L’hydrogène : quel rôle dans la transition énergétique ?

L’hydrogène suscite une effervescence croissante. En juin dernier, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) a publié son premier rapport dédié à ce combustible de synthèse, décrivant ses nombreux usages énergétiques et industriels, et les possibilités qu’il offre, dans un futur proche, pour d’importantes réductions d’émissions de CO2. Qu’en est-il vraiment ? Qu’est donc cette molécule, comment peut-elle être produite et utilisée, et comment distinguer emballement technophile et opportunités concrètes et économiquement réalistes ?


La molécule énergétique par excellence

Commençons par une once de chimie. Ce qu’on appelle communément hydrogène, c’est la molécule de dihydrogène H2 qui est, avec celle d’Hélium He, la molécule la plus légère. À température et pression ambiantes c’est un gaz très peu dense (90 g/m3), qui ne se liquéfie qu’à -253 ºC, soit 20 K (« 20 Kelvin », i.e. 20 degrés au-dessus du 0 absolu de température). Le grand intérêt de l’hydrogène réside en ce que cette molécule, étant très faiblement liée, a un contenu énergétique énorme. Par unité de masse, l’hydrogène contient en effet 3 fois plus d’énergie que le pétrole ou n’importe quel hydrocarbure fossile (charbon, gaz, etc.). On peut comprendre assez intuitivement la chose en considérant les réactions de combustion. Une « combustion », c’est le fait de brûler un « combustible » en le faisant réagir avec de l’oxygène O2, sachant que l’oxygène est, lui, au contraire, très fortement liant. La réaction de combustion retire l’hydrogène des molécules, elle l’oxyde, i.e. le combine à l’oxygène, ce qui donne de l’eau H2O, tandis que le déchet énergétique, pour les combustibles carbonés, est le dioxyde de carbone CO2, molécule dépourvue d’énergie chimique. Les molécules hydrogénées, ou moins oxydées – on dit aussi « réduites » –, tels les combustibles fossiles (hydrocarbures), les sucres, graisses, et autres molécules organiques, sont donc porteuses d’énergie chimique, tandis que les molécules plus « oxydées » en sont vidées. Ainsi, oxygène et hydrogène sont en quelque sorte le Ying et le Yang de la chimie organique, de l’énergie, et même de la vie sur Terre. La réaction de combustion nous éclaire aussi sur le nom « hydro-gène » : substance provenant de l’eau, et qui génère de l’eau lorsque la molécule qui le contient est brûlée.

Un gaz industriel déjà omniprésent, aux potentialités multiples

L’hydrogène pur n’existe pratiquement pas dans la nature, étant trop réactif de par son haut contenu énergétique. Ce n’est pas un combustible naturel, mais plutôt un « vecteur énergétique », parce qu’il est pratiquement toujours produit et utilisé par l’homme pour transporter de l’énergie entre une source primaire et un usage final.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est déjà massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est au contraire massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel. La production annuelle d’hydrogène pur atteint 73 Mt (millions de tonnes) de par le monde, auxquelles s’ajoutent 42 Mt d’hydrogène produit au sein de mélanges gazeux dont il n’est pas isolé, comme l’illustre la Fig. 1. La production « dédiée » de 73 Mt d’hydrogène cause l’émission de 830 Mt de CO2 par an, soit 2,5 % des émissions globales de CO2, car aujourd´hui environ 2/3 de l’hydrogène est produit à partir de gaz naturel, par reformage du méthane, et 1/3 environ par gazéification du charbon. Ainsi, la production d’hydrogène pur consomme 6 % du gaz naturel, et 2 % du charbon à échelle globale [1]. On ne peut pas dire que l’hydrogène soit un composant mineur de nos économies ! Mais comme ses usages sont industriels, il est peu connu du consommateur final.

Figure 1 : Production d’hydrogène selon usages finaux, de 1975 à 2018. De bas en haut, barres de gauche : raffinage, production d’ammoniac, autres usages sous forme pure. Barres de droite : production de méthanol, réduction directe du fer, autres usages en mélange. Source: [1]
En effet, l’hydrogène est produit dans des réacteurs industriels fermés, souvent dans de gros complexes chimiques, et passe sa vie dans des tuyaux jusqu’à son usage final. Comme le montre la Fig. 1, l’hydrogène est aujourd´hui avant tout utilisé comme vecteur chimique d’énergie, agent réducteur (i.e. désoxydant) ou précurseur d’autres molécules énergétiques [2]. Sa première utilisation (38 Mt) est dans le raffinage de pétrole (5 à 10 kg d’hydrogène par tonne de brut), dont il permet de retirer le soufre et autres impuretés. Comme agent réducteur, il est également utilisé (mélangé) en sidérurgie, remplaçant une petite part du charbon, notamment par la technique de réduction directe du fer, en anglais DRI, qui pourrait aussi fonctionner avec de l’hydrogène pur. Comme précurseur chimique, l’hydrogène est massivement utilisé pour produire, en premier lieu (32 Mt), l’ammoniac NH3, qui est le précurseur de tous les engrais azotés au monde, et de la plupart des explosifs. Combinés à du carbone (le plus souvent du monoxyde de carbone CO obtenu du même combustible fossile), 12 Mt d’hydrogène sont utilisés pour produire le méthanol (CH3OH). Cet alcool, le plus simple, est précurseur d’une vaste progéniture de matières plastiques et autres produits chimiques (solvants, colles, etc.), et est aussi un combustible pouvant être mélangé à l’essence, notamment en Chine. Enfin, l’hydrogène est aussi utilisé dans l’industrie agroalimentaire, la production de verre, etc.

En tant que combustible, l’hydrogène, gaz invisible et inodore, est un véritable concentré d’énergie, qui brûle très facilement, ce qui présente un certain danger d’explosion. Néanmoins, sa légèreté fait qu’il se disperse très rapidement dans l’air en cas de fuite. Il peut brûler en milieux gazeux, par exemple pour la production électrique en remplacement de gaz ou de charbon (usage encore peu développé, mais nécessaire à terme pour pallier les creux de productions d’ENR), et également dans des fours industriels, notamment en sidérurgie, ou dans des brûleurs domestiques pour chauffage et cuisson. On peut noter que le « gaz de ville », avant l’arrivée du gaz naturel (méthane) à partir des années 1950, était du gaz de charbon, contenant un mélange d’H2, CO, CH4, etc. – i.e. l’hydrogène a longtemps fait partie de l’énergie domestique courante !

La combustion de l’hydrogène peut aussi être réalisée dans des piles à combustible (PAC), dispositifs électrochimiques portables (inverses des électrolyseurs décrits plus bas) qui font réagir un combustible avec l’oxygène de l’air pour produire directement de l’électricité. Les PAC assurent une combustion propre, n’émettant que de la vapeur d’eau, avec une haute efficacité de presque 60 %, supérieure à celle d’un moteur thermique de voiture qui est plutôt de 36-42 %. Une PAC peut alimenter un moteur de véhicule (comme la flotte de taxis parisiens, 600 prévus pour fin 2020), de bus, de trains (déjà un train en fonctionnement en Allemagne), de navire, ou bien une station électrique autonome dans une zone reculée hors réseau, une station spatiale, un bâtiment, etc. Leur inconvénient majeur est leur coût encore élevé, près de 20 000 euros aujourd´hui pour une PAC de voiture.

De l’hydrogène gris a l’hydrogène vert

Si l’hydrogène est aujourd´hui majoritairement sale, ou « gris », car issu de fossiles, il peut aussi être « vert », i.e. produit à partir d’énergies renouvelables (EnR). On sait en effet le produire depuis le XIXe siècle par « électrolyse », en appliquant de l’électricité à de l’eau, pour casser la molécule H2O en hydrogène H2 et oxygène O2. L’efficacité de conversion de l’énergie électrique à chimique (restituable par combustion) est typiquement de 60-70 %, allant jusqu’à 80 % avec des technologies émergentes à haute température.

La production électrolytique d’hydrogène n’est, elle non plus, pas nouvelle ! Elle a en particulier été massivement utilisée des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais, à partir d’hydroélectricité, en Norvège pour l’Europe, à Assouan en Égypte, au Canada, au Zimbabwe, avec des électrolyseurs de plus de 100 MW de puissance, et de manière rentable [2]. C’est l’arrivée du gaz à bas prix dans les années 1960 qui a permis à ce combustible fossile de détrôner l’hydrogène vert.

