« 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches » – Entretien avec Cécile Duflot

Cécile Duflot, crédit photo : Matis Brasca pour Le Vent se Lève

Cécile Duflot a été députée pour Europe Écologie les Verts (EELV), Ministre du Logement et de l’égalité des territoires de 2012 à 2014 et dirige désormais la branche française de l’ONG Oxfam, spécialisée notamment dans la lutte contre les inégalités sociales. Elle est également à l’origine de la pétition aux presque deux millions de signatures L’affaire du siècle, qui promet d’attaquer l’État français en justice pour « inaction climatique ».  Au vu de son expérience transversale, nous avons souhaité l’interroger sur les derniers faits d’actualité en lien avec l’écologie, entre la démission de Nicolas Hulot et les revendications du mouvement des gilets jaunes. La question de l’exercice du pouvoir est le fil directeur de cet entretien, réalisé dans les locaux d’Oxfam France, à Paris. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Dans le domaine de l’écologie, s’il est facile quand on est une ONG comme OXFAM de proposer, c’est sans doute un peu plus compliqué quand on est au sein d’un gouvernement, d’autres données entrant en jeu. Vous avez une longue expérience politique. Vous avez été députée puis ministre au Logement et à l’égalité des territoires entre 2012 et 2014. Cette expérience de la realpolitik a-t-elle modifié votre rapport à l’action publique ? Quel bilan tirez-vous de l’action du gouvernement Macron dans le domaine de l’écologie ? Que pensez-vous de la démission de Nicolas Hulot ?

Cécile Duflot – Mon expérience de ministre m’a plutôt donné confiance dans la possibilité de l’action publique. On peut prétexter ne rien pouvoir changer, que c’est trop compliqué et trop laborieux. Mais, en définitive, il ne s’agit que d’une volonté politique. Ce fut le cas par exemple dans cette bagarre homérique au sujet de l’encadrement des loyers.  Alors que tout le monde disait qu’il était impossible de le faire, nous l’avons fait.

En matière d’écologie, la situation d’aujourd’hui est différente de celle d’il y a dix ans. On sait désormais que c’est techniquement possible et financièrement moins coûteux d’engager la transition. Ce n’est donc pas un manque de possibilités, mais un manque de décisions, de volonté politique. J’en tire un bilan, partagé par toutes les ONG environnementales : on est loin de ce qu’il faudrait faire. Emmanuel Macron a pris un certain nombre d’engagements, de postures ou de positionnements médiatiques autour des questions d’écologie, mais sur la réalité des politiques menées – Nicolas Hulot l’a dit et c’est le sens de sa démission – on est très loin du compte. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, les petits pas ne sont pas suffisants. Je raconte souvent cette histoire : c’est comme si vous vouliez faire décoller une fusée sur la lune avec un moteur de 2CV. L’ingénieur vous dit que ça ne va pas marcher et vous répondez « ça va on t’a déjà filé un moteur arrête d’être mécontent ! ».

Aujourd’hui l’ampleur du risque climatique est telle qu’il faut un changement de modèle. Ce changement de modèle est à portée de main, sur la base d’économies d’énergie, d’énergies renouvelables, de limitation et de rapprochement des lieux de production et des lieux de  consommation. C’est un modèle qu’on peut imaginer de façon cognitive, qu’on peut réaliser techniquement et qu’on a les moyens de financer.

LVSL – Maintenant que vous êtes à Oxfam, vous faites le choix de privilégier, au niveau de la société civile, les actions plutôt citoyennes, individuelles ou collectives – par rapport à l’action étatique ? Pour vous quel devrait être le rôle de l’État ? Quelle est l’échelle la plus pertinente pour la transition écologique ?

Cécile Duflot – Toutes les actions concourent au même but. Il n’y a pas d’opposition entre l’action des ONG et l’action politique. Mon engagement signe une dimension personnelle. Il faut avoir, je crois, une certaine fraîcheur et pas de cynisme quand on est responsable politique. J’avais pratiqué ces responsabilités politiques longtemps et j’avais envie d’un autre mode d’action.

Je pense qu’il faut contribuer à faire mûrir la société face à la réalité de l’urgence climatique et de la question des inégalités. C’est la grande force d’Oxfam : lier ces deux questions, travailler à la fois sur la question climatique et sur la question des inégalités. On voit bien aujourd’hui en France à quel point ces sujets sont d’actualité avec les gilets jaunes. On aurait pu prévoir cette situation.

D’autre part, et vous avez raison de parler d’échelle, cette question de la dimension internationale est essentielle. C’est notre premier défi dans l’histoire de l’humanité, un défi terrien, un défi des habitants de cette planète qu’est la Terre. Ces sujets doivent être portés à l’échelle internationale, ce qui veut dire que les solutions doivent être mises en œuvre pour certaines à l’échelle internationale, pour d’autres à l’échelle européenne et d’autres au niveau national.

Pour moi il y a trois modes d’action dans l’action publique. Le premier est la fiscalité. Le débat est très actuel, mais la fiscalité est ce qui vous permet de choisir de faire telle ou telle chose : typiquement, quand vous donnez de l’argent à des ONG, une partie de cette somme est déduite de vos impôts. C’est un des moteurs et un intérêt général que des ONG ou des associations, en particulier les plus vulnérables, disposent de moyens pour agir. Deuxième outil : la réglementation soit ce qui est permis et ce qui est autorisé. Il faut faire telle ou telle chose, il faut arrêter la pollution, il faut fermer les centrales à charbon etc. Troisième outil : la commande publique ou les investissements publics : quand on décide d’investir dans des lignes de chemin de fer secondaires plutôt que dans des autoroutes, on mène une politique en faveur – ou en défaveur si on choisit le contraire – de la transition écologique. Vous pouvez aussi décider de renationaliser et faire évoluer EDF vers un rang de société majoritairement dédiée aux énergies renouvelables par exemple.

LVSL – Qu’est-ce qui, selon vous, freine aujourd’hui l’action publique?

Cécile Duflot  Les choix et les arbitrages qui sont faits aujourd’hui par les dirigeants relèvent plus de l’obsession idéologique. Quand on voit ce qui risque de se passer d’ici quinze ans, beaucoup de sujets qui apparaissent comme des sujets centraux deviendront  complètement secondaires alors que c’est la vie même de l’humanité qui est en jeu.

LVSL – Donc c’est une question d’idéologie, une question de dogmatisme ?

Cécile Duflot – C’est une question de choix à court terme plutôt qu’à long terme. C’est une question de choix des intérêts privés mais peut-être également une absence de prise de conscience chez certains dirigeants.

LVSL – Vous pensez qu’en l’occurrence c’est une affaire de conscience chez nos dirigeants ? Vous pensez que ces gens-là n’ont pas de conseillers qui leur expliquent les tenants et les aboutissants du changement climatique ?

Cécile Duflot – Je pense que certains admettent que, comme l’a dit Emmanuel Macron, après avoir reçu pourtant un prix, quand on fait de l’écologie on est impopulaire. Ceci n’est pas vrai. Je vais vous donner un exemple : quand j’étais conseillère régionale, on a décidé qu’il n’y aurait plus de zones sur le Pass Navigo. C’est une mesure qui va dans le sens de la transition écologique puisque les gens sont incités à prendre les transports en commun. Quelques années après on voit que cela a réussi. Quand vous faites une loi sur l’alimentation qui ne fait aucun pas vers l’alimentation de proximité et le bio, que vous ne changez pas le système agricole actuel qui, par ailleurs ruine les paysans, vous faites des choix politiques.

LVSL – Quand vous parlez des limites de l’action publique, quel rôle tient pour vous l’Europe ? Quelle conclusion en tirez-vous ?

Cécile Duflot – Dans les années 1980, et au début des années 1990, l’Europe a été à l’avant-garde sur les réglementations environnementales. Elle a beaucoup contribué à faire bouger les États sur ces questions, mais depuis quelques années, on constate qu’elle est devenue un outil de régulation financière, notamment après la crise des banques. Elle est obsédée par cette question des comptes publics, des déficits publics, bien plus que par l’enjeu de la transition, même si, sur certains sujets, c’est la France qui freine les décisions européennes. Je suis convaincue que certaines questions, notamment la question de la transition énergétique au sens des moyens de production d’énergie, ne se règlent pas à l’échelle d’un pays mais à l’échelle européenne. On a fait Airbus par exemple : il faudrait l’équivalent de grandes structures capables de porter au niveau européen la transition écologique.

LVSL – Les contraintes budgétaires imposées par Bruxelles sont-elles une limite, comme le disent certains économistes, dans le domaine de l’écologie ?

