« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.

“La France rebelle s’est réveillée” – Entretien avec Clémentine Autain

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Piles de dossiers entassées dans son bureau, la députée Clémentine Autain nous accueille quelques heures avant son passage dans Zemmour & Naulleau, où elle a croisé le fer avec Marlène Schiappa et les deux polémistes. L’atmosphère est optimiste, la mobilisation sociale bat son plein. L’occasion est bonne pour aborder son nouvel ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme qui rappelle les fondamentaux du mouvement et en critique les récupérations. Mais aussi pour discuter de son rôle comme députée et de son opinion sur la stratégie de la France insoumise, et des rapports avec les autres mouvements comme le PCF et Generation.s.

LVSL – Lors de la dernière élection, Jean-Luc Mélenchon a adopté une stratégie et une esthétique qui ont surpris un certain nombre de militants habitués aux marqueurs traditionnels de la gauche que sont la couleur rouge, l’Internationale, la référence permanente aux « valeurs de la gauche », etc. Que pensez-vous de ces choix ?

Il a fait un choix stratégique gagnant en considérant qu’il ne suffisait pas de brandir le terme de “gauche” comme un étendard pour convaincre. Il est parti du fait que le bilan de la gauche au pouvoir, et notamment sous François Hollande, était catastrophique, et que le terme de “gauche” se trouvait associé à ce bilan, un bilan notamment détestable du point de vue des catégories populaires. Je l’ai vu très concrètement en faisant campagne aux législatives sur un territoire de banlieue en Seine-Saint-Denis. Le mot “gauche” était associé à François Hollande. Il fallait donc cesser de l’asséner tel un sésame puisque « la gauche » au gouvernement a mené une politique de droite, et donc contribué à faire exploser les catégories classiques “gauche” et “droite”. Depuis trente ans les gouvernements qui se succèdent, qu’ils se disent “de gauche” ou “de droite”, mènent une politique malheureusement très proche. D’où le brouillage des clivages traditionnels.

Pour autant, Jean-Luc Mélenchon n’a pas abandonné la gauche dans le contenu propositionnel comme dans les valeurs mises en avant. Pendant sa campagne, il a parlé d’égalité, de bien commun, de justice sociale, de démocratie véritable : autant de thèmes, de mots, de propositions qui s’inscrivent bel et bien dans une filiation qui est celle de la gauche. Se départir de l’esthétique traditionnelle de la gauche et ne pas employer le terme de “gauche” à tout bout de champ était un moyen de permettre à de nouveaux publics, en particulier les jeunes – qui se repèrent moins que d’autres dans les catégories traditionnelles pour des raisons générationnelles évidentes –, d’être audibles sur ces thématiques au-delà d’un a priori. Au fond, Jean-Luc Mélenchon n’a pas brandi le mot gauche mais il l’a rempli, lui a donné du sens, a ancré ses principes dans une forme de modernité.

Alors que certains rêvaient d’une “primaire de toute la gauche” pour 2017, Mélenchon s’en est tout de suite écarté pour se démarquer de toute responsabilité, proximité ou confusion vis-à-vis du bilan gouvernemental Hollande/Valls. Je constate que Benoît Hamon, qui a pourtant remporté la primaire du Parti Socialiste sur une ligne de contestation de la politique gouvernementale, a été lesté par une sorte de sparadrap du capitaine Haddock : on l’a associé au bilan gouvernemental puisqu’il y avait participé et qu’il avait encore le PS, Jean-Marie Le Guen ou Jean-Christophe Cambadelis dans ses bagages.

Mélenchon a effectué un second choix qui s’est avéré opérant : il s’est émancipé de la forme traditionnelle du parti. Il a trouvé un nom, “la France Insoumise”, qui n’est pas en “isme”, qui ne ressemble pas à un nom habituel du vocabulaire politique. Cette forme de mouvement fut un atout pour donner à voir du neuf, si attendu en raison de la déception et de la défiance nourrie à l’égard de la politique institutionnelle.