L’hydrogène vert Issu d’hydroélectricité a été massivement utilisé des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais azotés

La troisième catégorie est l’hydrogène dit « bleu », produit de manière standard à partir de gaz ou charbon, mais avec capture et séquestration du CO2 émis, généralement dans des réservoirs gaziers ou pétroliers abandonnés. Il faut néanmoins signaler que la filière d’enfouissement souterrain du CO2, bien que déjà existante, ne suscite pas toujours la plus grande confiance, à cause du risque toxique en cas de fuite, des problèmes d’acceptabilité, des incertitudes sur la maturité et les coûts de même qu’à cause du risque moral inhérent, puisqu’elle permet de « verdir » une industrie en façade, mais sans rien changer à ses procédés, sauf la capture et la gestion du déchet final. Le fait que ce soient les industriels des fossiles qui la promeuvent en premier lieu présente aussi un risque de conflit d’intérêts par rapport aux informations présentées comme scientifiquement neutres sur la prétendue maturité et faisabilité de la filière.

Un enjeu majeur, aujourd’hui, pour la transition énergétique est d’arriver à produire, massivement et à bas coûts, de l’hydrogène vert par électrolyse ou, éventuellement, en phase transitoire, de l’hydrogène bleu si la séquestration du CO2 s’avérait localement fiable et réelle. Mais à terme, seule la filière verte est authentiquement durable et vertueuse.

Transformer les EnR électriques variables en combustibles stockables et transportables

Le gros intérêt de l’électrolyse est que, moyennant la perte d’1/3 de l’énergie utilisée, on transforme une électricité variable, par exemple solaire ou éolienne, disponible selon la météo, difficile à stocker et à transporter, en un vecteur énergétique matériel et stable, qui peut alors être stocké à coûts beaucoup plus modérés (environ 100 fois moins cher que le stockage électrique en batterie, voire 10 000 fois moins si des cavités souterraines peuvent être utilisées), et transporté en tuyaux, pipelines, bateaux, etc., ce qui représente des avantages considérables. En effet, par passage de l’électricité (flux) à la substance (stock), on s’affranchit de la variabilité temporelle et on réduit fortement les coûts de stockage et transferts temporels qui sont aujourd’hui, probablement, le frein principal au déploiement des EnR.

Ainsi, l’hydrogène représente un levier essentiel de la transition des énergies fossiles climaticides vers les EnR. D’une part, parce que sa production par électrolyse est flexible, pouvant suivre les courbes de production électrique solaire ou éolienne qui sont fortement variables, et aussi, en absorber les excès massifs qui deviennent inévitables à fort déploiement, constituant ainsi une voie de stockage énergétique. Mais aussi, parce que l’hydrogène opère un « couplage » entre le secteur électrique, d’où est attendue la majeure partie de la production primaire d’énergie décarbonée, dans tous les principaux scénarios de transition énergétique (du fait des potentiels mondiaux du solaire et de l’éolien), vers le secteur des combustibles, aujourd’hui très majoritairement fossiles (gaz, pétrole, charbon), qui sont la colonne vertébrale de notre civilisation, fournissant plus de 80 % de l’énergie primaire dans le monde, pour tous les secteurs économiques.

Ainsi, parce qu’il permet de transformer l’électricité renouvelable en combustibles gazeux et liquides, l’hydrogène constitue le « maillon manquant » permettant de concevoir la décarbonation de tous les secteurs, et non pas seulement de l’électricité, qui bien sûr doit être décarbonée, mais trop souvent monopolise le débat public alors qu’elle ne représente actuellement qu’environ 40 % de la consommation énergétique primaire, et 20 % des usages énergétiques finals.

De l’hydrogène aux combustibles de synthèse

Le gros inconvénient de l’hydrogène, c’est son insoutenable légèreté ! En effet, étant la molécule la plus petite et légère, il reste, pour un combustible, difficile et coûteux à stocker et à transporter. Avec seulement 90 g d’H2 par m3 à pression ambiante, il est nécessaire pour le transporter de le comprimer fortement, ou alors le liquéfier, mais cela demande de refroidir à -253 °C, et consomme l’équivalent de 30 % de son énergie… Autre souci, l’hydrogène est une molécule tellement petite qu’elle fuit très facilement, et peut même se faufiler et diffuser à travers certains matériaux, notamment l’acier, qu’elle finit par fragiliser. C’est pourquoi les réservoirs à hydrogène sont environ 100 fois plus chers que les réservoirs pour gaz usuels.

Par exemple, pour une voiture à hydrogène avec 500 km d’autonomie, il faut un réservoir de 5 kg d’hydrogène, comprimé à 700 bars, fait d’acier, fibres de carbone et polymères, qui pèse, lui, 87 kg. Un camion transportant des cylindres d’hydrogène, transporte essentiellement de la ferraille ! Si ce réservoir ne coûte qu’environ 2 000 euros (contre environ 20 000 euros pour une batterie électrique de voiture), ce sont les coûts tout le long de la chaîne de valeur, de la production à la distribution, qui rendront l’hydrogène onéreux à la pompe.

Pour les mêmes raisons, l’hydrogène n’est généralement pas injectable directement dans les réseaux de gaz à plus de 10-20 % en volume (soit seulement 3-6 % en énergie), ce qui est bien dommage, car alors il aurait facilement pu décarboner une grande quantité d’usages (chauffage, cuisson, usages industriels) à partir de l’immense infrastructure disponible que sont les réseaux de gaz, dont la valeur aux USA par exemple, est estimée à 1 000 milliards de dollars [3]. Pour ces raisons, dans de nombreuses applications, il peut être plus efficace économiquement, voire indispensable, de transformer l’hydrogène en molécules plus lourdes.

On parle alors des « combustibles de synthèse » : la stratégie étant de faire comme les plantes qui dans la photosynthèse, en plus d’arracher l’hydrogène à l’eau grâce à l’énergie solaire, le « recollent » sur des squelettes carbonés, plus lourds, obtenus à partir du CO2 de l’air, produisant ainsi des hydrates de carbone naturels (sucres, etc.). Pour nous humains, deux approches pour alourdir le combustible hydrogène sont principalement considérées.

La première consiste à transformer l’hydrogène H2 en ammoniac NH3 déjà évoqué, précurseur de tous les engrais azotés, dont on dit qu’ils assurent la moitié de l’alimentation humaine globale. La synthèse de l’ammoniac se fait par combinaison avec l’azote N2 de l’air à travers le célèbre procédé Haber-Bosch (doublement nobélisé), qui a permis à partir des années 30, de remplacer les engrais azotés naturels, issus de nitrates ou guano, par les engrais de synthèse. L’ammoniac n’est pas seulement intéressant à décarboner en soi, il peut aussi être un combustible d’usages variés, ayant, par exemple alimenté des bus en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré sa toxicité, il a été massivement utilisé pendant des décennies avec un historique d’accidents très faible, et les techniques pour le transporter et stocker sont largement mûres et disponibles, par exemple, avec 5 000 km de pipelines dans le Midwest américain à partir des ports du Texas, pour l’utilisation en engrais.

La seconde approche consiste, comme les plantes, à accrocher l’hydrogène à des atomes de carbone, à partir de CO2, et de produire ainsi des hydrocarbures de synthèse (méthane, diesel ou kérosène de synthèse), ou des alcools, principalement le méthanol. Tous ces procédés sont déjà bien connus et technologiquement mûrs. La question majeure, aujourd’hui, est de les adapter à fonctionner avec de l’hydrogène électrolytique vert, dont le flux de production est fortement variable et non plus continu comme celui de l’hydrogène issu de fossiles dans l’industrie chimique actuelle. Cette variabilité est gérable via divers types de flexibilité ou stockages, mais toutes ont des coûts qui doivent être compris et maîtrisés (voir par ex. [4]).