Cécile Duflot – Les investissements en matière de transition écologique pourraient être sortis du calcul du déficit, de ce cadre des 3 %. Par exemple : les conséquences de catastrophes climatiques impactent de façon importante les comptes publics, alors qu’elles pourraient être évitées par des investissements – je  pense au risque inondation. Il serait donc logique de défalquer ces investissements du calcul du déficit public puisqu’à terme ils ont vocation à produire des économies significatives et sans doute supérieures à leur coût.

LVSL – Suivant cette logique on pourrait défalquer les investissements en matière de santé d’hôpitaux,  de social etc. ?

Cécile Duflot – Oui bien sûr ! Les maladies du mode de vie, les maladies chroniques, aujourd’hui, représentent 80 % des dépenses de santé. Ce sont aussi des maladies liées à la pollution aérienne, à la pollution de notre alimentation, à la pollution des matériaux qui sont autour de nous. De façon rationnelle, on peut évaluer, par exemple, le coût sur la santé de la précarité énergétique, en particulier chez les personnes âgées. Les gens qui se chauffent mal sont plus vulnérables, plus malades, plus désocialisés parce qu’ils n’osent pas inviter de gens chez eux. Des études montrent que 1€ investi dans la lutte contre la précarité énergétique économise 80 centimes de dépenses de santé. C’est cette réflexion-là qu’il faudrait avoir. Mais aujourd’hui ce n’est pas ce logiciel-là qui est aux commandes malheureusement.

LVSL – On voit s’enchaîner tous les rapports un peu catastrophiques assez alarmistes sur l’évolution du climat. Pensez-vous qu’il y a une solution au changement climatique ? Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ?

Cécile Duflot – Je suis bizarrement optimiste dans la mesure où les solutions existent. Les moyens financiers existent et ils sont inférieurs aux coûts financiers des catastrophes. Un moment viendra où l’espèce humaine dans son ensemble réagira face à sa propre mise en péril. C’est cela qui me rend optimiste. C’est une forme de rationalité de la catastrophe annoncée, mais aussi la connaissance très précise que les solutions technologiques, techniques et financières sont à notre disposition. Aujourd’hui les catastrophes climatiques que l’on vit sont des périodes d’adaptation. Elles sont très violentes parce que le changement climatique est beaucoup plus violent que ce que la planète a connu au cours de son histoire. Pour la planète ce n’est pas très grave. C’est grave pour les humains par contre. Je pense qu’il peut y avoir cette conscience collective de l’humanité de la nécessité de l’arrêt de ce système destructeur.

LVSL – Vous dirigez la branche française de l’ONG Oxfam depuis avril 2018, ONG spécialisée dans la lutte contre les inégalités sociales y compris les inégalités liées aux changements climatiques. Vos rapports sur les inégalités sont assez flagrants. Comment liez-vous environnemental et social ? Que pensez-vous du mouvement des Gilets jaunes ?

Cécile Duflot – Un chiffre donné par Oxfam est extrêmement parlant : 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches. Les 50% les plus pauvres en émettent 10 %. Ce sont pourtant eux, aujourd’hui, qui sont les plus vulnérables et qui en subissent les conséquences. Les inégalités et la crise écologique sont bien consubstantielles.

Quel est l’élément déclencheur du mouvement des gilets jaunes ? C’est la taxe supplémentaire sur le gazole, ce qui est logique : pendant des années, pour vendre des voitures françaises, on a sous-taxé le diesel incitant par là les gens à acheter ces véhicules qui sont polluants. Maintenant, on connaît les conséquences des émissions des gaz à effet de serre et des particules fines sur le dérèglement climatique et sur la santé. On n’a pas anticipé la réalité de ces répercussions sur les populations et notamment sur ceux qui sont aujourd’hui dépendants de leur voiture. Cet état de fait arrive sur le terreau d’une aggravation des inégalités en France. Depuis vingt ans on compte 1 200 000 pauvres supplémentaires, mais surtout un envol du nombre des ultra-riches. En matière d’action publique, ce terreau d’une fiscalité injuste génère ce qui se passe actuellement – en anglais on ne dit pas la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais la paille qui casse le dos du chameau.

Les gens ne supportent plus qu’on leur demande de payer alors qu’ils n’ont pas de solution et que, parallèlement, on trouve de l’argent pour les plus riches. C’est là le terreau des gilets jaunes. L’an dernier, Oxfam a publié un rapport intitulé « Réforme fiscale : les pauvres en payent l’impôt cassé » expliquant que la réforme fiscale qui va être mise en œuvre va prendre aux plus pauvres et bénéficier aux ultra-riches. Un an après, une étude publiée dans le journal Les Échos révèle que ce sont bien les 1 %, et même les 1 ‰ qui gagnent beaucoup d’argent. Dans cette situation-là, le terreau est mûr pour que les gens trouvent cela insupportable.

LVSL – Les revendications des gilets jaunes sont sociales, mais aussi écologiques. Dans leur liste de doléances, ils revendiquent de développer les transports en commun, favoriser le transport de marchandises par voie ferrée, instaurer une taxe sur le fioul maritime et le kérosène, soutenir les petits commerces de villages et de centres-villes ou encore cesser la construction des zones commerciales autour des grandes villes qui tuent les petits commerces.

Cécile Duflot – Dans un premier temps on a voulu présenter ce mouvement des gilets jaunes comme anti-écologique, ce qui n’est pas du tout le cas. Même si ce collectif n’est pas très identifié, son message général n’est pas un message contre l’écologie ou un message qui nie l’existence du dérèglement climatique. C’est un message qui dénonce l’injustice fiscale.

Le président de la République n’a rien fait pour l’écologie. Beaucoup de gens expliquent qu’ils se sont remis à prendre la voiture parce que la ligne de train qu’ils utilisaient a fermé, soit complètement, soit du fait de la dégradation importante de la desserte qui ne leur donne plus l’assurance d’arriver à l’heure sur leur lieu de travail. D’autres pays ont su recréer de la desserte par transport en commun y compris en zone rurale. C’est encore une fois une question de choix politique.

LVSL – Quand on écoute les porte-paroles des gilets jaunes il y a aussi la revendication contre une  écologie dite « punitive » –  le terme a été  souvent employé. Qu’en pensez-vous ?

Cécile Duflot – Le nombre de gens atteints de cancers et le nombre de ceux qui meurent de maladies respiratoires chaque année est une situation très punitive. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive et tout le monde va être puni. Par exemple, parmi les vingt plus gros incendies que la Californie a connu de toute son histoire, sept se sont produits ces trois dernières années. Là, le feu ne fait pas le détail entre les maisons des ultra-riches et celles des pauvres. C’est une erreur de croire qu’il y a une écologie punitive et ce mot-là fait énormément de mal parce que ceux qui souffrent le plus de l’alimentation de mauvaise qualité et de ses conséquences sur la santé ce ne sont pas les plus riches. Ceux qui vivent à proximité des zones les plus polluées, ceux qui sont exposés à des polluants lors de leur travail ne sont pas les cadres supérieurs.

 

Crédits photo ©Matis Brasca pour LVSL

Transition énergétique : la privatisation contre l’environnement

Géonef (earthship) à Stanmer Park, Brighton, Royaume-Uni. ©Dominic Alves.

« Mais il faut que tout le monde agisse maintenant ! » s’est exclamé Emmanuel Macron au lendemain de la publication par le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique (GIEC) d’un rapport rappelant l’urgence de contenir le réchauffement climatique sous le seuil fatidique des 1,5 degrés. Le constat du caractère catastrophique de la hausse des températures est connu depuis longtemps. Le GIEC a ainsi été fondé en 1988 et a établi dès son quatrième rapport la responsabilité de l’activité humaine quant à l’augmentation des températures. Pourtant, en dépit de la litanie des engagements politiques et des promesses électorales, les choses ne changent pas, ou si peu. La transition énergétique, dont on est conscient depuis des années de l’impérieuse nécessité, illustre à merveille l’inertie des pouvoirs publics. Si inertie il y a, c’est que la transition suppose en réalité de se confronter, entre autres, au pouvoir économique et à l’architecture institutionnelle qui en garantit les intérêts.


UNE TRANSITION NÉCESSAIRE

Selon un récent rapport de l’Agence international de l’énergie (AIE), 85% des émissions des oxydes de souffre et d’azote seraient imputables à la production et à la consommation d’énergie dans le monde[1]. Ces émissions de gaz à effet de serre sont évidemment liées aux combustibles fossiles, lesquels représentent 68,2% de la consommation finale d’énergie en France (contre 19% pour le nucléaire et 12,8 pour les énergies renouvelables[2]). Non contentes d’accélérer le réchauffement climatique, les émissions de gaz à effet de serre imputables au secteur de l’énergie seraient responsables de 6,5 millions de morts chaque année à l’échelle mondiale, selon les estimations de l’AIE. Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer : remontée de gaz du fond des océans polaires, disparition du permafrost, montée progressive des eaux… Autant d’éléments qui risquent d’engendrer, dans un futur proche, les plus grands mouvements de population de l’histoire humaine.

« Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer »

Si le passage à un modèle énergétique fondé sur les énergies renouvelables est rendu nécessaire par l’insoutenabilité du modèle carboné d’un point de vue écologique, il est également souhaitable d’un point de vue strictement économique. La diminution des réserves mondiales de combustibles fossiles mène en effet logiquement à leur renchérissement. L’AIE estime ainsi que le pic pétrolier[3] a été dépassé en 2006, entraînant une augmentation rapide du coût de cette source d’énergie : le prix du baril de pétrole a été multiplié par six depuis le début des années 2000 et pourrait encore doubler dans les années qui viennent, ce qui deviendrait rapidement insoutenable pour les économies dépendantes de l’or noir. L’exploitation du pétrole de schiste, promue par les multinationales pétrolières qui y voient une importante source de profits, ne constitue en aucun cas une réponse au problème. Les réserves sont en effet estimées à 150 milliards de barils, pour une consommation mondiale annuelle de 34 milliards de barils : l’exploitation du pétrole de schiste ne préviendrait donc les effets du pic pétrolier que pendant quatre ou cinq ans tout au plus[4].

Le nucléaire, dont certains font une alternative écologiquement soutenable aux combustibles fossiles, ne semble pas être un modèle viable pour trois raisons principales. L’exploitation de l’uranium présente en premier lieu des risques potentiellement catastrophiques, comme l’a mis en lumière l’accident survenu en 2011 à Fukushima. Se pose par ailleurs la question du stockage et de l’enfouissement des déchets, dont la durée de vie est estimée à plusieurs dizaines de milliers d’années. Enfin, le coût de l’énergie nucléaire s’avère particulièrement élevé : 182 milliards d’euros d’investissements ont été nécessaires en France, auxquels il faut ajouter les 12 milliards de coût de fonctionnement annuel et les 75 milliards que pourrait coûter le démantèlement des vielles centrales. Le coût de production actuel du kilowatt-heure est ainsi estimé à 6,2 centimes d’euros et devrait atteindre les 8 centimes avec la mise en fonctionnement des nouveaux réacteurs EPR[5].

UNE TRANSITION RÉALISABLE

Le prix moyen des énergies renouvelables, contrairement à une idée reçue, est plus avantageux que celui du nucléaire. Le coût de production de l’énergie hydraulique se situe ainsi entre 2 et 5 centimes le kilowatt-heure, il est de 5,97 centimes pour l’énergie éolienne. Le cas de l’énergie solaire est plus complexe : le coût est actuellement de 9 centimes d’euros mais pourrait être abaissé à 3,10 centimes d’ici vingt ans grâce aux économies d’échelle permises par la production massive de panneaux photovoltaïques.

Coût de revient des différentes énergies en centimes/Kilowatt-heures en 2033. Source : Philippe Murer, op. cit.

L’économiste Philippe Murer, se fondant sur les travaux de l’association NegaWatt, a proposé un ambitieux plan de transition énergétique. Il évalue la consommation française d’énergie fossile à 139 mégatonnes équivalent pétrole (Mtep) auxquelles devront venir se substituer le solaire et l’éolien ainsi que la biomasse. Dans cette perspective, il faut dans un premier temps procéder à la rénovation thermique et à l’isolation de l’habitat, ainsi qu’à la construction de bâtiments dits « passifs » (si bien isolés que le chauffage n’est pas nécessaire). Un investissement de 410 milliards d’euros sur vingt ans permettrait d’économiser 41 Metp sur les 139 consommés aujourd’hui. Le biogaz et le chauffage au bois, écologiquement soutenables, devront également venir se substituer en partie au chauffage au fioul. Le solaire et l’éolien devront progressivement remplacer les 98 Metp restant. Pour répondre à ce besoin, il s’agira de procéder à la mise en place de panneaux photovoltaïques sur une surface de 3 850 km² (soit 36 fois la surface de Paris – si la surface peut paraître considérable, il faut observer que la qualité et le rendement des panneaux augmentent chaque année et que la surface finale sera par conséquent sans doute bien plus réduite), ainsi qu’à la construction de 80 000 éoliennes : deux investissements financés à hauteur de 935 milliards d’euros. A cela, il faut ajouter les 200 milliards d’euros nécessaires à la modernisation du réseau électrique. Mises bout à bout, ces mesures aboutissent à un total de 1 545 milliards à investir sur une durée de 20 ans, soit approximativement 80 milliards chaque année. Ces investissements mèneraient par ailleurs, selon les projections, à la création d’1,2 million d’emplois directs dans le secteur de l’énergie ainsi qu’à celle de 2,6 millions d’emplois indirects. Écologiquement nécessaire, la transition permettrait donc l’accès à une énergie au coût moins élevé et la création de 3,6 millions d’emplois[6].

Au vu des sommes qu’il faut engager, il apparaît évident que la transition ne peut être menée que par un acteur public. Si cette dernière a pour vocation à être économiquement plus soutenable que le modèle carboné actuel, les investissements nécessaires ne pourront être rentables au cours des premières années : pour cette seule raison, il n’est pas envisageable de confier la transition à des entreprises privées dont le seul soucis est le profit et dont les actionnaires exigent une rentabilité immédiate. Plusieurs pistes de financement peuvent être considérées, la plus sérieuse étant sans nul doute de s’appuyer sur des banques publiques d’investissement soutenues par une banque centrale qui les financerait à taux bas.

BLOCAGES ÉCONOMIQUES, POLITIQUES ET INSTITUTIONNELS

Toutefois, les grandes entreprises publiques de l’énergie dont l’État aurait pu faire les actrices de la transition sont en train de disparaître. Très largement nationalisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux, le secteur de l’énergie est menacé par une privatisation rampante depuis les années 1970. Aurélien Bernier, dans un ouvrage récemment paru[7], expose la généalogie de ce démantèlement progressif du secteur public de l’énergie. Initié au Chili sous la dictature du général Pinochet, il s’étend rapidement au Royaume-Uni et aux États-Unis sous la forme de la « dé-intégration verticale » : il s’agit de séparer les différentes activités de l’industrie de l’énergie pour en confier les secteurs potentiellement rentables au privé (production et fourniture) et les opérations non-rentables au public (entretien du réseau – construction et réparation des lignes à moyenne et haute tension, etc.). Une opération extrêmement profitable aux multinationales de l’énergie, qui bénéficient ainsi des infrastructures financées par l’État.

« La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.»

La privatisation du secteur de l’énergie est encouragée par l’Union européenne (UE) depuis les années 1980. En 1992, le second « paquet Cardoso » (du nom du commissaire européen à l’énergie de l’époque) impose une « séparation comptable » des activités des grandes entreprises publiques, préalable à la « dé-intégration verticale » et au démantèlement du service public de l’énergie. La directive 96/92/CE adoptée en 1996 par l’UE stipule dans son article 3 que les entreprises d’électricité doivent être exploitées « dans la perspective d’un marché de l’électricité concurrentiel et compétitif » et que les États doivent s’abstenir « de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises[8] » : il est devenu impossible pour un État d’avantager ses entreprises publiques par rapport aux firmes privées. Les dirigeants français, prenant au mot les directives européennes, transforment ainsi EDF et GDF en sociétés anonymes, ce qui leur permet de vendre 30% des parts détenues par l’État. En 2006, GDF fusionne avec le groupe privé franco-belge Suez, la part de l’État tombe à moins de 50%. La privatisation de GDF illustre à merveille le problème que pose le démantèlement d’un service public de l’énergie pour qui se soucie de transition écologique. Dans l’obligation de répondre aux exigences de leurs actionnaires en termes de rentabilité, les dirigeants du GDF-Suez lancent un grand plan de développement à l’international qui entraîne une hausse considérable de l’endettement du groupe. Pour faire face à cette dette, la firme annonce un plan de réduction des coûts de 3,5 milliards d’euros, ce qui aboutit à une diminution considérable des dépenses d’investissement : dans cette configuration, il est peu probable de voir GDF-Suez investir massivement dans les énergies renouvelables[9]. La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.

