Jouer la comédie de la productivité : retour sur les bullshit jobs

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David Graeber nous a quittés en 2020 mais ses intuitions continuent d’alimenter les critiques du capitalisme. Ainsi celle du journaliste Nicolas Kayser-Bril, qui a publié en début d’année Imposture à temps complet, pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde (éd. Faubourg), livre-enquête et réflexion sur le concept de l’anthropologue américain.

Le terme de bullshit job a été victime de son succès puisqu’il est parfois utilisé pour tout et n’importe quoi. Dans son essence, il désigne un emploi improductif, un boulot qui ne sert à rien. Il exprime le désespoir de travailleurs qui triment sans savoir dans quel but, qui errent « en quête de sens », selon l’expression à la mode. Une première tension apparait : le bullshit job relève-t-il du système de production et de ses failles, comme le pensait David Graeber dès 2013, ou tient-il plutôt de la psychologie des travailleurs et de leurs possibles vague-à-l’âme ?

L’aspect théâtral des bullshit jobs

Revenons à la définition de David Graeber qui était la suivante : un bullshit job, que l’on pourrait traduire par métier du baratin ou poste à la con, est une « forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou même néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien » (Bullshit jobs, 2018, p.39). Cette définition a été critiquée par des chercheurs en sciences sociales car elle repose sur le ressenti des travailleurs et ne constitue pas une théorie de la valeur sociale. Pour autant, elle permet d’approcher la réalité du phénomène car les gens ont généralement du mal à avouer que leur emploi est inutile : s’ils le disent, on peut raisonnablement les croire.

L’autre intérêt de la définition de David Graeber est son second volet, souvent oublié, portant sur l’aspect théâtral des bullshit jobs. En effet, ceux qui en occupent un doivent faire semblant qu’il n’en est rien. Nicolas Kayser-Bril reprend cette idée fondamentale en filant la métaphore du conte d’Andersen Les Habits neufs de l’empereur. Dans celui-ci, l’empereur se fait tisser des habits dans une étoffe extraordinaire, qui selon ses concepteurs n’est visible qu’aux personnes intelligentes. Personne ne voit ce tissu mais tout le monde se garde bien de le dire, de peur de provoquer le courroux de l’empereur. Les bullshit jobs provoquent les mêmes comportements : souvent au sein d’un service personne ne voit l’utilité de certaines choses, mais tout le monde se garde bien de poser la question, de peur de perdre sa crédibilité voire son emploi. Certains pensent aussi ne pas être légitime à juger de l’utilité de telle ou telle activité. Pourtant, c’est bien à nous tous en tant que peuple qu’il revient de décider ce que nous jugeons utile de produire ou non.

Quantifier la proportion de bullshit jobs

David Graeber utilise des sondages pour évaluer la proportion de bullshit jobs dans nos économies occidentales. Nicolas Kayser-Bril perçoit là une limite et essaie de construire une méthodologie plus robuste. Il se porte au niveau des tâches de travail, composant les postes : participent-elles à produire un bien ou un service utile à la collectivité, ou non ? Pour le déterminer, il classe les organisations (entreprise ou administration) selon deux critères : disposent-elles des ressources en augmentation ou en diminution ? et ont-elles une « mission » ou non ?

Ici, il faut entendre la « mission » comme un besoin social préexistant à l’entreprise et auquel celle-ci répond. Cette « mission » n’est pas celle des « entreprises à mission ». Dans ces dernières, la mission n’est bien souvent qu’un supplément d’âme affiché a posteriori pour « engager » leurs « talents », ceux-là mêmes qui sont « à la recherche de sens ». Ce nouveau statut juridique créé par le gouvernement Macron est une mauvaise façon de poser le problème du « sens » au travail, car celui-ci émerge de ce qui est produit et de comment il est produit. Le sens vient du contenu même de la production et pas des engagements éventuels de la direction d’une entreprise quand ils ne portent pas sur la production elle-même.

Ces deux critères (ressources et mission) créent donc quatre catégories d’organisations. Pour Nicolas Kayser-Bril, il faut qu’une organisation possède une mission et des ressources en croissance pour que les tâches valorisantes et utiles y soient possibles et favorisées. Dans une organisation avec des ressources mais sans mission, les tâches valorisantes sont selon lui encore possibles, mais simplement non encouragées. Enfin, les organisations où les ressources stagnent ou diminuent favorisent pour lui l’émergence des bullshit jobs et même rendent impossible les emplois valorisants quand, en plus, l’organisation n’a pas de mission.

Une question demeure alors : comment déterminer si tel ou tel employeur possède une « mission » ? Avec sa définition, Nicolas Kayser-Bril retombe sur le problème sur lequel avait buté David Graeber. Il doit revenir au niveau des individus pour leur demander quelle est, selon eux, la mission de leur organisation. Si, au sein d’une organisation, les réponses obtenues sont qu’il n’y en a pas ou sont contradictoires entre elles, on peut conclure qu’elle n’a pas de mission. Si les réponses sont de cette même teneur dans tout un secteur d’activité, on peut supposer que tout le secteur manque d’une mission.

Pourquoi le manque de ressources favorise les bullshit jobs

Cette matrice des organisations proposée par Nicolas Kayser-Bril et en particulier son critère des ressources ne sont pas efficaces pour traquer les bullshit jobs. Son argumentation est lacunaire sur ce point : pour lui, disposer des ressources pour mener à bien son travail est nécessaire pour établir des relations de confiance entre les salariés, confiance elle-même nécessaire pour permettre les emplois valorisants. Or on peut très bien imaginer une entreprise aux ressources stagnantes, voire en augmentation, avec une bonne entente entre ses membres, mais qui ne produirait rien de tangible pour l’extérieur. Ce cas avait été rapporté à David Graeber dans son enquête pour son livre de 2018 par des personnes déclarant être finalement plutôt satisfaites de leur bullshit job.

Son hypothèse mène Nicolas Kayser-Bril à une conclusion contestable selon laquelle l’émergence du thème des bullshit jobs dans les années 2010 tient à la crise économique mondiale de 2009, qui, ayant cassé la croissance et augmenté le chômage, a empêché les personnes occupant des bullshit jobs de démissionner, de peur d’avoir des difficultés à trouver un autre emploi. Pourtant, le concept du bullshit job a précisément touché une autre corde que celle des simples emplois mauvais, aux mauvaises conditions de travail (appelés les shit jobs, en opposition). La question fondamentale soulevée par les bullshit jobs est bien celle de la « mission » des organisations et on ne peut pas la mettre sur le même plan que celle des ressources.

Toutefois, ce premier chapitre contient également des conclusions intermédiaires intéressantes qui montrent que la réflexion sur les bullshit jobs est un renouvellement de la pensée critique du travail en régime Toutefois, ce premier chapitre contient également des conclusions intermédiaires intéressantes qui montrent que la réflexion sur les bullshit jobs est un renouvellement de la pensée critique du travail en régime capitaliste. Il montre par exemple que la théorie économique dominante se révèle totalement incapable d’admettre l’existence même des bullshit jobs.

En effet, un bullshit job est fondamentalement un poste surnuméraire. Son existence implique que l’employeur ait agi de manière « irrationnelle » du point de vue économique, en gardant un poste qui ne participe pas à la production et donc pas à la création de profit et à l’accumulation du capital. Or, le fondement néoclassique de la pensée économique dominante postule que les agents économiques sont parfaitement rationnels. Il est donc impossible pour elle d’admettre l’existence des bullshit jobs. Si ces hypothèses sont souvent dépassées dans la recherche aujourd’hui, elles sont importantes car elles composent toujours une partie de l’imaginaire économique collectif.

Les bullshit jobs, une activité ostentatoire

C’est ensuite dans le chapitre central que le livre de Nicolas Kayser-Bril révèle son plus grand intérêt. Il s’ouvre avec une enquête sur la profession de gestion de portefeuilles. La gestion de portefeuille est une activité de service visant à optimiser le rendement financier du patrimoine de ses (riches) clients, en choisissant les titres financiers dans lesquels investir.

Il est manifeste que les gestionnaires de portefeuille n’œuvrent pas pour l’intérêt général. Pour autant, la question des bullshit jobs est à la fois plus simple et plus exigeante : est-ce que telle activité a bien l’effet qu’elle prétend avoir ? Autrement dit, les gestionnaires de portefeuille permettent-ils à leurs clients d’augmenter le rendement financier de leur patrimoine ? La réponse à cette question est non, comme cela a été montré à plusieurs reprises par des expériences et rappelé par l’auteur. Les gains réels à la bourse cachent bien souvent des délits d’initiés et c’est d’ailleurs ainsi que les gestionnaires de portefeuille font gagner de l’argent à leur client, lorsque c’est le cas.

Les gestionnaires de portefeuille ont donc un bullshit job : ils ne produisent pas l’effet escompté, bien qu’ils doivent prétendre l’inverse pour honorer les termes de leur contrat. Pour Nicolas Kayser-Bril, cet exemple relève de ce que Thorstein Veblen nommait les consommations ostentatoires. Selon sa célèbre thèse, les membres des classes supérieures achètent des biens et services superflus pour afficher leur rang social. Or, la consommation ostentatoire c’est-à-dire non nécessaire implique une production non nécessaire[i].

Justifier sa position dominante par le travail

Pour comprendre la possibilité d’un travail ostentatoire, il faut revenir au temps où le travail n’était pas valorisé pour tous, en l’occurrence sous l’Ancien Régime. Dans la société d’ordres, seul le Tiers-État travaillait, les nobles et le clergé étant même défendus de le faire. Or comme l’explique la sociologue du travail Marie-Anne Dujarier, durant le Moyen-Âge « le développement du capitalisme marchand dans les villes européennes fait monter en puissance une nouvelle classe sociale qui vit dans les bourgs : la bourgeoisie. […] Contrairement à l’aristocratie et à l’Église, toutes deux caractérisées par leur relative oisiveté, la bourgeoisie conquérante construit sa place par un certain rapport à l’action et aux choses plus qu’aux gens ou à l’honneur. […] Désormais, œuvrer dur et avec régularité est considéré comme bon, bien et nécessaire dans la bourgeoisie ». Ainsi, « de manière spectaculaire, le sens et la valeur de la pauvreté, mais aussi de l’oisiveté, sont donc inversé dans l’Europe chrétienne : celles-ci, de moyens de perfection ascétique, deviennent désormais une transgression sociale »[ii]. Suivant ce développement historique, Nicolas Kayser-Bril conclut : « [Le travail] est devenu le mode d’existence sociale principal pour tout le monde, entre la fin du XVIIème et le XIXème siècle, suivant les régions d’Europe. Ne pas travailler revient à s’exclure de la société. […] Il faut travailler pour exister socialement, mais l’objet de ce travail n’a aucune importance ».

Pour Nicolas Kayser-Bril ce changement ouvra immédiatement une possible multiplication des bullshit jobs : les nobles cherchant des emplois adaptés à leur rang, et ceux-ci venant à manquer, ils durent en inventer de toute pièce, multipliant les postes inutiles. Il prend ainsi l’exemple du prince William, duc de Cambridge, qui met sans cesse en avant son « travail » comme pour justifier son existence.

Cette observation centrale en entraîne plusieurs autres. Plus une société est inégalitaire, plus elle est propice à ces bullshit jobs d’apparat. Une société sans ordres et sans classe n’en aurait pas besoin. Deuxièmement, les bullshit jobs recoupent les dominations déjà présentes dans la société. Les bullshit jobs sont accaparés par la classe dominante car ils sont pour la plupart associés à un statut social élevé, et réciproquement c’est parce qu’ils sont souvent occupés par des personnes au statut social élevé que ces postes peuvent être convoités. Donc, inversement, aujourd’hui les métiers les plus essentiels comme les métiers du soin sont pour beaucoup féminisés.

Cela ne signifie pas pour autant que les classes populaires soient exemptées de bullshit jobs. David Graeber l’avait remarqué, mais Nicolas Kayser-Bril observe qu’une discrimination raciale s’y ajoute, que David Graeber n’avait pas relevée. Par exemple, les hommes noirs non qualifiés sont cantonnés aux métiers de la sécurité privée, dont « la production de travail […] reste difficile à définir »[iii]. Troisièmement, les bullshit jobs ont tendance à s’agglomérer : pour avoir l’air de plus en plus puissant, un cadre d’une grande organisation voudra engager un maximum de subordonnés, qu’il ait une activité à leur faire faire ou non (c’est le cas déjà défini par Graeber des larbins).

