Autodétermination et guerres d’influence : où en est le Sahara occidental ?

Sahara Occidental Maroc - Le Vent Se Lève
Laâyoune, revendiquée par le Front Polisario comme capitale du Sahara Occidental

Le contentieux au Sahara occidental a récemment été mis en lumière par la reconnaissance française de la souveraineté marocaine. Convoité pour ses ressources halieutiques et souterraines, la majeure partie du Sahara Occidental est de facto sous le contrôle administratif du Royaume du Maroc depuis 1975. Le nationalisme sahraoui, aujourd’hui partisan de l’indépendance vis-à-vis du Maroc, s’est d’abord construit contre la tutelle européenne. Celle-ci a abouti au morcellement de l’espace de domination du Maroc, qui revendique le territoire sahraoui au nom des rapports de force pré-coloniaux. La situation actuelle ne saurait donc être analysée comme une opposition entre deux blocs aux intérêts identifiés, ni se résumer à des enjeux coloniaux traditionnels.

Les délimitations du territoire du Sahara Occidental sont issues du traité de Lalla Maghnia de 1845 – avant la convention algéro-marocaine de 1972. Ce legs colonial a été conservé par les États africains après la décolonisation, au nom de l’utis possedetis juris, l’intangibilité des frontières, principe adopté par l’Organisation de l’Union Africaine en 1964 au Caire.

Frontières coloniales et ressources naturelles

L’histoire tumultueuse du Sahara s’explique en partie par son caractère hautement stratégique : il comporte un enjeu de ressources naturelles, avec des gisements de phosphate – indispensable à la fabrication d’engrais agricoles – qu’exploite le Maroc par le biais de l’Office Chérifien des Phosphates, ainsi qu’une zone côtière poissonneuse. Les investissements français ne sont pas étrangers à la reconnaissance du 30 juillet. Lors de la visite d’État d’Emmanuel Macron fin octobre, près de 22 accords stratégiques ont été signés dans divers domaines, dont le phosphate, pour un montant total estimé à dix milliards d’euros.

Les ventes du secteur des phosphates et ses dérivés représentent 32 milliards de dirhams en 2024, un chiffre en hausse de 5,3 %. Selon un rapport de l’OCP, le chiffre d’affaires de l’entreprise s’élève à 43,2 milliards de dirhams en juin 2024. Nuance tout de même : la mine de Boucraâ représente 8 % seulement de la production totale de roche de phosphate et cette dernière coûte 2,5 fois plus cher à extraire à Boucraâ qu’à Khouribga, principale zone d’exploitation de l’OCP dans la région Beni Mellal-Khénifra, au Nord du Maroc.

L’entreprise OCP, monopole d’État, assure par ailleurs le lancement de « projets sociaux » auprès des populations locales, sans que l’on sache si cela bénéficie aux natifs sahraouis ou aux dakhilis, Marocains non-sahraouis qui y vivent. Selon le rapport 2024 du Haut-Commissariat au Plan, les régions du Sahara enregistrent un taux de chômage de 20,4 % au premier trimestre, un des plus élevés du Royaume. Les Sahraouis, comme le reste du pays, sont soumis à un encadrement social strict du Makhzen – l’appareil politico-administratif de l’État marocain -, par des réseaux formels et informels de contrôle vis-à-vis de la société civile, du patronat, des syndicats, des partis politiques, etc. Et ce malgré des avantages accordés comparativement au reste de la population marocaine – notamment des régions rurales et de l’Atlas – en termes fiscaux, d’accès à l’emploi et de subventions publiques.

La richesse du Sahara Occidental en fait l’objet de toutes les convoitises. Si les États occidentaux s’alignent aujourd’hui sur le Maroc pour en profiter, d’autres puissances régionales courtisent le Front Polisario. C’est le cas de l’Algérie, soutien historique du mouvement indépendantiste. Les traités signés en 1961 entre le Royaume du Maroc et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne avaient permis un accord sur la renégociation des frontières héritées de la colonisation française. Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, la question n’est pas réglée. D’une part, fort de la légitimité acquise par le FLN avec l’indépendance et la direction du mouvement des non-alignés, le Président Ahmed Ben Bella souhaitait remettre en cause l’accord noué par Ferhat Abbas en 1961.