La privatisation à outrance promue par l’Union européenne n’est pas le seul obstacle à se dresser sur la route des partisans de la transition énergétique. Le Pacte budgétaire européen signé en 2012 impose en effet de strictes restrictions budgétaires aux États membres de l’UE, restrictions au vu desquelles la transition semble difficilement réalisable. L’article 3 du traité prévoit ainsi un déficit structurel limité à 0,5%, l’article 126 prévoyant quant à lui que la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB : dans ces conditions, il est difficile d’imaginer pouvoir mettre en place un plan ambitieux de transition qui exigerait, comme on l’a vu, 80 milliards d’euros d’investissement chaque année. Véritable « machine à libéraliser[10] », pour reprendre les mots du sociologue allemand Wolfgang Streeck, l’UE telle qu’elle fonctionne actuellement constitue un obstacle majeur à la transition. Cette dernière ne pourra se faire qu’à la condition d’affronter le pouvoir des multinationales et l’architecture institutionnelle européenne qui travaille à la défense de leurs intérêts.


Notes :

[1] Energy and Air Pollution, World Energy Outlook – Special Report, International Energy Agency, June 2016.

[2] France : Balances for 2015, International Energy Agency, September 2017.

[3] Moment où la production mondiale de pétrole plafonne avant de commencer à diminuer.

[4] Philippe Murer, La transition énergétique. Une énergie moins chère, un million d’emplois créés, Mille et une nuits, 2014.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Les éditions utopia, 2018.

[8]Cité par Aurélien Bernier, op. cit., p. 104.

[9] Ibid., p.110.

[10] Wolfang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique., Gallimard, 2014, p. 157.

Énergies renouvelables : le Portugal montre la voie à l’aube d’une pénurie pétrolière

Alors que la France prend du retard sur son plan de transition énergétique, le Portugal a vécu à plus de 100% d’énergies renouvelables durant le mois de mars. Une différence de trajectoire frappante qui fait émerger encore un peu plus l’incohérence du gouvernement Macron par rapport à sa communication en matière d’écologie… et fait mentir les lobbyistes du « nucléaire indépassable ». Ce constat survient au moment où l’Agence Internationale de l’Énergie évoque un déclin de la production pétrolière pour 2020. Nous nous sommes rendus à Madère pour enquêter. Quel est donc le secret lusitanien pour une transition énergétique réussie ?


Au mois de mars 2018, le Portugal a produit 103,6% d’énergies renouvelables. Ce record fut permis par les très bonnes conditions météorologiques : du vent pour les éoliennes et des pluies pour les barrages. Cela ne veut pas dire que le pays s’est complètement passé d’énergies fossiles sur cette

Bilan de production électrique portugaise, mars 2018 – Redes Energéticas Nacionais

période, à cause de l’intermittence des renouvelables. 60% du temps, la production de ces dernières excédait la consommation.  Le reste du temps, il a fallu compléter avec des centrales thermiques, d’où la composition du bilan ci-contre. Mais ce qu’il faut en retenir, c’est que l’ancienne Lusitanie possède une puissance renouvelable potentiellement  supérieure à ses besoins. En toute logique, si

l’État décidait par exemple de multiplier et diversifier ces installations (par exemple avec plus de solaire), le pays aurait suffisamment de marge pour se passer totalement des fossiles.

Avec le Danemark, l’Islande et la Norvège, le Portugal rejoint le club des pays ayant une puissance installée renouvelable supérieure à leurs besoins. En moyenne, le pays en produit déjà 55,5% (2016) et vise les 100% en 2040. Les objectifs européens, fixés initialement à 35% pour 2030 par le Parlement Européen, ont été revus à la baisse par le Conseil des ministres : 27%. La France est déjà en retard sur cet objectif : la production actuelle est de 15,2% et atteindre les 20% en 2020, comme annoncé lors de la COP21, semble désormais compliqué.

Alors pourquoi ces écarts entre France et Portugal ? Traduisent-ils une différence de potentiel physique ? Où s’agit-il, comme souvent, d’une différence de volonté politique ? À Madère, petite île portugaise au large du Maroc, la transition énergétique va bon train.  Rui Rebelo, président de la compagnie publique Electricidade da Madeira, nous explique sa démarche et ses difficultés. Il nous a reçu au siège de l’entreprise, à Funchal, capitale régionale et ville originelle du célèbre footballeur Cristiano Ronaldo.

 

Madère, une petite île aux grandes ambitions

 

« Pendant la crise de 2007-2008, les pays dépendants des importations pétrolières ont davantage subi la crise que les autres, en raison de l’augmentation des prix des hydrocarbures ». Partant de ce constat, M. Rebelo continue. À cette époque, l’île comptait « seulement » 15% d’énergies renouvelables (EnR) dans son mix énergétique (des petites centrales hydrauliques de montagne). Elle payait cher le fonctionnement des centrales thermiques, d’autant que les mesures de rigueur budgétaire imposées par Bruxelles au Portugal ont touché sévèrement son économie. Le déclic fut donc essentiellement une question financière.

Les éoliennes du plateau de Calheta, Madère

Aujourd’hui, la part des EnR est montée à 30% en moyenne annuelle, avec des pics à 62% pendant certains mois. L’hydraulique et l’éolien en produisent, à parts égales, 73%. La transition de Madère est déjà planifiée sur 15 ans et les budgets sont là. Le grand barrage de Calheta, sur les hauteurs de l’île, est quasiment terminé. Il devrait porter de 30 à 39% la part des EnR dans le mix électrique. Cet ouvrage permettra aussi de stocker de l’énergie, sous forme d’eau. En effet, quand la production éolienne sera supérieure aux besoins, l’eau sera repompée dans le barrage. Elle sera moulinée ensuite, pour répondre aux besoins.

Ce principe a été développé localement par Mario Jardim Fernandes, un ingénieur désormais administrateur de l’Electricidade da Madeira. En 2007, il est récompensé par la Commission Européenne pour la centrale de Soccordios, dans laquelle il a installé un dispositif innovant pour mouliner et repomper l’eau d’un barrage avec le même tuyau.

Grâce aux barrages réversibles, non seulement l’eau est mieux gérée, mais l’énergie est stockée pour des durées parfois assez longues (d’un jour sur l’autre pour les petits barrages, d’un mois sur l’autre pour les grands). En France, une telle gestion d’ensemble du réseau pourrait être mise à mal par la privatisation de l’hydroélectrique.

Schéma d’une centrale réversible, Nick Davis, Power electric news

Ensuite, des centrales solaires seront installées pour porter à 50% ce taux en 2022.  Pour ne pas dégrader le paysage et ne pas décourager le tourisme (activité principale de l’île : 1 million de touristes par an, pour une population de 270 000 habitants, 20% du PIB), le choix s’est porté sur une dizaine de petites centrales éparses (5-7MW). Ce choix garantit aussi une certaine résilience par rapport à la météo sur une ile caractérisée par ses microclimats. Une ou deux grandes centrales auraient certes couté moins cher, mais auraient suscité de la « non-acceptation sociale » et fait peser le risque d’être intégralement masqué par les nuages. Pour passer à 70% d’EnR en 2030, des travaux d’études pour l’installation de géothermie vont débuter.

En parallèle de ces plans de développement, des efforts sont réalisés quant à l’efficacité énergétique (isolation, lutte contre le gaspillage…). Cependant, c’est bien la problématique du stockage qui fait l’objet d’efforts particuliers. Sans cela, il est inutile de multiplier les unités de production. En plus du stockage sous forme d’eau dans les barrages, des batteries classiques sont en cours d’installation à Funchal pour une capacité de stockage de 20 MW en 2020 (soit 4,5% de la consommation de l’ile).

Mais il ne faut pas confondre consommation d’énergie et consommation d’électricité. « 50% de l’énergie consommée sur l’ile l’est par le transport (carburants). C’est pourquoi nous voulons permettre un essor rapide des véhicules électriques ». Paradoxalement, une multiplication des voitures électriques signifie plus de consommation d’électricité, mais selon M. Rebelo,  c’est justement une opportunité.  La batterie d’une voiture électrique pourrait représenter un moyen de stockage, au sein d’un « smart grid » (réseau intelligent). Elle pourrait être rechargée la nuit, lorsque personne ne consomme, et en fournir aux heures de pointe si elle n’est pas utilisée. Le constructeur Renault est d’ailleurs très engagé sur le dossier et aimerait faire de Madère une vitrine verte.

Ce foisonnement de projets en inspire d’autres. Dans le but de favoriser l’économie circulaire et de réduire les émissions de CO2 issues de la centrale thermique de l’ile voisine de Porto Santo, un projet pionnier a vu le jour en 2018. Il s’agit d’un système visant à dévier les fumées riches en CO2 vers des bassins où sont cultivées des algues alimentaires à haute valeur ajoutée. 60 tonnes de CO2 sont ainsi captées chaque année.

