Une prison condamnée ? Entre réforme illusoire et privatisation

Alors que l’exécutif a dévoilé début mars un ambitieux projet de réforme de la prison qui se veut une restructuration du système carcéral français, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté a publié ce 28 mars son rapport annuel, qui dresse un bilan mitigé de l’état de la prison. L’occasion de s’interroger sur l’intérêt du gouvernement à réformer un système en crise depuis longtemps, dans un contexte propice à la réinsertion de la prison dans le domaine de la loi.


La prison comme enjeu politique

Le 9 mars, le premier ministre Édouard Philippe et la garde des sceaux Nicole Belloubet ont présenté la nouvelle réforme de la Justice, restitution de 5 mois de travaux visant à réformer en profondeur le système carcéral français.

Parmi les principaux axes de la réforme concernant le domaine de la prison, se distinguent notamment la fin des partenariats public-privé pour la construction des prisons, et la décision que les peines de 1 à 6 mois s’effectueront en dehors de l’établissement de détention, via le développement des travaux d’intérêt général. Ainsi, le fond de cette réforme apparaît être la limitation du recours systématique à la détention, en particulier dans le cas des courtes peines, pour lesquels la détention est synonyme de désocialisation et de risque de récidive.

La réforme semble audacieuse, ayant pour mérite de mettre en exergue la crise dans laquelle s’embourbe le système carcéral depuis de trop nombreuses années. La prise en charge politique du système carcéral n’a jamais été véritablement lisible, et s’est toujours opérée de manière sporadique. Pour cause, la prison a longtemps été vue comme un enjeu non politique. L’institution carcérale était alors un établissement total, en rupture avec le reste de la société, et la mise à l’agenda n’était pas profitable politiquement. Le rôle de diffusion d’informations sur la prison est par ailleurs un certain temps resté sans acteurs. Cela explique le fait que le droit pénitentiaire ait été aussi longtemps de nature réglementaire, intervenant uniquement par nécessité budgétaire ou immobilière.

À partir de 1973, le droit européen a permis le désenclavement progressif du normatif pénitentiaire en élaborant des standards internationaux, qui, bien que non contraignants, ont incité à la comparaison entre États. De plus, l’accroissement de la lisibilité du phénomène de la délinquance en col blanc a conditionné la prise en compte de la prison comme objet politique, puisque l’appartenance sociale avantageuse de ces condamnés, bien qu’ils soient minoritaires, a permis à leurs revendications d’avoir un écho.

Le Parlement a peu à peu investi la question du système carcéral, notamment avec l’instauration du droit de visite en prison des parlementaires. L’analyse de la prison à travers le prisme de la question des droits de l’homme a achevé d’en faire un dossier politique.

En devenant un enjeu politique, la prison est aussi devenue un « vecteur de réactivation de concurrences institutionnelles préexistantes entre pouvoir législatif et exécutif »¹, comme le décrit Jeanne Chabal. Ces concurrences limitent une réelle réflexion sur l’intérêt de la prison, alors même que la situation carcérale française demeure critique avec une surpopulation carcérale de 116 % au 1er février 2018, dont 1 569 détenus sur un matelas à même le sol.

L’administration pénitentiaire prend en charge environ 250 000 personnes pour un budget annuel de 2,79 milliards hors pensions. 36 prisons ont d’ailleurs été condamnées par la justice française ou par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de leurs conditions dégradantes de détention. Cette situation est source de tensions qui se manifestent à intervalles réguliers, par exemple par des grèves de surveillants, non sans conséquences sur les détenus. 

Réforme des chantiers de la Justice : un écran de fumée ?

Si la réforme entend endiguer la surpopulation des prisons françaises, elle est aussi pensée en rupture avec la vision utilitariste de la peine. Mais se focaliser sur les courtes peines, est-ce vraiment le plus important, alors que d’après l’avocat Éric Dupond Moretti, « jamais les peines n’ont été aussi lourdes » ? La détention sera moins systématique, mais en sera d’autant plus rédhibitoire, creusant encore plus un fossé entre le condamné et la société. Le syndicat de la magistrature a d’ailleurs exprimé dans un communiqué son inquiétude quant aux conséquences de la réforme sur l’emprisonnement ferme.

En effet, la décision que les peines de plus d’un an s’effectueront en détention font de cette durée une peine couperet. Les peines de plus d’un an ne seront effectivement plus aménageables, une mesure qui porte le risque de la dénaturation de l’individualisation de la peine. De plus, la possibilité de promouvoir la mise en place de peines hors les murs de la prison est conditionnée par l’extension du bracelet électronique. Or, la banalisation de cette mesure peut tendre vers un brouillage du clivage entre milieu libre et milieu carcéral, qui dessert davantage encore l’éventuel sens de la peine.

Emmanuel Macron a exprimé la nécessité d’une « vraie réflexion sur le contenu moral et politique que nous devons donner au sens de la peine ». Le sens apparaît être l’articulation du travail comme élément central de l’exercice de réinsertion.