D’autre part, Allal El Fassi, dirigeant de l’Istiqlal, [parti visant à remplacer le protectorat par une monarchie constitutionnelle NDLR], avait émis l’idée d’un grand Maroc dès 1950. Une vision territoriale irrédentiste dont les frontières s’étendait jusqu’au fleuve du Sénégal, sur l’ensemble de la Mauritanie actuelle et une partie du Sahara algérien. Il a joué un rôle important dans l’imaginaire algérien et la décision de ne pas respecter l’accord signé en 1961, aboutissant à la guerre des Sables de 1963. Les frontières algéro-marocaines sont finalement définies par une convention de 1972, ratifiée par l’Algérie en 1973 puis par le Maroc en 1992. Dès lors, le soutien financier et politique du régime algérien au Front Polisario, justifié par un récit anticolonialiste, fut aussi motivé par des intérêts économiques – liés aux ressources halieutiques et souterraines – et liés au leadership régional.

Du Bled-Siba à « l’Afrique utile » : le destin contrasté du Sahara Occidental

Ce récit du grand Maroc s’appuie sur l’ère précoloniale, le Sahara occidental étant antérieurement peuplé par des tribus berbères. De l’une d’entre elles, les Sanhaja, sont issus les Almoravides, dynastie qui devait conquérir le Maroc du nord et la péninsule ibérique musulmane à partir du XIè siècle. Par la suite, de nombreux actes d’allégeances religieuses – bay’a – devaient être formulés par les tribus sahraouis au Sultan du Maroc – un fait officiellement reconnu par la Cour Internationale de Justice en 1975. Celle-ci entérine la reconnaissance entre le Bled-Makhzen, régions soumises à l’autorité administrative du Makhzen, et le Bled-Siba, plus autonomes, mais néanmoins liées par des allégeances religieuses à celui-ci.

Le Bled-Siba était un conglomérat de tribus avec une organisation sociale basée sur l’autonomie tribale. La réalité se satisfait donc mal d’une simple opposition des tribus au Makhzen, puisque ce dernier a joué un rôle de conciliation et de médiation des litiges intertribaux. Un argument mis en avant par le Maroc lors de sa requête auprès de la Cour internationale de justice, qui a mobilisé des actes juridiques censés prouver l’allégeance des tribus sahraouis.

Ces relations ont évolué avec la formation du Maroc contemporain. Au XIXème siècle, l’Empire marocain connaît une crise majeure, marquée par un endettement auquel il consent pour tenter d’asseoir sa domination sur les régions contestataires. La dette marocaine, de nature coloniale, s’explique aussi par son déficit commercial, cumulé au gré des traités inégaux et des exportations massives de capitaux qui lui sont imposées.

Une période de décadence dont les empires européens ont profité : en 1860, l’empire chérifien perd la guerre contre le Royaume d’Espagne et signe le traité de Wad-Ras. Le Maroc doit payer une indemnité de guerre, reconnaît la souveraineté espagnole sur les villes méditerranéennes Ceuta et Melilla (toujours en vigueur) et rétrocède à Madrid la cité atlantique de Sidi Ifni.

Il est question du partage du Maroc lors de la conférence de Berlin. Celle-ci officialise, en 1884, le futur morcellement du pays, avec le contrôle de l’Espagne sur le Rio de Oro et le Sahara occidental. Le traité de Fès de 1912 officialise le protectorat français, avant qu’un second accord franco-espagnol institue la domination espagnole au Nord, à Ifni et au Sahara occidental.

Cette situation dure jusqu’à la fin du protectorat français en 1956. Les revendications marocaines vis-à-vis du Sahara commencent aussitôt. Le Royaume demande alors à l’Organisation des Nations Unies d’inscrire le Sahara espagnol dans la liste des territoires à décoloniser. L’intérêt de l’Espagne se renforce lorsqu’un gisement important de phosphate est découvert à Bou Crâa, dans la province de Laâyoune. Cette découverte va enclencher la phase de la « seconde occupation coloniale », marquée par une provincialisation du territoire, passant par sa militarisation et des investissements importants, destinés à moderniser ses infrastructures. C’est donc la découverte du phosphate qui a fait basculer le Sahara dans la catégorie coloniale de l’« Afrique utile ».

