Loi sur la fin de vie : progrès ou régression collective ?

Assemblée nationale © Mathieu Delmestre (Flickr)

En mars dernier, Emmanuel Macron annonçait les grands axes du projet de loi sur la fin de vie, à l’occasion d’un entretien donné à La Croix et Libération. Le texte, préparé par l’exécutif, devait encore être soumis au Conseil d’État, avant d’être présenté en Conseil des ministres, puis examiné par les députés fin mai. Un « cheminement démocratique » et une « réflexion transpartisane » devant aboutir « de manière très pragmatique » à la légalisation de l’aide médicale à mourir (AMM). Présentée comme l’unique solution dans les cas de fin de vie « humainement difficiles », la mesure se veut à la fois progressiste, consensuelle et courageuse. Une rhétorique qui s’avère néanmoins creuse face à l’abandon du système de santé, à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Alors que près de 300.000 personnes décèdent chaque année sans avoir eu accès à des soins palliatifs (environ 50% des décès annuels) et que le nombre d’USP (unités de soins palliatifs) continue de diminuer en France, le projet de loi sur la fin de vie risque de fragiliser encore davantage ces unités indispensables à l’accompagnement des personnes malades.

La fabrique d’un consensus autour de la fin de vie

Le projet de loi s’inspirerait de l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), publié le 13 septembre 2022. Le document, intitulé « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », évoque en effet la dépénalisation de l’AMM, tout en précisant « qu’il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte ». Une précaution sur laquelle Claire Fourcade, médecin et présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) insistait, quelques jours plus tard, en rappelant que, dans l’immédiat, « nous ne manquons pas d’une loi, mais de moyens. » Pourtant, c’est précisément sur la question du « cadre d’accompagnement de la fin de vie » – autrement dit, la législation en vigueur – qu’Emmanuel Macron et sa Première ministre Élisabeth Borne, entendent intervenir, favorisant l’effet d’annonce à l’approfondissement des dispositions déjà existantes.

L’argument de l’exécutif ? Un projet de loi qui ferait consensus dans la société française. Emmanuel Macron assure avoir consulté « les patients, les familles, les équipes soignantes, la société ». Une affirmation contestée par Emmanuel de Larivière, membre du conseil d’administration de la SFAP et médecin en soins palliatifs à Bordeaux. Ce dernier nous raconte : « Il y a un an et demi, nous [la SFAP] avons créé un collectif qui réunit différentes organisations médicales pour parler de la fin de vie. Tous ces gens, qui ont été élus pour représenter les professionnels du soin, viennent apporter une réponse commune. Malgré nos sollicitations, nous n’avons été reçus qu’une seule fois par le gouvernement. La réunion n’avait pas d’ordre du jour et les personnes qui nous recevaient se sont à peine présentées. » Pour lui, « ce sont des gens qui réfléchissent seuls. »

Le 11 mars 2024, le lendemain des premières annonces, quinze associations de professionnels des soins palliatifs publiaient un communiqué commun pour dénoncer le décalage entre le projet de l’exécutif et la réalité de leur métier. Dans son entretien, Emmanuel Macron évoque un délai de deux jours pour « tester la solidité de la détermination du patient », suivis de « quinze jours maximum » pour que le médecin étudie sa demande et accepte, ou non, d’administrer le produit létal. Une proposition jugée invraisemblable par les professionnels, à plusieurs égards.

Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge.

D’une part, la rigidité du protocole ne permet pas d’appréhender « l’ambivalence du désir de mort » auquel les soignants sont confrontés au quotidien. Pour eux, la volonté d’un malade de mettre fin à ses jours ne relève jamais d’un choix individuel, clair et définitif. Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge. Cela implique la présence et la disponibilité d’une équipe soignante (médecins, infirmiers, aide-soignants, psychologues) pour apaiser les souffrances physiques et psychiques du patient, suivre l’évolution de sa maladie et répondre à ses craintes ainsi qu’à celles de ses proches. Emmanuel de Larivière nous confie que « souvent, derrière les demandes de mort, il y a surtout des demandes de soin et d’accompagnement. La mission des soignants est de répondre à la fois à la douleur physique et aux souffrances existentielles du patient ».