Les électro-combustibles verts permettent de planifier la décarbonation des secteurs les plus contraignants : transport aérien, maritime, industrie lourde

Avec ces électro-combustibles verts, on peut alors envisager de décarboner les secteurs les plus contraignants, par exemple le transport aérien (avec du kérosène de synthèse) et maritime (plutôt avec de l’ammoniac), pour lesquels l’utilisation de batteries géantes est impensable et celle d’hydrogène difficile, du fait du poids, du volume et du coût des réservoirs nécessaires. Ainsi, le constructeur de moteurs navals MAN annonce que le premier moteur maritime à ammoniac pourrait être en utilisation début 2022 [5].

L’avantage de l’ammoniac vert, est que pour le produire on n’a besoin que d’électricité verte, d’eau et d’air (puisque l’atmosphère contient 80 % d’azote), alors que les hydrocarbures de synthèse ou le méthanol, plus commodes à l’usage, demandent de trouver du CO2, qui dans l’air est très dilué (0.04% en volume) et dont la capture atmosphérique directe demande beaucoup d’énergie et coûte encore cher. C’est pourquoi, pour les combustibles carbonés de synthèse, l’industrie se tourne plutôt pour l’instant vers les sources industrielles de CO2 issu de la combustion de fossiles, ce qu’on appelle capture et usage du CO2, ou « recyclage du CO2 ». Dans un tel schéma, l’atome de carbone C porteur d’énergie hydrogénée est utilisé une 1re fois dans la combustion initiale classique, puis, après captage et recyclage du CO2 émis, une 2e fois dans le combustible de synthèse. Ce recyclage réduit le bilan d’émissions environ de moitié, mais ne permet pas d’atteindre la neutralité carbone qu’il est aujourd’hui vitalement nécessaire de planifier.

Une voie prometteuse est l’utilisation de biomasse, dont le contenu en carbone excède d’un facteur 2 à 4 son contenu en énergie, ce qui veut dire, par exemple, qu’en injectant de l’hydrogène dans un méthaniseur à base de déchets agricoles ou urbains, au lieu de produire environ 40 % de méthane et 60 % de CO2, on pourrait « booster » la production de méthane d’un facteur 2,5 par apport d’hydrogène vert, où l’énergie viendrait pour 1/3 de la biomasse, et pour 2/3 de l’hydrogène vert.

Des coûts en déclin, un boom imminent ?

D’après l’AIE, l’hydrogène gris (sale) coûte aujourd’hui 1 à 1,7 $/kg à produire, le vert, 2 à 5 $/kg [1], dépendant essentiellement du coût de l’électricité renouvelable, mais ce coût pourrait baisser rapidement, à l’image des spectaculaires baisses de coûts qu’ont connus dans la dernière décennie les EnR solaires et éoliennes, qui sont aujourd´hui dans de nombreux pays, les sources d’électricité les moins chères, grâce à l’apprentissage et à la massification des productions. Ainsi, selon plusieurs analyses récentes dont celles de l’AIE [1] ou de BNEF [6], l’électricité solaire ou éolienne, coûtant déjà moins de 30 $/MWh à produire dans les géographies favorables (Moyen-Orient, Chili, Inde, Chine, etc.), permettra incessamment de produire de l’hydrogène vert à moins de 2 $/kg, proche du niveau de l’hydrogène bleu, ou même gris, et moins de 1,5 $/kg en 2030-2040. Alors, il devient pensable de l’utiliser pour décarboner de très nombreuses applications, sans qu’une forte taxation carbone soit nécessaire pour assurer sa compétitivité face à l’hydrogène gris.

L’effervescence de l’hydrogène vert se mesure actuellement au saut d’échelle spectaculaire des projets annoncés. En 2018, 135 MW d’électrolyseurs avaient été vendus dans le monde au total [6], avec beaucoup de petits projets ou pilotes de quelques MW au plus. En septembre dernier, le projet australien Moranbah, par exemple, annonce d’un seul coup 160 MW d’électrolyseur [7], pour de la production d’ammoniac vert ! Plusieurs annonces similaires ont également eu lieu récemment, notamment au Chili ou en Chine. Et sont même en discussion, encore en Australie, des projets de plusieurs GW [8], du fait de l’immense potentiel solaire et éolien (et combiné), et du rôle stratégique que ce pays se voit jouer en tant qu’exportateur d’EnR combustibles, et de la volonté affirmée du Japon, notamment, d’importer des EnR qu’il ne peut pas produire sur son territoire trop exigu et densément peuplé. Ainsi, l’hydrogène, ou plutôt ses dérivés, transportables par navires, sont appelés à devenir les vecteurs du commerce international d’EnR depuis les pays fortement dotés, vers ceux dont le potentiel domestique est insuffisant, ou trop cher à exploiter.

Malgré des coûts de production en déclin rapide, les coûts d’infrastructures, de transport et d’usage restent élevés

Si un essor de l’hydrogène vert paraît donc se profiler grâce à la chute attendue de ses coûts de production, il faut noter en revanche que les coûts des infrastructures de transport, de distribution, et des équipements d’usage peuvent être un obstacle fort selon les usages. Par exemple, pour la mobilité légère, pour que le coût de combustible par km soit à parité avec de l’essence à 1,5 €/L, il faut que l’hydrogène coûte 9 €/kg à la pompe, ce qui est presque déjà le cas en France avec un prix actuel de 10-12 €/kg. Mais dans ce prix (qui est pour de l’hydrogène gris), ce qui domine largement sont les coûts de transport et des bornes de distribution pressurisée. Et surtout, le principal obstacle reste le coût très élevé des véhicules, autour de 60 000 €, dont on espère néanmoins de fortes baisses à venir, notamment pour les PAC dont le prix pourrait être divisé par 4 à long terme, selon l’AIE [1].

Et en Europe, et en France ?

L’Europe et la France se veulent pleinement partie prenante. En France 900 000 t d’hydrogène gris sont actuellement produites par an, émettant 11 Mt de CO2, soit 2,8 % des émissions domestiques. Le plan Hulot pour l’hydrogène de juin 2018 avait astucieusement priorisé le développement des filières hydrogène propre sur les usages industriels massifs déjà présents, à commencer par le raffinage de pétrole. Il serait en effet néfaste de voir l’hydrogène comme un gaz exotique, et ne le penser qu’à travers la voiture à hydrogène, car ce développement-là requiert un déploiement d’infrastructures lent et difficile à rentabiliser tant que les utilisateurs sont peu nombreux, alors qu’un déploiement massif de l’hydrogène vert est urgent pour faire baisser les coûts de production et de distribution, et supprimer déjà les émissions de CO2 de l’hydrogène gris actuel et bien au-delà. C’est donc au sein des complexes industriels, généralement portuaires, que les meilleures opportunités sont présentes. En parallèle, le plan Hulot visait à appuyer la pénétration de l’hydrogène vert dans la mobilité, mais plutôt pour les usages longue distance ou fortes charges y compris le remplacement de trains diesel sur les petites lignes où l’électrification paraîtrait trop chère à installer, les camions, des utilitaires légers, des bus, et aussi des flottes captives comme les véhicules logistiques dans des ports. Il est cependant regrettable que le plan Hulot, de 100 M€/an, n’ait pas été approuvé et budgété, posant toujours la question de l’effort économique acceptable par notre système de gouvernance crispé sur l’exigence de croissance et de compétitivité…

Les meilleures opportunités pour amorcer le déploiement de l’hydrogène vert se trouvent au sein des complexes industriels, généralement portuaires

Le port de Rotterdam, 1er port d’Europe, est fortement positionné [8] du fait de la forte demande locale de 400 000 t d’H2 par an pour le raffinage, et de l’infrastructure présente. Air Liquide opère en effet déjà 900 km de pipelines d’hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque, comme le montre la Fig. 2. La proximité de la mer du Nord et de ses excellentes ressources éoliennes offshore, permet de concevoir divers schémas allant de la production d’hydrogène vert à l’hydrogène bleu à partir de méthane importé et enfouissement du CO2 sous la mer, technique pour laquelle la Norvège est pilote.

Figure 2 : Schéma du réseau Air Liquide de 900 km de pipelines à hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque. Source : [9]
En France, les deux plus gros projets sont proposés par H2V près de Dunkerque et Le Havre, pour des capacités de 200 MW d’électrolyseurs pour produire 28 000 t d’H2 par an chacun, un peu inférieurs aux 400 MW proposés à Rotterdam, ayant pour but de substituer de l’hydrogène fossile en raffinerie, et d’injecter partiellement dans les réseaux de gaz. À titre de comparaison, la quantité d’hydrogène pour un seul de ces projets de 200 MW, correspond à la consommation de 280 000 voitures à hydrogène (roulant 20 000 km/an), alors que la flotte française caracole à ce jour à 500 véhicules… On comprend bien que pour amorcer le déploiement de la filière, ce sont les applications industrielles qu’il faut viser en premier.

