Dominique Simonnot : « Le consensus actuel sur l’hôpital psychiatrique est mortifère »

Dominique Simonnot, © T.Chantegret pour le CGLPL

Comment s’assurer que les droits fondamentaux des personnes placées en prison ou dans un hôpital psychiatrique soient respectés ? Depuis sa création le 30 octobre 2007, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) assure un contrôle sur les conditions de prise en charge des personnes privées de liberté comme les patients psychiatriques, les détenus ou les enfants délinquants. Cette autorité indépendante, peu connue du grand public – et semble-t-il trop peu écoutée -, constitue une garantie indispensable à l’État de droit. « On ne sort pas toujours soigné de l’Hôpital psychiatrique » nous a avoué Dominique Simonnot, Contrôleure générale, que nous avons rencontrée pour Le Vent Se Lève. Propos recueillis par Gaspard Bouhallier.

LVSL – Votre parcours professionnel est atypique. Vous avez été éducatrice dans l’administration pénitentiaire et, à partir des années 1990, vous avez commencé une carrière dans le journalisme, d’abord à Libération puis au Canard enchaîné. Depuis octobre 2020, vous avez remplacé Adeline Hazan à la tête du CGLPL. Comment passe-t-on de journaliste spécialisée dans les comparutions immédiates à Contrôleure général des lieux de privation de liberté ?

Dominique Simonnot – Le fait est que je n’ai pas postulé du tout. Je n’ai jamais pensé ni même rêvé d’arriver là. Être Contrôleure, cela ne m’a pas effleuré du tout dans ma carrière de journaliste et un jour ça m’est tombé dessus. Après réflexion, je me rends compte que ce poste est une conclusion cohérente à ma carrière parce qu’il s’agit de l’ensemble des sujets que j’ai toujours traités en tant que journaliste. C’est pour moi une belle manière de conclure mon travail.

LVSL – Pouvez-vous dire en quelques mots comment vous concevez votre mission actuelle en tant que Contrôleure des lieux de privation de liberté ?

D. S. – Je trouve que c’est le plus beau métier que j’ai exercé. Parce qu’il s’agit de faire respecter les droits fondamentaux des plus vulnérables d’entre nous. Les prisonniers – même si l’on peut dire qu’ils ont fauté, qu’ils ont commis des infractions et qu’ils sont punis pour ça, une fois qu’ils sont en prison – se retrouvent tout de même dans un état de grande vulnérabilité. Je ne parle évidemment pas des grands caïds, mais pour la majorité d’entre eux c’est un fait incontestable.

Tous les gens dont on est chargé d’examiner le respect des droits sont parmi les plus vulnérables qui soient. Les malades mentaux, les enfants dans les centres éducatifs fermés et dans les prisons, les prisonniers, les étrangers enfermés dans les centres de rétention, les gardés à vue sont tous à un moment donné en situation de faiblesse par rapport à nous, par rapport à toute la société. Ils sont en même temps des gens que les autres n’aiment pas voir, qu’on n’aime pas tout court et que l’on rejette.

Je trouve donc que c’est un beau métier que de participer à leur acceptation dans la société et à diffuser l’idée dans la sphère publique que leurs droits doivent absolument être respectés parce qu’autrement nous sortons de la civilisation humaine et de l’espace démocratique. Une société qui ne respecte pas ses prisonniers est au fond une société méprisable.

LVSL – Justement, comment faites-vous pour faire respecter ces droits les plus élémentaires ? Quels sont les moyens techniques, humains et légaux du CGLPL ? Ces moyens sont-ils suffisants au regard de la surpopulation des institutions carcérales et de la crise de la pédopsychiatrie que vous évoquez dans votre rapport d’activité de 2022 ?

D. S. – Le CGPLP dispose d’un ensemble de moyens significatifs. Tout d’abord nous sommes une autorité administrative indépendante. Ce qui fait que la parole du CGLPL est entièrement libre. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je n’ai pas été nommée pour plaire au pouvoir politique ni pour plaire à quiconque d’ailleurs.

Concrètement, nous sommes une équipe constituée de soixante-six personnes, au sein de laquelle on trouve des contrôleurs permanents, des chefs de mission qui partent sur le terrain quinze jours tous les mois à la tête d’une équipe. Pendant ces quinze jours, mes collègues sont confrontés à des réalités difficiles. En ce qui me concerne, je vais autant que je peux sur site.