D’autre part, si le projet est adopté, les soignants devront endosser la lourde responsabilité d’accepter ou non de prescrire la mort. Or, selon eux, une telle décision ne pourrait avoir lieu sans une longue phase de prise en charge, de soin, d’observation et de dialogue avec le patient. Elle devrait également être collégiale, en accord avec la loi Leonetti de 2005 qui encadre la pratique des soins palliatifs. Dans le délai prévu par l’actuel projet de loi, ces précautions déontologiques risquent d’être difficiles à respecter, assurent les équipes soignantes.

La méconnaissance des soins palliatifs

En présentant son projet de loi comme « une vraie révolution d’humanité et de fraternité en action », Emmanuel Macron néglige l’engagement et la capacité des soignants à accompagner la fin de vie. La présidente de la SFAP, Claire Fourcade, précise, à ce titre, que « l’aide à mourir est au cœur des soins palliatifs ». Pour elle, aider à mourir consiste à préserver les derniers moments de vie, à l’inverse du projet de loi qui prévoit de les supprimer. Une substance létale serait administrée « par la personne elle-même ou, lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’y procéder physiquement, à sa demande, soit par une personne volontaire qu’elle désigne lorsque aucune contrainte d’ordre technique n’y fait obstacle, soit par le médecin ou l’infirmier qui l’accompagne ». Ces deux situations prévues dans le texte correspondent, dans la terminologie médicale, à l’euthanasie (lorsque l’intermédiaire est un soignant) et au suicide assisté (lorsque l’intermédiaire est un tiers désigné).

Le refus du chef de l’État d’employer les termes appropriés a pour effet de maintenir le flou sur les pratiques palliatives actuelles et sur les conséquences que le projet pourrait engendrer. Depuis l’adoption de la loi Leonetti de 2005, toute personne majeure a la possibilité de rédiger, à tout moment, une directive anticipée, afin de préciser les soins médicaux qu’elle souhaiterait ou non recevoir dans le cas où elle se trouverait dans l’incapacité d’exprimer sa volonté. Cette possibilité est souvent méconnue par la population française. D’après un sondage BVA, publié en février 2021 seulement 18% des sondés déclaraient avoir rédigé des directives anticipées. La loi bannit également l’obstination déraisonnable et définit les modalités des « arrêts de traitements ».

La loi Claeys-Leonetti de 2016 rend, quant à elle, possible, dans certains cas très précis et à la demande du patient, le recours à la sédation profonde et continue (SPC). Cette pratique consiste à endormir le malade dont le pronostic vital est engagé à court terme, afin de le soulager entièrement jusqu’à sa mort. Contrairement aux idées reçues, un patient sédaté ne perçoit plus aucun symptôme de sa maladie. Il ne ressent ni douleur, ni faim, ni soif. Il est comme anesthésié.

Un manque de soutien aux équipes soignantes

Il convient donc de se demander quelles sont les lacunes du système de santé français dans l’accompagnement des malades en fin de vie. D’abord, se pose la question de l’accessibilité des soins palliatifs. D’après un rapport sénatorial de 2021, 26 départements français (dont la Guyane et Mayotte) ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs (USP) et trois départements ne disposent que d’un lit dédié aux soins palliatifs pour 100 000 habitants. Pourtant, depuis la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, le nombre d’USP sur le territoire a été multiplié par trois (on est passé de 54 USP en 1999 à 164 en 2019).

En 2021, le cinquième plan national pour les soins palliatifs prévoyait d’achever le déploiement des USP afin que « plus un seul département ne soit dépourvu de structure palliative à l’horizon 2024 ». Une promesse qui ne s’est accompagnée d’aucun effort financier, au contraire. Dans son rapport de juillet 2023 consacré à l’offre de soins palliatifs, la Cour des comptes remarque qu’après une « augmentation continue du financement des soins palliatifs » ces dix dernières années, « les crédits du plan 2021-2024 ont enregistré une baisse de 10 millions d’euros ».