Le travail, « mode d’existence social principal »

Par ailleurs, si le travail devient nécessaire pour les puissants, il n’en demeure pas moins moralement indispensable pour le reste de la société, et même encore plus qu’avant. Dès cette époque, la droite politique appuie cette injonction morale à travailler (la « valeur travail ») pour justifier les conditions de travail épouvantables dans les manufactures du XIXème siècle et elle continue de le faire aujourd’hui – le dernier exemple en date étant la proposition d’Emmanuel Macron de faire travailler les bénéficiaires du RSA 15 à 20 heures par semaine.

Cette injonction morale entretient les bullshit jobs, d’abord en les justifiant, ensuite en empêchant celles et ceux qui les occupent de s’en rendre compte. Nicolas Kayser-Bril résume ainsi que « l’existence [des bullshit jobs] n’est pas due à l’avidité des capitalistes ou à la loi de l’offre et de la demande, mais au besoin de distinction sociale des riches, au besoin pour les managers d’avoir des subalternes et à la nécessité politique de maintenir au travail la majeure partie de la population » (p. 122). Il rappelle en passant que la rémunération d’une personne n’a aucune espèce de lien avec son talent ou ses mérites mais bien plus avec les us et coutumes du secteur où il ou elle travaille et avec les inégalités structurantes de la société (de genre, de couleur de peau)[iv].

L’évaluation d’un bullshit job est l’évaluation d’un rôle

Le dernier tiers du livre de Nicolas Kayser-Bril s’attache ensuite à développer les conséquences que l’hypothèse des bullshit jobs, quand on la prend au sérieux, entraine dans la société. Cela porte tout d’abord sur le travail lui-même et son évaluation :« un employé travaillant dans une organisation sans mission ne peut pas s’attendre à être récompensé quand il accomplit un excellent travail » (p. 171). Car si son organisation n’a pas de mission, au regard de quoi son travail serait-il excellent ? On peut évaluer si la baguette d’un boulanger est trop cuite ou pas assez, etc. L’évaluation du travail du boulanger peut être biaisée voire malhonnête de la part de son patron, mais dans une certaine limite, car ce travail a des conséquences dans le réel, qui peuvent être observées par lui-même et par les autres.

Mais comment évaluer le travail d’un consultant, d’un gestionnaire de portefeuilles, d’un officier dans une armée en paix ? Si leur travail ne produit rien de tangible, il n’y a rien à évaluer. Dans ce cas, c’est la discipline du travailleur qui est évaluée. De plus, si personne ne peut donner son avis sur le travail effectué, et en particulier pas les gens du métier (puisqu’il n’y a pas de métier), alors tout le monde peut le faire (comme dans le cas des « évaluations 360 »).

Cette absence d’évaluation ne signifie pas pour autant qu’occuper un bullshit job soit de tout repos : faire semblant, donner l’impression qu’on sait ce qu’on fait, demande un entraînement et du travail (au sens de la peine qu’on se donne). C’est en revanche une désillusion pour ceux qui sont en bas de l’échelle et qui souhaiteraient gravir les échelons au mérite, ce mérite ne pouvant pas être défini par des critères réellement objectifs (si des grilles de compétences peuvent être utilisées, elles sont souvent bullshit elles-mêmes, c’est-à-dire absconses et inclarifiables). À l’inverse, pour ceux en haut de la pyramide, les postes vides de sens peuvent être une aubaine. Bullshitiser son propre poste permet de ne plus être pris en défaut et d’être assuré de conserver sa position. Les bullshit jobs cimentent les relations de pouvoir dans la vie professionnelle.

« Pas d’idée, pas d’emmerde » : le retour des liens d’allégeance au travail

Dans une organisation sans mission, ce qui est récompensé n’est donc pas le travail proprement dit (au sens d’œuvre, puisqu’il n’y en a pas) mais l’assiduité et la loyauté, par exemple par le présentéisme. La loyauté dans ce cas ne se manifeste pas à la cause de l’organisation (puisqu’elle n’en a pas), mais au chef. Elle peut amener les salariés à fermer les yeux sur d’éventuelles conséquences de leur action, pour ne pas risquer de froisser leur employeur.

Enfin, les bullshit jobs génèrent de la souffrance chez les salariés. Comme l’ont montré les travaux de la sociologie du travail, la grande majorité des travailleuses et travailleurs cherche en réalité à « bien faire » son travail. Le travail réel dépasse régulièrement les attentes du travail prescrit, comme la sociologie du travail l’a documenté. Mais ceci n’est plus possible dans une organisation sans mission : dans quel sens dépasser les prescriptions ? En faisant quoi ? Pire, la direction peut parfois voir ce comportement comme un manque de discipline. C’est ce qu’Alain Supiot a appelé la règle PIPE : pas d’idée, pas d’emmerde[v].

Dans le dernier développement de son livre, Nicolas Kayser-Bril reprend justement la thèse d’Alain Supiot sur le retour des liens d’allégeance caractéristiques des systèmes féodaux – développée notamment dans La gouvernance par les nombres, 2015, réed. 2020 Pluriel [lire sur LVSL un article du même auteur consacré à cet ouvrage NDLR]. David Graeber parlait quant à lui de « féodalisme managérial ». Alain Supiot montre que cette féodalisation est alimentée par la marchandisation du Droit, qui signe la fin du régime de droit (rule of law, plutôt qu’Etat de droit) c’est-à-dire du régime où l’individu est protégé de l’arbitraire par les lois. Sans ce régime de droit, l’individu doit chercher sa protection auprès de plus puissant que soi, d’où le retour des liens suzerain-vassal. La casse du code du travail alimente le phénomène dans les entreprises. Par la suite, Nicolas Kayser-Bril remarque qu’un régime qui repose sur les liens de dépendance personnels sans institution n’est pas le féodalisme mais la mafia, ou l’État-mafia. Cette remarque avait en réalité déjà été faite par Alain Supiot dans son ouvrage précédent, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total (Seuil, 2010, réed. Points).

Austérité dans les services publics et bullshitisation de l’Etat : qui est l’œuf de la poule ?

Notre auteur arrive à cette conclusion en remarquant que les institutions comme la Justice, l’Université ou encore l’hôpital sont de plus en plus vidées de leur substance par le manque de moyens et par la « nouvelle gestion publique » qui leur est imposée. Là encore, pour lui, c’est la diminution des ressources qu’on impose à ces institutions qui engendre la multiplication des tâches inutiles en leur sein.

Mais cette hypothèse est fragile. David Graeber avait intuité que le processus se produisait plutôt dans l’autre sens : l’arrivée des bullshit jobs accompagne voire précède la baisse des ressources. Ce phénomène a été démontré récemment par la commission sénatoriale d’enquête sur le recours aux cabinets de conseil (comme McKinsey) par les administrations centrales. Ce recours ne fait pas baisser la facture pour l’Etat, bien au contraire : les consultants coûtent bien plus cher que des fonctionnaires, alors même que la matérialité de leur production est difficile à établir.

Pourquoi ce recours aux prestataires externes alors ? Sans doute car, comme l’a dit la rapporteuse Éliane Assassi, le but de ce recours serait moins de faire des économies que de transférer un maximum d’activités de l’État vers le privé, supposé plus efficace, dans les discours du gouvernement. L’objectif de baisse des dépenses publiques serait alors un paravent amenant l’idée que les privatisations et délégations de services publics seraient nécessaires. Enfin, la méthodologie en apparence complexe des indicateurs de performance (inutiles), maîtrisée par les consultants, permet quant à elle de justifier qu’on ait recours à eux.

Que faire contre les bullshit jobs ?

Pour lutter contre les bullshit jobs il sera donc nécessaire de réduire le temps de travail, la bureaucratie, les inégalités sociales. Mais quelles options nous restent-ils, individuellement, lorsque nous occupons un bullshit job ? Trois selon l’auteur, qui revient à ce sujet en conclusion. Premièrement, on peut nier l’existence même du bullshit. Cela consiste à croire qu’on mérite sa position sociale, son salaire, et cela permet dans les faits de les solidifier. Sinon, on peut chercher à faire changer les choses, mais comme celui qui dit que le roi est nu, cela expose à des conséquences sur sa position sociale. Enfin, la dernière option est de se réfugier dans le cynisme, c’est-à-dire de voir les caractéristiques de ce monde mais de n’en tirer aucune conséquence. La plupart des gens choisissent cette option, mâtinée de déni, car il est très difficile d’avouer que son activité principale n’apporte rien d’utile à la société.

Faut-il toujours être productif ?

C’est donc collectivement que nous devons lutter contre les bullshit jobs. On peut se dire qu’il n’est pas en soi mauvais de ne pas être productiviste[vi] voire de ne pas être productif du tout. Les bullshit jobs sont réputés mauvais car ils ne produisent rien, mais leur problème plus sérieux est de faire dépendre la subsistance matérielle de ceux qui les occupent à une hypocrisie quotidiennement renouvelée quant à la justification de leur poste. C’est le sens de la conclusion remarquable tirée par Nicolas Kayser-Bril : faut-il supprimer le bullshit, ce langage inclarifiable ? Non selon lui car « le bullshit n’est un problème que si l’on est sommés de prétendre qu’il n’existe pas » (p. 242). Dans les bullshit jobs, le problème ne venait donc pas du bullshit, mais des jobs : devoir à tout prix faire croire qu’on produit pour avoir sa place dans la société.

David Graeber quant à lui présentait en ouverture de son ouvrage le revenu universel comme une réponse aux bullshit jobs, car il permettrait à n’importe qui de quitter son emploi s’il ne trouvait pas celui-ci satisfaisant. Or l’apparition des bullshit jobs, comme celle du dérèglement climatique, ne tient pas à nos comportements individuels, mais à l’organisation du système de production. C’est donc lui qu’il faut réformer. Pour ce faire, il faut choisir collectivement ce que nous produisons (c’est-à-dire ce nous jugeons utile de produire), comment nous le produisons et en quelle quantité. Il est essentiel de le faire pour que la lutte du travail ne se limite pas aux conditions dans lesquelles le travail s’exerce, mais qu’elle attaque également le contenu même du travail. Cette lutte pour réduire les tâches inutiles dans l’emploi doit aller de pair avec le mouvement historique de réduction du temps de travail[vii]. Ce « gouvernement par les besoins », qui a été appelé selon les contextes autogestion ou contrôle ouvrier, transformerait le système de production actuel pour mettre fin à ses absurdités.

Notes :

[i] Ce qu’avait relevé George Orwell dans les années 1930 en travaillant dans une brasserie du Montparnasse, restaurants alors accessibles uniquement aux classes supérieures. Dans la Dèche à Paris et à Londres, 10/18, chapitre XXII (p. 158).

[ii] Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Généalogie d’une catégorie de pensée, PUF, septembre 2021

[iii] Sébastien Bauvet, sociologue, 2010 ; cité par N. K-B. p.40.Sur la « division raciale du travail », voir Lawrence Grandpre, cité p. 161.

[iv] À l’appui de ce point N. K-B. cite en p.119 le premier chapitre de Kessler-Harris, 1990.

[v] Anecdote rapportée lors de la conférence inaugurale des 24èmes rendez-vous de l’histoire de Blois, d’octobre 2021.

[vi] Laëtitia Vitaud, En finir avec la productivité, Payot, 2022

[vii] C’est la proposition politique de Juan Sebastián Carbonell dans son livre Le futur du travail, Amsterdam éditions, 2022.

« Il est possible de faire plier Uber malgré la mauvaise volonté du gouvernement » – Entretien avec Leïla Chaibi

Leïla Chaibi dans l'hémicycle du Parlement européen
Leïla Chaibi dans l’hémicycle du Parlement européen en septembre 2021 ©Parlement européen

La Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive qui prévoit la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, pour lesquels existe un lien de subordination. Fruit d’une longue lutte, ce texte pourrait ouvrir la voie à un reflux du cadre législatif qui a rendu possible l’ubérisation. L’auto-entrepreneuriat, qui sert la majorité du temps de statut légal aux travailleurs des plateformes, pourrait ainsi tomber dans l’illégalité. C’est sans compter la réaction du gouvernement français, qui tente d’ores et déjà d’édulcorer la portée de la directive européenne. Nous avons évoqué ces enjeux juridiques et politiques avec Leïla Chaibi, eurodéputée France insoumise qui plaide depuis des années pour une régulation du secteur des plateformes.

Le Vent Se Lève : La Commission européenne a récemment adopté une directive portant présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Depuis deux ans, vous plaidez pour un texte allant dans ce sens. Quelles sont ses grandes lignes ?