Ces choix stratégiques se sont révélés pertinents : notre famille politique s’est hissée à un score historique frôlant les 20%. Maintenant, une chose est d’avoir gommé quelques marqueurs anciens et d’avoir impulsé un nouveau mouvement, une autre serait de tirer comme conclusion qu’il faudrait jeter aux oubliettes tout rapport avec la gauche, ses symboles, sa culture, ses réseaux constitués. Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. Au fond, ce qui a été réussi dans la campagne, c’est me semble-t-il le fait d’avoir réussi à tenir ces deux bouts : parler à la fois à celles et ceux qui sont écœurés de la politique, qui ne se reconnaissent pas dans des codes qui ne fonctionnent plus comme avant notamment auprès de la jeunesse et des catégories populaires, et dans le même temps, c’est bien sur une base de gauche, au sens d’un contenu politique, des valeurs, que Jean-Luc Mélenchon a fait sa campagne et son programme. Il me semble que c’est cet alliage de deux objectifs, fédérer le peuple sur une base de gauche, qui a porté ses fruits. Si l’on s’affranchit de toute référence à la gauche, le chemin peut nous mener bien loin des objectifs émancipateurs qui, pour ma part, donnent sens à mon engagement mais surtout la clé pour que soient transformées, améliorées, libérées, les conditions de vie du grand nombre.

« Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. »

N’oublions pas que c’est notamment grâce à des territoires qui ont un ancrage historique bien à gauche que Jean-Luc Mélenchon a obtenu son succès. Il a su réveiller la “France rouge”. Il y a bien des racines historiques qui ont à voir avec cette histoire. Il fallait moderniser le discours, renouveler les formes, dans ses mots et ses références, non pas pour balayer le passé mais pour s’inscrire dans une filiation. C’est une première étape. Nous avons encore du pain sur la planche pour faire naître les majorités de demain, dans les têtes, dans la rue, dans les urnes, qui permettront les ruptures progressistes, sociales et écologistes. La contestation sociale qui s’aiguise est un point d’appui prometteur.

LVSL – La France Insoumise est certainement le groupe parlementaire d’opposition qui a le plus fait parler de lui ces derniers mois. Quel bilan tirez-vous du travail du groupe parlementaire insoumis ? Certains observateurs reprochent à la France Insoumise de rester enfermée dans une rhétorique d’opposition et une stratégie de conflit permanent et systématique qui nuit à sa crédibilité. Qu’en pensez-vous ?

L’histoire est là pour le montrer : ce qui rend une idée crédible, c’est le nombre de personnes qui la portent. La revendication des congés payés, qui a émergé après la formation du gouvernement du Front Populaire, est devenue crédible parce qu’il y avait des mobilisations de masse qui portaient cette idée-là. La démocratie qui apparaissait très utopiste à l’époque où la monarchie était le système politique dominant, devient crédible à partir du moment où il y a la mobilisation massive du peuple qu’on a connue pour la faire advenir. L’égalité entre les hommes et les femmes n’était en rien crédible au début du XXe siècle : elle s’est imposée à la faveur des mouvements féministes et de l’appropriation grandissante de cette volonté émancipatrice qui semblait au départ contraire à l’ordre naturelle, risible ou inaccessible. Je me méfie donc des réflexions portant sur ce qui serait “crédible” ou non a priori, comme si la validation d’experts ou d’énarques était le sésame d’une idée « crédible » !

Il ne faut pas croire que la crédibilité est liée à l’accumulation de notes de technocrates que l’on a dans les tiroirs tant celles-ci ressemblent trop souvent au monde tel qu’il est. Une idée devient crédible lorsque le grand nombre en est convaincu et se mobilise pour la porter.

LVSL –  On pourrait vous objecter que n’importe quelles idées ne peuvent pas convaincre le grand nombre…

Je pense que ce n’est pas la bonne perspective. Si on part seulement du potentiel majoritaire d’une idée à l’instant T dans la société, je ne suis pas sûre qu’on donne naissance à un projet cohérent et porteur d’émancipation humaine… Car on risque alors vite de se caler sur des enquêtes d’opinion qui donnent le pouls des idées en vogue liées à l’état du débat public et des rapports de force politiques. D’où l’importance à mon sens de continuer à fédérer le peuple sur la base d’une orientation de gauche. Il faut maintenir cette tension. Sinon, nous risquons par exemple d’épouser de tristes thèses sur l’immigration ou la sécurité, pour ne prendre que deux exemples. C’est pourquoi je me méfie d’un neuf qui mépriserait tout ancrage historique, escamoterait toute réflexion intellectuelle, se donnerait pour seul objectif de refléter d’une certaine manière les désirs prétendus du peuple contemporain. Sur la scène politique, on se dispute le peuple parce que c’est l’interprétation du sens de ses intérêts qui est en jeu.