Aux besoins financiers s’ajoute un manque de plus en plus grand de personnel soignant. En février dernier, l’unique USP publique des Yvelines, à Houdan, fermait ses portes. Depuis un an et demi, l’unité ne fonctionnait plus qu’avec une chef de service à mi-temps. Dans un entretien au Figaro, cette dernière évoque une situation « prévisible » compte tenu des « problèmes de recrutement » et des « appels à l’aide » pendant plusieurs mois, sans réponse. Désormais, les deux seules USP du département, l’une à Versailles et l’autre à La Verrière, dépendent d’établissements privés et totalisent 22 lits pour 1,4 millions d’habitants.

Le départ massif des soignants et la difficulté de les remplacer sont symptomatiques d’une profession devenue de moins en moins attractive, en raison du manque de moyens et de la déconsidération des responsables politiques. Une fracture qui ne semble pas prête de s’apaiser : d’après une enquête réalisée par la SFAP auprès de plus de 2 000 professionnels (dont les deux tiers ne sont pas adhérents à la SFAP), 83 % des personnes se disent inquiètes face à l’évolution attendue de la loi et plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Le risque est grand que les compétences palliatives, développées depuis les années 1980 en France, disparaissent petit à petit, faute d’effectifs et de formation suffisante. Dans un article du Monde daté de mars 2023, Elise Perceau-Chambard, professeur en médecin palliative, confirmait qu’en formation initiale, les questions relatives à la fin de vie occupent, selon les facultés « entre six et dix heures en deuxième cycle », tandis qu’elles sont inexistantes en premier cycle. Cette lacune dans la formation des étudiants explique pourquoi de nombreuses structures qui le souhaiteraient, peinent à recruter de nouveaux soignants. Dans une étude de 2020, le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie établissait un décalage de 30 % entre les effectifs réels et le nombre de postes à pourvoir. Une donnée structurante pour comprendre la crise du système de santé, que la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin, n’a pas évoquée lors de sa présentation du projet de loi en Conseil des ministres, le 10 avril dernier.

Des patients livrés à eux-mêmes

Réduire la question de la fin de vie à celle de la « liberté individuelle » de « choisir sa mort » reviendrait à négliger les conséquences sociales, économiques et sanitaires d’un tel projet de loi à court, moyen et long terme. À court terme, l’adoption du texte ne fera que conforter – voire légitimer – l’abdication du politique face à la dégradation du système de santé. Le volet consacré au développement des soins palliatifs témoigne en effet de l’absence d’ambition du gouvernement macroniste en matière de santé publique. Il prévoit un milliard d’euros supplémentaire dans l’organisation des soins sur dix ans, soit une augmentation de 6% par an. Un effort minime, quand on sait que 50% des malades qui décèdent chaque jour en France, n’ont pas eu accès à des soins palliatifs.

Dans son avis du 10 avril dernier, le Conseil d’État précise que « des dispositions législatives, voire réglementaires, sont insuffisantes, à elles seules, pour combler le retard constaté » et note que le texte, en tant que tel, ne comporte ni obligation de moyen, ni disposition programmatique permettant de « fixer des objectifs clairs à l’action de l’État ». Dès le mois de septembre 2023, pourtant, plusieurs députés de tous bords avaient appelé à distinguer « la criticité du développement des soins palliatifs » qui « fait aujourd’hui consensus » de l’aide à mourir, qui renvoie à des positionnements éthiques et politiques très disparates dans la société. D’après eux, voter dans le même temps pour deux projets « par essence différents » les « priverait collectivement de la liberté d’expression que [leur] confère la Constitution ».