Un rôle crucial à jouer dans la transition énergétique, sous réserve de sobriété avant tout

De par ses multiples usages possibles, et son rôle éminemment pivot en tant que molécule énergétique essentielle connectant l’électricité et les combustibles, il est aujourd’hui devenu clair que la question n’est plus si l’hydrogène propre (bleu, mais surtout vert) peut ou doit jouer un rôle majeur dans la transition énergétique. C’est un fait à présent établi pour les analystes et décideurs. C’est même un fait tangible puisque son verdissement (production à partir d’EnR) et son essor dans les usages industriels classiques (raffinage, ammoniac) et au-delà, a commencé, et que les projets pilotes et incessamment commerciaux se multiplient pour utiliser l’hydrogène vert dans le transport lourd et longue distance, la sidérurgie (qui émet la bagatelle de 7 % du CO2 anthropique lié à l’énergie), etc. Aujourd’hui, l’enjeu, pour les politiques publiques, est de mesurer et planifier intelligemment les potentiels, les routes, les logiques à suivre, car il s’agit de déployer, à échelle temporelle très courte par rapport aux précédentes révolutions industrielles (moins de 20 ans pour répondre à l’urgence climatique), une infrastructure de production d’EnR, d’hydrogène, de combustibles de synthèse, et de transport, stockage et dispositifs pour utiliser ces matières énergétiques, à l’échelle suffisante pour remplacer le gros des fossiles.

Les questions posées par l’hydrogène sont complexes, puisqu’il intervient de multiples manières, et doit être pensé en synergie avec les autres outils de la transition énergétique, par ordre d’importance (selon nous) : la sobriété, les EnR (dont biomasse), l’efficacité énergétique, le nucléaire, la séquestration de CO2, avec les réserves nécessaires majeures pour les deux derniers. L’écueil évident serait de croire à une solution miraculeuse, permettant de faire perdurer le mythe de la croissance économique infinie soudain devenue verte (ou immatérielle), « découplage » qui ne s’est jamais vu et surtout pas à l’échelle aujourd’hui nécessaire, et n’a aucune raison de tomber du ciel, bien au contraire même du fait de la dégradation écologique en cours -comme l’explique par exemple, le récent rapport « Decoupling Debunked » [10].

Ainsi l’hydrogène même vert, en aucun cas ne pourrait faire perdurer la gabegie énergétique actuellement alimentée par les combustibles fossiles, dont la commodité d’usage n’a d’égale que leur pouvoir de destruction écologique universel. Pour la transition, ni l’hydrogène ni aucune autre technologie ne peut nous dispenser de nous attaquer en premier lieu à l’insoutenable niveau global de consommations énergétiques et matérielles, en passe de détruire l’essentiel de la vie sur Terre. Le premier défi, c’est de stopper la logique productiviste qui sous-tend la croissance économique et celle des flux physiques causés par les humains.

Affirmons donc fermement que non, l’hydrogène vert ne sortira pas l’humanité de sa folie énergétique actuelle ni du péril climatique. Son déploiement massif est souhaitable et pourra être compétitif financièrement, dans les cas faciles. Mais ce déploiement à l’échelle nécessaire pour la décarbonation profonde, vers la neutralité carbone, implique des choix qui doivent être faits sans tarder, bien que coûteux, souvent difficiles, demandant un déploiement industriel des EnR phénoménal, et des efforts économiques aujourd´hui inconcevables pour les décideurs. En effet cette décarbonation profonde demande de choisir volontairement des hausses de coûts -dont l’abandon des investissements dans les filières fossiles avant amortissement n’est pas le moindre- et des pertes de compétitivité majeures, ce qui implique d’organiser la baisse de la production industrielle et des consommations finales à échelle globale. Notons que ce propos ne considère même pas les autres limitations à l’économie planétaire que pose la disponibilité des ressources matérielles [11], du terrain pour installer les EnR dont l’emprise au sol est très largement supérieure à celle de l’extraction des fossiles, ainsi que les multiples autres pollutions industrielles, qui ne font que rajouter des arguments lourds pour un besoin urgent de sobriété organisée.

La transition énergétique doit être tricotée avec les deux aiguilles que sont la technologie et la sobriété organisée

On peut se représenter la transition comme un tricotage avec deux aiguilles. La première est la technologie, qui est essentiellement déjà présente (et dont l’hydrogène fait partie), avec des gains de rendements et d’efficacités incrémentaux possibles, mais pas de progrès révolutionnaire à prévoir ni à espérer. La tendance actuelle en effet est souvent plutôt au déclin global des efficacités dû à la raréfaction progressive des ressources, parfois déjà proche de critique (voir [11]), et aux pollutions. La seconde aiguille, fondamentalement plus importante, mais beaucoup plus problématique aujourd’hui, est celle de la visée civilisationnelle de fond. Seule une logique de sobriété collective, et donc de « décroissance », assumée et organisée dans la justice sociale et géopolitique, visant à réduire les consommations énergétiques et matérielles à un niveau soutenable (et donc, certainement aussi, le PIB), peut permettre de tricoter la transition nécessaire devenue urgence absolue. Ceci, en assurant d’abord les besoins basiques de chaque être humain, donc, en supprimant les consommations fastueuses ou superflues, celles des riches et surtout dans les pays riches. C’est donc par un rappel urgent et lucide à la nécessaire bifurcation vers la sobriété organisée, comme changement de paradigme, que nous concluons cet article à visée initiale technologique. 

Références :

[1]  IEA. The Future of Hydrogen. OECD, Paris, 2019.

[2]  Philibert C. Renewable energy for industry. IEA, OECD, Paris, 2017.

[3]  Webber ME. Power trip – A story of energy. New York: Basic Books, 2019.

[4]  Armijo J, Philibert C. Flexible production of green hydrogen and ammonia from variable solar and wind energy: Case study of Chile and Argentina. International Journal of Hydrogen Energy, 2020 ; 45:1541–58. https://doi.org/10.1016/j.ijhydene.2019.11.028.

[5]  Brown T. MAN Energy Solutions: an ammonia engine for the maritime sector. Ammonia Energy Association, 2019. https://www.ammoniaenergy.org/articles/man-energy-solutions-an-ammonia-engine-for-the-maritime-sector/.

[6]  BNEF. Hydrogen: the economics of production form renewables. Costs to plummet, 2019.

[7]  ARENA. Renewable hydrogen could power Moranbah ammonia facility. Australian Renewable Energy Agency, 2019. https://arena.gov.au/news/renewable-hydrogen-could-power-moranbah-ammonia-facility/.

[8] Maisch M. Siemens backs 5 GW green hydrogen plan for Australia. PV Magazine International, 2019. https://www.pv-magazine.com/2019/10/08/siemens-backs-5-gw-green-hydrogen-plan-for-australia/

[9]  Smart Port. Rotterdam Hydrogen Hub. 2019.

[10]  EEB. Decoupling debunked – Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability, 2019.

[11] Bihouix P. L’Âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, collection Anthropocène ; 2014.

 

Aaron Bastani : « Nous sommes en train de vivre les dernières décennies du capitalisme »

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©Jwslubbock

Aaron Bastani est un des fondateurs de Novara Media, turbulent média qui agite la politique britannique à l’ombre du Labour. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage à succès, Fully Automated Luxury Communism, qui a provoqué un débat important sur les nouvelles technologies et la possibilité d’une société post-travail. Nous l’avons rencontré à Brighton, pendant la conférence annuelle du Labour. Traduction par Guillaume Ptak et Nicolas Clément.


LVSL – Vous avez récemment publié un livre intitulé Fully Automated Luxury Communism[1] [ndlr, « communisme de luxe automatisé »]. Cette formule a un caractère provocant, qu’est-ce que vous entendez par-là ? Est-ce que qu’il s’agit d’une vision épique, ou utopique, du futur de l’humanité ? Ou est-ce qu’il s’agit d’un projet à l’ordre du jour pour notre génération ?