Mutations du nationalisme sahraoui

Après la fin du protectorat français, une faction de l’armée marocaine – l’Armée de Libération Nationale Sud – combat les Espagnols dans le Sahara.  En 1958, lors de la bataille d’Ifni, l’opération franco-espagnole dite « Écouvillon » est lancée. L’État central préfère se focaliser sur les affaires intérieures et dissout l’ALN Sud qui essuie une lourde défaite, avec la complicité tacite du Sultan. Cet événement acte le divorce entre une partie des Sahraouis et le pouvoir, posant les premiers fondements d’un nationalisme sahraoui.

Dans la continuité des affrontements entre les Sahraouis et l’Espagne, l’Organisation Avancée pour la Libération du Sahara est créée par Mohamed Sidi Ibrahim Bassiri à la fin des années 1970. Il disparaît par enlèvement, après la répression espagnole d’un campement contestataire sahraoui à Zemla. Les étudiants sahraouis qui se mobilisent sur les pas de Bassiri sont imprégnés d’idéaux socialistes et panarabes. Au point que certains aspirent d’abord à une révolution dans tout le Maghreb plutôt qu’à un État sahraoui. Ils rapportent avoir rencontré un grand nombre d’acteurs politiques marocains à la fin des années 70, dont le ministre de l’Intérieur de Hassan II, Driss Basri, qui n’avait alors pas accordé le moindre intérêt à leur demande.

Auprès du principal syndicat ouvrier de l’époque, l’UMT (Union Marocaine du Travail), les militants sahraouis déclarent même « qu’ils veulent rester dans l’orbite marocaine pour peu qu’on les aide à libérer leur pays du joug espagnol » – avant d’être finalement arrêtés par les autorités. Par la suite, les autorités marocaines répriment par balles une manifestation pacifique sahraouie à Tan-Tan en 1972, sur ordre du ministre de la Défense, le général Oufkir. C’est le « premier divorce entre Rabat et une jeunesse qui, à l’époque, est soucieuse de libérer les régions sahariennes mais a encore foi que ces terres étaient marocaines » selon Mohamed El Yazghi, figure de la gauche marocaine et compagnon de route de Mehdi Ben Barka. Une année plus tard, le Front Polisario voit le jour, scellant l’union d’étudiants sahraouis de Rabat et de combattants sahraouis de Mauritanie, dans un contexte de division des tribus sur la question de l’autodétermination.

Quelques années plus tard, l’Espagne se retire finalement du Sahara, après la ratification des accords de Madrid de 1975 qui partagent la souveraineté du Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. La monarchie est affaiblie par deux tentatives de coups d’État récents. Dans ce moment incertain, Hassan II avait lancé la Marche verte de 1975 : 350 000 civils marocains pénètrent dans le Sahara, fortement encouragés par le Makhzen et accompagnés par l’armée, sans que l’Espagne n’intervienne. Le Maroc récupère de facto l’administration du Sahara occidental.

Le Royaume tente alors de créer un consensus national autour de la question du Sahara pour réaffirmer sa légitimité – face aux menaces des islamistes du Cheikh Yassine, des fractions putschistes de l’armée, de la gauche communiste avec le Parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, et des syndicats. Le « parachèvement de l’intégrité territoriale » sert alors de supplément d’âme à un régime fragilisé.

Le camp progressiste et l’opposition de gauche adoptent eux-mêmes une position intransigeante concernant le Sahara dès les années 1970. Parfois au-delà de celle du Makhzen. La reconquête du Sahara est alors perçue comme la dernière étape de l’indépendance. Omar Benjelloun, syndicaliste et militant marxiste, farouche opposant à Hassan II, préconisait en 1975 la récupération du territoire par la lutte armée plutôt qu’une marche pacifique. L’exploitation commune des ressources sahariennes devait jeter les bases d’un Maghreb uni. Lorsque Hassan II déclare son « acceptation de l’organisation d’un référendum au Sahara sous l’égide et le contrôle de l’Organisation des Nations unies dès le début du mois de janvier » à la tribune de l’OUA en 1981, c’est Abderrahim Bouabid, fondateur de l’Union Socialiste des Forces Populaires, qui s’y oppose, au prix de plusieurs années de prison. 