En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

À moyen terme, le droit de « choisir sa mort » pourrait bien se transformer en « laisser mourir », notamment pour les malades les plus isolés. Au-delà des souffrances physiques ou psychiques, qui ne peuvent être apaisées sans une prise en charge adaptée, les maladies dégénératives s’accompagnent généralement d’une perte d’autonomie et d’une dégradation des compétences cognitives (mémoire, vision, langage, gestes du quotidien…) Dans ces conditions, la volonté de mourir ne peut s’expliquer à la lumière d’une simple décision individuelle. La capacité du malade à se projeter dans l’avenir, aussi court soit-il, dépend de nombreux facteurs sociaux et économiques (soutien de l’entourage, localisation et qualité du lieu de vie…) Dans une tribune publiée dans Marianne en mai 2023, plusieurs soignants s’interrogeaient ainsi sur la place et le rôle du politique : « Faudrait-il choisir de limiter les soins des personnes lourdement malades et handicapées et leur proposer l’aide à mourir ? Ou bien faudrait-il décider de se donner collectivement les moyens, certes onéreux et exigeants, pour accompagner les personnes vulnérables dans ces périodes difficiles de leur vie ? »

Face à ces questions, la Cour des comptes pointait, deux mois plus tard, un « manque de stratégie globale, à moyen et à long terme » affectant l’efficacité de l’organisation de l’accès aux soins. Au-delà des hôpitaux, le rapport insiste sur la nécessité de mieux coordonner les acteurs (soignants et aides-soignants) au sein des schémas régionaux de santé, de rapprocher les soins des lieux de vie (à domicile et en Ehpad, notamment) et de « renforcer la sensibilisation de l’opinion à notion d’accompagnement palliatif de la fin de vie ». Autant de recommandations qui ne semblent pas avoir été prises en compte dans l’élaboration du projet de loi. En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

Vers la normalisation de la mort administrée ?

Sur le long terme, enfin, il semble difficile d’imaginer que les conditions d’accès à l’aide à mourir ne soient pas étendues, au détriment des soins et de la culture palliative. Pour le moment, l’exécutif prévoit l’octroi de l’aide à mourir aux patients « capables d’un discernement plein et entier », atteints d’une « maladie incurable » avec « pronostic vital engagé à court ou moyen terme » et subissant des souffrances « réfractaires », c’est-à-dire qui ne peuvent être soulagées. Mais ces critères reposent en réalité sur une interprétation médicale discrétionnaire. D’après Emmanuel de Larivière, ces derniers ne pourront qu’évoluer avec le temps, puisque « de nombreux cas feront jurisprudence ».

Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’exemple du Canada, où l’aide médicale à mourir (AMM) a été autorisée en 2016, dans des conditions proches de celles évoquées par Emmanuel Macron. Depuis 2021, le pronostic vital du demandeur n’a plus besoin d’être engagé à court terme. Désormais, toute personne souffrant d’une maladie ou d’un handicap qui « ne peut être soulagé selon les conditions qu’[elle juge] acceptables » peut demander l’AMM. Depuis 2023, enfin, les personnes atteintes d’une maladie neurodégénérative cognitive, comme l’Alzheimer, peuvent également y avoir accès. Entre 2022 et 2023, le nombre de demandes a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

Au Canada, le nombre de demandes d’AMM a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

En intégrant l’administration de la mort au sein même de la relation de soin, le projet de loi rend possible la normalisation de l’aide à mourir, sur le modèle canadien. Derrière un discours d’humanisme et de fraternité, emprunté au chef de l’État, plusieurs groupes d’intérêt réclament ainsi l’extension du droit à l’AMM au nom du principe de non-discrimination de la loi. Dans une tribune publiée dans Le Monde, le 10 avril dernier, les présidents de l’Association à mourir dans la dignité (ADMD) et de la MGEN réclamaient que la condition de pronostic vital engagé soit retirée du texte, pour « assurer une pleine égalité de tous devant la loi ». Fin janvier, la MGEN avait déjà envoyé une lettre aux députés, pour les convaincre de la nécessité d’une « évolution de la loi qui permette une fin de vie libre et choisie ».

Dans les prochaines années, le vieillissement de la population française et l’augmentation du nombre de maladies graves risquent de peser sur un système de santé publique déjà mal en point. Couplée à la réduction des dépenses publiques, y compris dans le domaine de la santé, la légalisation de l’aide à mourir pourrait bien conduire à la disparition des soins palliatifs au profit d’une solution moins coûteuse, préférant la mort individuelle à la vie collective.

