motif que le maire de Chartres a refusé l’implantation d’un centre logistique sur sa ville, censé créer 2000 emplois, une décision ensuite suivie par d’autres élus locaux face à des projets similaires d’Amazon. En effet, la ville aurait dû attirer des travailleurs pour satisfaire à ce besoin, s’engager sur la construction de logements et d’infrastructures, sans garantie sur la durabilité de l’entreprise. Au-delà, les emplois crées sont souvent précaires. L’aspiration soudaine de salariés peut en outre nuire au tissu économique existant en le privant de main d’œuvre. Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble donc révolu.

Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble révolu.

Un autre exemple, à échelle plus modeste, est donné par la multiplication des projets éoliens. Les entreprises engagées dans cette industrie ne manquent pas de faire valoir l’intérêt financier de cette activité. Au-delà du débat passionné sur le bien fondé de ce mode de production d’énergie, la décision de poursuivre ce type de projet reste encore trop peu transparente. Elle représente trop souvent une opportunité financière plutôt que l’amorce d’un réel projet de développement territorial. Avec à la clef des retombées directes limitées pour les communes qui ne bénéficient pas de l’essentiel des recettes induites. Comme 75 % des communautés de communes sont à fiscalité unique, les bénéfices sont en fait partagés avec les communes voisines.

Une autre voie consiste à équiper le territoire d’infrastructures capables de rivaliser avec les centres urbains. Pour cela, le déploiement de la fibre a fait l’objet d’un engagement de la part du gouvernement Hollande pour encourager ces réseaux à hauteur de 3,3 Md€ dans les territoires moins densesiii. En parallèle, les conseils départementaux ont accompagné ce mouvement avec la constitution de Réseaux d’Initiative publique (RIP), financés pour plus de 10 Md€, en particulier pour les territoires non-couverts par les opérateurs privés. Ces investissements massifs reposent sur la promesse de redistribution des richesses offertes par les réseaux, mais qui se révèlent historiquement décevantes car ces derniers tendent à favoriser les nœuds de réseaux. Ces investissements reposent sur une hypothèse de ré-allocation géographique du travail, qui justifie également la création de tiers lieux à la campagne. En revanche, le souhait des collectivités de rester dans la course peut conduire à des décisions plus risquées ou inadaptées. En témoignent les différents projets d’Hyperloop menés en parallèle sur le territoire. Ainsi, la région Nouvelle Aquitaine a décidé d’accompagner le développement d’un tel projet aux abords de Limoges à hauteur de 2 M€. Non seulement ce type de projets promus comme innovants est peu pertinent mais ce type d’investissement peut vite devenir la proie de comportements opportunistes par les porteurs de projets sur un territoire rural. En outre, la légitimité d’une collectivité à s’engager dans un domaine où il existe déjà des expérimentations portées par des privés n’est pas probante. En réalité, ce ce type d’infrastructures et de projets à risque devrait être développé par l’État, ne serait ce que dans un soucis de rationalisation des investissements. L’implication des collectivités locales dans le capital-développement ne doit pas pour autant être exclu, mais la logique voudrait qu’elle soit limitée à des projets plus modestes, en nombre suffisant, qui permettent de diluer le risque.

Il arrive même que les investissements providentiels provenant de l’extérieur se révèlent être une véritable malédiction. Châteauroux, et le reste de son département, l’Indre, font office de cas d’école. Historiquement très agricole et doté d’une industrie très modeste, le département est bousculé par l’installation d’une base de l’OTAN en 1951. L’afflux de soldats américains et de leurs familles, on en comptera jusqu’à 7000 en 1958, constitue un choc sur le plan moral comme économique. Châteauroux devient soudain la ville la plus américaine de France. En parallèle, ils faisaient du modeste aéroport existant l’un des plus grands d’Europe. Toutefois, une économie de rente entoure très vite cette installation. Ainsi on voit se multiplier des bars, des lieux de sorties pour les G.I. ou encore des garagistes pour voitures américaines. Si bien que le départ des américains, en 1966, se révèle tout aussi brutal, mettant en cause près de 2400 emplois directs. C’est également tout une part de l’activité périphérique à la base militaire qui décline, sans que le département ne s’en remette complètement. Signe d’un basculement du monde, un projet de développement chinois est présenté en 2007 autour de ce même aéroport. Il doit comporter une plateforme logistique d’ampleur et réunir des activités d’import-export. Des garanties sont prises par la collectivité sur l’embauche de salariés locaux et des milliers d’emplois doivent naître. Hélas, le temps d’investissement des partenaires chinois ne correspond pas aux impératifs d’un département rural en déclin. Depuis le projet a dû être fortement révisé, faute d’investissements effectifs. Cet exemple constitue néanmoins une illustration significative. Un afflux soudain et exogène d’activité peut présenter des effets pervers pour un territoire Et même constituer une véritable menace pour la collectivité en matière d’investissement ou de souveraineté.

Après le Covid-19, la revanche des campagnes ?