L’exemple de Madère est intéressant à plusieurs titres. Il montre qu’une politique volontariste et bien planifiée de sortie des énergies carbonées porte ses fruits. De plus, la topographie de l’île se retrouve dans beaucoup de territoires côtiers en Europe. Les solutions techniques qui y sont appliquées sont donc en partie « démocratisables ». Le Portugal dans son ensemble, bien plus vaste et géographiquement diversifié que Madère, fait mentir ceux qui avanceraient qu’un pays comme la France n’a pas assez de potentiel renouvelable. Dès lors, nous pouvons être assurés, encore une fois, que la transition énergétique n’est largement qu’une question de volonté politique.

 

A échelle mondiale, la part des EnR augmente lentement, le prix du pétrole très rapidement…

 

Volonté politique n’est d’ailleurs pas forcément le terme le plus adéquat. Une volonté « stratégique » conviendrait mieux dans une période où le prix du pétrole augmente. L’embargo sur la production iranienne, voulu par les États-Unis, et encouragé par plusieurs membres de l’OPEP, a déjà des répercussions sur le prix du baril. Mi-mai, il dépassait les 80$, soit +40% en un an.

La demande globale d’énergie a augmenté de 2,1% en 2018, plus de deux fois la moyenne des cinq précédentes années (+0,9%/an). Cette augmentation a été satisfaite à 72% par les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) contre un quart pour les énergies renouvelables. La demande mondiale de pétrole devrait augmenter de 1,5 million de barils (mb) par rapport à 2017, soit une hausse de 1,5%  (le monde consomme 98 millions de barils par jours). L’Iran exporte 2,1 mb/j, dont plus de 1,5 mb/j en Asie. Les analystes estiment entre 0,15 mb/j et 0,5 mb/j le recul probable des exportations iraniennes d’ici fin 2018. Cela peut sembler peu, mais c’est suffisant pour déstabiliser le marché.

La géopolitique n’explique cependant pas le plus important : la fin des réserves géologiques. Le pic de production pétrolière conventionnelle a été atteint en 2005. C’est désormais le pétrole non conventionnel (huiles de schiste et sables bitumineux) qui permet de satisfaire la demande en plus.

Chaque année, 2 millions de barils ne sont plus produits pour cause de fermeture de puits vides. Résultat : avec une demande annuelle moyenne en hausse de 1 mb/j, il faut chaque année produire 3 millions de barils supplémentaires. À ce rythme-là, c’est l’équivalent de la production de l’Arabie saoudite (premier producteur mondial avec 11,5 mb/j) qu’il faut trouver en plus tous les 3-4 ans. L’augmentation de la demande est fournie à 80% par les États-Unis qui se sont récemment mis à produire massivement du pétrole de schiste. Mais pour combien de temps encore ? Le pétrole de schiste se trouve dans des petites poches qui s’épuisent très rapidement, ce qui veut dire qu’il faut toujours construire de nouveaux puits, ce qui coûte cher et pollue beaucoup. Il est donc fort probable que cette production effrénée connaisse quelques ralentissements.

Selon l’Agence internationale de l’énergie, le pic de production totale (tous types de pétroles) aura lieu dans 2 ans… en 2020. Dès lors, les prix devraient flamber rapidement, handicapant lourdement les pays n’ayant pas opéré leur transition énergétique.

Au niveau mondial, la production électrique issue d’énergies renouvelables a grimpé en 2017 de 6,3% (36% pour l’éolien, 27% pour le solaire photovoltaïque, 22% pour l’hydraulique, 12% pour les « bioénergies »…) À eux seuls, les États-Unis et la Chine ont représenté 50% de cette augmentation, devant l’Union européenne (8%), l’Inde et le Japon (6% chacun).

L’Europe et la France accusent donc un retard certain par rapport aux autres nations. Ni la COP21 ni le « On planet Summit » ne semble produire d’effets accélérateurs. C’est la faillite d’une vision libérale de la transition écologique. Au pays d’Areva, la main invisible du marché attend encore un saut technologique qui permettrait aux EnR de devenir un investissement à 15% de rendement par trimestre. À ce rythme-là, nous ne sommes pas près de rester sous la barre de 2 degrés.

 

© photo de couverture : NASA

Le chanvre industriel, culture stratégique, plante « miracle » ?

Papier, textile, corde, huile, protéines, isolant, biocarburant, parpaings… le chanvre est une plante d’une polyvalence unique dans le règne végétal. Est-ce une découverte ? Pas vraiment… Bien qu’il soit très largement exploité partout dans le monde depuis des temps immémoriaux, sa culture a été fortement menacée en occident dans les années 40 et 50. Cette histoire méconnue est extrêmement politique. Désormais, de plus en plus de petites entreprises se lancent dans l’aventure, arguant des débouchés industriels potentiellement très intéressants.  


Le chanvre industriel ne se fume pas ! Le cannabis sativa contient à l’état naturel trop peu de THC (tétrahydrocannabinol : la substance psychoactive) pour produire un quelconque effet. La marijuana est en fait du cannabis sativa, mais sélectionné sur des générations pour concentrer le THC (0,2% en moyenne pour la plante industrielle contre 1-5% pour la marijuana).

La fibre de chanvre est utilisée depuis plus de 10 000 ans dans la confection d’habits. Avant les années 30, presque chaque paysan européen et américain en cultivait un petit lopin. Cette plante complétait idéalement les autres activités de la ferme : ses graines sont comestibles et produisent une huile aux grandes vertus nutritionnelles (parfaitement équilibrée en oméga 3/omega 6 pour le corps humain). Après pressage, il reste une farine très protéique utilisable en cuisine (tout comme les feuilles). Dans beaucoup de petits villages, ce fut longtemps un complément alimentaire salvateur, malgré son goût très prononcé.

Le chanvre se prête bien à la rotation des cultures puisque ses racines aèrent la terre et ne l’appauvrissent que très peu. Une fois coupée, la plante est un très bon engrais vert et n’a besoin d’aucun pesticide, car elle est très robuste et n’a pas beaucoup d’ennemis biologiques. On note aussi qu’elle possède une capacité dépurative pour la terre (phytoréhabilitation), puisqu’elle chélate (capture) les métaux lourds. Sur d’anciennes zones industrielles polluées, la sativa a déjà démontré son potentiel. Dans les Pouilles, des cultivateurs italiens ont encerclé de chanvre l’usine d’acier d’Ilva et ainsi réussi à décontaminer les sols de certains métaux lourds[1]. Il suffit ensuite de transformer les plants chargés en polluants en matériau d’isolation pour s’en « débarrasser ». Des résultats très intéressants ont aussi été constatés dans les zones polluées par la radioactivité. À Tchernobyl, la plante a été utilisée pour neutraliser le césium 137, strontium 90, et le plutonium. Des scientifiques de l’Université du New Jersey la préconisent autour de Fukushima[2].

De multiples avantages pour une transition industrielle écologique

Sa fibre, le « liber », qui constitue la couche extérieure de la tige, peut être filée, tressée pour en faire du tissu, ou pilée et séchée pour en faire du papier. Le mot « canevas » qui désigne la toile de peinture vient par exemple de cannabis. La grande majorité des habits, des draps, des voiles de bateau, etc. produites avant le 20e siècle l’étaient en fibre de chanvre. C’est aujourd’hui encore certainement l’axe de développement le plus intéressant dans le cadre d’une nécessaire transition écologique.

Le rendement du liber est assez impressionnant : de 900 à 2700 kg par hectare, soit plus que n’importe quelle autre plante à fibres. Rapporté à son poids, un plant produit 10 à 100 fois plus de fibres utilisables que les arbres ou le coton. D’ailleurs, la culture du coton est une des plus polluantes qui soit : alors qu’elle ne couvre que 2,5% des terres cultivées dans le monde, elle consomme 16% de la production annuelle d’insecticide et produit in fine 1% de la totalité des émissions de gaz à effet de serre anthropique (1 t-shirt = 35 kg de CO2 dans l’atmosphère). Ses besoins en eau sont importants, jusqu’à créer dans certains cas des catastrophes écologiques (l’assèchement de la mer d’Aral notamment). Si le coton reste plus agréable au touché que la fibre de chanvre (dans l’état actuel des technologies de tissage), on pourrait néanmoins en remplacer la moitié de la production cotonnière mondiale par de la fibre de chanvre. En effet, tous les vêtements n’ont pas vocation à être extrêmement doux (jeans, casquettes, vestes…). L’impact environnemental de la culture du chanvre étant très minime (voir positif si exploité dans le cadre d’une économie circulaire durable), le remplacement du coton représenterait une grande avancée écologique.

En Chine, le président Hu Jintao a d’ailleurs demandé en 2009 aux producteurs de son pays d’augmenter de 800 000 hectares la culture du chanvre, pour pallier les problèmes posés par le coton[3].