« Les métiers du lien sont incompatibles avec la pression à l’immédiateté » – Entretien avec Vincent Jarousseau

Vincent Jarousseau est l’auteur de l’ouvrage Les femmes du lien, un roman-photo documentaire consacré aux travailleuses du soin : Valérie, technicienne d’intervention sociale et familiale (TISF), Marie-Basile, aide à domicile ou encore Marie-Claude, aide-soignante. Ces métiers, que la crise sanitaire a permis de rendre plus visibles, restent cependant mal connus, souvent dévalorisés et trop peu soutenus par les responsables politiques. Pourtant, comme le montre Vincent Jarousseau, ces femmes du lien sont au coeur des enjeux sociaux, sanitaires et écologiques auxquels nos sociétés contemporaines sont confrontées. Un livre hommage, qui retrace plusieurs récits de vie et nous invite à actualiser nos imaginaires collectifs.

Le Vent Se Lève – Selon vous, la crise sanitaire a dévoilé l’émergence d’une nouvelle classe ouvrière. Comment la définiriez-vous ?

Vincent Jarousseau – Pendant le premier confinement, c’est-à-dire au tout début de la crise sanitaire, environ 35% des salariés ont continué de travailler. Parmi ces travailleurs essentiels, une grande partie appartenait à la classe dite « servicielle », masculine et féminine. Je désigne par là le backoffice de la société, qui assurait les tâches indispensables pendant que nous étions confinés : les métiers du soin, de la santé et du médico-social au sens large, le secteur du ménage, de la grande distribution, du tri, du transport et enfin, toute la « petite fonction publique » (les policiers, les pompiers, les agents EDF). Toutes ces personnes assurent le fonctionnement courant de la société. La crise sanitaire, mais également, plus tôt, le mouvement des gilet jaunes, ont permis de rendre visible cette nouvelle classe ouvrière. Cela fait dix ans que j’effectue un travail de documentation sur les classes populaires et je remarque qu’il y a une surreprésentation de ces métiers essentiels dans ces milieux.

Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

Quand j’ai réfléchi à ce projet, il était important pour moi de définir les zones géographiques et les professions à étudier, de me fixer des contraintes. Si j’avais travaillé sur une seule zone, je n’aurais pas pu représenter de façon large ces professions. Par exemple, en milieu rural – dans des territoires enclavés où restent, la plupart du temps, les personnes qui n’ont pas fait d’études supérieures – les professions du lien sont occupées par les « femmes du coin ». Ce sont des femmes très ancrées dans leur territoire, à la fois par la profession qu’elles exercent mais aussi par le rôle social qu’elles jouent auprès de leur famille et de l’ensemble des habitants. On comprend dans le récit de certaines de ces femmes, qu’elle ont également un rôle d’aidant auprès de leurs parents. Les hommes, au contraire, sont souvent amenés à travailler plus loin, dans les métiers de la route, dans le petit BTP. Contrairement aux femmes, ils ne sont pas présents en permanence dans le territoire. Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse.

À l’inverse, si l’on prend la région parisienne ou les grandes métropoles françaises, plus de la moitié des salariés dans les professions du lien sont nés à l’étranger, principalement en Afrique et en Amérique du Sud. En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse. On les voit dans les transports en commun sans finalement les connaître, comme Marie-Basile, qui est mère célibataire et qui passe plusieurs heures par jour dans le métro pour se rendre sur son – ou plutôt ses – lieux de travail. C’était très important pour moi de la suivre et de montrer ces longs trajets quotidiens.

LVSL – En quoi cette « nouvelle classe ouvrière » se différencie-t-elle de la classe ouvrière telle que nous la définissions au siècle dernier ?

V. J. – Je dirais que la grande différence se situe dans le rapport au collectif. Tous ces métiers du lien que j’ai voulu montrer dans mon livre (auxiliaires de vie, assistantes familiales, assistantes maternelles ou encore aides soignantes) sont des métiers qui s’exercent de façon très solitaire. Le travail d’une AES (accompagnante éducative et sociale) en Ehpad consiste à aller de chambre en chambre, de pénétrer dans l’espace privé des personnes âgées, avec toutes les précautions que cela implique. La plupart du temps, ces déplacements se font seul, car il n’y a pas assez de personnel pour exécuter ces tâches à deux. La charge de travail est telle que l’on n’a pas le temps de se disperser.