Dans ce sombre contexte, le temps des campagnes est pourtant venu. Non pas les campagnes dépendantes des villes, ni celles qui tentent de leur ressembler, mais celles qui se sont retrouvées. Certes, la logique de concentration urbaine est une tendance ancienne et lourde comme illustré précédemment. Mais il ne faut pas sous-estimer la vitesse à laquelle ces tendances peuvent s’inverser. Quelques hypothèses fortes plaident en faveur de cette argumentation.Tout d’abord, les possibilités offertes par le télétravail, qui concerne désormais 25 % des salariés. Ce phénomène provient d’un véritable désir des salariés et soulève de moins en moins de réticence de la part des employeurs, hormis en cas d’incompatibilité avec la fonction. Ce phénomène présente encore peu d’impact sur la répartition des populations actives. Le télétravail occasionnel, qui considère le bureau comme la norme et le domicile comme l’exception, reste à ce jour la règle, mais ce modèle peut rapidement s’inverser. En effet, les coûts immobiliers des entreprises ont été victimes d’une forte inflation ces dernières années. Au gré de la crise, ce poste apparaît comme une source d’économies forte, alternative à une baisse des salaires. Après avoir éloigné de Paris les principaux sièges sociaux, il reste peu de marges de manœuvre. Si cette pratique permettrait à nombre de franciliens de satisfaire leur envie de retour en province, celle-ci présente également un coût social. En effet, le télétravail peut rapidement devenir source d’isolement et d’effacement des séparations entre vie personnelle et professionnelle. L’engagement de ces néo-ruraux dans leur nouveau cadre de vie, alors qu’ils sont soumis aux ordres venus des grands centres, risque d’être limité. En outre, cette logique de réduction des coûts s’accommoderait allègrement de l’uberisation menaçante d’une partie du salariat. Le « salarié-auto-entrepreneur » travaillerait, en toute logique, depuis son domicile à partir de ses propres moyens et serait rémunéré à la tâche.

Le télétravail se révèle également conditionné à la qualité et à la régularité des moyens de transports avec les villes. L’accessibilité au bureau devient un facteur déterminant d’installation. Or beaucoup de territoires ruraux ont subi la politique de rationalisation des transports. Ainsi, à court terme, ce phénomène devrait bénéficier davantage aux banlieues périphériques qu’au rural éloigné. Ce dernier reste victime de carences en infrastructures de transport et en déficit de service public. La politique comptable de fermeture obéissant uniquement à des objectifs de court-terme. Au-delà des aspects liés à l’organisation du travail, ce renversement de tendance peut aussi rapidement intervenir sous l’effet des crises frappant la vie urbaine.

La crise liée au coronavirus en a apporté une illustration saisissante. Elle a fait naître la possibilité d’un regain d’intérêt des populations pour la campagne et a montré que le travail à distance était possible. Pour autant, il faut bien relever que, comme pour les villes, les campagnes sont très vulnérables vis-à-vis du virus. En effet, une contamination peut fortement impacter ces territoires du fait d’une population structurellement âgée y vit. Le recul des services publics s’y est par ailleurs révélé criant, avec des départements ruraux classés longtemps en orange en raison de la seule faiblesse des structures hospitalières. En outre, les conséquences du confinement affectent d’abord les petites entreprises, soit l’essentiel du tissu économique rural. Ce moment est également bon pour rappeler que les campagnes ne pourront tirer parti que de leurs différences avec les villes. La faible densité de population des campagnes, qui devait signifier leur disparition, présente un avantage certain lorsqu’il est question de contamination. Les mécanismes de solidarité fondée sur le voisinage se sont révélés indispensables.

Créer les conditions d’un développement vraiment durable

Dès lors, il est temps pour les campagnes de faire de leur faiblesse leur force. Cela implique d’abord qu’elles arrêtent de vouloir ressembler aux villes. Au contraire, il leur faut assumer leurs propres spécificités. De la même façon, le désintérêt des pouvoirs publics offre, notamment en période de crise, un formidable et nécessaire espace de liberté et d’expérimentation sociale. Sur ce modèle, les personnes qui quittent Paris ne souhaiteront pas s’installer dans une petite métropole dépourvue des principaux services. Ils sont en recherche d’un ailleurs. D’autant que la petite taille de nos villages constitue une échelle idéale pour recréer du lien. La population, structurellement âgée, offre l’occasion fragile de rattacher un territoire à son histoire. Ainsi, la tâche des futurs élus consiste en premier lieu à maintenir et encourager les conditions d’un lien social. Lien social et physique, à l’heure où les réseaux sociaux s’imposent entre voisins. Ce travail est nécessaire pour maintenir une condition humaine dans notre société, mais également prévoir les possibilités de résilience face aux défis qui nous attendent. En effet, le dérèglement climatique en particulier imposera de manière certaine des actions collectives et probablement de solidarité pour lesquelles nos société tournées vers l’urbain sont sans doute peu armées.