Parfois on peut observer des modes de gestion et des conditions de traitement qui nous rassurent un peu. Malheureusement le plus souvent nous sommes confrontés à des situations qui nous effraient, qui nous révoltent et qui nous donnent l’occasion de proposer de profonds changements. Toute notre activité est publique. Après chaque visite nous produisons un rapport. J’essaie de peser de toutes mes forces pour qu’il soit rendu le plus rapidement possible. Nous avons d’ores et déjà réussi à raccourcir certains délais.

Enfin, par ordre croissant de gravité, nous disposons de modes d’interpellation des pouvoirs publics tels que la lettre au ministre quand la situation nous paraît grave et qu’elle doit être soulignée, les recommandations simples et les recommandations d’urgence. Dans ce dernier cas, les ministres sont obligés de nous répondre ce qui peut parfois les embarrasser. C’est pour cela que je dis que notre institution n’est pas là pour plaire. Dernièrement, nous avons semble-t-il agacé le ministre de l’Intérieur en faisant part de nos réflexions sur les gardes à vue liées aux manifestations contre la réforme des retraites.

LVSL – Comment êtes-vous amenée à contrôler telle ou telle structure psychiatrique ou pénitentiaire ? Qui vous saisit ? Les patients, l’administration pénitentiaire ?

D. S. – Tout d’abord, il y a les endroits que nous n’avons pas visités depuis longtemps. Ensuite, il y a les endroits qui nous sont signalés par les lettres. Par exemple, des lettres des patients, des détenus, de leurs proches, des associations, des visiteurs de prison. Nous intervenons le plus rapidement possible et sans prévenir.

LVSL – Et c’est une pratique systématique de ne pas prévenir les établissements ?

D. S. – Oui, sauf dans certains hôpitaux. Dans certains cas, il est nécessaire de prévenir parce qu’il peut y avoir des contextes dramatiques dans lesquels il faut à tout prix éviter de faire dysfonctionner le service. La problématique des déserts médicaux est également critique dans le secteur psychiatrique. Dans les hôpitaux où l’on traverse des services où il y a moins de 30 % de soignants, il y a forcément des conséquences sur la qualité de la prise en charge des patients et notre présence ne doit pas constituer un problème supplémentaire. Dans tout autre cas, nous ne prévenons jamais. Dans les prisons, nous ne prévenons jamais de notre venue.

LVSL – On vous connaît pour vos prises de position critiques sur les prisons et notamment sur la surpopulation carcérale. Qu’en est-il de la psychiatrie publique ? Quel regard portez-vous sur la situation actuelle des établissements hospitaliers et médico-sociaux en psychiatrie ?

D. S. – Il faut considérer ces situations dans leur ensemble. Si vous y pensez bien les racines du problème se forment dès l’enfance. Une proportion considérable des gens que l’on retrouve sur les bancs des comparutions immédiates ou en prison sont des gens jeunes qui sont passés par les centres éducatifs fermés, les centres pour enfants, mais qui avant venaient de l’aide sociale à l’enfance et qui avaient été placés dans des foyers. Des foyers qui, bon sang, ne sont pas ce qu’ils devraient être, parce que dans notre pays, les familles d’accueil, les foyers, la jeunesse en difficulté, ne bénéficient pas de tout le soin et l’attention que la communauté nationale leur doit. D’autre part, ces espaces sont très mal contrôlés. Je rappelle au passage que les enfants enfermés bénéficient de trois quarts moins d’heures de cours d’enseignement que leurs camarades du dehors.

C’est à peu près du même ordre en ce qui concerne la pédopsychiatrie. Il y a des territoires entiers qui sont dépourvus de services de pédopsychiatrie et de pédopsychiatres tout court. Quand les troubles ne sont pas pris en charge chez les jeunes, ne sont pas détectés, ne sont pas soignés, il ne faut pas s’étonner qu’ils deviennent de plus en plus graves et qu’arrivés à un certain âge, à l’adolescence, à l’âge adulte, cela produise des décompensations tragiques pour eux et pour la collectivité. Si aucune mesure, aucun geste n’est fait avant ou fait de façon aléatoire, trop parcellaire, il est évident qu’on laisse advenir les catastrophes. Or, la psychiatrie publique devient elle-même une sorte de catastrophe sociale du fait du manque de moyens en pédopsychiatrie, du fait du manque de soignants et de médecins hospitaliers aussi, eux qui sont souvent remplacés par des formes de praticiens mercenaires… Tout cela ne permet pas de construire une société du soin et du respect dû à la souffrance humaine.