C’est également un secteur très morcelé. Une aide à domicile sur deux en France travaille à son propre compte et est payée avec des CESU (chèques emploi-service). Les autres sont employées soit dans des associations à but non-lucratif, soit dans des entreprises privées à but lucratif. Dans ces deux cas, elles dépendent des départements – et non de l’État -, ce qui explique le morcellement du secteur. Il est donc très compliqué pour les aides à domicile de se mettre en grève, car leur travail ne les amène pas à se rencontrer. Comme me l’expliquaient les femmes grévistes d’une filiale du groupe d’Orpea à Caen, la première barrière au regroupement et à la lutte collective, c’est qu’elles ne se connaissent pas entre elles. La situation est similaire dans l’ensemble des métiers médico-sociaux.

Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

LVSL – Toutes les femmes que vous suivez au cours de votre reportage évoquent, au sujet de la crise sanitaire, à la fois les difficultés inédites – et parfois durables – qu’elles ont dû supporter et le coup de projecteur que cette crise a permis de mettre sur ces métiers essentiels. Diriez-vous que votre ouvrage s’inscrit dans un moment de prise de conscience de l’importance de ces métiers et du rôle de ces femmes dans notre société ?

V. J. – C’est vrai qu’il y a des débuts de mises en récit sur ces questions. Je pense notamment à un nouveau film, Les femmes du square, qui traite des nounous à domicile. Néanmoins, sur le fond, tout reste à faire. Il y a eu quelques très timides avancées sur les rémunérations, qui ont été absorbées par l’inflation, mais aujourd’hui, que ce soit dans les Ehpads, les services d’aide à domicile, de la protection de l’enfance ou de prise en charge des enfants handicapés, le contexte de pénurie de personnels est très inquiétant. Des directeurs de structures sont contraints de refuser des demandes de prise en charge. Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance [à leur entrée à l’hôpital, les patients sont classés sur une grille composée de six niveaux graduels de dépendance, NDLR]. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

Une telle situation est due à des démissions de masse et au manque d’attractivité de ces métiers. Le salaire moyen d’une aide à domicile est de 950 euros par mois. En moyenne, elle doit attendre quinze ans pour atteindre le SMIC mensuel. Pourquoi ? Parce que ce sont des métiers avec un système de comptabilisation des heures très archaïque : on est payé à la tâche. Heureusement, ce n’est pas le cas pour tous les métiers. Une aide-soignante à l’hôpital, par exemple, bénéficie d’un cadre beaucoup plus normalisé, même si les salaires restent très modestes.

Se pose aussi la question du sens dans ces métiers. Le manque de moyens et d’effectifs pour s’occuper d’autant de monde rend ces missions de plus en plus compliquées, avec une énorme contrainte de temps. Les personnes concernées sont pressurisées par une politique du chiffre en contradiction avec leur éthique professionnelle et leur aspiration à bien faire leur travail. Alors que ce sont des métiers où l’évaluation n’existe pas, dans lesquels l’humain est central. Ce qui ressort de cette analyse, c’est que la pression à l’immédiateté n’est pas compatible avec ces professions.

LVSL – En quoi le format que vous avez privilégié, à savoir un mélange entre la bande-dessinée et le documentaire photo, permet-il de rendre compte de cette dualité entre le manque de reconnaissance et de sens, et le caractère essentiel de ces femmes et de ces métiers ?

V. J. – J’utilise ce format dans l’ensemble de mes livres depuis L’illusion nationale. Je souhaite avant tout mettre en avant les personnes que je suis. L’essentiel des textes que l’on peut y lire sont des retranscriptions d’enregistrements. Quant à moi, je ne parle pas ou peu.