Pourtant des alternatives à la détention existent déjà, mais le manque de moyens limite leur mobilisation. Aujourd’hui, entre 24 et 35 % des détenus seulement ont accès au travail. La procédure pour s’en voir octroyer un est complexe et nécessite de passer par une demande écrite. De plus, le droit du travail ne s’applique pas en prison, l’emploi est acté par un simple engagement signé entre le détenu et l’employeur. L’exclusion du droit du travail explique la modicité des salaires (entre 4,32 et 1,92 € de l’heure), ceux-ci devant être supérieurs à 45 % du SMIC pour les activités de production et 30 % pour le service général. Les détenus n’ont pas accès à l’arrêt maladie ou l’accident de travail, mais sont en revanche tenus de cotiser. Le système de cotisation est lui-même discutable, puisqu’un an de cotisation leur revient équivalent à un trimestre. On perçoit donc un profond décalage entre l’idéal normatif de l’intérêt du travail et la réalité du terrain.

Pourtant, d’autres pays européens ont su mettre en place des dispositifs plus progressistes, à l’instar de l’Espagne où les détenus sont affiliés au régime général de la sécurité sociale et disposent d’une couverture maladie.

Des détenus comme valeur marchande

C’est en 1987 que le secteur privé se voit autorisé à accéder à la prison, avec la loi Chalandon qui lui confère certaines prérogatives de construction de prison. Avant cela, l’administration pénitentiaire bénéficiait d’une importante autonomie fonctionnelle et politique ; elle a souvent été qualifiée en ce sens de modèle d’autogestion de type corporatiste. Elle occupe malgré tout une place centrale dans la définition des politiques publiques, explicable par la tradition syndicaliste de ce corps.

La loi Chalandon entraîne l’entrée des entreprises dans l’univers pénitentiaire, et pour la première fois la prison est modélisée par un acteur extérieur. Cela va contribuer à un changement de regard sur la prison puisqu’elle apparaît comme un potentiel débouché économique. La figure du détenu est modifiée ; il devient usager d’un certain nombre de services.

La délégation de la conception, la construction, et la maintenance d’établissements pénitentiaires aux entreprises privées a été dénoncée à maintes reprises par la Cour des comptes, en raison notamment du coût considérable que ces partenariats font peser à long terme sur les finances publiques. Il est donc positif qu’un axe majeur de la réforme de la Justice consiste en la suppression des partenariats public-privé.

La fin de ce dispositif annonce-t-elle néanmoins celle de l’intervention du secteur privé dans le monde carcéral ? Bien au contraire, il apparaît que le cahier des charges élaboré par le ministère de la Justice est très suivi par les acteurs privés. Le contexte économique actuel conditionne un inquiétant intérêt grandissant pour les marchés publics. Et pour cause, « l’industrie » de gestion carcérale est prometteuse : le modèle étasunien l’illustre parfaitement comme l’analyse le sociologue Loïc Wacquant dans son livre Les prisons de la misère, où sont décrits les ravages d’un néo-libéralisme destructeur qui s’exerce sans concession dans les institutions pénitentiaires. La situation étasunienne semble être la suite logique du désinvestissement grandissant de l’État français face au secteur privé.

L’écran de fumée de la régulation politique de l’emprisonnement s’est aussi illustré au Pays-Bas, où la solution à la crise de surpopulation carcérale a été la fermeture des prisons. Néanmoins ce discours progressiste cache la réalité du sous-traitement de l’incarcération à laquelle recourt désormais le pays.

Ainsi, si la réforme des peines vante la fin des PPP, le secteur privé sera en réalité d’autant plus présent grâce à celle-ci via le développement des travaux d’intérêt général. Outre les collectivités et l’État, les entreprises seront mobilisées pour la structuration de cette mesure.

Au vu des salaires reversés aux détenus, cela leur permettra donc de dégager un profit non négligeable et équivalent à une délocalisation avantageuse. L’exploitation paraît aisée puisque la population détenue n’a pas de propension à la mobilisation ou aux revendications collectives contre les conditions salariales. La logique salariale devient structurante dans le nouveau dispositif pénitentiaire.

La promotion du travail en prison n’est pas le seul moyen pour les prestataires privés d’investir l’univers carcéral ; le « cantinage », système d’achat par les détenus via un catalogue répertoriant des produits non fournis par la prison, est un autre domaine lucratif.

Le prise en charge de ce service par le secteur privé a mené à une augmentation des prix de 25 % environ. Ainsi, le dentifrice par exemple est 55 % plus cher que les premiers prix disponibles en supermarchés. La Cour des comptes a déjà pointé du doigt les importantes marges de bénéfices qui découlent de ce système. La dénonciation est cependant vaine car les conventions actuelles ne définissent pas assez précisément les critères de fixation de prix, et leur modification à l’initiative de l’administration carcérale entraîne des indemnités pour celle-ci. Ainsi se banalise la « prison comme marché de biens et services traditionnels parfaitement intégrés dans l’économie, faisant de l’emprisonnement une marchandise et source banalisée de profit et d’emploi », comme le prophétisait déjà en 2003 le criminologue Nils Christie dans son livre L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident.

La logique de l’entreprise poussée à l’extrême n’est jamais compatible avec celle du service public, pourtant la restructuration progressive de tous les services publics par le gouvernement va en ce sens. On assiste à la banalisation d’une nouvelle forme de gestion publique empreinte de pratiques et d’outils issus du privé. La référence au marché est l’élément central d’une nouvelle conception alarmante du secteur pénitentiaire.

Notes :

¹ Jeanne Chabal, Changer la prison : rôles et enjeux parlementaires.