Leïla Chaibi : La Commission européenne a en effet proposé une directive le 9 décembre 2021 qui concerne les travailleurs des plateformes. Si elle fait suite à l’ouverture du chantier législatif sur ce thème annoncé dès 2019 par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, elle peut toutefois être revendiquée comme une victoire pour le camp progressiste tant le résultat est éloigné de ce qu’en espéraient les représentants des plateformes et les personnalités acquises à leurs intérêts : le camp des travailleurs a gagné !

L’un des points centraux réside effectivement dans l’établissement d’une présomption de salariat pour tous les travailleurs des plateformes remplissant au moins deux critères parmi une liste de cinq proposée dans le texte de la Commission. Les cinq critères sont les suivants : la détermination du niveau de rémunération par les plateformes ; leur contrôle ou restriction de la communication entre travailleurs et clients ; l’imposition des règles d’apparence ou de conduite aux travailleurs ; la possibilité de vérifier la qualité de la prestation fournie et, enfin, le possible pouvoir de sanction.

L’enjeu est de lutter contre l’usage frauduleux du statut de travailleur indépendant par des plateformes qui traitent comme des indépendants des travailleurs qui se voient imposer des sujétions propres au contrat de travail salarié. Néanmoins, il faut rappeler à nos adversaires caricaturaux qu’on ne veut absolument pas que tout le monde soit salarié. Il existe de nombreuses plateformes qui se contentent véritablement de faire de la mise en relation avec de véritables indépendants, et elles n’entrent, logiquement, pas sous le coup de la directive proposée. C’est le cas de Doctolib par exemple, qui a affaire avec de véritables indépendants, en ce que la plateforme ne sanctionne pas les médecins qui peuvent refuser des consultations un jour dans la semaine ou ne leur impose pas de tarif.

« Instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du travail. »

LVSL : Au cours de ces deux ans de lutte, vous vous êtes opposée avec vigueur à l’instauration d’un tiers statut, c’est-à-dire la création d’un nouveau régime, entre le salariat et l’indépendance totale. Pourquoi ?

LC : En tant que parlementaire européenne je n’ai pas l’initiative législative. En d’autres termes, je ne rédige pas moi-même le projet de directive. Dans ce cadre, mon rôle et celui de mes camarades députés a essentiellement été d’exercer de fortes pressions sur la Commission, qui rédige la proposition de directive, après que la Présidente de la Commission a ouvert le chantier législatif.

Dès le début, les plateformes y ont vu une opportunité rêvée pour légaliser leur pratique – aujourd’hui reconnue comme frauduleuse par l’écrasante majorité des juridictions européennes – via l’instauration d’un tiers statut. Leur idée était de profiter des avantages à la fois du lien de subordination propre au salariat et de la flexibilité que présente pour elles le statut d’indépendant, mais sans jamais n’avoir à en assumer les contreparties inhérentes. La conséquence d’une telle situation serait que les plateformes tireraient les avantages, et les travailleurs les inconvénients, des deux statuts.

Pareil déséquilibre est logiquement intolérable et c’est autour de cela que le bras de fer s’est organisé progressivement. Finalement, notre démarche s’inscrit dans le seul respect du droit commun du travail : instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du Travail. Cela serait la porte ouverte au contournement généralisé de ce qui structure le monde du travail depuis les premiers conquis sociaux du début du 19ème siècle.

Plus de 100 travailleurs de plateformes venus de 18 pays différents, réunis le 27/10/2021 à Bruxelles au Forum transnational des alternatives à l’ubérisation organisé par © TheLeft

LVSL : Vous avez organisé une mobilisation particulière, qui s’appuyait non seulement sur les jurisprudences à peu près homogènes des juridictions des Etats membres, mais aussi sur la constitution de ce que vous appelez un « contre-lobby ». Quelles leçons en tirer pour les luttes à venir ?

LC : D’emblée, je veux souligner que la mouture finale de la directive proposée par la Commission constitue bel et bien une victoire pour le camp des travailleurs. A l’échelle européenne c’est assez rare pour être souligné.

On a assez de raisons de penser qu’une telle victoire a été rendue possible par ce qui a caractérisé notre mobilisation, à savoir l’irruption sur la scène bruxelloise des premiers concernés : les travailleurs précarisés des plateformes. C’est d’ailleurs comme une passeuse entre l’intérieur et l’extérieur des institutions que j’ai conçu mon rôle de députée européenne. L’idée était d’utiliser au mieux ma position au Parlement pour donner la parole à ces gens qui, partout en Europe, ne parlent pas la même langue mais disent la même chose.

Alors que l’illusion de l’indépendance tend au contraire à isoler et atomiser les livreurs et autres chauffeurs VTC, notre travail a consisté à trouver les moyens de dépasser les obstacles à la mobilisation collective. Nous avons donc œuvré pour la constitution d’un bloc homogène, d’une force qui lie et unit. L’illustration concrète est l’organisation du Forum transnational des alternatives à l’ubérisation où nous avons permis à des livreurs et des chauffeurs de 18 pays différents de se rassembler et ainsi échanger, construire la mobilisation mais aussi faire pression sur la Commission européenne en rencontrant le commissaire européen Nicolas Schmit, responsable de l’emploi et des droits sociaux. C’est cette force mutualisée et ce que nous en avons fait que nous pouvons appeler contre-lobby ou lobby populaire.

« La mouture finale de la directive proposée par la Commission est une victoire pour le camp des travailleurs. »

De mon expérience de parlementaire européenne, s’il y a bien une chose dont je peux témoigner, c’est que les représentants des intérêts des groupes puissants ont tendance à rédiger seuls leurs amendements et à les faire accepter avec une facilité déconcertante. Dans notre affaire de directive, ils se sont cependant trouvés confrontés à une force opposée à la leur et aux intérêts qu’ils entendaient défendre. Finalement, au-delà de montrer que la mobilisation peut porter ses fruits, je crois que notre combat a aussi le mérite de montrer que quand les décideurs se sentent surveillés par la majorité des citoyens qu’ils représentent, alors ils sont plus enclins à écouter leurs revendications. L’ennemi du progrès, dans les institutions, c’est l’opacité. En remettant de la proximité entre les expériences vécues sur le terrain par les travailleurs et les institutions européennes, on a non seulement permis l’émergence d’une force collective qui a noué des solidarités internationales fortes, mais également une avancée législative d’ampleur pour le secteur.

LVSL : Quelle a été la position des représentants de la majorité présidentielle dans les institutions européennes ?

LC : Depuis le début, les plus gros adversaires politiques du projet de présomption de salariat, ce sont les macronistes, au Parlement et dans toutes les institutions. On ne le répètera jamais assez.

Leur idée de base était qu’au vu des requalifications en chaîne dans tous les tribunaux des Etats membres, il fallait protéger les plateformes (et non pas les travailleurs) du risque de requalification en contrat de travail. C’est d’ailleurs cet objectif que poursuivait l’article 44 de la loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités en instituant une simple charte de bonne pratique passée entre une plateforme et les travailleurs qui, une fois homologuée, aurait empêché le recours devant un juge et la demande de requalification en caractérisant un lien de subordination. Si cet article a heureusement été censuré par une décision du Conseil constitutionnel [1], les représentants des plateformes ont voulu reprendre ce modèle de charte de bonne conduite non-contraignante. C’est dire à quel point les positions de Macron et de ses représentants ont fait ouvertement le choix du camp des plateformes contre les travailleurs.

Ce que la plupart des représentants français à Bruxelles recherchaient, avec le soutien appuyé des représentants des plateformes, c’était donc faire croire à un grand bouleversement de la législation en vigueur en ne modifiant rien en profondeur et en sécurisant et confortant les plateformes dans leurs pratiques abusives. A titre d’exemple, la plupart voulaient se contenter de reprendre l’idée de renversement de la charge de la preuve dans un contentieux de requalification, mais en abandonnant l’idée de présomption. Dans cette configuration, l’initiative et l’effort repose donc sur un travailleur isolé dans une situation extrêmement précaire, ce qui ne le rassure pas dans l’idée d’intenter une procédure coûteuse contre le géant qui l’emploie. Par ailleurs, la portée aurait été extrêmement limitée car c’est ce qu’admettent déjà les juges. En définitive, ça n’aurait rien changé.

LVSL : La France d’Emmanuel Macron assure la présidence tournante de l’UE pour le premier semestre 2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LC : D’abord, je crois qu’il faut relativiser l’importance de la présidence du Conseil de l’Union Européenne. Emmanuel Macron n’aura – fort heureusement – pas le pouvoir de revenir sur ce qu’a dit la Commission, il faut s’en féliciter. L’essentiel de l’impact français consistera dans le choix des dossiers à prioriser ; il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un agenda politique, en partant souvent des dossiers déjà en cours.

Le point sur lequel il faudra donc être vigilant, c’est surtout le double discours tenu par la majorité présidentielle, ou plutôt la posture éhontée et scandaleuse qu’elle adopte. En effet, les macronistes ont déjà explicitement affirmé qu’ils tenteront de freiner la proposition de directive.

En d’autres termes, alors que le candidat Emmanuel Macron se présente comme le chantre du social au niveau européen, il s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié (donc du salaire minimum, de la représentation collective et de la protection sociale afférents) des plus de quatre millions de travailleurs concernés (et qui le revendiquent), selon les chiffres de la Commission elle-même, par la présomption de salariat.

« Le candidat Emmanuel Macron s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié de plus de quatre millions de travailleurs. »

LVSL : Après la loi Riders en Espagne [2], qui instaure déjà une présomption de salariat, Deliveroo a quitté le marché espagnol et les opposants à cette loi de progrès ont en partie organisé leur riposte autour de cet élément. Comment faut-il expliquer que le départ de Deliveroo n’est une mauvaise nouvelle pour personne ?

LC : Ce type de plateformes capitalistes exploitent non seulement les travailleurs, mais exercent également une ponction conséquente sur les petits restaurateurs eux-mêmes qui se voient parfois contraints d’assumer une partie du prix de livraison pour rester compétitifs et ne pas se faire noyer par d’autres enseignes de renom comme McDonald’s par exemple. Voir Deliveroo quitter le territoire ne saurait ainsi être inquiétant pour quiconque voit la prédation d’un mauvais œil.

Surtout, je veux insister sur le fait que, pour prendre l’exemple de l’activité de livraison, il est possible de l’exercer de façon éthique et responsable. Le modèle des coopératives est à cet égard très éloquent : pas de profitabilité ou profitabilité encadrée, souveraineté des travailleurs sur leur activité, respect du droit du travail… Ces alternatives bénéfiques peinent malheureusement à émerger à cause de l’implantation de grosses plateformes qui ne respectent pas les règles du jeu, jouissent d’une force de frappe colossale et ne respectent pas les travailleurs et la réglementation. Si elles partent, elles favoriseront la livraison apaisée et éthique : on voit bien qui sont les seuls à pouvoir le déplorer.

Pour en savoir plus sur les coopératives de livreurs, lire l’interview de Romain Darricarrère sur LVSL : « Les coursiers bordelais : une alternative concrète à l’uberisation »

LVSL : On a tendance à se focaliser sur l’aspect décisif de présomption de salariat. Pourtant, la directive n’oublie pas non plus de s’intéresser aux algorithmes des plateformes qui imposent des cadences infernales et sont obscures pour les livreurs. Quelle solution est proposée ?

LC : Vous avez raison, elle s’y intéresse. Néanmoins, je serais quand même tentée de dire qu’elle apporte une réponse insuffisante, ou qu’en tous cas elle reste trop timide sur ce point.

« Le management algorithmique échappe à toute réglementation, c’est problématique. »

Certes, la question des algorithmes est plurielle, mais l’un des points les plus urgents à résoudre c’est que le management algorithmique échappe à toute réglementation, et c’est assez problématique puisque l’algorithme est la manifestation même du lien du subordination.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que derrière chaque algorithme, il y a des humains qui le conçoivent et l’orientent. Un problème majeur, c’est qu’on ignore à peu près tout de comment il est conçu. Par exemple, si un livreur refuse deux courses courtes, on ne sait pas si l’algorithme lui proposera ensuite des courses plus longues, sera indifférent ou même le sanctionnera en ne lui proposant plus que des courses courtes pendant un moment. L’idée avancée à travers la transparence c’est donc aussi de donner l’autorisation aux inspecteurs du travail d’ouvrir cette boîte noire et d’accéder à ce genre d’informations, cruciales pour une normalisation et régularisation des relations de travail avec les plateformes.