Aaron Bastani – Le livre est composé de trois parties. Le premier tiers porte sur la crise dans laquelle nous nous trouvons, qui est une crise de notre modèle économique qui commence en 2009 et qui ne semble pas prête de s’arrêter. Il y en a d’autres, que je présente dans le livre comme des défis existentiels pour le capitalisme : le changement climatique, le vieillissement démographique, l’impact de l’automatisation sur le marché du travail, et la façon dont celle-ci va probablement accroître les inégalités… Cela crée également une multitude de problèmes en lien avec la crise du travail, les maladies qu’elle peut engendrer ou l’épuisement des ressources.

À n’importe quelle autre époque, une seule de ces crises aurait été dramatique, mais le 21ème siècle va en connaître 4 ou 5. Qu’il s’agisse de la France, du Royaume-Uni ou des États-Unis, ce constat est unanimement partagé. Les libéraux au pouvoir, les grands patrons, les conservateurs d’extrême droite et la gauche radicale sont tous d’accord. Ce que j’affirme dans le deuxième tiers du livre, et qui fait un peu plus débat est qu’en parallèle de ces crises nous assistons à l’émergence de ce que Marx aurait appelé un nouveau mode de production. De la même façon que le capitalisme ou le féodalisme sont des modes de production avec un début, un milieu et une fin, j’affirme que nous assistons potentiellement à la fin du capitalisme comme mode de production. Le capitalisme repose sur deux piliers que sont la vente de la force de travail contre un salaire et la production pour le profit. Depuis le début des années 2000, nous assistons de plus en plus à une « démarchandisation » involontaire au sein des marchés, à une rupture du mécanisme des prix, etc. Ce phénomène va se généraliser. Avec l’automatisation et la généralisation de l’intelligence artificielle, le prix obtenu par un travailleur pour sa force de travail chute soudainement.

En plus de ces crises, les contradictions inhérentes au capitalisme nous permettent d’identifier la fin du capitalisme et l’émergence de quelque chose d’autre. Ce n’est pas inévitable, mais je pense que c’est plausible. Cela dépendra des politiques mises en place, et des actions que nous entreprenons, mais c’est possible. Cela exige une politique révolutionnaire, qui est le communisme. Le communisme est clairement différent du capitalisme en cela qu’il ne nécessite pas de vendre sa force de travail contre un salaire, il n’y pas de production pour le profit, et à cause de certaines variables technologiques que je mentionne dans le livre, je pense que c’est l’ensemble des paramètres au sein desquels les progressistes et socialistes doivent constituer leur projet pour le 21ème siècle. En substance, qu’est-ce que cela signifie pour le « communisme de luxe automatisé » ? Est-ce un objectif réalisable pour notre génération ? Pour notre génération, probablement pas. Cela revient à demander si l’économie de marché était réalisable pour la génération d’Adam Smith, sans doute que non. Mais ce qu’Adam Smith a pu faire dans les années 1770, c’était identifier un nouveau mode de production. Je crois que c’est aussi ce que nous pouvons faire au XXIème siècle. À partir de là, nous devons œuvrer pour des politiques adéquates, des relations sociales, des formes de solidarité et un rapport à la nature adapté, qui nous permettront de faire progresser la justice sociale. D’une certaine façon, le « communisme de luxe automatisé » est censé être provocateur, et c’est mon but, mais ce n’est pas juste une formule marketing. Je situe mon analyse dans une perspective marxiste, dans ce que Marx a dit au sujet du communisme qui est distinct du socialisme. Dans le livre, le socialisme est pensé comme un pont vers le communisme, car ce sont des systèmes assez différents. Il s’agit bien d’un véritable état politique que nous pouvons atteindre. À quelle vitesse ? Nous verrons bien. Mais en même temps, je plaide coupable pour l’usage de cette formule pour faire réfléchir les gens, pour changer leurs préjugés.

 

LVSL – Vous avez suggéré qu’une série d’avancées technologiques, dont l’intelligence artificielle, l’automatisation, l’agriculture cellulaire et les manipulations génétiques offrent des leviers pour émanciper l’humanité du travail et de la rareté. Cependant, et en accord avec la loi de Moore, les progrès dans les technologies de l’information ont montré leur compatibilité totale avec de longues journées de travail, un ralentissement de la croissance de la productivité, et des conditions de vie qui stagnent. Pour quelles raisons les transformations technologiques des 50 années à venir seraient-elles plus libératrices ? Est-ce que vous n’exagérez pas le potentiel qu’ont ces innovations technologiques à transformer des relations sociales ?

A.B. – Ce sont trois choses différentes. Au sujet de la productivité, il y a une très bonne citation qui dit « la révolution de l’information est partout, mais la productivité n’est que statistique ». L’argument que je défends dans le livre est que les valeurs d’usage créées par la troisième disruption, par ces nouvelles technologies, ne peuvent être captées. Leur valeur ne peut être appréhendée à travers le modèle traditionnel de la productivité. Alors, qu’est-ce que la productivité ? La productivité est le PIB par personne par heure travaillée. Mais Wikipédia par exemple n’apparaît pas dans les statistiques du PIB. De même pour un groupe Facebook, qui vous permet de coordonner votre projet. Chez Novara [ndlr, le média au sein duquel Aaron Bastani travaille], nous utilisons Whatsapp. Ces outils sont généralement gratuits. Historiquement, ils auraient requis des institutions, ou une sorte de transaction monétaire à travers le mécanisme du prix. À travers notre compréhension obsolète du PIB et donc de la productivité, une grande part de cette valeur n’est pas prise en compte. C’est pourquoi nous devons laisser tomber ce concept de productivité. En revanche, en matière de conditions de vie, de salaires et de durée de travail, la situation s’est dégradée. Cela met en lumière un point très important, dont je parle dans les premiers chapitres du livre : j’y fais la distinction entre John Maynard Keynes et Karl Marx. En 1930, Keynes affirme que dans 100 ans, nous n’aurons besoin de travailler que 6 à 10 heures par semaine. En fait, il dit même que nous n’aurons quasiment pas besoin de travailler, ou du moins juste pour satisfaire notre besoin psychologique de travail. Keynes pense que, grâce à la technologie et à ce qu’il appelle les « intérêts composés », donc grâce aux progrès intrinsèques du capitalisme, nous arriverons à un monde débarrassé du travail et de la pénurie. Keynes, le plus puissant économiste bourgeois du XXème siècle parle donc de post-capitalisme. Il ne parle pas de communisme, qui est une chose différente, mais de post-capitalisme. Dans les années 1860, Marx évoquait un débat assez similaire à travers le progrès technologique et sa signification. Selon Marx, celui-ci n’implique pas nécessairement de meilleures conditions de vie, moins de travail et plus d’avantages pour les travailleurs. Il affirme que les travailleurs les plus qualifiés faisant usage des technologies les plus modernes, s’ils sont assujettis aux relations sociales capitalistes, peuvent avoir une vie plus difficile que les « sauvages ». Par elle-même, la technologie ne permet pas d’améliorer les conditions de vie. Il faut avoir des politiques publiques, la lutte des classes, des formes d’organisation sociale, etc. Marx dirait donc à Keynes qu’il est un « déterministe technologique ». Isolées, ces technologies ne peuvent pas émanciper l’humanité. Elles ne mèneront pas à une société post-travail.