LVSL – Vous devenez Contrôleure général en octobre 2020, quelques mois après le premier confinement. Pouvez-vous nous dire qu’elles ont été les conséquences de la Covid 19 et des mesures de confinement sur les droits fondamentaux des patients en psychiatrie, et plus généralement des détenus ?

D. S. – Dans les prisons il y a eu tout un tas de restrictions apportées aux visites des proches. Dans les parloirs tout d’abord, puis évidemment les listes d’objets que l’on pouvait apporter de l’extérieur aussi, enfin le fonctionnement des cantines. L’ensemble de la vie quotidienne dans ces lieux a été heurtée de plein fouet. Dans les hôpitaux psychiatriques également, il y a eu beaucoup de restrictions et qui ont perduré après la fin du confinement. Cela a eu une influence significative sur les droits fondamentaux.

À ce moment-là, je débutais dans cette fonction, donc je découvrais tout avec des yeux novices, car quand vous êtes journaliste, ce sont des endroits qui vous sont interdits. La presse n’accède à la prison qu’à travers des visites guidées. Quant à l’hôpital psychiatrique, je l’ai connu, mais il y a très longtemps, il a beaucoup changé depuis. Les centres de rétention étaient purement et simplement interdits d’accès aux médias. J’ai le sentiment de tout redécouvrir aujourd’hui.

LVSL – Quand on lit de vos rapports de visite de 2021, on a l’impression que les mesures d’isolement et de contention en psychiatrie, si elles sont inégales selon les établissements, sont souvent réalisées dans des conditions dégradantes et ne respectant pas l’intimité des patients. De surcroît, on a l’impression que les équipes soignantes peinent à les réduire. Quel est votre avis sur ces mesures ? Accompagnez-vous par ailleurs les équipes pour les réduire, du moins celles qui veulent les réduire ?

D. S. – Il est vrai que sur place on se retrouve face à des équipes très accueillantes, qui ont envie d’échanger avec nous sur leurs pratiques et qui se rendent compte chemin faisant, qu’elles peuvent être prises dans des routines dysfonctionnelles. On a croisé des choses effarantes. Des mineurs isolés enfermés dans des chambres avec un grand hublot qui les laissaient à la vue de tous quand on passait dans le couloir, ou bien même des mineurs en contention. Autant d’individus pour lesquels il faut bien se rendre à l’évidence que le consentement n’est souvent pas respecté. Il faut bien voir qu’il y a également un gros problème avec les mineurs qui sont placés à la demande de leurs parents. On considère pratiquement que leur consentement est admis à travers leurs parents. Nous voulons que les choses soient plus précises sur le consentement des mineurs car ce sont des personnes à part entière.

Il y a également des endroits où nos équipes constatent que la loi sur l’isolement et la contention est détournée. C’est-à-dire que la contention ou l’isolement sont fractionnés de façon à ne pas passer devant le juge. Par ailleurs, je pense qu’en sus de la répugnance envers ces pratiques, les magistrats n’aiment pas trop s’embarrasser de ce type de procédures. Les médecins aussi. Ces audiences leur prennent du temps, diluent leur activité dans des monceaux de paperasse.

Il n’empêche qu’un regard extérieur sur ce qu’on peut appeler le pouvoir médical est essentiel et que le simple fait qu’il y ait ce regard du juge participe à restreindre ces mesures d’isolement et de contention. Il est vrai cependant que souvent je me suis trouvée, non pas durant les visites, mais pendant des colloques face à des médecins psychiatres assez remontés contre nos contrôles et qui disaient qu’on n’y comprenait rien et nous vantaient les vertus thérapeutiques de l’isolement et de la contention. Ce que je conteste totalement!

Vidéosurveillances des chambres d’isolement, © T.Chantegret pour le CGLPL

LVSL – Le 19 juin 2020, le Conseil constitutionnel a censuré une partie de l’article L-3222-5-1 du Code de la santé publique qui encadre les mesures d’isolement et de contention en psychiatrie. Ce n’est toutefois que depuis les débats sur la loi portant sur le financement de la Sécurité Sociale pour 2022 qu’un article a été rajouté de façon à renforcer le pouvoir du juge des libertés. Avez-vous interpellé le gouvernement ou les élus sur ce sujet ?