Fibres de chanvre brutes (avant transformation)

Ce rendement fibreux représente également une formidable opportunité pour l’industrie papetière. Il faut beaucoup moins d’eau pour produire un papier à partir de fibre de chanvre qu’à partir de fibre de bois. Avant les années 1840, l’essentiel du papier était produit à partir de vieux habits en chanvre. Le papier obtenu est également de très grande qualité : la première bible imprimée par Gutenberg ou encore la Constitution américaine reposaient sur du papier chanvre ayant traversé les siècles jusqu’à nous sans problèmes. Le métier de chiffonnier consistait à parcourir les villes pour récupérer toutes les guenilles pour l’industrie papetière. Le bois a ensuite pris le relais, notamment pendant l’essor industriel des vallées alpines. Or, lorsqu’on parle de lutter contre le réchauffement climatique, il faut constamment chercher à immobiliser le plus de carbone possible loin de l’atmosphère. Le bois, qui contient 50% de carbone, doit servir principalement à la construction. Les édifices de bois durent des siècles et les nouvelles technologies de construction permettent désormais de s’émanciper du béton au profit de ce matériau renouvelable. Le papier n’est pas une manière durable de stoker du carbone puisqu’il finit souvent jeté et incinéré. Puisque le chanvre pousse beaucoup plus vite que le bois, il est donc tout indiqué pour le remplacer et dégager ainsi des marges de manœuvre pour le secteur de la construction.

L’industrie du bâtiment représente d’ailleurs un débouché prometteur pour le chanvre : après avoir retiré le liber, la pulpe de la plante peut être transformée en une vaste gamme de matériaux (plâtre, stuc, panneaux de fibres, parpaings et isolant thermique). Rappelons que la demande en matériaux d’isolation naturelle est extrêmement élevée dans le cadre de la transition énergétique (place prépondérante dans le scénario Negawatt, un scénario de transition complète vers la neutralité carbone en 2050 ).

Plus récemment, des équipes de scientifiques ont réussi à créer un bioplastique pour impression 3D. Le bioplastique de chanvre semble aussi avoir de beaux jours devant lui. Biodégradable, il peut, mélangé à d’autres produits, être également très solide. Cette trouvaille ne date pas d’hier. En 1941, Henri Ford a sorti un modèle de voiture à la carrosserie faite de bioplastique de chanvre (tout l’acier allant à l’industrie militaire). Pensant 500 kg de moins que le modèle classique, roulant au bioéthanol de chanvre et présentant des performances supérieures que ses homologues en acier, le modèle semblait incarner le futur de l’automobile. Mais la Seconde Guerre Mondiale impose logiquement le métal à l’ensemble de l’industrie mécanique. Le projet est mis entre parenthèses puis abandonné après le conflit, sous la pression des magnats de l’acier[4].

Comment le chanvre est devenu l’ennemi du capitalisme moderne.

Globalement, au prix actuel des matières premières, un hectare de chanvre est 3 fois plus rentable qu’un hectare de blé. Au vu de l’évolution potentielle des filières, la demande pourrait faire augmenter son prix encore davantage. Alors pourquoi a-t-il disparu de nos champs en occident ?

L’histoire de la prohibition du chanvre commence aux États-Unis en 1937 avec l’affaire de la firme Dupont. Cette compagnie avait alors développé une nouvelle fibre synthétique, le nylon, qui devait substituer la fibre de chanvre. Pour éliminer plus facilement la concurrence de la fibre naturelle, Dupont fait pression sur le gouvernement, qui promulgue le Marijuana Tax Act.

Mais le coup le plus dur viendra de l’industrie papetière. William Hearst, magnat de la production de bois papier et de la presse utilise cette dernière pour semer la panique dans les campagnes américaines. Et misant sur le caractère narcotique de la plante, il diffuse des contenus-chocs (titres effrayants, photos violentes, polémiques alarmistes…) et invente par la même occasion les codes de la presse à sensation que l’on connait actuellement. Encore aujourd’hui aux États-Unis, le cannabis à usage thérapeutique est autorisé dans 30 États (dans 10 États pour usage récréatif), mais dans aucun pour usage industriel. Un paradoxe qui suffit à démontrer que le caractère narcotique de la plante n’est qu’un prétexte.

Cordages de navire en chanvre

En France et en Italie, la culture du chanvre fut longtemps encouragée. Les rois ont subventionné les agriculteurs jusqu’au début du XXe siècle dans le but de produire les cordages nécessaires à la marine militaire. L’Italie était alors le deuxième producteur mondial derrière la Russie. L’interdiction complète eut lieu au début des années 60, alors que l’Italie était de fait sous emprise américaine dans la stratégie de Containment.

Aujourd’hui, alors que le contexte juridique évolue en faveur du chanvre industriel, mais de façon assez lente, c’est la République tchèque qui joue le rôle de leader à l’échelle européenne. Beaucoup de petites entreprises italiennes vont d’ailleurs y faire transformer leur produit, car la législation y est beaucoup plus favorable. La Chine et la Corée du Nord ont pris beaucoup d’avance dans le domaine. Près de 600 produits dérivés du chanvre sont brevetés dans le monde, dont la moitié appartient aux Chinois. L’essor technologique n’y a jamais été entravé par une quelconque prohibition et permet aujourd’hui à Pékin de développer des machines de pointe capables de récolter la fibre de manière très efficace. Si les informations qui nous parviennent sur ce secteur de Chine sont rares, nous savons que le gouvernement finance des recherches sur l’usage de plantes, à des fins militaires notamment (pour soigner les soldats, ainsi que pour fabriquer des tissus pour les uniformes)[5].

Faire renaître la culture du chanvre pour créer de nouvelles filières.

Francesco Cillerai, diplômé de l’Université de sciences politiques de Turin, est le fondateur de l’association « Canapa Valsesia ». Le but de cette dernière est de mettre en relation les petits producteurs des hauts villages, de les informer sur les réglementations, d’organiser la vente des divers produits ainsi que l’approvisionnement en semences, et de promouvoir les anciennes traditions liées à cette culture. L’association n’est pas à but lucratif. Elle encadre seulement les activités liées au chanvre utilitaire (non « récréatif »), dans le but de semer les bases d’une future filière. Son fondateur n’en cache pas le but politique : pousser à l’autonomisation des territoires, augmenter la résilience alimentaire et matérielle.

Métier à tisser le chanvre traditionnel, Alagna, Italie

C’est grâce au travail de Francesco que la plante a été réintroduite dans une partie du Piémont. Alors qu’elle y était autrefois largement cultivée pour la production textile artisanale (le tissage occupant les longs mois d’hiver), la prohibition du chanvre italien dans les années 60 a eu raison de cette tradition. L’association a d’ailleurs obtenu une loi auprès de la région Piémont pour faciliter la culture[6].  Si ces pratiques sont encore de niche dans le nord de l’Italie, elles tissent les liens d’une future filière.

De son côté, la France est désormais le premier producteur de chanvre industriel en Europe (6 chanvrières, 1 414 producteurs et près de 16 400 hectares de surface dédiée à sa culture). Ce n’est pas beaucoup dans l’absolu. En augmentant la superficie de culture, notamment en remplaçant les productions fourragères (si diminution de production de viande) et en généralisant la rotation des cultures, il serait possible de décupler, centupler la production et ainsi développer une filière à caractère industriel.

La nécessité de substituer la production pétrolière pour sauver le climat nous impose le développement de ce type de filière. Développer la culture du chanvre est également une politique de souveraineté économique, là où la dépendance aux hydrocarbures pour la production de plastique est une dépendance géopolitique.

 

Photo de couverture : feuille de chanvre, wiki commons

[1] https://www.humboldtseeds.net/fr/blog/cannabis-pour-regenerer-sols/

[2] https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/developpement-durable-cannabis-decontaminer-fukushima-29725/

[3] Fine, Doug. “A Tip for American Farmers: Grow Hemp, Make Money.” Los Angeles Times. June 25, 2014.

[4] https://www.industrie-techno.com/la-voiture-bio-sourcee-a-73-ans.33285

[5] https://fr.sputniknews.com/presse/201708291032830844-chine-chanvre-medicaments/

[6] http://www.canapaindustriale.it/2017/01/16/nuova-legge-sulla-canapa-in-vigore-dal-14-gennaio/

Pourquoi inscrire la protection de l’environnement dans l’article 1er de la Constitution ?

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Nicolas Hulot ©COP PARIS

« La République agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre le réchauffement climatique ». Telle pourrait être la formulation inscrite dans l’article 1er de la Constitution française, si sont adoptés les projets de lois pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, présentés en mai 2018 par le gouvernement Edouard PhilippeD’abord attendue à l’article 34, qui définit les domaines où le Parlement peut légiférer, cette mesure symbolique, lancée par Nicolas Hulot, a été accueillie avec agréable surprise par les militants et les associations environnementales. Alors concrètement, qu’est-ce que cela change, et plus encore, cela change-t-il vraiment quelque chose ?