LVSL – Ce qui ne répond pas à la question fondamentale sur les technologies futures…

A.B. – Parce que nous n’avons pas eu les politiques publiques nécessaires, voilà pourquoi. Nous pourrions d’ores et déjà avoir une semaine de 25 heures. Il existe beaucoup d’emplois socialement inutiles. Il y a beaucoup de captation de valeur qui est complètement improductive. L’essentiel de la finance n’aide vraiment pas la production utile et la création de valeur. Si nous parlons de dégradation des conditions de vie et de baisse des salaires, c’est donc en raison de la nature des politiques publiques mises en place. Il faut comprendre qu’après la fin des années 70, nous avons subi une contre-révolution. Moins en France, évidemment, vous avez eu Mitterrand au début des années 80. Mais dans l’ensemble du monde occidental, nous avons assisté à une contre-révolution. Cette contre-révolution est une réponse à une révolution. Les 65 premières années du XXème siècle sont révolutionnaires : elles sont révolutionnaires du point de vue du suffrage universel, des droits des femmes, des droits des LGBT, des luttes anticoloniales, etc. Elles sont aussi révolutionnaires du point de vue technologique. Le fordisme est une forme révolutionnaire du capitalisme en 1900, mais elle est tout à fait normale en 1960. Qu’est-ce que le Fordisme ? C’est l’idée selon laquelle un travailleur peut consommer les produits et services qu’il a lui-même créés, et que la demande induite crée une sorte de stabilité au sein du système. C’est une idée très radicale en 1900, mais tout à fait normale en 1965. Elle se conjugue très bien avec le keynésianisme. Tout cela est très bien : les travailleurs obtiennent une part du gâteau plus importante en 1965 qu’en 1900. Ce sont des gains très graduels.

Si nous avons reculé, c’est donc à cause d’une contre-révolution. Cette contre-révolution a su mettre à profit les technologies que j’évoque dans mon ouvrage. Prenons par exemple la mondialisation : nous assistons à une mondialisation du marché du travail, avec l’apparition de la conteneurisation, de formes globales de communication en temps réel, de formes globales de distribution, de stockage et de livraison. Tout cela dépend de la technologie. Et au lieu de permettre aux travailleurs de travailler moins, d’investir leur énergie dans des activités socialement utiles, ces technologies ont été récupérées par la contre-révolution pour servir les intérêts des 1% les plus riches. Le meilleur exemple est celui du charbon en Grande-Bretagne. Évidemment, le Royaume-Uni devait se débarrasser du charbon et aller vers les énergies renouvelables. C’est en partie ce qui s’est produit avec le thatcherisme, mais pas avec une transition socialement équitable, qui aurait bénéficié aux travailleurs, qui aurait amélioré la qualité de l’air qu’ils respirent et leur aurait donné des bons emplois syndiqués. Cela s’est produit comme un moyen permettant à Thatcher de conduire une guerre de classe. Les technologies en elles-mêmes ne sont pas émancipatrices, elles peuvent même participer à l’asservissement. Elles peuvent tout à fait servir les intérêts des élites. Ce que j’essaie de mettre en lumière dans le livre, c’est que les technologies que nous voyons émerger aujourd’hui, qui permettent une disruption potentielle du projet politique du XXème siècle, si elles ne sont pas accompagnées d’une véritable volonté politique, ne vont pas améliorer les choses. Au contraire, elles vont les empirer. C’est un point très important à mentionner lors de conversations avec les utopistes technologiques dont je ne fais pas partie.

LVSL – L’imposition de la rareté à la société n’est pas seulement le produit des relations sociales du capitalisme, elle découle aussi du rapport de l’être humain à la nature et des limites matérielles de l’environnement à un moment donné. Alors que le changement climatique et d’autres crises environnementales deviennent de plus en plus menaçants, l’humanité ne s’oriente-t-elle pas précisément vers des ressources disponibles plus limitées, une abondance matérielle moindre et donc plus rare ? Comment répondez-vous aux appels des militants écologistes en faveur de la limitation de la consommation individuelle et de l’abandon des mantras du progrès matériel et de la croissance continue ?

A.B. – Je parle d’abondance publique, de luxe public. Qu’est-ce que cela signifie ? De façon très provocatrice, j’affirme que je veux des piscines « illimitées » pour tout le monde. Cela veut-il dire que je souhaite que chaque personne ait une piscine « illimitée » dans son jardin ? Vous avez tout à fait raison, nous n’avons pas les ressources matérielles pour nous le permettre, même si nous le voulions. Ce dont je parle, ce n’est pas d’universaliser le droit de posséder une piscine « illimitée », mais d’universaliser le droit d’accès à une piscine « illimitée ». Cela nécessiterait bien moins de ressources que ce que nous utilisons en ce moment, mais cela sous-entendrait nécessairement une certaine remise en cause des relations de propriété actuelles. Je vais vous donner un exemple. Certains biens ne sont pas rares. L’air par exemple n’est pas un bien sujet à la rareté. L’air est un bien public et non-rival. Je peux respirer autant que je le souhaite, et ça n’impacte pas votre capacité à respirer. Il existe beaucoup de biens qui ne sont pas rivaux. Permettez-moi de vous donner un exemple : Wikipédia. Mon utilisation de Wikipédia ne limite pas la vôtre. Alors qu’avec un livre de bibliothèque, si je l’emprunte, vous ne pouvez pas le lire. C’est une forme de rivalité économique : si j’ai le livre, vous ne pouvez pas le lire, alors que nous pouvons tous les deux lire le même article de Wikipédia, en même temps. De même avec Spotify : nous pouvons tous les deux écouter la même chanson, en même temps. Cela semble un peu puéril, mais ça illustre bien le propos sur la rareté. Auparavant, ces biens étaient rivaux, qu’il s’agissait d’un livre ou d’un CD. Si une personne y avait accès, une autre en était privée. Il y avait donc une rareté. En revanche, avec les biens numériques et notamment les biens informationnels, nous sommes dans une situation de post-rareté. Il y a donc une petite partie de l’économie où la rareté n’existe pas.

Dans le livre, j’affirme que l’information est de plus en plus un facteur central de la production. Ce n’est pas le travail ou la terre comme auparavant. Beaucoup d’économistes bourgeois soutiennent également cette idée. L’information est donc progressivement le facteur central de la production, mais elle est aussi de moins en moins chère et sa reproduction est presque infinie. On se rapproche donc de la post-rareté, mais dans le mode de production capitaliste, cela est de plus en plus le lieu de la création de la valeur. C’est un paradoxe incroyablement difficile à surmonter pour les capitalistes. Je vais vous donner un exemple : nous n’avons pas besoin d’imaginer les industries du futur, prenons l’industrie pharmaceutique. D’où provient la valeur des produits pharmaceutiques ? Elle ne provient pas du travail ou de la terre, mais de l’information. Et comment s’assure-t-on que les produits pharmaceutiques soient profitables ? On utilise l’excluabilité : on impose une rareté artificielle à travers les brevets, les droits de marque, les droits de reproduction, les droits d’auteur, etc. Nous voyons donc déjà des manifestations bien réelles de rareté imposée dans des conditions d’abondance potentielle. Je crois que cette centralité de l’information va se généraliser progressivement dans l’économie. On le voit également dans l’automatisation, dans l’apprentissage automatisé ou dans la manipulation génétique.

Le capitalisme va devoir offrir une réponse similaire à ces évolutions, de la même façon que dans le secteur pharmaceutique. Dans des conditions d’abondance, ils devront imposer une rareté artificielle. Au Royaume-Uni, n’importe quel ouvrage d’économie décrit l’économie comme la distribution de biens et de services dans des conditions de rareté. Mais dans certaines parties de l’économie, ces conditions ne s’appliquent plus. La question de la rareté se décompose donc en deux parties : premièrement, ces conditions ne s’appliquent pas nécessairement à tous les biens. Deuxièmement, quand elles s’appliquent, nous pouvons tout à fait avoir une plus grande abondance pour le plus grand nombre grâce au rôle de l’information. En revanche, il s’agit de droit d’accès, pas de droits de propriété. Tout le monde devrait avoir accès à un logement gratuit, à l’éducation gratuite, aux transports gratuits, et pas nécessairement à leur propriété.

Historiquement, la réponse serait « on ne peut pas payer pour ça ». La meilleure façon de commencer la transition vers le communisme automatisé de luxe est de mettre en place des services de bus gratuits. C’est une bonne méthode pour réduire la pollution carbone et pour améliorer la qualité de l’air. C’est une très bonne politique que le Labour ou la France Insoumise pourraient mettre en place dès demain, et ça ne coûterait pas si cher que ça. La réponse historique serait « on ne peut pas se le permettre ». Mais si vous regardez le rôle central de l’information et la chute des prix, qu’il s’agisse du prix des voitures autonomes, de la production physique du bus, et de la baisse du prix des énergies renouvelables, la réponse est « au contraire, nous pouvons nous le permettre un peu plus chaque année. » La chute spectaculaire du prix de l’information et cette tendance vers la post-rareté devraient donc être une base pour des politiques socialistes très radicales. Les services basiques universels sont donc de plus en plus abordables chaque année, parce que leur prix sont déflationnistes, et c’est quelque chose que nous observons depuis très longtemps.