La seule opposition à cette doctrine se trouve alors uniquement du côté du parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, par la voix de son leader Abraham Serfaty. Celui-ci reconnaît l’existence d’un peuple sahraoui, et la nécessité d’un référendum d’autodétermination. Un positionnement qui l’amènera également à être condamné à 17 ans de prison, avant d’être déclaré persona non grata au Maroc jusqu’en 1999.

Lorsque l’Espagne se retire en 1976, partageant le territoire entre le Maroc et la Mauritanie, le Front Polisario proclame la République Arabe Sahraouie Démocratique. La Mauritanie signe un accord de paix avec le Front Polisario en 1979 et se retire, laissant le Maroc seul sur le territoire. L’OUA reconnaît la RASD en 1984, occasionnant le départ du Maroc de l’organisation avant son retour en 2017.

Dilemmes juridiques

Face à une absence de perspectives de résolution du conflit, les Nations Unies, par la voix de son secrétaire général d’alors Javier Pérez De Cuellar, mettent sur la table, en 1988, des « propositions de Règlement » devant aboutir à terme à un référendum au Sahara occidental. L’ensemble des parties accepte ces propositions sur le principe et sous conditions, et se réunissent même pour la première fois. Ces « propositions de règlement » ne verront finalement jamais le jour. L’absence de l’Algérie lors des négociations n’y est pas pour rien, selon un rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Le 20 juin 1991, un cessez-le-feu est signé sous l’égide de l’Organisation de l’Union Africaine et de l’Organisation des Nations Unies, suivi d’un plan de paix prévoyant un référendum d’autodétermination en 1992 (résolution 690) et la mise en place de la mission onusienne MINURSO. 

Depuis, de nombreuses missions de la MINURSO ont formulé des propositions, toujours refusées par l’une des parties : la montagne a finalement accouché d’une souris. En 2007, le Maroc dépose aux Nations Unies un projet d’autonomie, sans option référendaire, refusé par le Front Polisario et soutenu par de nombreux pays européens. Depuis, des affrontements militaires sporadiques éclatent autour du mur de séparation et dans la zone tampon. Le champ du conflit s’est déplacé sur le terrain juridique, avec de nombreux recours formulés par le Front Polisario auprès de la justice européenne. La dernière en date, le 4 octobre 2024, a notamment permis d’aboutir à une décision d’annulation de la CJUE – Cour de Justice de l’Union Européenne – des accords de pêche et d’agriculture concernant la zone du Sahara, signés entre l’Union européenne et le Royaume en 2019. Cela fait suite à de premières annulations en 2015 – accord agricole de 2012 – et en 2021 – accord de pêche de 2019 – sur lesquelles la juridiction était finalement revenue.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario. Dans un premier temps, une régionalisation accrue, avec l’assurance d’une véritable autonomie, de la protection des libertés civiles et politiques, la libération des détenus, devait être mise en place. Ce plan jure avec le caractère centralisé et autoritaire du Makhzen, et ses liens avec de puissants notables sahraouis qui lui sont inféodés. Ils ont investi le champ institutionnel marocain en nouant des liens clientélaires ; il suffit pour s’en convaincre de considérer l’exemple d’El Khattat Yanja, ancien professeur de mathématiques du Front Polisario devenu « baron des affaires » puis député de l’Istiqlal, des grandes familles sahariennes des Ould Errachid, dont l’un des membres est député-maire de Laâyoune, ou encore des Dehram. Dans ce cadre, la question de la légitimité des nouvelles institutions prévues par le plan d’autonomie est posée, tant ses dirigeants pourraient être aisément cooptés par le Makhzen.

Cette contrainte posée par la caractéristique tribale du Maroc pourrait être résolue par l’installation d’une monarchie réellement parlementaire et décentralisée, assurant une véritable séparation des pouvoirs. Les conditions matérielles d’un tel changement ne sont cependant pas réunies, tant elles impliquent une rupture avec le paradigme institutionnel actuel. Cette donnée amène la nécessité d’engager un vaste processus de démocratisation, par un travail de conscientisation préalable à un changement radical de société.