D. S. – Non. Mais on a donné nos avis pour que le champ du juge soit le plus grand possible. On rencontre énormément d’avocats impliqués, notamment les avocats de Versailles. Ils sont une quarantaine et ont formé un groupe qui intervient énormément dans les hôpitaux psychiatriques. Ce genre d’initiative est salutaire et la spécialisation des avocats me paraît essentielle car j’ai déjà eu l’occasion d’assister à des séances où tant le juge que l’avocat semblaient perdus devant les subtilités de ce type de situation.

LVSL – Perdu ? Voulez-vous dire qu’ils ne connaissaient pas la procédure ?

D. S. – Il faut comprendre que les magistrats sont noyés sous les ordonnances et les prescriptions. Ils se demandent souvent si ils sont bien légitime moralement à statuer sur des restrictions de libertés aussi particulières. Cette gêne morale bien compréhensible, complique beaucoup les procédures.

LVSL – En dehors des professionnels de santé et des associations de patients, la situation de la psychiatrie publique ne fait l’objet que d’une attention relative de la part des parlementaires. Pourtant, et vous l’avez bien décrit, c’est un secteur en crise structurelle, notamment en pédopsychiatrie. Estimez-vous qu’un débat national sur la psychiatrie serait nécessaire pour la régler ?

D. S. – Oui ! À condition que ce ne soit pas l’énième débat sur la psychiatrie se concluant par un satisfecit trompeur. Tous ces débordements de la prison et de la psychiatrie, tous ces manques, toutes ces carences, tous ces défauts, toute cette façon de ne pas prendre les problèmes à bras le corps, vont nous coûter très cher sur le temps long. Plus cher que de construire un hôpital, plus cher que de désincarcérer les gens, c’est-à-dire de juguler les entrées et de favoriser les sorties. Parce que les troubles psychiques qui ne sont pas pris à temps empirent, ce qui paraît logique ! Tout cela va nous coûter en termes de récidive, de risques psycho-sociaux. Si les pathologies ne sont pas prises à temps peut être qu’elles dureront plus longtemps, peut être que cela se traduira par des hospitalisations plus longues et donc plus coûteuses. Ce sont des calculs à la petite semaine qui sont fait à travers les logiques austéritaires actuelles.

Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas un vaste plan de recrutement des psychiatres et des soignants ni pourquoi on ne rend pas ce métier plus attractif. Et je ne comprends pas qu’on ne puisse pas dire cela sans se voir rétorquer que le Contrôle n’avait qu’à ne pas ajouter de la paperasse avec l’isolement et la contention. Il faut agir pour restaurer une institution et pas chercher à tout prix à sauvegarder un consensus aujourd’hui mortifère.

« Les violences policières n’ont été que le détonateur des soulèvements aux États-Unis » – Entretien avec Alex Vitale

Manifestation contre les violences policières et le racisme devant la Maison Blanche le 3 juin à Washington D.C. © Ted Eytan

Pendant des années, les seules réponses à la brutalité de la police aux États-Unis ont été les caméras-piétons et des formations sur les préjugés pour combattre le racisme. L’embrasement généralisé du pays après le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis prouve que ces dispositifs sont loin d’être suffisants. Alex Vitale, professeur de sociologie, coordinateur d’un projet articulant police et justice sociale au Brooklyn College et auteur de « The End of Policing » (La Fin du maintien de l’ordre) estime que la seule manière d’avoir une meilleure police est d’en avoir moins. Il prône le « définancement » de la police. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Romeo Ortega Ramos et éditée par William Bouchardon.


Meagan Day (Jacobin) – On constate le retour des manifestations contre la brutalité policière en ce moment, alors que la pandémie COVID-19 bat son plein (les États-Unis ont enregistré plus de 100.000 décès liés au coronavirus, ndlr) et qu’une grande partie du pays est toujours théoriquement en confinement. C’est très surprenant. Je ne m’attendais même pas à voir des gens manifester massivement contre la gestion inadéquate du coronavirus et encore moins protester contre les violences policières liées au racisme. Comment interpréter tout cela?