L’article 1er de la Constitution définit les principes fondamentaux de la République, comme l’égalité ou la laïcité. En y inscrivant la préservation de l’environnement, de la biodiversité et la lutte contre le réchauffement climatique, le gouvernement instaure ces notions comme un socle, comme un principe fondamental qui supplanterait les autres, y compris l’économie. Il s’agit donc d’un symbole fort.

Mais au-delà du symbole, il offre également une base juridique pour la rédaction et le vote de nouvelles lois, et tend à prévenir les retours en arrière, car les législateurs, sous peine de censure, ne peuvent proposer de lois explicitement contraires à l’article 1er. À l’examen des lois, il permet aussi de justifier une opposition devant le Conseil constitutionnel. Il sera donc désormais plus facile de défendre le principe de protection de l’environnement en s’appuyant clairement sur la Constitution. Dans un communiqué de presse, WWF explique ainsi que « cette décision permettra à l’environnement, au climat et à la biodiversité de peser davantage dans la balance qu’opère le juge constitutionnel entre les différents principes inscrits dans la Constitution, tels que la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété». Il s’agit donc d’établir un équilibre.

Cependant, cette annonce ne fait pas l’unanimité au sein des militants écologistes et des députés. Certains décrient tout d’abord la formulation, et auraient préféré au verbe « agir » une formulation comme « assurer » ou « garantir »,  plus contraignante pour l’État. D’autres restent prudents quant aux conséquences réelles de cette décision tandis que des députés LR déplorent une perte de temps avec cette idée « d’enfoncer des portes déjà ouvertes ». Les associations se réjouissent, mais Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public à l’Université Paris-Ouest Nanterre, déplore quant à elle un progrès en demi-teinte avec l’abandon de l’article 34.

Si l’inscription dans l’article 1er relève d’un caractère symbolique important, y ajouter parallèlement une modification de l’article 34, en instaurant le principe de respect du bien commun, aurait permis de donner un cadre plus strict aux interventions et aux missions parlementaires. Qu’en sera-t-il également des projets déjà signés ou en cours ? Il est ainsi possible d’évoquer cette récente controverse concernant l’importation d’huile de palme sur le site Total de Mède, autorisée car résultant d’un accord signé avec le gouvernement précèdent, impossible à rompre malgré la contestation organisée par le secteur agricole en juin dernier. Sera-t-il désormais possible de s’y opposer frontalement, au nom de l’article 1er de la Constitution ? Cela semble encore difficile à dire, car les conséquences ne seront visibles qu’à partir de 2019, lorsque l’adjonction aura pris effet.

Un greenwashing gouvernemental ?

Mais alors comment expliquer un tel regain d’intérêt des députés pour l’environnement après les récentes déconvenues de Nicolas Hulot ? En refusant fin mai l’interdiction de l’utilisation du glyphosate, herbicide classé cancérigène probable par l’Organisation Mondiale de la Santé, d’ici à 2021, les députés se sont vus contestés tant par les militants écologistes que par l’opinion publique qui a, contre toute attente, pris la question très au sérieux. L’image du ministre de la Transition écologique et solidaire s’est vue écornée et le Make our planet great again du président Emmanuel Macron en a définitivement pris un coup. Apaiser le feu des tensions et engager une réhabilitation, donc ?

https://pixabay.com/fr/nature-montagne-%C3%A9quateur-chimborazo-765655/
Depuis 2008, la Constitution de l’Équateur fait de la Nature une personne juridique à part entière, porteuse de droits propres exigibles devant les tribunaux.

Il ne s’agit pas d’une rupture. La France a déjà intégré en 2004 la Charte de l’environnement dans la Constitution, et ce n’est pas le premier pays à se lancer dans cette voie verte, au contraire. Le mouvement pour la constitutionnalisation du droit de l’environnement est lancé depuis les années 70. Les constitutions grecque, espagnole et suédoise mentionnent par exemple la protection de l’environnement. En Allemagne, l’article 20a souligne la responsabilité de l’État pour les générations futures. Au Brésil et au Portugal, la Constitution décrit précisément les devoirs des pouvoirs publics afin de garantir le droit à un environnement écologiquement équilibré. D’autres pays sont allés encore plus loin : depuis 2008, la Constitution de l’Équateur fait de la Nature une personne juridique à part entière, porteuse de droits propres exigibles devant les tribunaux.

Cette victoire arrive donc à point nommé pour Nicolas Hulot. Celle-ci a certes plus de poids que l’inscription à l’article 34 ou que la Charte de l’environnement,  et possède un caractère plus astreignant. Cependant, elle n’offre aucune garantie. Les « Sages » posséderont toujours une marge de manœuvre, et cet ajout constitue avant tout un appui et une assise pour les défenseurs de l’environnement déjà ralliés à la cause, ce qui peut être prometteur si de nouveaux députés, davantage tournés vers ces problématiques, remplacent les membres actuels.

Mais inscrire une notion dans la Constitution, puisse-t-elle être au 1er article, ne la préserve pas des interprétations sur sa portée et sa signification, en sont ainsi les témoins les éternels débats autour de la laïcité et de l’égalité. La définition même de développement durable est sujette à discussion au sein des communautés scientifiques. Il s’agit donc d’une avancée porteuse d’espoir, sans aucun doute, mais dont les résultats sont encore incertains.

Photo de couverture : © COP PARIS

R.I.P. – L’écologie, grand perdant du débat d’entre-deux-tours

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Pas de crédit. Creative commons

Le grand débat d’entre deux tours aura au moins eu le mérite de clarifier les choses pour les écolos qui pensaient trouver en la personne d’Emmanuel Macron une bouée de sauvetage, un kit de survie minimal face aux crises environnementales et face à la pseudo-écologie rétrograde du Front National. Pas un mot, pas une proposition, pas un geste pour les électeurs de Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon ; un seul mot d’ordre, tacitement accepté par les deux protagonistes : l’écologie, ça commence à bien faire.

Certes, on ne peut pas parler de tout en deux heures et demie; mais ce n’est pas un prétexte pour ne parler de rien la plupart de temps, et que Le Pen ait voulu en découdre bien salement n’empêchait pas son technocrate d’adversaire d’essayer de parler un peu du fond, plutôt que de se faire courtoisement piétiner. Certes, bien d’autres thèmes essentiels (culture, enseignement supérieur et recherche, défense, logement…) sont purement et simplement passés à la trappe. Mais était-ce si difficile d’essayer d’en placer une sur la transition énergétique, le nucléaire, les pesticides, le modèle alimentaire, la bio, les filières courtes ? Macron, faisant preuve d’un rare sens du ridicule, ne pouvait s’empêcher de qualifier chaque sujet de “priorité”. L’écologie n’en est visiblement pas une.

Il a longuement été question de l’Europe. De transposition de normes, d’Europe “qui protège”. Contre des migrants, des terroristes, ça on avait compris. Et contre le glyphosate ? Contre les perturbateurs endocriniens, dont un éditorialiste avait dénoncé, quelques jours avant le premier tour, le fait qu’ils avaient “perturbé” le débat électoral (mais quel humour !) ? Et de cette Europe qui empêche les États de contraindre les géants de l’agroalimentaire à adopter l’étiquetage nutritionnel, dont l’une des vertus serait de mettre au pilori les seigneurs de l’huile de palme ? De cette Europe qui fait obstacle à toute forme de protectionnisme écologique ? De cette Europe-là, bien sûr, il n’a pas été question.

Un point de détail de la vie des Français, comme dirait l’autre (agirpourlenvironnement.org)

Il a été question d’emploi. Le Grand Marcheur, d’ordinaire si prompt à nous régaler de promesses d’emploi liés au numérique, s’est abstenu d’évoquer les emplois liés à la transition énergétique, à la rénovation thermique des logements (il est vrai que les “passoires énergétiques” sont rarement habitées par des banquiers d’affaires…), au développement de l’agro-écologie, de la permaculture, des recycleries. Pas un mot non plus sur les récentes crises agricoles : il va donc falloir s’attendre à des mesures-sparadraps d’urgence, pour accompagner la fuite en avant d’un modèle productiviste, aux ravages économiques, sociaux et environnementaux sans nombre.

Il a bien sûr été question de migrations. Mais pas des migrations climatiques, alors qu’elles concernent 250 millions d’hommes, de femmes et d’enfants d’ici 2050 (selon l’ONU), et déjà plus de 83 millions entre 2011 et 2014. Des “déplacés” qui n’ont pas encore de statut unifié au niveau du droit international. À croire que le changement d’échelle est tellement important qu’il en devient aveuglant.