L’option référendaire proposée par la MINURSO pose d’autres difficultés. Une telle concession du Makhzen pourrait entraîner sa chute ; la période d’instabilité qui en résulterait au Maghreb pourrait ouvrir la voie au développement de groupes djihadistes et de milices. Dans une lettre ouverte à Mohamed VI, le journaliste et opposant Aboubakr Jamaï écrivait ces mots lourds de sens : « L’évolution du dossier du Sahara n’est pas favorable au Maroc. Notre opinion publique sent confusément que notre cause est sur une pente glissante. Elle pressent aussi qu’un dénouement défavorable à ce conflit augurera d’une période d’instabilité probablement cataclysmique pour l’avenir du pays. La monarchie aura beaucoup de mal à survivre à un tel échec, et le pays en paiera un prix élevé. »

Il faut ajouter que le recensement des populations, préalable à un référendum, fait l’objet de nombreux angles morts. Le Maroc a procédé à une politique de peuplement du Sahara avec l’incitation à l’installation pour des Marocains non-locaux – dakhilis – et des Sahraouis de l’Oued Noun, notamment par des avantages fiscaux. De plus, de nombreux Sahraouis se trouvent dans un camp de réfugiés à Tindouf, en Algérie voisine. Et toutes les tentatives de recensement dans ces camps formulées par l’ONU ont été refusées par Alger.

Ce plan questionne également les modalités d’indépendance du Front Polisario, fondées sur le paradigme de l’État-nation. Celui-ci entre en tension avec le caractère historiquement nomade des tribus et de leur présence au-delà des frontières coloniales, sur l’ensemble du désert du Sahara et jusqu’en Égypte. Se pose également la question de la viabilité économique d’un État sahraoui indépendant, riche de ressources naturelles abondantes mais pauvre en facteurs de production.

Apparaît aujourd’hui la nécessité de tables-rondes avec l’ensemble des parties prenantes du conflit, et la consultation démocratique des Sahraouis dans le respect de la pluralité tribale qui les caractérise. Un processus à engager en considérant les évolutions historiques et leurs enjeux sous-jacents, sans oblitérer les instrumentalisations à l’œuvre dans le cadre des tensions algéro-marocaines, où le Sahara occidental sert de variable d’ajustement. Des querelles endémiques en forme d’impasse, qui bloquent l’avenir des pays du Maghreb et leur intégration régionale. L’économiste Fouad Abdelmoumni estime le coût de la « non-intégration » à plus de 2 % du PIB marocain. La première pierre de ce projet était l’Union du Maghreb Arabe, une organisation regroupant les cinq pays du Maghreb et dont le conseil des chefs d’État ne s’est plus réuni depuis 1994. 

La question sahraouie demeure épineuse. Dans la continuité de la tension entre souveraineté territoriale consacrée par le droit international et allégeances tribales dans ses modalités précoloniales, la mission de l’ONU n’a pas donné satisfaction. Les solutions proposées par les différentes parties souffrent de contradictions qui semblent aujourd’hui difficilement dépassables, dans un contexte d’enjeux autour de la rente extractive et de rivalités forgées par une histoire tumultueuse et des récits concurrents. Une situation qui s’enlise, au détriment des premiers concernés.

Reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara : séisme diplomatique ?

Macron - Maroc - LVSL

Le 30 juillet, à l’occasion de la Fête du Trône au Maroc, Emmanuel Macron a pris le monde politique à rebours en reconnaissant explicitement la marocanité du Sahara occidental. Une décision qui s’inscrit en faux avec le statut de « territoire non autonome » que lui confèrent les Nations Unies. Et qui a de quoi surprendre, tant les relations entre Paris et Rabat ont été tendues sous la présidence d’Emmanuel Macron. Pourtant, ce geste s’inscrit indéniablement dans la continuité de relations cordiales entre la France et le Royaume du Maroc.