Il y a donc un double processus de lecture du livre. Un processus visuel d’abord, puisque la photographie permet d’observer la posture, les gestes, les regards mais aussi l’environnement de mes personnages. Un processus centré sur la parole ensuite. Cela permet une forme d’immersion. Quand on lit le livre, on découvre des mondes que l’on croyait peut-être connaître mais que l’on connaissait peu. C’est un peu comme un film documentaire, mais en format papier.

C’est la nature sociologique et politique de mon travail qui m’a conduit à combiner prises de vues et paroles transcrites au sein de phylactères. Cette forme me permet d’emmener le lecteur au plus près des personnages. Les planches composées de photographies et de mots donnent un accès immédiat aux paroles et aux personnes qui les profèrent – à l’image de ce que peut faire le cinéma. Le roman-photo place le lecteur dans une relation de proximité avec les personnes qui y sont représentées par la photographie.

Mes livres s’inscrivent dans une démarche de documentation du réel à travers le mélange de la création artistique et de la recherche en sciences humaines et sociales. Je m’inspire aussi bien des méthodes du journalisme d’investigation que de la sociologie ou de l’anthropologie, et mes enquêtes s’étalent sur plus de deux années à chaque fois. Le temps long et la confiance sont indispensables pour se familiariser avec les personnes que l’on étudie et s’immerger dans leur environnement. Il faut s’imprégner de leur mode de vie pour les comprendre et les appréhender dans leur complexité.

Les femmes du lien, dessin réalisé par Thierry Chavant

LVSL – Ce travail s’inscrit dans une série d’ouvrages à travers lesquels vous tentez de « créer de nouveaux imaginaires ». Selon vous, quelle peut être la place du portrait et du récit à l’échelle individuelle dans la construction d’un imaginaire collectif, qu’il soit social et/ou politique ?

V. J. – Pour parler des femmes du lien et pour avancer sur ces questions, il me semblait essentiel d’inventer un nouvel imaginaire, semblable à l’imaginaire extrêmement puissant de ce qu’était le monde ouvrier et l’industrie au XXe siècle. Cet imaginaire a été porté par les syndicats, le Parti communiste de l’époque, mais aussi par la culture, notamment le cinéma ou la publicité. D’ailleurs, qu’aujourd’hui encore, les syndicats restent parfois accrochés à cet imaginaire alors qu’il y en a un nouveau.

C’est pour cela, selon moi, qu’il est très important de lier ces nouveaux récits à des récits de vie. Je pense que pour un lecteur, il est primordial de partager les expériences de mes personnages parce que quand on lit leur récit, on s’aperçoit qu’il s’inscrit dans une certaine durée. En effet, le récit de chacune de ces femmes est introduit par une bande-dessinée qui retrace son histoire, depuis son enfance. On peut ainsi percevoir des choses que l’on comprendrait différemment dans un récit théorique. Mon livre à lui seul ne suffira évidemment pas à construire ce nouvel imaginaire, mais peut-être inspirera-t-il d’autres projets. Je pense qu’il est primordial de mener la bataille culturelle par ce biais.

Retracer le récit de ces femmes dans le temps donne permet de comprendre l’évolution de ces métiers, et toutes les difficultés auxquelles ces travailleuses sont confrontées au quotidien.

LVSL – Le député de la Somme, François Ruffin, à l’origine d’une mission d’enquête parlementaire sur les métiers du lien et du documentaire Debout les femmes avec Gilles Perret, apparaît dans votre livre aux côtés de Marie-Basile, une aide à domicile de 53 ans. Il y dit notamment que « ce combat est évidemment féministe. Si ces métiers n’étaient pas occupés essentiellement par des femmes, ils seraient traités d’une autre manière dans la société ». Partagez-vous ce constat ?

V. J. – Oui, tout comme je pense que ce livre est évidemment féministe. Les métiers dont on parle sont des métiers occupés à 90% par des femmes. On peut même monter à 97% si l’on se concentre sur les aides à domicile. Parmi toutes les professions abordées, celle d’éducateur spécialisé est la plus masculine. Pourtant, 65% des éducateurs spécialisés aujourd’hui sont des femmes, tout comme 80 à 90% des élèves en école d’éducateurs. La proportion était complètement inverse il y a trente ans, à l’époque où un éducateur gagnait environ deux fois le SMIC. Aujourd’hui, à formation et missions équivalentes, un éducateur spécialisé touche 1,1 SMIC. D’ailleurs, on constate ce même mouvement de féminisation et de précarisation dans beaucoup de professions.