Alex Vitale – C’est assez déroutant, oui. Je pensais moi aussi que les impératifs de distanciation sociale réduiraient considérablement les manifestations de rue. Mais nous traversons une période de crise profonde qui va bien au-delà de la police. La crise du coronavirus et la récession économique à venir (à la date du 21 mai, 39 millions d’Américains avaient déjà perdu leur emploi suite aux conséquences de l’épidémie, ndlr) jouent un rôle dans ce à quoi nous assistons. C’est la convergence d’un tas de facteurs différents. La brutalité de la police, phénomène qui n’a jamais été résolu, n’en est que le catalyseur. Cela a déclenché une sorte d’activisme générationnel en réponse à une crise plus profonde, dont la police fait partie et est emblématique.

Jacobin – Je vois tous types de personnes aux manifestations : des noirs précaires ou pauvres, mais aussi des jeunes blancs, dont beaucoup sont probablement issus de la classe moyenne. Cela semble valider ce que vous dites, à savoir que les manifestations sont motivées par une colère à la fois vis-à-vis des violences policières envers les noirs en particulier, et contre une plus grande diversité de phénomènes sociaux.

Alex Vitale – Je pense que nous avons sous les yeux les vestiges d’Occupy Wall Street, de Black Lives Matter et de la campagne Sanders, des mouvements unis par le sentiment que notre système économique ne fonctionne pas. Même les personnes qui n’ont pas personnellement subi de violence policière sentent venir un avenir d’effondrement économique et environnemental. Ils sont donc terrifiés et en colère. Si nous avions une économie en plein essor ou un leadership crédible à Washington, les évènements n’auraient pas eu une telle ampleur. Mais non seulement Trump est à la Maison Blanche, mais en plus personne n’a confiance en Biden pour régler ces problèmes.

Quand on pense aux soulèvements urbains des années 1960, on ne les associe pas uniquement aux méthodes policières. On comprend que les incidents policiers ont été un détonateur mais qu’ils étaient avant tout une réponse à un grave problème d’inégalité « raciale » et économique en Amérique. C’est ainsi que nous devons comprendre ce qui se passe aujourd’hui. La police est le visage de l’incapacité de l’État à subvenir aux besoins fondamentaux des gens et à vouloir masquer cet échec par des solutions qui ne font que nuire davantage.

Jacobin – C’est un peu surprenant mais ces manifestations semblent avoir une intensité supérieure aux précédentes manifestations « Black Lives Matter ». Il se passe la même chose qu’à Ferguson et à Baltimore mais dans des centaines de villes. Comment l’expliquer ?

Alex Vitale – L’une des raisons pour lesquelles ces contestations soient plus intenses aujourd’hui qu’il y a cinq ans, c’est qu’il y a cinq ans, on a dit aux gens : « Ne vous inquiétez pas, nous allons nous en occuper. Nous allons former les policiers à la question des préjugés implicites. Nous allons avoir des réunions de quartier. Nous allons équiper les policiers de caméras-piétons et tout ira mieux. » Et cinq ans plus tard, ce n’est pas mieux qu’avant. Rien n’a changé. Les gens n’écoutent plus ces niaiseries sur les réunions de quartier.

Minneapolis est une ville libérale au meilleur et au pire sens du terme. Il y a cinq ans, ils ont pleinement adhéré à l’idée qu’il suffirait de réunir les gens pour parler ensemble du racisme pour régler les problèmes de leur police. Tout ce genre de tactiques pour rétablir la confiance de la communauté dans la police, ils les ont essayées. Et en même temps, les policiers pouvaient continuer à mener la guerre contre les drogues, une guerre contre les gangs et le crime et criminaliser la pauvreté, les maladies mentales et les sans-abris.

Ce n’est pas juste Minneapolis. On a beaucoup entendu parler de cette idée qu’il fallait emprisonner les flics qui tuent. Mais c’est une stratégie sans issue. Déjà, tout le système juridique est conçu pour protéger la police. Ce n’est pas un accident ou un bug, c’est une caractéristique. Et après, lorsque des policiers sont poursuivis, le système les expulse et dit : « Oh, c’était une brebis galeuse. Nous nous en sommes débarrassés. Vous voyez, le système fonctionne. »

Les gens se rendent donc compte que ce type de réforme procédurale ne changera rien au fonctionnement de la police. Vous voulez des preuves de ce que j’avance ? Nous avons emprisonné un flic qui avait commis des meurtres à Chicago l’année dernière. Et vous ne voyez personne dans les rues de Chicago en ce moment se féliciter de la qualité des services de police.