Cette reconnaissance a été adressée au Roi du Maroc Mohamed VI par le biais d’une lettre que le monarque devait reprendre au cours de son allocution du 30 juillet. Elle entérine de facto le soutien officiel de la diplomatie française au plan d’autonomie marocain, déposé à l’Organisation des Nations Unies le 11 avril 2007. La France rejoignait ainsi l’Espagne, ancienne puissance coloniale au Sahara, mais aussi l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, les États-Unis, Israël et une trentaine de pays du continent africain. Cette reconnaissance et la « réconciliation » qui en a découlé ont été confirmées par une visite d’État en grande pompe à Rabat, suivie d’une importante délégation ministérielle et de milieux d’affaires, le mardi 29 octobre – la première depuis 2018. 

Cette décision unilatérale en matière de politique étrangère a rapidement provoqué de nombreuses réactions. En apparence, cette nouvelle a bien de quoi surprendre, tant elle amorce une reconfiguration de la position historique du Quai d’Orsay sur le dossier du Sahara. D’autant que sous Emmanuel Macron, la relation historiquement solide entre la France et le Maroc avait été l’objet de plusieurs refroidissements.

D’Alger à Rabat

Ces soubresauts s’expliquent d’abord par la tentative de réconciliation entre Paris et Alger amorcée par Emmanuel Macron. Une orientation diplomatique que le boycott du gaz russe par les Européens après l’invasion de l’Ukraine n’a fait qu’accroître : l’Union européenne, et la France au premier chef, se sont tournées vers d’autres sources d’approvisionnement, dont l’Algérie. Ce rapprochement a induit une distance avec Rabat, dont on connaît l’état de tension avec son voisin – la frontière algéro-marocaine est fermée depuis 1994, et les relations diplomatiques rompues depuis août 2021.

À l’origine de ce froid : des conflits frontaliers hérités de la colonisation et une opposition géopolitique datant de la Guerre froide, entre un Maroc pro-occidental et une Algérie proche du bloc soviétique. D’autres séquences ont participé à affaiblir les liens entre la France et le Maroc – et notamment le scandale « Pegasus ». Cet outil, utilisé par de nombreux pays, a aidé les services de renseignements marocains à espionner des journalistes et des dirigeants français, y compris le Président de la République lui-même. L’épisode « Pegasus » devait entraîner la restriction de la délivrance des visas aux citoyens marocains en 2021.

Le poste d’Ambassadeur du Royaume à Paris est resté vacant durant un an après le départ de Mohamed Benchaâboun le 19 octobre 2022. Un événement alors sans précédent au sein d’une des chancelleries étrangères les plus stratégiques pour l’État français. Les tensions ont même atteint leur apogée dans le cadre du séisme d’Al-Haouz de septembre 2023, où la proposition d’aide française a été tout bonnement ignorée par les autorités marocaines.

Le chef de l’État avait même été invectivé dans la presse marocaine proche du Palais, qui jugeait que le traitement du séisme par les médias français était « hystérique » et «néo-colonialiste ». Ce discours a été alimenté par plusieurs éléments. D’une part, un en-tête du JT de TF1 : « Le Maroc peut-il s’en sortir sans la France ? » et d’autre part, la Une polémique de Libération parue le 11 septembre 2023, représentant une femme marocaine désespérée avec pour titre : « Aidez-nous, nous mourons en silence », alors même qu’il a été établi à posteriori qu’il ne s’agissait pas de ses mots.

Après cette période de turbulences entre les deux pays, un réchauffement des relations se fait progressivement, lié au gel progressif du rapprochement franco-algérien, et la visite au Maroc en février 2024 du Ministre des Affaires Étrangères Stéphane Séjourné – jusqu’à l’aboutissement de la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara cet été. Cet état de fait a également été facilité par la dynamique enclenchée par les pays européens voisins : l’Espagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Portugal (2022), l’Autriche (2023), et la Belgique (2024). 

« Territoire non autonome »

Dans les faits, le Royaume du Maroc contrôle 80 % du territoire sahraoui, à l’ouest du Mur des Sables, érigé en 1980. Le Front Polisario occupe quant à lui les 20 % restants, une zone-tampon frontalière de la Mauritanie et l’Algérie. Cette dernière n’a pas de revendication territoriale sur la zone mais est une partie prenante du conflit, de par son soutien militaire et financier au Front Polisario.