LVSL : Finalement, les vecteurs d’émancipation dans votre combat sont notamment le statut du salariat, la représentation syndicale ou encore la négociation collective. Comment cela doit-il nous guider alors que l’enjeu des dernières réformes du droit du travail s’en prennent, précisément, à ces éléments ?

LC : Je crois que chaque victoire booste le mouvement social dans son ensemble, et c’est toujours une grande joie de voir des efforts sincères récompensés. Comme nous l’avons dit, la forme prise par notre mobilisation a de quoi irriguer le mouvement social : nos combats doivent être menés en partant des expériences concrètes des premiers concernés, c’est cela la construction d’une alternative émancipatrice et c’est aussi une clé pour la reprise du pouvoir démocratique par les citoyens qui surveillent leurs représentants.

« Le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle. »

C’est vrai aussi que le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle, que la représentation syndicale œuvre contre l’atomisation des travailleurs et même que la négociation collective constitue l’un des plus grands conquis sociaux en ce qu’il permet la participation des travailleurs à l’établissement des règles régissant leur propre travail. En disant tout cela, on comprend que, finalement, notre combat pour le salariat des travailleurs de plateformes est une bataille pour le droit commun. Dans chaque conquête, il y a toujours des opposants qui en atténuent la portée en instaurant des statuts dérogatoires. C’est le cas du CDD ou même du stage, par exemple, qui permettent de contourner les règles de droit commun. L’enjeu essentiel de notre lutte est de rattacher au droit commun plus de 4 millions de travailleurs en Europe que l’on traite indignement comme des indépendants.

Enfin, il y a aussi un signal important envoyé par notre combat : on a réussi dans le cadre de l’UE ce qui aurait été impossible sous Emmanuel Macron en France. La conclusion qui s’impose est somme toute simple : sous son mandat, aucune réforme sociale n’est possible. Pis, ce président entend ouvertement être un obstacle à l’émancipation de millions de travailleurs opprimés et précarisés.

Notes :

[1] Le Conseil constitutionnel a censuré (paragraphes 24 à 28 de la décision DC n° 2019-794) le fait que les plateformes puissent, dans la charte, définir à la place de la loi les éléments qui peuvent être retenus par le juge pour caractériser un lien de subordination.

[2] La loi espagnole dite « Riders » prévoit déjà, depuis son entrée en vigueur en août 2021, une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes capitalistes qui exploitent frauduleusement le statut d’indépendant.

Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique

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© CC0

Pour affronter le changement climatique, les changements superficiels ne suffiront pas [1]. Il faut repenser nos besoins et couper court aux dépenses énergétiques superflues, plutôt que de rendre nos consommations « vertes ». Dans ce cadre, l’existence de millions d’emplois inutiles, les bullshit jobs, est une absurdité écologique qui nous oblige à revoir complètement notre conception du travail et de la société.


Dans le monde, les mouvements écologistes se développent et se radicalisent, comme Youth for climate, le réseau initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg ou encore Extinction Rebellion. En France, le mouvement climat a pris une ampleur de masse après la démission de l’ancien ministre de l’écologie Nicolas Hulot, en août 2018. Ces mouvements, qui s’opposent aux gouvernements libéraux climaticides comme celui d’Édouard Philippe, mettent ces derniers face aux contradictions de « l’impossible capitalisme vert »[2]. Par leurs actions aux méthodes traditionnelles ou innovantes, comme les manifestations de masse, les actions de désobéissance civile ou même la désobéissance totale de la ZAD, ils vivifient l’imaginaire de la gauche contemporaine. Et la tâche est immense : pour tenir l’objectif de la COP21 de limiter le réchauffement climatique de 2 °C par rapport à l’ère pré-révolution industrielle, il faudrait notamment laisser dans le sol 80% des réserves mondiales actuelles d’énergies fossiles. Cela impliquerait, d’une part, de mener un combat contre le pouvoir des multinationales qui se sont accaparées ces réserves, et d’autre part de, non seulement remplacer nos sources d’énergie par de nouvelles, mais surtout d’abandonner une grande part de nos activités. Pour économiser suffisamment d’énergie, toutes les activités humaines doivent donc être réévaluées [3] afin de bannir celles qui sont inutiles.

L’écologie politique ou la « halte à la croissance »

Dans cette situation politique transparaît la particularité de l’écologie, selon l’un de ses premiers penseurs, Ivan Illich. Pour lui, la politique a traditionnellement eu pour objet de transformer le monde, en inventant des outils. Or, à partir d’une certaine époque, de certains seuils de mutation dans la société, le rapport au monde du politique a changé, et petit à petit les outils ont muté, en passant de l’état de convivialité à l’état de productivité. Il s’agit finalement de l’émergence du productivisme, c’est-à-dire du monopole du mode de production industriel par rapport à tous les autres.

Ainsi, comme l’écrit Ivan Illich, des inventions telles que « le trois-mâts, les moulins à eau ou à vent » ou la machine à vapeur ont été accompagnés de changements métaphysiques du rapport au monde : « Dès l’époque de Bacon, les Européens commencèrent à effectuer des opérations relevant d’un nouvel état d’esprit : gagner du temps, rétrécir l’espace, accroître l’énergie, multiplier les biens, jeter par-dessus bord les normes naturelles, prolonger la durée de la vie. » [4] Auparavant, les grandes réalisations comme les pyramides ou les cathédrales étaient possibles, mais nécessitaient de grands nombres de travailleurs (parfois esclaves), car l’énergie disponible était principalement humaine, métabolique. Puis, à partir du XVIIIème siècle, la mise en exploitation des énergies fossiles que sont le charbon, le gaz et le pétrole décuplèrent la quantité d’énergie maîtrisable par un nombre réduit de personnes. Le productivisme à proprement parler commença : le but primaire des sociétés occidentales devint l’augmentation de la production (la croissance du PIB), au détriment d’autres objectifs, comme celui de respecter toutes limites raisonnables, humaines ou naturelles.

Les rapports du GIEC soulignent année après année l’impasse de cette logique. Le problème du réchauffement climatique n’est pas exactement un problème d’inaction – « nous » ne faisons pas rien, nous faisons déjà trop. Même si nous avons urgemment besoin d’une action législative déterminée pour juguler le réchauffement, cette législation doit d’abord porter sur l’arrêt d’activités polluantes. Cette perte ne sera pas nécessairement douloureuse, dans la mesure où le capitalisme a créé une multitude de besoins inutiles pour accompagner ses productions inutiles.

Les bullshit jobs ou l’activité humaine inutile

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David Graeber – © Wikimedia Commons

Justement, les bullshit jobs, que l’on pourrait traduire par métiers du baratin ou postes à la con, sont des emplois ou formes d’emploi rémunérées qui, d’après le travailleur lui-même, ne servent à rien [5]. Ce phénomène de société a été révélé par l’anthropologue David Graeber en 2013, dans un article en ligne [6] devenu viral, complété en 2018 par un ouvrage [7] dédié à la question. Graeber fonde son propos sur les témoignages de nombreuses personnes reconnaissant travailler dans le vide [8]. Dans bien des cas, ces dernières s’ennuient une grande partie de leur semaine de travail, faute de tâches concrètes à réaliser. Certains individus, plus rares, ont un rythme de travail conséquent, sans pour autant produire quoi que ce soit d’utile – c’est le cas notamment des avocats d’affaires, nombreux à avoir contacté l’auteur. Certains développent dans leurs échanges avec lui des théories sociologiques et politiques complètes, tandis que d’autres sont moins loquaces. Ils ont tous en commun le sentiment profond de ne servir à rien, ce qui pèse sur leur santé mentale.

Il ne s’agit pas de cas isolés : selon un sondage réalisé au Royaume-Uni en 2015 pour mesurer le phénomène, 37% des salariés et indépendants sondés estiment que leur emploi « n’apporte rien de significatif au monde » [9]. Si l’on ajoute les bullshit jobs de second ordre, à savoir les emplois utiles mais servant de soutien aux bullshit jobs (comme par exemple les agents de ménage d’un cabinet de conseil), la proportion de temps perdu au travail dans nos sociétés est d’environ 50%, un chiffre à peine croyable.

En dehors même de toute considération d’intérêt général, de nombreux témoignages font état de tâches d’une absurdité à toute épreuve. C’est le cas rapporté par Graeber de cet ouvrier agricole dont le patron lui demandait, une fois que les autres tâches étaient réalisées, de récolter des cailloux dans le champ pour en faire un tas, qui serait ensuite laissé à l’abandon. Dans ce cas, les activités considérées ne sont ni utiles à la société en général ni à la société qui emploie la personne en particulier. La question est alors de savoir pourquoi ces emplois existent, s’ils sont inutiles.

Les cinq types de bullshits jobs

Pour aller plus loin, David Graeber propose une typologie des bullshits jobs en cinq catégories [10]. Ces descriptions permettent de mieux cerner en quoi ces métiers peuvent être inutiles pour la société prise en tant que telle et non simplement comme la somme de ses parties ou du point de vue de l’une de ses parties.

Le premier type de bullshit job est le larbin, ou « domestique, au sens féodal du terme », à savoir « celui qui est là pour que d’autres personnes se sentent importantes ». Ce sont par exemple les réceptionnistes des grandes entreprises que personne n’appelle jamais.

Le deuxième cas est celui des « porte-flingues », ceux dont personne n’aurait besoin s’ils n’étaient pas déjà là. « Si personne n’avait d’armée, qui aurait besoin d’une armée ? » Ces emplois n’existent pas pour que quelqu’un se sente important, mais pour que leur employeur survive à la concurrence – alors même que cette concurrence « libre et non faussée » était supposée permettre l’efficacité. Ce sont les exemples évoqués précédemment comme les prospecteurs téléphoniques, les avocats d’affaires et sans doute plus généralement toute profession cherchant à améliorer la position concurrentielle de son employeur. Si le cabinet X améliore la position de l’entreprise A par rapport au concurrent B de 1, et que le cabinet Y améliore celle de B par rapport à A de 1, finalement leurs deux prestations s’annulent. Tout le secteur de la publicité tombe aussi dans cette catégorie.

Puis viennent les rafistoleurs. Ils sont là « pour régler un problème qui ne devrait pas exister. Comme si vous aviez un trou dans votre toit et que plutôt que de simplement reboucher le trou, vous engagiez quelqu’un pour écoper l’eau de pluie toute la journée. » Leur employeur, plutôt que d’améliorer son organisation qui génère des problèmes, engage quelqu’un pour réparer les conséquences de ces problèmes mais pas l’organisation en elle-même.

Les quatrièmes sont les « cocheurs de case ». Ils servent à ce que leur organisation puisse, en les employant, dire qu’elle fait quelque chose, alors qu’elle ne le fait pas vraiment. Par exemple, un « responsable bonheur au travail » recruté pour diffuser à tort ou à raison l’image d’une entreprise prenant soin du « bonheur au travail ». Le concept même de bonheur au travail est trompeur, car il escamote le débat sur les conditions de travail. Salaire, temps de travail, sécurité, hygiène, et cadences s’évaporent du débat une fois le baby-foot installé dans la salle de pause. Cocher une case serait aussi le rôle d’un auditeur aux comptes ou d’un consultant qui trouverait un problème à résoudre chez son client, sans que ce dernier ne souhaite véritablement mettre les moyens nécessaires à sa résolution. Au besoin, cette entreprise pourrait engager un rafistoleur (troisième type) pour donner le change sans s’attaquer vraiment à son organisation. La prestation de service n’étant pas appliquée alors que c’était son but, elle n’aura servi à rien.

Enfin, le dernier type de bullshit job est particulier : il s’agit du manager qui doit faire travailler une équipe dont les membres travaillent très bien seuls – un peu comme le larbin (premier type), sauf que cette fois c’est lui le chef. Sa perversité réside dans le fait qu’il peut inventer des tâches inutiles à ses subordonnés, comme par exemple remplir des indicateurs de pilotage, ce qui revient à bullshitiser leurs postes.