LVSL – Votre livre s’approprie la conception marxiste du communisme, mais il n’envisage pas une lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie comme Karl Marx. Quelle en est la raison ?

A.B. – D’une part, je souscris à l’idée que les sociétés sont divisées en classes. J’adhère aussi à la conception selon laquelle deux classes structurent les sociétés capitalistes, à savoir : celle qui doit vendre sa force de travail pour vivre, et celle pour qui ce n’est pas nécessaire, la classe capitaliste. Je reconnais que même les « bons capitalistes » doivent également reproduire ce schéma. S’ils ne le font pas, leur manque de compétitivité les entrainera vers la prolétarisation. Il y a donc une structure fondamentale qui rend cette division inéluctable. À partir de cela, Marx nous dit qu’il existe un agent révolutionnaire : la classe ouvrière, fossoyeuse de la bourgeoisie. Ce sujet surgit sur la scène de l’Histoire par l’action de la bourgeoisie, qui creuse donc sa propre tombe. D’une certaine manière, je pense que c’est une réalité. Il me semble que la classe ouvrière, soit l’ensemble des individus condamnés à vendre leur force de travail, demeure toujours le sujet révolutionnaire.

Toutefois, je crois qu’il nous faudrait une compréhension plus approfondie de ce que cela signifie. Par exemple : je suis en désaccord avec cette idée des années 1990 et 2000, selon laquelle le précariat ou encore l’hémisphère sud seraient devenus les nouveaux sujets révolutionnaires. À vrai dire, cela me semble absurde. Je pense que le prolétariat industriel de Chine est un sujet révolutionnaire, je pense que les codeurs sous-payés de la Silicon Valley sont de potentiels sujets révolutionnaires, je pense qu’un agent d’entretien de Brighton où nous sommes actuellement est un sujet révolutionnaire. Ce que je défends dans mon livre, c’est que nous devons nous organiser autour du thème de la baisse du niveau de vie entrainée par le néolibéralisme, et nous diriger vers un projet radical de social-démocratie. Tout bien considéré, j’ai l’intuition que la conscience de classe se développera à travers les partis politiques. Je dis cela parce que j’ai la conviction qu’il existe une relative autonomie du politique. Je ne conçois pas le sujet révolutionnaire comme s’incarnant uniquement dans le rapport salarial et au travail. De ce point de vue, je serais probablement en désaccord avec quelqu’un comme Karl Marx. Quoi qu’il en soit, il n’est plus parmi nous et vivait vraisemblablement dans un monde bien différent du nôtre. C’est en tous cas sur ce sujet que j’aurais tendance à prendre mes distances avec certains aspects du marxisme orthodoxe.

En tout état de cause, je crois que cette classe ouvrière élargie est toujours une classe révolutionnaire. La question qui demeure étant : « comment établir un lien entre cette subjectivité révolutionnaire et l’enjeu de l’organisation ? ». C’est la problématique fondamentale à laquelle nous allons tous essayer de répondre collectivement. À mon avis, une partie de la réponse réside dans un socialisme enraciné dans le monde du travail, et une autre dans les mouvements sociaux. Il me semble également que les partis politiques devraient participer aux élections. Par ailleurs, c’est grâce aux gens comme vous qui gérez des médias que les idées bougeront dans les têtes. En tant que socialistes, nous croyons que les gens, sous réserve d’être correctement informés, agissent rationnellement selon leurs intérêts. Hélas, à cause de l’idéologie ou encore de la fausse-conscience, cela n’arrive que très rarement. Pour cette raison, je crois qu’une action politique significative doit être comprise dans ses différents aspects.

LVSL – Vous préconisez une forme populiste de construction politique, à déployer principalement sur le plan électoral. Vous plaidez ainsi pour un « populisme de luxe ». Votre bibliographie cite les écrits de Jacques Rancière sur le populisme, mais ne fait aucune référence à ceux d’Ernesto Laclau. Étant donné les contours flous de cette notion de populisme dans le débat public d’aujourd’hui, pourriez-vous nous expliquer ce qui est spécifique au populisme dont vous vous réclamez, et comment il peut s’agir d’une stratégie viable pour parvenir à un « fully automated luxury communism » ?

A.B. – Le populisme, tout comme les thèses de Rancière et Laclau, font souvent l’objet de vives critiques, n’est-ce pas ? Il me semble que nous projetions d’éditer Laclau, mais nous avons dû abandonner. Malheureusement, cela se produit souvent lorsque l’on travaille dans l’édition. Rancière défend l’idée selon laquelle le mépris du populisme peut être associé à une forme d’antidémocratisme, et qu’il existe différentes formes de populisme. Selon sa théorie, le prérequis nécessaire à toute action politique efficace est l’identification du sujet ou du groupe social qui incarne le peuple. Cette phase est absolument fondamentale et inévitable si l’on est un démocrate. Ainsi, la question est la suivante : qui est le peuple ? Mettons-nous un instant à la place d’un ethno-nationaliste français. Dans ce cas précis, le peuple serait constitué de blancs, parlant le français et étant issus d’un territoire précis. Ce territoire peut un jour se limiter à la simple France, un autre inclure des pans de l’Espagne, peu importe… Paradoxalement, le peuple correspond également à une invention des technocrates libéraux. Selon leur perspective, à quoi ressemble le peuple ? De toute évidence, il est pour eux constitué de tous ceux dont on doit s’assurer qu’ils n’aient aucun contrôle sur quoi que ce soit. Cela peut s’expliquer : le peuple est caricaturé par la doxa libérale et la politique traditionnelle comme « ceux qui sont représentés ». Suivant cette conception, le peuple n’apparait que périodiquement sur la scène de l’histoire, pendant les élections, lorsqu’il vote pour ses représentants. Ainsi, le peuple existe bel et bien dans la conscience libérale, mais seulement momentanément.

Quoi qu’il en soit, le peuple existe encore. Ils ne s’en débarrassent pas, mais le traitent d’une manière bien différente. En tant que populistes de gauche, il nous faut également inventer le peuple. C’est d’ailleurs ici que s’invitent les questions de la nation et de l’internationalisme. Quand nous parlons du peuple, nous parlons de la classe des travailleurs. C’est dans cette classe que réside le peuple, celui qui doit se réapproprier les moyens de productions, entrer sur la scène de l’Histoire et la construire en dehors du cadre qui lui est imposé. Si l’on souhaite disposer d’une stratégie politique efficace et fonctionnelle, il nous faut mobiliser un certain type de population. Il faut « inventer le peuple », dirait Rancière. La gauche devrait s’y atteler, plutôt que de dénoncer la dangerosité du populisme. Quand elle se manifeste, cette posture s’apparente toujours à un glissement vers des tendances antidémocratiques. Comment cela se traduit dans le « communisme de luxe entièrement automatisé » ? Dans cette perspective, on informe le peuple, la classe ouvrière, que notre système économique n’est pas seulement en sous-régime, mais qu’il enlise délibérément son propre développement. Il est tout à fait défendable de dire que le capitalisme a produit des choses détestables durant ces 250 dernières années. À l’inverse, il faut également admettre que ce système a réalisé de bonnes choses. Même le marxisme orthodoxe ne s’y oppose pas. Marx considérait que le capitalisme était un prélude nécessaire au communisme. Il voyait le communisme comme le dernier et le plus haut stade de l’Histoire.