Une politique d’attractivité des touristes ou des entreprises tournée vers l’extérieur s’avère coûteuse et incertaine. Les responsables gagneraient à privilégier un recensement des compétences et des initiatives pour faire se rencontrer les personnes ayant des intérêts communs, créant ainsi les conditions d’un développement durable en soutenant la croissance d’entreprises ou d’activités déjà implantées, ou la création d’entreprise à échelle locale. En un mot faire du bistrot du village un lieu d’accueil, de « sérendipité ». À partir de cela, les élus ont le pouvoir de définir les projets qui peuvent être menés en autonomie, sans recours extérieur : entretien des lieux publics et des chemins, replantation de haies aux abords des chemins communaux, construction légères… À titre d’exemple, les personnes ayant quitté la commune pour poursuivre leurs études ou pour le travail sont encore peu souvent mobilisées. Or, elles peuvent apporter des ressources financières et des compétences, y compris à distance. Par ailleurs, il est plus que nécessaire qu’ils aient recours à l’intelligence collective pour créer une communauté de décision. En effet, toutes les possibilités offertes par la campagne reposent sur la connaissance interpersonnelle. Cette particularité permet d’envisager une gestion des dossiers qui prend en compte les individus. Elle offre également la possibilité de pouvoir les impliquer dans les processus de décision locaux. Ce positionnement peut également passer par des modes d’action simples et ponctuels, tel que le regroupement d’achats pour certaines fournitures. Enfin, face à l’abandon de l’État, les élus gardent la possibilité d’assurer eux-mêmes des services. Au travers de modèle économiques innovants, certaines mairies ont pu garantir la continuité de leur école sous statut privé. Un tel mouvement de la part des municipalités serait peut-être en mesure de marquer l’administration, jalouse de ses prérogatives, au moins davantage que les mouvements de protestation localisés qui émergent à chaque rentrée.

Ce mouvement d’autonomisation doit également inciter les populations à se réapproprier leur territoire. En participant à la mise en valeur du patrimoine culturel et environnemental par exemple sous forme associative. L’enjeu de reconstruction écologique s’est transformé sous certains aspects entre l’affrontement d’une « génération fossile » contre une « génération verte ». Or vu depuis un village, cette vision est une pure aporie. En effet, ces enjeux peuvent enfin permettre de réunir les aspirations des jeunes et l’expérience des plus anciens, et le souvenir d’une société pré-industrielle. Par exemple en rappelant les modes de cultures les mieux adaptés au sol. De la même façon, le mouvement des coquelicots, qui a rencontré un certain écho dans les campagnes, a l’opportunité de passer d’un mouvement de protestation sympathique à un mouvement de transformation pratique : marche de ramassage des déchets dans la nature, expériences concrètes de culture durable autour d’un potager partagé, accompagnement des agriculteurs dans la transition… De cette façon, l’écologie par la preuve aura sans doute plus de prise que la signature d’arrêts anti-pesticides qui se révèlent en outre peu solides juridiquement. L’attention aux autres et l’engagement pour le commun relève certes de la responsabilité de chacun. En revanche, cette démarche peut devenir le point de départ d’une dynamique collective.

Cette approche a également une dimension politique forte. Elle contrecarre un discours décliniste et individualiste, fond de commerce du RN depuis quelques années. Fondé le mythe d’une communauté fantasmée, le fait est qu’il a rencontré un large écho dans les campagnes. Pour le combattre, il devient nécessaire de créer une communauté réelle, autour de la res publica. La mise en valeur du territoire permet de redonner une âme à des bourgs qui finissent par tous se ressembler. Ainsi qu’une identité et une fierté pour leurs habitants, vrai fondement d’un retour gagnant des campagnes.

Et si les campagnes n’avaient pas un train de retard, mais un temps d’avance face aux évolutions de long terme ? La présence de zones blanches tant décriées est susceptible de constituer un refuge. Il est éloquent également que les scientifiques nous indiquent que le Limousin et la Corse formeraient les régions les moins impactées par le réchauffement climatique en matière agricole, en raison d’une agriculture demeurée peu intensive. Enfin, l’autonomisation des territoires et la réappropriation des communs, forment une base de résistance face à un système qui a atteint ses limites. Ces sombres perspectives ne doivent pas dissimuler l’enthousiasmante tâche qui attend les jeunes générations. La reconquête des campagnes s’assimile à une nouvelle conquête de l’Ouest, soit les contours d’un mouvement de réappropriation de notre territoire national.

1 Hors Corse en raison d’un manque de données

3 Malheureusement, la DARES n’a pas actualisé son étude de 2015 pour pouvoir effectuer une comparaison dans le temps. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2015-081.pdf

4 Par exemple : http://www.ville-saintouenlaumone.fr/fermeture-de-la-cpam

5 Ici également https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/epinay-sur-seine-la-fermeture-de-l-accueil-sans-rendez-vous-a-la-caisse-d-assurance-maladie-passe-1553023207

6 Le nombre de nuitées augmente dans toutes les régions en 2018, avec une croissance moyenne de 6,6 %.

7 Bien qu’en diminution, en 2018 les touristes supplémentaires que la France a accueilli en 2018 se sont rendus à 59 % en Île-de-France.