Jacobin – De plus en plus de gens sont en train de prendre conscience que la police est ce qui nous reste quand nous ne disposons pas d’un État-providence décent. Êtes-vous d’accord que les gens associent de plus en plus leurs sentiments négatifs à l’égard de la police au désir positif d’un programme de réforme économique de grande ampleur ?

Alex Vitale – Absolument. Par exemple, nous avons vu des panneaux dans la rue la semaine dernière où était écrit « Defund the police » (« Ne financez plus la police », ndlr). Ce slogan incarne à merveille cette idée que nous n’allons pas rebâtir la police, mais bien que nous devons plutôt la réduire de toutes les façons possibles et la remplacer par des solutions démocratiques, publiques et non policières. Cette idée s’est construite depuis cinq ans, car plus les gens ont suivi les problèmes dans la police et de criminalisation (de la consommation de drogues par exemple, ndlr), plus ils se rendent compte directement à quel point ces réformes sont inutiles. De plus en plus de gens sont en train de réaliser que la voie à suivre est celle de la réduction de l’appareil policier et de son remplacement par des alternatives financées par l’État.

Par ailleurs, tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. Cela fomente la division raciale, sape la solidarité, sème la peur, réduit les ressources à notre disposition, place les militants dans des positions précaires et mettra toujours à mal nos mouvements.

« Tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. »

Les réformateurs procéduriers sont enfermés dans une vision mythifiée de la société américaine. Ils croient que l’application professionnelle et neutre de la loi est automatiquement bénéfique pour tout le monde, que l’état de droit nous rend tous libres. C’est une méconnaissance flagrante de la nature des structures juridiques dans lesquelles nous vivons. Ces structures ne profitent pas à tous de la même manière. Il existe un célèbre dicton du XIXe siècle qui parle de « la majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ». Mais bien sûr, les riches ne font pas de telles choses. Seuls les pauvres le font.

En fin de compte, le maintien de l’ordre consiste à maintenir un système de propriété privée qui permet de poursuivre l’exploitation. C’est un outil pour faciliter les régimes d’exploitation depuis la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Lorsque la plupart des forces de police modernes ont été formées, il s’agissait du colonialisme, l’esclavage et l’industrialisation. La police a émergé pour gérer les conséquences de ces systèmes – pour réprimer les révoltes d’esclaves, pour réprimer les soulèvements coloniaux, pour forcer la classe ouvrière à se comporter comme en main-d’œuvre stable et docile.

C’est la nature fondamentale du maintien de l’ordre. C’est une force qui n’a jamais été intéressée par l’égalité, bien au contraire. Elle a toujours existé pour réprimer nos mouvements et permettre à l’exploitation de se poursuivre.

Jacobin – A quoi ressemblerait le « définancement » de la police concrètement ?

Alex Vitale – Dans la pratique, au niveau local, cela signifie essayer de construire un bloc politique majoritaire en allant sur le terrain pour obliger un conseil municipal à voter la réduction du budget de la police et réinvestir autant d’argent que possible dans les besoins des citoyens.

Par exemple, à New York, les Democratic Socialists of America (DSA, parti de gauche américain qui a connu un fort essor depuis les campagnes de Bernie Sanders et compte aujourd’hui environ 60.000 membres, ndlr) mènent un plaidoyer sur les questions de criminalisation depuis un certain temps. En ce moment, ils s’organisent pour que les élections municipales de l’année prochaine soient l’occasion d’un test décisif : que tous les candidats prennent position et se déclarent en faveur ou non d’une réduction du budget des services de police d’un milliard de dollars. Ils sont en train de mettre cette question en avant de façon pratique. Et cette semaine, quarante candidats aux élections municipales ont signé un engagement à définancer le NYPD, le département de police de New-York. C’est incroyable.