Le réchauffement climatique, le vieillissement de la population et l’autonatisation doivent nous faire prendre conscience que nous sommes en train de vivre les dernières décennies du mode de production capitaliste. Ces éléments rendent aujourd’hui impossible le bon fonctionnement de sa dynamique interne. Le capitalisme a besoin de ressources gratuites, d’une nature gratuite et illimitée. Marx lui-même parlait des « dons de la nature ». Ce système a besoin d’une sécurité sociale gratuite, mais il doit toujours solliciter un nombre croissant de travailleurs sans jamais rémunérer ceux qui les font naitre, qui s’occupent d’eux et qui les élèvent. Avec la chute du taux de natalité, il y a de moins en moins de travailleurs. Toutefois, il y a de plus en plus de personnes âgées en incapacité de travailler, du moins de manière productive, pour qui il faudra payer. Dans la théorie de Rosa Luxembourg, le capitalisme est représenté par une roue. Lorsqu’elle tourne, cette roue crée constamment de la valeur, en générant de l’argent issu de la production de marchandises. Cependant, cette roue ne doit pas être la seule à être prise en compte. Il en existe d’autres qui participent à faire tourner la grande roue du capital, à créer de la valeur : l’argent génère toujours plus d’argent. Ces autres roues sont la reproduction sociale, ainsi que le travail non-rémunéré et historiquement genré : le colonialisme correspond en règle générale à la vision selon laquelle on peut disposer gratuitement des ressources du Sud Global. Concernant la question du climat, on retrouve une conception selon laquelle on peut détruire la planète en toute impunité, sans en souffrir les conséquences. Ces trois petites roues, qui contribuent au mouvement général de la grande roue de la valeur, sont peu à peu en train de s’enrayer.

À vrai dire, ce mouvement de ralentissement a commencé il y a un moment déjà. Je pense qu’il est fondamental d’y réfléchir en prenant en compte la baisse du taux de profit, le déclin du PIB par habitant, la baisse des salaires, etc. Cela nous ramène d’ailleurs à votre première question. Du fait des nouvelles technologies et des nouveaux enjeux que nous devons affronter, je ne crois pas que le paradigme politique actuel soit capable de proposer des perspectives. Il faut que nous vendions notre projet politique au peuple. Nous devons faire comprendre que la lutte contre le vieillissement, le réchauffement climatique et les inégalités nécessite une transformation complète du système. Cependant, il faudra insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de faire des sacrifices. En d’autres termes : nous n’aurons pas une vie au rabais parce qu’il faut sauver la planète ou combattre le vieillissement de la population. Fondamentalement, ce qui rend la vie horrible, c’est le capitalisme. Certes, on ne pourra plus prendre l’avion cinq fois par an, il faudra voyager en train et cela prendra deux fois plus de temps. Certains pourraient considérer cela comme un sacrifice. Néanmoins, les problèmes fondamentaux de notre époque viennent du capitalisme. C’est ce type de populisme que je souhaite défendre. Les masses ont des problèmes divers, mais la cause première de leurs maux est le mode de production économique.

LVSL – Que pensez-vous de l’idée selon laquelle le clivage fondamental est désormais entre les métropoles à l’avant-garde du capitalisme et les périphérises délaissées ?

A.B. – Je crois que c’est un clivage fondamental, au sein duquel la France est à l’avant-garde. Elle l’est bien plus que la Grande-Bretagne, bien qu’il soit également visible ici. Les gens parlent souvent de la décomposition de l’Union européenne, n’est-ce pas ? C’est aussi un des clivages auxquels il nous faut réfléchir en Grande-Bretagne. L’Écosse souhaite devenir indépendante, le Pays de Galles s’interroge, l’Irlande va peut-être se réunifier. Même en Ecosse, le vote nationaliste est principalement issu des grandes villes : Glasgow et Dundee. Si on analyse les votes lors du référendum pour le Brexit, on s’aperçoit que les grandes villes telles que Londres, Liverpool et Manchester, ont essentiellement voté pour le « Remain ». Il me semble toutefois que les résultats de Birmingham étaient très serrés. Nous sommes donc face au même problème qu’en France. Les classes populaires qui ne vivent pas dans les métropoles sont en colère contre la mondialisation et l’échec de son système économique. Ils considèrent qu’ils ne partagent pas d’intérêts matériels communs avec ceux qui vivent dans les grandes villes. La gauche a une tâche historique à accomplir : elle doit faire converger ces luttes. Il faut qu’elle articule un projet politique qui dise : « vous partagez un intérêt commun ». Ce défi a marqué la limite de la gauche jusqu’à aujourd’hui. Du moins, cela a été la limite des politiques de la gauche libérale durant des décennies, et cela va également le devenir pour la gauche radicale, comme nous pouvons le constater avec le corbynisme.

Cette convergence est nécessaire. Nous pourrions réunir 52% des suffrages en adoptant une stratégie focalisée sur les grandes villes. Nous aurions le soutien des BAME (noirs, asiatiques et minorités ethniques), des étudiants et des jeunes. Cela pourrait fonctionner, durant une élection ou deux. Dans cette éventualité, nous pourrions en profiter pour effectuer de grandes réformes. Cependant, dans la perspective d’une transformation de la société, cela ne suffirait pas, du fait de la structure du capitalisme moderne. En effet, l’accumulation du capital est aujourd’hui concentrée dans des espaces géographiques restreints. Ces zones s’enrichissent, deviennent de plus en plus productives et les salaires tendent à y augmenter. Si l’on prend l’exemple de Londres durant ces dix dernières années, on s’aperçoit que la productivité de la ville a augmenté, tandis que celle du pays stagnait. Les investissements directs étrangers n’ont certes pas augmenté, mais sont restés tout à fait corrects. De plus, les salaires et le prix du logement étaient toujours supérieurs. Londres bénéficie d’une économie à part. La doxa libérale nous dit : « Londres indépendante ! Londres devrait rester dans l’UE et l’Angleterre devrait partir. L’Angleterre est réactionnaire ». De toute évidence, je suis en désaccord avec ce point de vue. La difficulté de cette tâche ne signifie pas qu’elle n’est pas nécessaire. Une fois de plus, nous sommes face à la grande question qui se pose à gauche depuis le siècle dernier : la question nationale, particulièrement pertinente concernant la situation de la France. Vous disposez d’un projet politique de gauche conséquent, qui parvient à articuler une dimension socialiste dans le cadre de la République française. Il est vrai qu’une partie de la gauche ne le voit pas d’un bon œil. Toutefois, vous faites face à une réalité politique à laquelle vous devriez au moins réfléchir : le fossé entre les classes populaires et les villes. On peut considérer que cette stratégie est mauvaise. Dans ce cas, il faut proposer une alternative. Pour l’instant, je n’en vois nulle part.

Il ne s’agit pas ici d’appeler à l’avènement d’un socialisme organisé autour de l’État-nation. Il est plutôt question de faire remarquer que l’on ne peut pas penser un socialisme qui rassemble les masses laborieuses sans réfléchir à la problématique de la nation. Nous croyons au socialisme et à l’auto-détermination. Mais qui gouverne ? Sont-ce les cités-États ? Pourquoi pas. Je pourrais m’en accommoder, c’est une forme de démocratie tout à fait cohérente. Est-ce l’État-nation ? Est-ce le fédéralisme, auquel cas nous bénéficierions d’un fort pouvoir local ? Il me semble que ce sont des débats que nous devrions avoir. Hélas, en tant que militants de gauche, nous n’y parvenons peut-être pas toujours. En Grande-Bretagne, je crois que notre approche se résume à un économisme par défaut. Nous sommes contre l’austérité et je suis d’accord avec cela. Cependant, nous ne traitons jamais des autres sujets qui n’ont pas vraiment de liens avec l’économie politique de la crise. Nous nous devons avoir une position concernant l’État écossais : en tant que socialiste, quel est ton avis sur l’indépendance de l’Écosse ? On ne peut pas se contenter de répondre : « laissez-les se débrouiller ». C’est une opinion défendable et je la partage. Néanmoins, dans l’absolu, je crois que ce pays, le Royaume-Uni, devrait adopter une politique de fédéralisme radical. Cela n’engage que moi, mais il me semble que cette forme d’auto-détermination est la plus efficace. Nous devons reconquérir les classes populaires avec un programme qui ne se borne pas aux problématiques économiques, mais qui propose également un projet de reconstruction politique. En France, cela pourrait correspondre à la 6ème République. En Grande-Bretagne, cela pourrait prendre la forme d’une convention constitutionnelle, bénéficiant d’une constitution écrite et d’une solution fédérale. La gauche ne peut ignorer ces enjeux et se focaliser uniquement sur l’économie politique. Parfois, il faut également traiter des problèmes relatifs à l’État.

[1]    https://www.versobooks.com/books/2757-fully-automated-luxury-communism. Voir aussi https://www.nytimes.com/2019/06/11/opinion/fully-automated-luxury-communism.html