La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Certaines professions étaient autrefois valorisées et se sont dégradées en même temps qu’elles se sont féminisées. Je pense par exemple aux métiers de l’enseignement. D’autres ont toujours été féminines et n’ont jamais été reconnues à juste titre comme de « vrais » métiers. Si l’on remonte aux années 1950-1960, de nombreuses tâches liées aux soins étaient assurées bénévolement par des femmes. La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Mon travail est donc éminemment féministe car il renvoie à ce qui a été et à ce qu’est encore aujourd’hui la condition de nombreuses femmes. Il y a toujours un risque de retour en arrière. On célèbre aujourd’hui beaucoup le rôle des aidants, ce qui est très bien, mais il y a aussi beaucoup d’aidants qui décrochent car ils se retrouvent en grande difficulté. Il faut faire très attention au phénomène de substitution. Si je prends le programme économique de Marine Le Pen aux dernières élections présidentielles, l’idée du « salaire maternel » sous-tend un vrai risque de retour en arrière : derrière cette proposition, il y a l’idée de restreindre les femmes à des activités domestiques auxquelles elles étaient traditionnellement assignées, comme s’occuper des enfants, éventuellement handicapés, et des parents.

Les femmes du lien © Vincent Jarousseau

LVSL – Votre ouvrage montre que les métiers du lien nécessitent une certaine intelligence affective et sociale, des compétences techniques et impliquent de grandes responsabilités vis-à-vis des personnes dont ces travailleuses ont la charge. Les difficultés de ces professions aujourd’hui (manque de temps, d’effectif, de rémunération) sont-elles les mêmes que celles des professions médicales ?

V. J. – Oui, il y a de toute façon une logique commune. Néanmoins, il y a quelques petites différences. D’abord, il existe des collectifs de travail à l’hôpital. Ensuite, les métiers de la santé sont régis par la sécurité sociale. C’est le cas par exemple des aides soignantes à domicile, contrairement aux aides à domicile qui font exactement les mêmes tâches, avec le ménage en plus. Ces dernières dépendent de l’APA (Aide personnalisée à l’autonomie) et donc des départements.

Dans le projet de loi grand âge qui a été présenté et rejeté deux fois lors du précédent quinquennat, il y avait également le projet d’une cinquième branche de la sécurité sociale qui aurait permis de grandes avancées, je pense, dans la reconnaissance de ces métiers.

LVSL – Pourquoi, selon vous, s’agit-il plus que jamais de métiers d’avenir ?

V. J. – Il s’agit en effet, selon moi, de métiers d’avenir, mais pas uniquement par rapport au vieillissement de la population, argument qui revient systématiquement dans la bouche des investisseurs de la silver economy, avec les yeux qui brillent…

Au fond, ces femmes du lien prennent soin du vivant. Cette activité s’inscrit pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager.

Je considère que les bouleversements écologiques auxquels nous faisons face nous amènent tout simplement à nous exposer beaucoup plus à des vulnérabilités multiples. Le Covid en a été une des premières manifestations et ce n’est qu’un début. À peu près deux millions de personnes en France on eu un Covid long avec des séquelles qu’il va falloir traiter.

Cet excès de vulnérabilité fait que de toute façon, nous aurons de plus en plus recours à ce type de métier. Au fond, ces femmes du lien, que font-elles ? Elles prennent soin du vivant. C’est une activité qui s’inscrit, de mon point de vue, pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager. C’est une activité à haute valeur, selon des critères qui ne sont pas ceux du PIB, mais du progrès humain et civilisationnel. C’est ce que l’on appelle l’éthique du care. Tout le monde, femmes et hommes, devrait s’approprier le care. Il faut porter haut et fort le fait que nous sommes toutes et tous interdépendants les uns des autres.