Bilan des migrations climatiques en 2012 (d’après le rapport “Global Estimates 2012”, de l’International Displacement Monitoring Centre et du Norwegian Refugee Council)

Il a été question d’école, de savoirs fondamentaux, de lecture et d’écriture, mais pas du rôle clé qu’elle peut jouer dans la prévention et la sensibilisation au gaspillage, à l’éco-responsabilité en matière d’alimentation, de manière à la fois ludique et exigeante. Il a été question de santé : pas des milliers de victimes des particules fines, mais plutôt de montures de lunettes (sujet, il est vrai, autrement plus important !). Il a été question d’espérance de vie : pas de l’espérance de vie en bonne santé, qui baisse depuis deux ans, notamment en raison de l’explosion des maladies chroniques, de la hausse des cancers infantiles, fortement corrélés à des facteurs environnementaux. Il a été question d’atlantisme. Pas des négociations avec Trump à propos du massacre environnemental délirant dont il est l’auteur cynique, des mesures à prendre pour l’empêcher de traîner dans la boue, avec sa glorieuse “nouvelle révolution énergétique”, les engagements (même superficiels) pris au moment de la COP21, en matière de réduction des émissions de GES, de protection des espaces marins, compte-tenu de l’effet que peuvent avoir sur les pays émergents des mesures courageuses prises par les acteurs historiques du dérèglement climatique.

Sale temps pour les écologistes, donc. Alors même que le dernier scénario néga-Watt, ou le rapport “Pour une agriculture innovante à impacts positifs” de Fermes d’avenir confirment l’urgence et la crédibilité d’une vraie transition, pas d’un bricolage en carton-pâte. Le message est clair : la start-up Macron et la PME Le Pen n’ont pas, dans leur feuille de route, de stratégie à l’échelle de la civilisation humaine. D’autres devront assumer cette tâche.

Quelle transition écologique ? L’écologie entre en campagne

Carte postale ancienne éditée par AHK, collection “Paris inondé” : Avenue Daumesnil, Scanné par Claude_villetaneuse. L’image est dans le domaine public. 

Chroniques de l’urgence écologique #3

           Le 15 décembre 2016, l’Ecologie et la transition écologique ont fait leur entrée dans la campagne présidentielle. Il était temps, direz-vous ! Dominique Méda et Dominique Bourg, à l’occasion de la sortie de leur ouvrage « Comment mettre en œuvre la transition écologique ? », posaient la même question aux candidats. Les deux intellectuels ont émis avec force et justesse le constat selon lequel l’idéologie du « tout croissance » et l’obsession consommatrice et productiviste comme but économique, ne répondent plus aux besoins humains fondamentaux. Ils nous font courir à notre propre perte. Comment envisagez-vous la transition écologique ? Tout un programme qui permet de faire la lumière sur la viabilité des projets des candidats. Sans aucun doute les échanges les plus instructifs de toute la campagne à venir ! Comme le martèle Jean-Pierre Dupuy, « Il nous faut vivre désormais les yeux fixés sur cet évènement impensable, l’autodestruction de l’humanité, avec l’objectif, non pas de le rendre impossible, ce qui serait contradictoire, mais d’en retarder l’échéance le plus possible. »[1] Personne ne peut plus ignorer les catastrophes écologiques qui s’annoncent et l’ampleur des défis auxquels nous sommes et seront confrontés. Ceux-ci rendent inévitables l’urgence d’une remise en question et un changement radical de système économique et politique. D’une gestion purement utilitariste de l’environnement sans renier le triptyque « croissance – production – consommation », il s’agirait de passer à une vision écologiste qui refonde entièrement le fonctionnement de notre société. Le plus pertinent et censé des candidats serait donc celui ou celle qui s’engagerait dans cette voie, logique non ?

           Il n’y avait finalement pas 9 personnalités politiques en présence. Seulement deux visons du monde et de l’avenir qui s’opposent, et des nuances d’intensité en leur sein. Commençons par les abonnés absents : Emmanuel Macron et Manuel Valls, pas concernés par l’urgence écologique ? Ensuite, si nous saluons le courage de Serge Grouard (représentant de François Fillon), le ton était donné dès l’introduction : « Je vais vous parler d’environnement ». Et non d’écologie donc ? Et la suite sans surprise : refus du principe de précaution, éloge du nucléaire mais quand même quelques petites éoliennes pour faire joli… Les Républicains ont compris qu’il y avait un souci avec l’environnement, bon point, de là à leur en demander davantage… Viennent ensuite ceux que nous appellerons les « opportunistes ». Ceux qui, bien qu’ayant flairé le potentiel de la marque ‘écolo’ ne sont pas vraiment crédibles. Vincent Peillon, tout d’abord, s’est cantonné à une glorification du quinquennat de François Hollande. Dans une logique parfaitement gouvernementale, il s’est évertué à parler de « croissance verte » et de « développement durable ». En parfait « réformiste passionné », il ne faut pas pour lui « que les bobos-écolos fustigent les campagnes qui roulent au diesel ». Oui mais encore ? François de Rugy a martelé que les écologistes doivent abandonner leur rôle de contre-pouvoir pour se placer « au cœur des responsabilités ». Agir au cœur dudit système qu’ils dénoncent donc ? Il a expliqué que la dette et la non-croissance empêchent les investissements écologiques. Pas facile de défendre l’écologie et la majorité tout en étant cohérent ! Arnaud Montebourg, très éloquent, a su montrer son intérêt pour une transition décarbonée. Mais notre œil averti a su déceler un ‘réalisme’ qui fleure bon le nucléaire et la relance économique productiviste. « Il s’agit de faire entrer l’écologie dans chacun des termes de la vie quotidienne, dans l’économie dans son entier ». Intégrer l’écologie dans l’économie, est-ce très écologiste monsieur Montebourg ?

            Trois candidats ont su s’inscrire selon nous dans la perspective réelle de l’écologie. A savoir celle qui revendique d’intégrer l’économie et le social dans l’écologie dans son entier. Celle qui prône de refonder totalement les bases d’un système qui n’est plus viable ni pour l’environnement ni pour l’homme. Nous reconnaitrons tout d’abord la prise de conscience de Benoît Hamon. Citant Habermas, il a pointé du doigt un « problème de légitimité quand le cercle de ceux qui décident ne recouvre pas le cercle de ceux qui subissent ». Il « ne croit plus en un modèle de développement qui se fixe sur la Croissance.” Pour lui, “Il faut changer de paradigme et de modèle de développement. » Cela supposerait donc de repenser notre rapport au travail en intégrant des indicateurs qualitatifs (taux de pauvreté, inégalités, impact de l’activité sur les écosystèmes) autres que le PIB. Mais aussi en sortant du nucléaire et en respectant le principe de précaution. Pour autant, si il a convoqué des choix politiques radicaux, il a protesté contre une brutalité des transformations. Mais la crise écologique nous permet-elle ce luxe ? Yannick Jadot, fidèle à ses idées, a exposé la nécessité d’un changement complet de modèle de société. Il a développé un programme de transition énergétique couplé à une transition démocratique. Evoluant sur son terrain favori, il a martelé que le coût le plus important résidait dans le fait de s’obstiner dans le tout nucléaire, non pas dans le fait d’en sortir. Enfin, Martine Billard, au nom de Jean-Luc Mélenchon, a exposé le programme de la France Insoumise. Dans une perspective écologiste, « l’avenir en commun » implique que l’urgence écologique conditionne toutes les politiques à venir. Constitutionnalisation de la règle verte (c’est-à-dire empêcher de prélever davantage que les capacités de renouvellement des ressources naturelles), planification écologique et démocratique qui encadreraient une relocalisation de l’économie sous le nom de protectionnisme solidaire sont les maîtres mots. Un projet global qui amène à interroger nos besoins autant que nos modes de consommation et de production.

            En tout état de cause, « la terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes, mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement, […] économiquement et commercialement. Nous sommes donc dans une situation qui correspond à ce que d’un point de vue juridique, on appelle, un ‘état d’urgence’ ».[2] Un état d’urgence qui implique de s’orienter définitivement vers la transition écologique. L’avenir de l’humanité est-il dans nos bulletins de vote ?

 

Crédits photos: Carte postale ancienne éditée par AHK, collection “Paris inondé” : Avenue Daumesnil, Scanné par Claude_villetaneuse. L’image est dans le domaine public. 

[1] D’Ivan Illich aux nanotechnologies, prévenir la catastrophe ? Entretien de Jean-Pierre Dupuy par O. Mongin, M. Padis et N. Lempereur, 2007.

[2] La violence, oui ou non : une discussion nécessaire, Günther Anders, 2014.