L’existence des bullshit jobs comme scorie de l’ancien et du moderne dans le capitalisme

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Ceux qui ont le pistolet chargé et ceux qui creusent – © Sergio Leone, 1966

Cette catégorisation des bullshit jobs permet d’explorer les raisons de leur existence. Dans le dernier cas décrit, si le manager n’avait eu personne sous ses ordres, il n’aurait pas pu créer du bullshit pour les autres. La relation de subordination permet à l’un de décider et à l’autre d’exécuter, fût-ce des corvées absurdes. Le bullshit job peut donc résulter de la présence d’un pouvoir. Par exemple, le pouvoir du cadre dirigeant ou du médecin d’avoir une secrétaire, alors même que son agenda se remplit automatiquement via Outlook ou un site internet. Ainsi, narrant un de ses premiers boulots, dans lequel le patron du restaurant a demandé aux plongeurs de renettoyer ce qui venait de l’être, Graeber analyse : « Comme nous l’avons découvert, être contraint de faire sembler de travailler, c’est la pire des déchéances. Car il était impossible de se tromper sur la nature de la chose : c’était juste de l’humiliation, une démonstration de pouvoir pour le pouvoir. » [11] L’une des conditions de possibilité de cette humiliation est l’idée que le temps de quelqu’un puisse appartenir à quelqu’un d’autre. Comme noté par David Graeber et Ivan Illich, cette idée n’est pas toujours allée de soi dans l’histoire. L’autorisation par l’Église des prêts à intérêts (à usure) fut relativement tardive. Les emplois de pure forme, et les chaînes hiérarchiques à rallonge qui les accompagnent, ne sont pas une nouveauté dans l’histoire ; ils ont existé au Moyen-Âge sous la forme de laquets ou sbires et de relations de vassalité. On retrouve ici le premier type de poste à la con, en miroir du cinquième.

La nouveauté réside donc non pas dans l’existence de postes inutiles en soi, mais dans l’essor formidable de ces formes d’emplois depuis les années 1950, ce que Graeber essayait de comprendre dès son premier article. Pour lui, cette multiplication massive tient aux mutations du capitalisme en tant que mode de production. Suivant les tendances du début du XXème siècle, John Maynard Keynes prédisait que l’automatisation des tâches devrait ramener la semaine normale de travail à quinze heures tout au plus à notre époque, un siècle après la sienne. Même si elle ne s’est manifestement pas réalisée, cette thèse était et reste pertinente d’un point de vue économique [12]. Graeber en conclut donc que quelque chose ne s’est pas passé comme prévu. Selon lui, la question n’est pas économique mais politique, et, en définitive, morale. « La classe au pouvoir a réalisé qu’une population productive heureuse et avec du temps libre était un danger mortel (pensez à ce qu’il s’est produit lorsque cela a commencé à être approché dans les années 60). Pour cette classe, l’autre pensée extraordinairement pratique est le sentiment que le travail possède une valeur morale en soi, et que quiconque qui ne se soumettrait pas à une discipline intense pendant la plupart de ses heures éveillées ne mériterait rien. »

En effet, les nouveautés du capitalisme ont induit du bullshit. Le fonctionnement du capitalisme actionnarial, via notamment la logique de l’appel à projets, crée mécaniquement du travail en pure perte – car pour une candidature retenue, toutes les autres qui ont été produites pour le même appel à projets l’auront été en vain. La concurrence du marché, principe capitaliste érigé en axiome intouchable du système néolibéral, crée des porte-flingues, le deuxième type de bullshit job. L’émergence des bullshit jobs en tant que phénomène de société tient donc de la croissance continue du secteur financier au sens large, ou secteur de l’information, et de la bureaucratie qui les accompagne [13]. « La bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé. » [14]

Concluant cette analyse dans son ouvrage, Graeber qualifie le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ». Le féodalisme managérial est donc une nouvelle forme de la ponction du produit des travailleurs par des seigneurs et sous-seigneurs inféodés en tout genre. Les innombrables couches de gestionnaires et de cadres qui se sont multipliées depuis les années 1980 en sont l’équivalent fonctionnel moderne, et c’est parmi elles qu’on retrouve les derniers types de postes insensés (les troisième et quatrième types).

Pour faire disparaître les bullshit jobs, abattre le salariat

L’existence des bullshit jobs repose donc à la fois sur la subordination (le salariat) et sur l’état de bureaucratisation absurde de la société. Il faut débarrasser le travail et la société de ces caractéristiques pour pouvoir éradiquer les postes inutiles et enfin libérer ceux qui les occupent – ou plutôt, par lesquels ils sont occupés, presque au sens militaire du terme.

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Le droit à la paresse – © Paula Pallares

Pour « vivre sans travail », c’est-à-dire se passer de la subordination, Frédéric Lordon recense dans son dernier ouvrage [15] deux solutions. La première est celle de la ZAD, qui consiste à revenir autant que cela est possible à une économie de communautés indépendantes et autonomes. L’idéologie déployée ici réinterprète complètement le « problème fondamental de l’économique-politique, [qui] est la division du travail » [16]. Elle s’inscrit à rebours de la mondialisation et en particulier de l’internationalisation de la division du travail qu’elle a engendrée. Ainsi les habitants de la ZAD ne travaillent pas à proprement parler, comme l’explique Lordon : « L’activité humaine ne peut être dite « travail » que lorsqu’elle s’accomplit dans la forme particulière du salariat. Si un ami t’aide à déménager, il ne travaille pas : son activité est prise dans le rapport social d’amitié. Si c’est un déménageur, lui travaille – il est sous la gouverne du rapport salarial capitaliste. […] Nous pouvons donc dire ceci : la ZAD est un lieu où une intense activité est déployée, mais on n’y travaille pas. » [17] Pour autant, la ZAD reste « branchée » sur la division du travail capitaliste, car elle importe certains matériaux qui lui sont indispensables d’en-dehors. Si cette réorganisation du travail est enrichissante, elle ne peut satisfaire l’objectif de suppression de tous les bullshit jobs, car elle est difficilement extensible à l’ensemble du monde social.

La deuxième solution pour sortir du travail-salariat est proposée et argumentée par Bernard Friot [18]. Elle consiste à retirer au capitalisme la propriété dite lucrative, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, en la redonnant aux travailleurs – en suivant ainsi la logique de ce qu’on appelle aujourd’hui les coopératives. Cette solution a l’avantage de se déployer directement à l’échelle de la société entière, en étendant à tous les secteurs le principe déjà-là de la sécurité sociale, et de recouvrir la division du travail existante.

Mais, s’il est donc possible de se passer de la relation de subordination, cela ne suffira pas à éliminer totalement les bullshit jobs. Ivan Illich le disait déjà : l’appropriation par les travailleurs d’outils ou de structures de production productivistes (c’est-à-dire anti-conviviaux) ne rendra pas ces productions automatiquement limitées et raisonnables, tant « il existe une logique de l’outil à laquelle on ne saurait se soustraire qu’en changeant l’outil » [19].

Les bullshit jobs ne sont pas irrémédiables

Pour certains auteurs, généralement sceptiques quant à l’existence même des bullshit jobs, la perception qu’ont les travailleurs de l’utilité de leur poste serait tout simplement nulle et non avenue. C’est le cas de Jean-Laurent Cassely, qui interprète à l’envers le concept dans son ouvrage La révolte des premiers de la classe [20]: « La majorité des salariés de l’économie de l’information œuvre à la maintenance ou à l’optimisation du système existant […]. Contrairement à ce qu’affirme leur grand contempteur David Graeber, ces ‘métiers à la con’ qui se sont multipliés ne sont pas à proprement parler inutiles. Ils sont mêmes quelques part les métiers les plus utiles de l’économie mondialisée. Sans eux, votre série préférée ne serait pas correctement encodée, votre dosette de café ne rentrerait pas tout à fait dans la machine et votre avion n’atterrirait pas à l’heure exacte. Sans les métiers à la con, nous habiterions un monde approximatif et la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner. Pourtant, chacune de ces contributions, prise individuellement, semble plus que jamais vaine… »

Cet extrait cumule plusieurs tares. La thèse des bullshit jobs demande d’admettre que la société n’est pas telle qu’elle devrait être et qu’elle pourrait être améliorée. Admettre que certains emplois sont inutiles vient immédiatement avec l’idée que ce n’est pas normal et que cela devrait cesser, ce qui semble déjà trop pour certains (« sans les métiers à la con, […] la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner »). Ne serait-ce pas encourageant si la société arrêtait en effet de fonctionner tel qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en engendrant des millions d’emplois inutiles tout en détruisant l’écosystème mondial ? Les motivations de Jean-Laurent Cassely se comprennent dès que l’on note que pour lui, la « société telle qu’elle est » s’illustre par ses cafés en dosette et ses trajets en avions, deux éléments privilégiés par les classes bourgeoises et notoirement antiécologiques.

Le raisonnement des critiques est souvent circulaire : puisqu’aucune entreprise ne pourrait se permettre d’engager des gens à ne rien faire, ceux qui en disent autrement doivent se tromper. Et pourtant ces postes à la con existent, sous nos yeux, par millions. Pour les croyants du libre-marché, si les gens déclarent avoir un poste inutile (en se trompant donc), cela serait dû au nombre d’intermédiaires les séparant du produit final de leurs efforts, cachant leur propre valeur ajoutée. On l’a vu, les bullshit jobs émergent aussi d’un problème de bureaucratie, mais ce n’est pas celui-là. Qu’est-ce qui empêcherait a priori un travailleur de voir le produit fini auquel il contribue ? Dans Les temps modernes, modèle de la chaîne d’assemblage et de sa production morcelée, Charlie Chaplin voyait bien les voitures sortir de son usine. Même s’il y a des progrès à faire au niveau de la division du travail, ce n’est pas à proprement parler elle qui crée les bullshit jobs [21].

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Le productivisme – ©CC0

Ce raisonnement se retrouve dans les témoignages que Jean-Laurent Cassely a mis en avant dans son ouvrage. Il s’agit du cas, plutôt fameux dans les médias, des cadres issus des grandes écoles qui plaquent leur poste de consultant pour ouvrir une épicerie… mais bio, innovante et sans gluten, donc adressée aux CSP+, dans le monde tel qu’il est. Ils composent certes des changements de trajectoire individuelles, mais qui ne cherchent pas à renverser l’ordre établi pour mettre en place une société différente. En définitive, il s’agit de reconversions professionnelles – toutes choses égales par ailleurs. Or ce dont nous avons besoin, et que l’urgence écologique commande, c’est que les choses par ailleurs finissent par changer.

Pas d’écologie dans une économie de bullshit jobs

Ce sont les mêmes impensés qui sont à l’origine des bullshit jobs et de nombreux désastres écologiques. Le premier d’entre eux est d’avoir fait de la croissance du PIB, c’est-à-dire l’augmentation indifférenciée de toutes les productions et consommations de ressources, l’objectif primaire de la société. Ce primat de la croissance est lui-même permis par le postulat que tout soit mesurable, quantifiable. Le PIB se targue de tout additionner. Mais est-ce seulement possible ? Beaucoup de richesses de nos sociétés ne sont pas mesurables et ne le seront jamais. Cette tendance à transformer en chiffres et en indicateurs s’étend à de plus en plus de secteurs de la société qui en étaient jusque-là épargnés. Elle produit ses effets mortifères partout : dans l’éducation (via la théorie du capital humain), dans la santé et l’hôpital public, et elle est déjà largement à l’œuvre dans le travail. C’est cela qui mène à la bullshitisation des vrais postes et à la création des bullshit jobs. C’est cela que dénoncent les professionnels de nombreuses branches qui jettent symboliquement leurs outils de travail au pied de leurs managers, perçus comme hors-sol [22]. Ils ne demandent qu’à ce qu’on les laisse faire leur travail, comme eux et eux seuls savent le faire – sans avoir à remplir des tableaux Excel ou d’autres types de formulaires.

Ce débat sur le travail rouvert par David Graeber est salutaire pour atteindre une société véritablement écologique, car il nous force à repenser le travail et sa place dans nos vies. Il est urgent de tout réévaluer, d’abandonner ces millions de postes inutiles, de créer ceux qui sont nécessaires à la transition écologique, et de partager le travail qui restera, en réduisant sa place dans la semaine, dans l’année et dans la vie.


[1] « Appelez les pompiers, pas le colibri », LVSL, 3 mars 2019

[2] L’impossible capitalisme vert, Daniel Tanuro, édition la découverte, 2010

Voir également pour une courte introduction cet extrait du Manuel d’économie critique. « Repeindre le capitalisme en vert », Aurélien Bernier, Le Monde Diplomatique, 2016

[3] Cette réévaluation de tout, en regard de limites raisonnables, est une constante des mouvements écologiques, parfois entendue sous le terme de décroissance. « Écofascisme ou écodémocratie », Serge Latouche, Le Monde Diplomatique, 2005

[4] La convivialité, Ivan Illich, 1973, éditions du seuil, p. 57

[5] « Bullshit jobs : quand la réalité surpasse le monde des Shadoks », LVSL, 9 décembre 2019

[6] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[7] Bullshit jobs, David Graeber, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[8] Le phénomène est parfois évoqué dans la presse nationale. Le Nouvel Obs avait par exemple popularisé quelques témoignages en 2016 :« « J’ai un job à la con », neuf salariés racontent leur boulot vide de sens ».