Je suis le coordinateur du Policing and Social Justice Project (projet sur la police et la justice sociale, ndlr), qui fait partie d’un mouvement à New York pour la justice budgétaire. Nous avons fixé cet objectif d’un milliard de dollars. D’autres groupes comme les Communities United for Police Reform et Close Rikers (mouvement pour fermer la prison de Rikers Island, ndlr) ont appelé à des réductions substantielles des services de police et à réinvestir cet argent dans les besoins locaux. Ensemble, nous participons tous à des auditions budgétaires, nous écrivons des éditos, nous avons publié une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux et même acheté des créneaux publicitaires pour appeler à cette réduction d’un milliard. Nous menons un vrai effort pour définancer la police non pas en théorie mais en pratique.

Ensuite, il est important de faire pression pour réaffecter cet argent dans des initiatives qui peuvent réellement remplacer la fonction de la police. Par exemple, à New York, le Public Safety Committee (Comité de sécurité publique, ndlr) a donné une recommandation sur l’usage du budget de la police et d’autres comités recommandent des réallocations de ce budget à d’autres services, le tout avec un président du Comité du budget qui peut demander des conseils à différents sous-comités. Par exemple, le président du Comité du budget sur lequel nous faisons pression à New York pourrait dire au Comité de la sécurité publique : « Nous voulons que vous retiriez deux cents millions du budget de la police », puis il pourrait dire au Comité de l’éducation : « Vous avez une centaine de millions supplémentaires à investir mais je veux que vous les investissiez dans des conseillers et la justice réparatrice. »

Jacobin – Les sondages montrent systématiquement que même si de nombreuses personnes, en particulier les personnes de couleur et notamment les noirs, se méfient de la police, ils ne veulent pas nécessairement que le nombre de policiers dans leur quartier soit réduit. J’ai l’impression que ce paradoxe s’explique par l’association automatique entre police et sécurité : les gens veulent se sentir plus en sécurité et la police est la seule solution à la sécurité publique qui existe. Que pensez-vous de ce paradoxe et comment y remédier?

Alex Vitale – Je pense que c’est semblable à la situation de Bernie Sanders. Vous avez vu les sondages de sortie des urnes montrant que les gens aimaient les idées de Sanders mais ont voté pour Biden. Ils ont peur, ils ne sont pas prêts. Ils ont un intérêt à la conformité et ils ne font pas confiance à cette nouvelle donne, même s’ils la comprennent et y croient jusqu’à un certain point.

En ce qui concerne la police, nous avons affaire aux conséquences de quarante ans de discours expliquant aux gens que la seule chose qui peut régler un problème dans leur quartier – chiens errants, nuisances sonores, adolescents turbulents – c’est davantage de police. C’est la seule option. Donc, les gens ont été conditionnés à penser : « Si j’ai un problème, c’est un problème que la police doit résoudre. » Quand les gens disent qu’ils veulent plus de police, ils disent en fait qu’ils veulent moins de problèmes.

Nous devons vraiment sortir de cette façon de penser. Nous devons donner aux gens confiance en eux pour qu’ils exigent ce qu’ils veulent et leur fournir plus d’exemples de choses qu’ils pourraient exiger et qui rendraient leur voisinage plus sain et plus sûr. Beaucoup de gens admettent par exemple qu’un nouveau community center (lieu en commun pour tout un quartier, où sont organisés tous types d’activités, similaire à une MJC en France, ndlr), mais ils ne croient tout simplement pas que cela soit possible. Ils se disent : « C’est inutile de le demander, ils ne nous le donneront jamais. »

Nous devons proposer des alternatives concrètes. Par exemple, les appels en cas de crise de santé mentale sont devenus une partie importante de l’action quotidienne de la police à New York. Il y en a 700 par jour. Nous n’avons pas besoin de policiers pour faire ce travail, et en soit nous ne voulons pas que des policiers armés fassent ce travail parce que c’est dangereux pour les gens qui ont des crises de santé mentale. Nous devons créer un système non policier d’intervention pour ce genre de problème qui soit disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jumaane Williams (politicien américain porte-voix de la ville de New York) a demandé exactement cela à New York dans un excellent rapport très détaillé. La proposition consiste à prendre l’argent dépensé pour les appels de police en cas de crise et à le dédier à la prestation de services de soin des troubles mentaux.

Voilà une idée concrète pour une alternative au maintien de l’ordre. Nous avons besoin de plus d’idées de ce type pour inculquer un sentiment de possibilité et d’optimisme, et accroître l’imagination collective.