Le contentieux territorial à l’œuvre au Sahara Occidental a fait l’objet de nombreuses résolutions et avis rendus par les instances internationales. Le Sahara occidental figure sur la liste des territoires non autonomes de l’ONU depuis 1965 – après demande du Maroc – et le vote de la résolution 2072, aux côtés de petites îles telles que Anguilla ou les territoires d’Outre-mer de la Nouvelle-Calédonie/Kanaky et Polynésie française. Ces zones sont décrites comme des « territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes », au sens du chapitre XI et de son article 73, de la Charte des Nations Unies.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est inscrit dans l’article premier du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966, dans lequel il est disposé que : « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. ».

Le statut juridique du Sahara occidental est ambigu : la Cour International de Justice a acté en 1975 que ce territoire n’était pas terra nullius – territoire habité mais pas sous la domination d’un État – au moment de sa colonisation en 1884 et a reconnu des liens juridiques d’allégeance religieuses avec le Maroc. Néanmoins, elle a estimé que ces liens n’impliquent pas une souveraineté sur le territoire et a reconnu le droit à l’autodétermination. Le 31 octobre 2024, le Conseil de Sécurité de l’ONU a de nouveau adopté à l’unanimité une résolution – résolution 2756 – prolongeant la mission de la MINURSO – Mission des Nations Unies pour l’Organisation d’un référendum au Sahara Occidental – pour une année supplémentaire, tout en appelant à une « solution politique réaliste, réalisable, durable et mutuellement acceptable ».

Ces dernières années, pourtant, le Maroc a gagné du terrain diplomatique. Il est notamment parvenu à convaincre l’Espagne de revoir sa position historique. La « pression » exercée sur l’ancienne puissance coloniale fut telle que le 9 juin 2021, le Parlement européen devait adopter une résolution pour la condamner. Elle prend place suite à un épisode de crise migratoire, avec le passage de milliers de mineurs non-accompagnés vers la ville espagnole de Ceuta, vestige colonial espagnol.

Cette initiative a été prise en réaction à l’accueil par l’Espagne de celui qui était alors le leader du Front Polisario, Brahim Ghali. Cette résolution fut adoptée assez largement, avec 397 voix pour, 196 abstentions et 85 contre. Un vote tranché, où 64 députés français (sur 79) ont apporté leur soutien au Royaume (en votant contre) ou se sont abstenus. Cela concerne sans surprise des députés de la droite et du Rassemblement National, traditionnellement favorables au Maroc, mais également, de manière plus surprenante, des eurodéputés macronistes et de gauche radicale.

Traditionnelle bonne entente avec le Maroc

Pourtant, au-delà des affichages diplomatiques, une telle reconnaissance n’est pas si surprenante. Dès l’initiative marocaine pour la négociation d’un statut d’autonomie de la région du Sahara déposée le 11 avril 2007, la France y apporte son soutien implicite. Emmanuel Macron le rappelle d’ailleurs au moment de la reconnaissance officielle : « Notre soutien au plan d’autonomie proposé par le Maroc en 2007 est clair et constant. ». Dès lors, la thèse du séisme diplomatique doit être nuancée.

Tout comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron a régulièrement apporté son soutien tacite au Maroc au Conseil de Sécurité de l’ONU et lors des discussions critiques du Maroc au sein de l’instance. De Jacques Chirac, très proche de Hassan II et qui qualifiait même le Sahara de « Provinces du Sud », à Nicolas Sarkozy très élogieux à l’égard du Royaume, les relations étaient relativement bonnes entre la France et le Maroc depuis la première visite à Rabat d’un Président français, Valéry Giscard d’Estaing, en 1975. Et ce, malgré des périodes de fortes turbulences sous la présidence de François Hollande, et notamment la plainte pour actes de tortures puis la convocation d’Abdellatif Hammouchi, responsable du renseignement intérieur marocain, en 2014.

À l’heure de la fin du rapprochement algéro-français, Emmanuel Macron avait tout intérêt à clore cette période de tensions avec Rabat, et à renouer avec la traditionnelle bonne entente marocaine. Le contexte y était propice. Le recul de la France en Afrique de l’Ouest n’a pu que le pousser à réaffirmer une allégeance traditionnelle. Et le piétinement continu du droit international par Israël depuis un an n’incite nullement aux scrupules juridiques.