[9] Sondage YouGov

[10] Real Media (Youtube), 9 mai 2017. Cette typologie est reprise et explicitée plus longuement dans son ouvrage paru en 2018.

[11] David Graeber, op. cit., p. 147

[12] « Pourquoi et comment il faut réduire le temps de travail », Guillaume Pelloquin, 2017

[13] Pour développer ce thème, voir Bureaucratie, David Graeber, éditions Babel, 2015 ; ou encore le chapitre 5 de Bullshit Jobs, op. cit., « comment expliquer la prolifération des jobs à la con ? ».

[14] Ivan Illich, op. cit., p. 73

[15] Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Frédéric Lordon, éditions La Fabrique, 2019

[16] Ibid., p.226

[17] Ibid., p.227-228

[18] « Vaincre Macron par Bernard Friot », Guillaume Pelloquin, Reconstruire.org, 2017

[19] « Écologistes et politique », Christophe Batsch, Le Monde Diplomatique, 1978

[20] La révolte des premiers de la classe, Jean-Laurent Cassely, éditions Arkhê, 2017

[21] Cette argumentation erronée a d’ailleurs été reprise dès 36h après la publication du premier article de David Graeber, par le journal libéral anglais The Economist.

[22] « Pourquoi il faut se débarrasser des managers », Le Média, Youtube, février 2020

Comment Uber peut tuer l’État

Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber.

Il y a 10 ans, Uber arrivait sur les smartphones. Aujourd’hui, l’application de chauffeurs rassemble plus de 110 millions d’utilisateurs à travers 700 villes dans le monde et sa capitalisation boursière dépasse les 62 milliards de dollars. À l’origine de ce succès, une idée révolutionnaire : « augmentez vos revenus en conduisant », et trois ingrédients magiques : « devenez votre patron », « gérez votre emploi du temps », « conduisez en toute liberté ». L’immense start-up, transformant notre modèle social dans sa conquête incoercible, a maintenant l’État dans le viseur. 


Dans la grande histoire des transformations de l’organisation du travail, du taylorisme avec le travail à la chaîne au toyotisme et au début de l’automatisation, l’ubérisation bénéficie des nouvelles technologies pour nous faire basculer dans le monde de « l’économie collaborative » avec de nouvelles plateformes à succès comme Deliveroo, AirBnB ou Lime, qui en plus d’inventer de nouveaux métiers (juicers pour recharger les trottinettes, par exemple) inventent de nouveaux statuts.

Vous connaissez les conducteurs d’Uber ; sachez qu’ils ne travaillent en aucun cas pour la firme. Ils sont à leur compte, ils sont auto-entrepreneurs. En effet, Uber est la première multinationale à s’être affranchie du salariat.

Un statut qui présente des avantages pour l’application comme pour ses partenaires : pas d’horaires fixes, pas de contrat de travail. Mais aussi un statut qui a un prix : pas de cotisations retraites, pas de congés payés, pas de congé maladie, pas de salaire régulier et très peu d’impôts pour la société… Ce statut fait aujourd’hui débat. Pour certains, il s’agirait de salariat déguisé, et 10 ans après, nous pouvons faire un premier constat. Si beaucoup de drivers pensaient découvrir la liberté et la facilité, Uber les a rapidement conduits vers la dépendance et la précarité.

Vous vous apprêtez à lire un papier qui retracera l’histoire du statut des travailleurs en suivant les grandes évolutions techniques, jusqu’à l’ubérisation nous faisant entrer dans un nouveau paradigme. Vous le verrez, la responsabilité de cette dernière est loin d’être minime dans l’augmentation de l’auto-entreprise en France, une solution miracle pour faire baisser les coûts du travail pour les entreprises et les chiffres du chômage pour nos gouvernants. Mais derrière ce mirage, des impacts concrets sur notre société cheminant à la décomposition progressive de notre État, avec paradoxalement le parfait consentement de nos élites. 

Avec Uber, le monde automobile révolutionne une fois de plus l’organisation du travail. Il est indéniable que les révolutions industrielles (et les luttes qu’elles ont produites) ont construit le statut du travailleur actuel et en particulier celui du salarié, mais la dernière révolution numérique va encore plus loin. Et en plus de bousculer notre société, cette fois-ci, c’est l’État-providence qui se retrouve menacé par les multinationales. Explications.

D’abord, travailleur à la chaîne tu deviendras

Mais d’abord, afin de mieux comprendre l’évolution du statut des travailleurs, il faut revenir au XVIIIe siècle en Grande Bretagne, époque de la première révolution industrielle, qui se diffusera au reste de l’Europe et du monde au cours du XIXe siècle. La découverte de la force de la vapeur grâce au charbon comme nouvelle source d’énergie révolutionne les modes de production et transforme le paysage social. Les populations quittent les campagnes pour s’installer en ville (15% de la population britannique vit en ville en 1700, contre 85% en 1900). Les pays passent d’une économie agraire à une économie industrialisée, les travailleurs s’entassent dans les usines. En France, nous assistons à une dynamique moins marquée mais assez similaire. A la fin du XIXe siècle, la seconde révolution industrielle laissera la place à de nouveaux modes d’organisation du travail, du taylorisme au toyotisme.

Mais de quoi parlons-nous ? En fait, le taylorisme consiste en une division du travail importante permettant d’augmenter les rendements par un travail à la chaîne. Elle est suivie du système fordiste, du nom du constructeur automobile américain Ford. Ici, le patron assure une augmentation des salaires de ses ouvriers afin de leur permettre de consommer les produits qu’ils vont eux-mêmes fabriquer. Cela marque l’entrée dans l’ère de la consommation de masse. Le postfordisme (ou toyotisme) est un mode de production qui reprend le principe des économies d’échelle et permet la production de masse de produits différenciés, avec de hauts standards de qualité et une plus grande implication des salariés dans l’entreprise. L’organisation est à flux tendu, fluctuant selon la demande du consommateur. Dans ces modèles, les travailleurs vendent leur force de travail à des patrons qui détiennent les outils de production. C’est un contrat passé entre un salarié et un employeur. Mais cette relation de subordination ne disparaît pas avec le déclin de l’industrie française.

“La figure de l’ouvrier est remplacée par celle du salariée, celle du patron par celle du manager” (Chamayou, 2018).

Pour revenir à l’histoire, la révolution industrielle a ainsi permis la création de nouveaux groupes sociaux, travailleurs, pauvres, rassemblés en un même lieu de production. Ces travailleurs vont, par le biais d’organisations corporatistes et syndicales, se socialiser et se mobiliser en tant que groupe pour la revendications de mesures communes, dans un intérêt commun. Une pratique favorisée par l’émergence du travail en usine. Pour comprendre l’évolution du statut de travailleur, il est indispensable de revenir sur leur outil de représentation. Ainsi, l’abrogation de la loi Le Chapelier en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui autorise la création de syndicats, joue un rôle indispensable dans l’organisation des ouvriers.

Les organisations syndicales se multiplient alors et une Fédération nationale des syndicats se créée en 1886. En 1895 est fondée la CGT, née de la fusion des Bourses du Travail et de la Fédération syndicale. Au fur et à mesure du temps, de nouvelles organisations syndicales apparaissent, révélatrices d’une émergence de différents points de vue et des différentes conditions des ouvriers dans l’évolution du salariat, avec une part de moins en moins importante des ouvriers au profit d’employés du secteur tertiaire. Le syndicalisme français est divisé, le rapport de force des travailleurs également.

Les travaux des sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux révèlent ainsi les rivalités qui existent entre les différents ouvriers, ouvriers spécialisés (OS) ou ouvriers qualifiés (OQ) selon la place de chacun dans la chaîne de production. La robotisation amène une modification certaine du rôle des ouvriers, avec une polarisation de leurs conditions, certains faisant des travaux dignes des machines, d’autres devant avoir des compétences de plus en plus élevées, comme les ingénieurs par exemple à qui il est demandé des compétences spécifiques.

Dans une période plus récente, les observations empiriques notent une juxtaposition des modèles « innovants » et « traditionnels », ces derniers s’étant modernisés grâce aux nouvelles technologies : néo-taylorisme ou néo-fordisme combinent ainsi les traits habituels du taylorisme et du fordisme mais avec la surveillance électronique des performances des salariés, de ses habitudes et les méthodes de conception et de production assistée par ordinateur. La précarisation des emplois est visible lorsque l’on étudie sur 25 ans l’évolution juridique des contrats de travail.

Ainsi, le taux d’entrée en CDD a été multiplié par quatre entre 1993 (20,5%) et 2017 (84%). Les CDD sont plus courts, avec une durée moyenne divisée par 2 entre 2001 (112 jours) et 2017 (46 jours). Au sein des flux d’embauches en CDD et CDI, la part des CDD a nettement progressé, notamment à partir des années 2000, passant de 76 % en 1993 à 87 % en 2017. Cette évolution structurelle dans les mouvements de main-d’œuvre s’accompagne d’une forte hausse des contrats de très courte durée ; en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une seule journée. Le taux de rotation de la main-d’œuvre, défini comme la moyenne des taux d’entrée et de sortie, présente enfin une forte tendance à la hausse depuis 25 ans, puisqu’il s’établit à 95,8% en 2017 pour l’ensemble des établissements de plus de 50 salariés, contre 28,7% en 1993. Le salariat n’est plus synonyme de stabilité de l’emploi.

Face à ces constats, une solution miracle est alors présentée : il fallait défendre « l’autonomie », une utopie qui ne devenait possible que si l’on abandonnait définitivement le salariat.

Et il est impensable de parler de précarisation de l’emploi sans aborder la question du chômage qui, à la fin des Trente Glorieuses, est devenue ce que l’on appelle un chômage de masse et de longue durée. Un contexte favorisant l’exclusion sociale des travailleurs mais aussi une flexibilité de leurs contrats pour répondre à ce nouveau problème de société.

Alors, en auto-entrepreneur tu t’épanouiras 

La « loi Travail » en 2016 engageait la France dans la  « start-up nation » avec une économie de l’immédiateté, de l’agilité, de l’audace plutôt que la sécurité. Et si l’économie devient « collaborative », la relation de travail s’apparente de moins en moins à une relation de subordination. À la figure du salarié subordonné de la seconde révolution industrielle, se substituerait celle de l’auto-entrepreneur de la révolution numérique. Le droit du travail évolue dans ce sens, pour plus de flexibilité, pour permettre aux entreprises de répondre « à la demande », et permettre à chacun d’entrer beaucoup plus facilement sur le marché du travail.

Mais surtout, la multiplication du nombre d’auto-entrepreneurs au cours des dernières années dans le numérique, si elle a contribué à limiter l’explosion du chômage, s’est traduite par une paupérisation continue du nombre de ces travailleurs indépendants, on peut penser à des livreurs Deliveroo qui peuvent faire 40h par semaine pour finalement gagner un maigre SMIC – la moyenne du chiffre d’affaire des auto-entrepreneurs dans tous secteurs confondus se situant aux alentours de 240 euros par mois, selon Le Figaro.

 Être salarié et non auto-entrepreneur est une question de sécurité, garantie par un statut juridique.

Rappelons que plusieurs obligations découlent du contrat de travail. L’employeur est notamment tenu de fournir un travail dans le cadre de l’horaire établi, verser le salaire correspondant au travail effectué, respecter les autres éléments essentiels du contrat (qualification, lieu de travail quand il est précisé dans le contrat…), faire effectuer le travail dans le respect du Code du travail et de la convention collective applicable à l’entreprise. Le salarié doit, quant à lui observer les horaires de travail, réaliser le travail demandé conformément aux instructions données, respecter les engagements mentionnés dans le contrat de travail, ne pas faire de concurrence déloyale à son employeur.

Ces dernières années, nous assistons, à travers l’ubérisation, à une dynamique qui encourage le délitement progressif du salariat, sous des formes qui ne sont pas toujours apparentes. La lente remontée de l’emploi indépendant dans beaucoup d’économies développées ne restitue pas à lui seul toutes les facettes de cette désagrégation : à l’intérieur même du statut salarial, nombre de prérogatives issues du compromis fordiste sont en régression. Plus globalement, nous assistons à une atomisation de la relation de travail. Au-delà des emplois de petits services qui s’accrochent aux plates-formes numériques, cette tendance recouvre la montée en puissance des petites entreprises sous-traitantes, de l’auto-entrepreneuriat, des missions courtes d’intérim, des CDD de mission ou de chantier, et tout l’essaim des CDD ultracourts ; ou encore, à l’étranger, les contrats zéro heure britanniques ou les mini-jobs allemands. Tous ces petits contrats intermittents relèvent d’une remontée en puissance du travail à la tâche. Ils marquent la résurgence d’une relation de travail inégale qui s’était développée au XVIIIe siècle en Europe occidentale et qui avait constitué une des étapes de la proto-industrialisation. Vous l’avez bien compris, cela est, à juste titre, une régression, puisque tout un pan du travail bascule sous le droit commercial, relevant d’une relation de sous-traitance et n’étant plus protégé par le Code du travail.

À travers ces éléments, nous pouvons  donc considérer que le statut de salarié, héritier de toutes les avancées sociales depuis le XIXe siècle, est plus protecteur qu’un statut d’auto-entrepreneur. Pourtant, de plus en plus de travailleurs veulent être autonomes. Cela pourrait-il s’apparenter à la « peur d’être emmerdé » (Beaud et Pialoux) créant ainsi une volonté d’être son propre patron ?

Devenir son propre chef, être libre sans relation de subordination, choisir ses horaires, travailler à la tâche : un discours qui s’avère relever surtout du marketing dans le cas de plateformes numériques. 

Cette autonomie de l’auto-entrepreneur annonce implicitement la fin d’un droit important de représentation syndicale. Les lieux de socialisation sont dispersés, il devient impossible de construire une action collective, pas d’encadrement ni d’obligation de négociation collective. Et lorsque des auto-entrepreneurs essaient de se mobiliser, ils ont peur d’être remplacés illico, car les plateformes n’auront aucun mal à remplacer la main-d’œuvre par d’autres chômeurs qui cherchent à boucler leurs fins de mois difficiles. Ces plateformes peuvent en effet géolocaliser les mobilisés – à des manifestations par exemple – grâce à leur smartphone, et ne pas respecter le droit de grève en trouvant des prétextes pour « licencier » les dissidents, comme ce fut le cas avec Deliveroo.

D’ailleurs, les chercheurs Patrice Laroche et Heidi Wechtler montrent qu’aussi bien aux États-Unis qu’au Royaume-Uni, le lien entre présence syndicale et rentabilité économique ou financière était bien plus élevé qu’en France. Ainsi, il n’est pas étonnant que les entreprises ubérisées venant de ces contrées mettent tout en œuvre dans leur organisation interne pour éviter l’émergence du syndicalisme.

En outre, l’auto-entrepreneuriat annonce la montée inexorable d’une économie de l’accès 24 heures sur 24, de la fonctionnalité, qui exige plus de continuité mais surtout une désynchronisation des temps de travail. Cette dynamique met de façon évidente en tension nos cadres légaux de réglementation du temps de travail, léguant à un brouillage des frontières entre le monde du travail et celui de la vie personnelle. La sphère du travail n’est plus exclusivement la sphère de l’entreprise.

Et l’on pourrait se demander alors s’il s’agit bien d’une relation de collaboration ou d’une relation de subordination. C’est ainsi qu’en 2018, lorsqu’un livreur de la plateforme numérique Take Eat Easy a eu un accident au cours d’une livraison, la Cour de Cassation a décidé de requalifier son statut d’auto-entrepreneur en contrat de travail. Cette décision, bien que davantage protectrice pour le travailleur qui accède aux droits des salariés, met en danger le modèle économique de l’entreprise. Car pour l’instant, le modèle économique repose sur le fait que les risques ne sont pas mutualisés et reposent uniquement sur le travailleur.

 Pour éviter de telles requalifications, ces entreprises s’attachent à  gommer tout ce qui pourrait donner l’impression que les livreurs sont liés par une relation de subordination.

Exemples de la novlangue permettant de passer entre les mailles juridiques du salariat : 

Recruter Mettre en place un partenariat
Salaire Chiffre d’affaire
Suggestion Sanction possible lorsqu’un travail n’est pas effectué
CV, ancienneté Fiche de présentation, durée de prestation
Convocation Invitation
Renvoyer Mettre fin à la relation

 

Mais cette décision de la Cour de Cassation n’a pas remis en cause le modèle ubérisé, et dans le discours politique, de nombreux acteurs interviennent pour continuer à défendre le statut d’auto-entrepreneur. La députée LREM Bérangère Couillard, qui porte la loi sur les mobilités, répète à qui veut bien l’entendre : « les travailleurs indépendants ne souhaitent pas avoir un contrat requalifié [en grande majorité], ils veulent faire indépendamment ». Ce discours fait écho chez les dirigeants de Deliveroo : « Les livreurs de [Deliveroo] ne veulent pas de requalification de contrat de travail », « deux tiers des livreurs souhaitent conserver leur statut indépendant ». Attention, rappelons qu’être indépendant ne signifie pas être autonome.

Dans les plateformes, il n’y a rien de vraiment indépendant car il n’y a pas de décisions ni de pouvoir sur  la fixation des tarifs, et les nombreuses « recommandations » faites aux drivers sont en réalité des obligations. Cette novlangue bousculant tout un cadre juridique peut légitimement suggérer qu’il ne s’agit finalement que de « salariat déguisé ».

Un livreur Deliveroo prenant sa pause sur un trottoir à Dublin, Irlande. © Ian S

Et pourtant, notre gouvernement pousse lui-même les individus à devenir des travailleurs indépendants. En fait, dès les années 1960, des chercheurs en gestion élaboraient la « théorie de la contingence ». Burns et Stalker, en 1961, affirmaient la nécessité d’une cohérence entre les modes d’organisation interne de l’entreprise et la nature de ses marchés, entre « structure » et « environnement ». Ces auteurs expliquaient qu’une structure hiérarchique et formalisée était adaptée à un environnement stable, alors qu’un environnement changeant et innovant exigeait plutôt une organisation souple et une communication horizontale. L’innovation permise par les bouleversement liés aux numérique et à la pénurie d’emplois demande à l’État de changer les lois.

Cool, libre et collaboratif, le capitalisme triomphera.

Uber, Deliveroo, AirBnb sont-elles des plateformes vraiment collaboratives ? Il est indéniable qu’elles gagnent de l’argent grâce à des actifs détenus par des particuliers portant seuls le risque économique et qu’elles posent de sérieuses questions en matière sociale et fiscale. L’économie collaborative entre donc dans le champ de l’économie néolibérale et ces entreprises ont juste fait des valeurs du partage un slogan. Si le numérique permet un partage de ressources et de compétences à grande échelle entre particuliers avec une décentralisation de biens et services, il bénéficie d’abord à des entreprises monopolistiques qui agrègent des capitaux immenses tout en bouleversant des secteurs d’activité comme le transport, l’hôtellerie ou encore la restauration.

Leur système se nomme le peer to peer mais il nécessite en fait un intermédiaire, et c’est cette place d’intermédiaire qui aiguise les appétits des acteurs de l’économie marchande.  En outre, les plateformes sont montrées du doigts pour les risques de leurs politiques : destruction d’emplois à temps plein, baisse de la protection sociale des salariés, et surtout des revenus fiscaux qui échappent massivement  à l’impôt…

Les chercheurs Thibault Daudigeos et Vincent Pasquier (2016), expliquent de manière originale les deux grandes tendances de pensée dominantes : « Au commencement de l’économie du partage étaient le consensus et l’enthousiasme. L’engouement d’alors était porté par quelques gourous aux formules grandiloquentes : l’économie collaborative était la promesse d’un monde où « ce qui est à moi est à toi » et où « la fin des hiérarchies » devenait un horizon certain. On allait même jusqu’à prophétiser « l’éclipse du capitalisme ».

Puis vint le temps des premières polémiques et des premières désillusions avec l’arrivée des GAFAM pratiquant une forme d’ethic-washing.  Il y a désormais la bonne et la mauvaise économie collaborative.

À l’économie collaborative de ces GAFAM s’oppose finalement l’économie sociale et solidaire, qui ne désigne pas seulement les entreprises du secteur marchand mais aussi de nombreuses associations à but non lucratif. Ce terme « d’économie collaborative » est porté par une part grandissante de citoyens, qui promeuvent des pratiques davantage conformes aux valeurs de solidarité et de partage. À des kilomètres de celles d’Uber, donc.

Finalement, après le désenchantement, la « collaboration » n’est en conclusion qu’une association caractérisée par le travail uniquement, dans un but d’utilité et d’efficacité. Celle-ci a un objet déterminé ainsi qu’une durée déterminée. En effet, une fois le but de la collaboration atteint, celle-ci s’arrête et n’a plus de raison d’exister. Nous pourrons alors lui opposer le terme de « coopération » qui mobilise un ensemble de capacités humaines, avec la notion de partage de connaissances. Ce « processus libre de découverte mutuelle » n’a pas d’horizon fini, ni forcément d’objet clairement établi.

À bout de souffle, sans moyens, l’État social dépérit

Si le statut d’auto-entrepreneur représente un manque de protection des travailleurs indépendants, il n’est pas sans conséquences sur l’État-providence. Car cette économie collaborative est d’abord une économie marchande, qui se passe bien, pour augmenter ses bénéfices, de passer par la case des impôts.

Avec ses 3 millions de drivers dans le monde, Uber ne paye dans ses pays d’activité ni charge salariale ou patronale, ni congé, mais prélève jusqu’à 25% du chiffre d’affaire de ses « collaborateurs ». Plus concrètement, sur 400 millions d’euros prélevés en un an en France, Uber n’en déclare qu’1 % en Hollande. Quand on regarde la situation en chiffres, Uber ne rapporte à l’État français que 1,4 millions d’Euros d’impôts par an.

On ne peut se passer du numérique, que l’on retrouve dans tous les domaines, avec la modélisation, l’analyse et le traitement des données, dont le volume et la complexité ne cessent d’augmenter. Il est également au cœur des problématiques de santé, de gestion de l’énergie et des ressources naturelles, de préservation de l’environnement, d’éducation, transformant nos modes de communication et d’information. En moins de dix ans, le numérique est venu bouleverser les besoins en compétences et les emplois. C’est pourquoi il est aujourd’hui légitimement au cœur de nombreux débats publics et politiques.

Le Président Macron a directement ouvert la voie aux multinationales du numérique pour qu’elles développent leurs activités en France. © OFFICIAL LEWEB PHOTOS

Le projet d’avenir du numérique par le gouvernement français se distingue dans le Grand Plan d’Investissement 2018-2022, où il attribue 9,3 milliards d’euros à la modernisation de l’État 100% numérique. C’est aussi une grande préoccupation du mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire, pour qui le numérique représente un outil incontournable. Une question de lutte contre le chômage donc, une question sociale, mais aussi une question de souveraineté : faire émerger des start-up françaises pour éviter de subir ce que l’entrepreneur et essayiste Nicolas Colin appelle « une colonisation numérique». Bref, la conquête de tous les secteurs d’activités par des plateformes anglo-saxonnes ou encore chinoises par exemple. Il s’agit aussi d’une question de compétitivité pour la France, en augmentant les rendements et investissements de ses entreprises. Un dopage de l’activité possible car « le numérique permet un effet de masse et une fluidité des échanges » selon Anne-Sophie Novel dans La vie share, mode d’emploi. Mais où se trouvent les grands plans pour lutter contre la monopolisation et la fraude fiscale ?

Dans son ouvrage Capitalisme de plateforme. L’hégémonie du numérique (2018), Nick Srnicek dénonce « les plateformes [qui] portent une tendance inhérente à la monopolisation » précisant que « nous n’assistons pas à la fin de la propriété mais bien à sa concentration ». Cette nouvelle économie serait le dernier avatar du capitalisme contemporain, donc dit « de plateforme ».

Ce capitalisme 2.0 exacerbe, malgré ses innovations, les défaillances traditionnelles de l’économie de marché.

Des défaillances qui ont toujours participé à la déconstruction de l’État social dont la légitimité symbolique repose sur le devoir de garantir des emplois, même précaires en période de « crise ».

Arrivé au bout de cette vague histoire de l’ubérisation, il semble clair que la société assiste aujourd’hui à une décomposition des acquis sociaux. Une dynamique s’expliquant aussi par les concurrences déloyales issues des processus de mondialisation ainsi que par l’optimisation sociale et fiscale des multinationales, permettant d’épargner à l’État des dizaines de milliards d’euros d’impôts chaque année au point de remettre en cause sa santé financière et donc son modèle social.

La révolution numérique est par ses effets une révolution sociale. Et si l’avenir du salariat est remis en doute par l’ubérisation, nous ne pouvons pas non plus affirmer sa disparition.   Probablement, la jurisprudence viendra redéfinir ce qu’est le salariat au XXIe siècle, un salariat devant aussi s’adapter à un désir d’indépendance des travailleurs contemporains. D’aucuns, face à la bataille idéologique qui englobe ces concepts, diront cependant que ce désir doit être nuancé, car ne nous méprenons pas,  le « patron » n’a pas disparu avec l’ubérisation, il est algorithmique et se compose de challenges à réaliser. Le patron, il est dans le smartphone, et il le restera, du moins pour quelques années encore.

Demandons-nous, en allant plus loin même que la question du salariat, vers où nous porte cet interminable processus d’ubérisation ?

De l’individualisme au machinisme, Uber, Google, Facebook investissent des milliards annuellement dans le machine learning.

Quant à la Commission européenne, elle propose un investissement de 50 milliards, dans son programme Horizon 2020, dans le domaine de l’intelligence artificielle. Ces montants ambitieux annoncent une prochaine révolution technologique qui réduira considérablement le travail humain en tendant vers l’entière automatisation de la production de bien et de service, rendant un nombre inimaginable de métiers peu qualifiés tout simplement obsolètes.

L’avenir, s’il n’est à personne, comme le disait Victor Hugo, pourrait bien finalement déjà appartenir aux GAFAM. D’autres voies semblent-elles possibles ? Finalement, difficile à savoir aujourd’hui, tant ce modèle est plébiscité. Mais certains États, comme la Californie, ont étonnamment décidé d’aller à contre-courant, en procédant à une requalification des contrats commerciaux des auto-entrepreneurs en salariés contractuels. Une politique qui s’oppose à celle de la France, où c’est une autre idéologie qui domine avec notamment le projet de loi mobilité. Tenons cet exemple comme démonstration et gardons-le en mémoire : l’ubérisation est un projet de décomposition et d’individualisation de la société qui est aussi porté par nos dirigeants.

Auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Die_schlesischen_Weber_(1846).jpg
“Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile des tisserands qui finiront par se révolter. ©Wikimédia Commons

    Les attaques répétées à l’encontre du salariat à statut s’appuient en partie sur une rhétorique de survalorisation de l’entrepreneuriat, souvent présenté comme une activité accessible à tout le monde et d’une noblesse sans égal. L’auto-entrepreneuriat illustre bien les limites de ce « tous entrepreneurs » et les illusions qu’il véhicule. Cet article replace le statut d’auto-entrepreneur dans son histoire, et montre comment ses promoteurs, Hervé Novelli en tête, n’ont eu de cesse de mettre en avant la logique du « self-help » face à celle de la solidarité, à la faveur d’une lecture très libérale de la crise. 


    « Voici, pour l’ouvrier de mérite, un certain moyen d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective : ce moyen est celui du travail à la tâche ou marchandage, que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli ». L’enthousiasme vient d’Adolphe Thiers, dans De la propriété (1848). La nouveauté que l’on prête à la plupart des débats contemporains relève bien souvent de l’illusion ; c’est particulièrement vrai dans le cas de l’auto-entrepreneuriat, qui ressemble par bien des côtés au marchandage du XIXe siècle. En voici le principe : un patron passe une commande auprès d’un ouvrier qui entreprend, pour une somme donnée, d’effectuer le travail commandé en rassemblant une équipe. La figure de l’ouvrier-entrepreneur est née il y a bien longtemps.

    Très vite cependant, le louage d’ouvrage, ou marchandage, terme au départ utilisé par ses détracteurs, est contesté par les associations ouvrières, au motif qu’il remplace l’exploitation capitaliste en exploitation de l’ouvrier par l’ouvrier. En effet pour obtenir la commande, il faut que l’ouvrier-entrepreneur remporte les enchères, et donc baisse au maximum ses prix. Ce hard-discount, il le fait souvent porter ensuite sur les épaules de ses collaborateurs. Aux yeux de Thiers et des libéraux de l’époque cependant, le marchandage permet à l’ouvrier de s’élever dans la société, de devenir « entrepreneur sans capital ». D’où leur incompréhension des contestations de ceux que Thiers nomme les « nouveaux amis des ouvriers », qui abolissent officiellement le marchandage en 1848, sans que cette décision soit entérinée par la suite. Après tout, le marchandage n’est-il pas un moyen pour l’ouvrier de s’arracher à sa condition d’origine ? Ne permet-il pas aux « ouvriers de mérite » de sortir du rapport d’exploitation dans lequel ils sont enfermés ?

    La promotion de l’ « entrepreneuriat populaire »

    Plus d’un siècle et demi plus tard, l’argumentaire est repris par les promoteurs d’un « entrepreneuriat populaire », au premier rang desquels Hervé Novelli, secrétaire d’État chargé du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes Entreprises, du Tourisme, des Services et de la Consommation sous le gouvernement Fillon II et porteur du projet de loi sur l’auto-entrepreneuriat. Il nous explique par exemple dans son livre-entretien : « Cela [l’auto-entrepreneuriat] abolit, d’une certaine manière, la lutte des classes. Il n’y a plus d’“exploiteurs” et d’“exploités”. Seulement des entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe. » D’une telle bêtise, c’est bien possible. 

    L’auto-entrepreneuriat n’est pas tombé du ciel. Il est le résultat d’une lecture libérale de la crise qui frappe le pays dans les années 70, selon laquelle l’entrepreneuriat serait le meilleur moyen de lutter contre le chômage. La logique du self-help est mise en avant par les dirigeants de l’époque comme un moyen bien plus efficace de lutter contre le chômage que l’« assistanat ». S’adressant au début plutôt aux cadres chômeurs, l’État finit par inciter de plus en plus les « exclus » à devenir entrepreneurs. La figure de l’« auto-entrepreneur » peut finalement apparaître en 2008 dans la loi de modernisation de l’économie, à la faveur d’une interprétation de la crise qui n’a pas changé en 40 ans. En témoigne cette autre perle issue du livre-entretien de Novelli :

    « Désormais, pour s’en sortir, les Français ne se tournent plus vers la collectivité, ils se tournent vers… eux-mêmes. Quelle plus belle réponse donner à tous ceux qui croient encore que, face à la crise, la seule réponse, c’est l’assistanat ? »

    En quelques années, la figure de l’auto-entrepreneur semble avoir conquis ses titres de noblesse : on en recense plus d’un million aujourd’hui. Et peu importe si, d’après une étude de l’Insee de septembre 2016, « les auto-entrepreneurs n’exerçant pas d’activité salariée ont perçu en moyenne 460 euros par mois ». La société du « tous entrepreneurs » est toujours en marche.

    La victoire de la liberté formelle

    Au bout de trois ans, 90% des auto-entrepreneurs gagnent moins que le SMIC. Au moment de s’inscrire, un tiers des auto-entrepreneurs se déclarent chômeurs, 11% inactifs et 7% retraités. Dans 55% des cas, l’auto-entrepreneuriat est leur activité principale. Le fait d’être précaire, chômeur et non qualifié augmente d’ailleurs la probabilité d’exercer l’auto-entrepreneuriat comme activité principale. Que nous donnent à voir ces chiffres ? Que l’auto-entrepreneuriat, loin de permettre à chacun de s’en sortir dans le monde de travail, renforce plutôt les inégalités qui le structurent ; d’un côté les plus qualifiés, déjà protégés par ailleurs, en tirent une source de revenus supplémentaire. De l’autre, les exclus du marché du travail accumulent des bouts de ficelle et continuent de peupler les marges. Pour ces derniers, l’auto-entrepreneuriat constitue bien souvent une sorte de salariat déguisé, qui permet une plus grande flexibilité aux entreprises, dont on ne sait plus si on doit les qualifier d’employeuses ou de clientes. Finies les obligations, qu’elles soient administratives (gérer le contrat de travail), légales (justifier la fin de la relation de travail) ou économiques (pas de cotisations patronales).

    « Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. »

    Si le dispositif parvient tout de même à avoir le vent en poupe, c’est en grande partie du fait de la liberté qu’il promet. Pardon, de la liberté formelle, si prisée par le discours néolibéral. D’abord, l’auto-entrepreneuriat est bien souvent perçu comme une possibilité de sortir enfin des impasses professionnelles passées, ou d’échapper à des situations peu enviables. Ensuite, il permet d’avoir l’illusion de la liberté dans la relation de travail : pas de « subordination » clairement explicitée comme dans le contrat de travail d’un salarié. L’auto-entrepreneur est libre d’obéir à l’entreprise qu’il prend comme client, et qui se comporte en fait comme son employeuse. Il est libre de gagner moins que le SMIC. Et il est libre de modeler son emploi du temps à sa guise, à condition de faire assez d’heures pour dégager un revenu décent. La sociologue Sarah Abdelnour remarque ainsi, dans son enquête sur les auto-entrepreneurs, que « les horaires lourds sont envisagés comme relevant de décisions personnelles et sont dès lors admis comme arbitrage libre de la part de travailleurs souhaitant par ce moyen accroître leurs revenus ».

    Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. L’auto-entrepreneuriat, c’est en effet la valorisation des solutions individuelles face aux difficultés professionnelles. Difficile de revendiquer quelque chose collectivement lorsque l’on a choisi la liberté individuelle. Les auto-entrepreneurs ont du mal à créer des structures d’organisation collective des travailleurs, parce que ces dernières sont en fait en contradiction avec leur statut. L’auto-entrepreneuriat est profondément ancré dans l’idéologie du « self-help » : pour ses promoteurs, tout ce qui relève de la revendication collective relève du suspect, même du condamnable. Choisir d’être auto-entrepreneur, c’est bien souvent ne plus rien attendre du salariat. Et par suite, vivre sa carrière professionnelle, et les échecs qui l’accompagnent nécessairement, sur le mode strictement individuel. Or ne devient pas entrepreneur qui veut. La réussite entrepreneuriale est liée à la possession et à l’utilisation de tout un tas de capitaux, qu’ils soient d’ordre économique, relationnel, social, scolaire… Faire croire à des millions de gens que l’entrepreneuriat est leur voie de salut, c’est d’abord leur mentir éhontément, mais c’est surtout les mettre dans la position de lire leur échec potentiel uniquement à la lumière de leur incapacité individuelle (« je ne travaille pas assez », « je ne suis pas assez fort », « c’est de ma faute », …). C’est tout le problème de la politique de responsabilité/abandon, pour reprendre le concept de Alain Ehrenberg, que symbolise à sa manière l’auto-entrepreneuriat, et qui dit, en substance : nous vous enjoignons à devenir responsables, mais il ne faut pas compter sur nous pour vous en rendre capables. La rhétorique du débrouillez-vous, envers de la liberté formelle.

    Attaquer le salariat par ses marges et niveler par le bas

    L’argumentaire sur lequel se sont appuyés les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat repose en large partie sur l’idée de progrès social : le modèle salarial empêcherait l’accès de certains au travail, en raison du manque de diplômes ou du salaire minimum. La condamnation du salariat passe par celle de ses effets néfastes sur les populations fragiles, qui se verraient durablement exclues du marché du travail à cause des « stables » et de leurs privilèges présumés. Une manière d’attaquer le salariat par sa marge inférieure. Dans ce cadre, l’auto-entrepreneuriat représente le statut anti-statut par excellence, qui permet formellement d’inclure tout le monde. Le nivellement par le bas, que l’on est si prompt à mettre en avant lorsqu’il s’agit de critiquer la démocratisation scolaire, est appliqué ici au monde du travail. Puisque les protections qu’impliquent les statuts bloquent l’accès à l’emploi pour toute une frange de la population, il faut les supprimer. Voilà ce que nous disent les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat, mais aussi, dans une actualité plus récente, les défenseurs des lois travail, ou plus récemment encore ceux de la réforme de la SNCF.

    Facile en effet de faire passer les salariés pour des privilégiés lorsque le taux de chômage s’élève à quasi 10%. Jusqu’à présent pourtant, aucune corrélation n’a jamais été clairement établie entre protection de l’emploi et taux de chômage. Mais il faut croire qu’aujourd’hui, il est plus simple de dénoncer les prétendus privilèges de ceux qui possèdent une situation stable que de mener une politique de l’emploi ambitieuse. Le nivellement par le bas, stratégie de l’impuissance.


    Bibliographie :

    Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Sarah Abdelnour, 2017

    La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Robert Castel, 2009

    L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Claude Didry, 2016

    La société du malaise. Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie, Alain Ehrenberg, 2011

    Crédits image :

    “Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile de tisserands qui finiront par se révolter dans les premiers temps de l’ère industrielle. ©Wikimédia Commons
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