Pour en revenir au groupe parlementaire, ce qui nous rend crédible, c’est notre cohérence et notre détermination face à la politique d’Emmanuel Macron. Nous sommes aussi des proposants même si cela s’entend moins. L’un n’exclut pas l’autre mais se renforce. Chaque refus est déjà le début d’un “oui”. Savoir dire “non” ouvre la possibilité et la nécessité de faire autre chose. Et si vous écoutez les discours des députés du groupe de la France Insoumise, vous verrez qu’il y a des critiques mais aussi beaucoup de propositions alternatives !

En même temps, peut-être que ce que l’on a besoin de fortifier, c’est l’espérance. Je crois profondément qu’on se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on s’appuie sur les colères – et pas sur le ressentiment, registre sur lequel joue le Front National -, et qu’on parvient à les transformer en espoirs de changement. On se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on donne corps à une vision qui nous projette positivement dans l’avenir.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Que pensez-vous de la stratégie du conflit de la France Insoumise ? Vous avez critiqué, par exemple, l’emploi de l’expression “parti médiatique” pour désigner les grands médias…

Il y a une conflictualité à assumer avec les grands médias, c’est évident, puisque nous contestons l’idéologie dominante qu’ils véhiculent largement, mais je n’utilise pas pour ma part l’expression de “parti médiatique”, et ce pour deux raisons. D’abord, je ne crois pas qu’il y ait un “parti unique” des médias. Les médias sont multiples : vous existez, Regards existe comme bien d’autres médias critiques, et à l’intérieur même des rédactions des grands médias, la pensée dominante y est parfois contestée, elle n’est pas celle de tous les journalistes même si une chape de plomb a tendance à les marginaliser. Prenons un exemple significatif : Elise Lucet, sur France 2, grand média s’il en est, fait un travail d’éveil critique des consciences remarquable. Elle a levé des lièvres sur l’évasion fiscale, mis en cause des multinationales. Je ne pense donc pas qu’il y ait un “tout” médiatique si homogène même si je constate, évidemment, la force de l’idéologie dominante que les grands médias diffusent avec abondance. Que nous dénoncions la concentration dans les médias ou les modalités d’attribution de l’aide à la presse est de ce point de vue essentiel. Les conditions de la production d’information constituent un enjeu démocratique majeur. Le système économique et les politiques publiques doivent garantir le pluralisme et la vitalité de la production d’informations de qualité et indépendantes des pouvoirs en place.

Si je suis exaspérée par bien des questions que posent les journalistes, si je vois bien les relais dont dispose Macron, si je suis convaincue que les dirigeants des grands médias sont en guerre contre nous et défendent les intérêts des possédants, je pense néanmoins que, pour progresser et gagner des majorités d’idées, nous avons intérêt à nous appuyer sur des médiations, et donc sur les contradictions et nos points d’appui dans l’univers des médias.

LVSL – La France Insoumise place au cœur de ses critiques l’hyper-présidentialisation de la pratique macronienne du pouvoir, et l’hyper-personnalisation de la fonction présidentielle opérée par Emmanuel Macron. Pensez-vous que proposer le retour à un régime plus parlementaire et critiquer la personnalisation du pouvoir soit une stratégie efficace ? La France Insoumise a pourtant frôlé les 20% grâce (en partie) à la figure charismatique de Jean-Luc Mélenchon et à ses talents tribuniciens…

C’est un fait, la politique s’incarne. Si on choisit de compter dans la vie politique institutionnelle française, nous devons avoir un candidat à la présidentielle. Et ce même si nous prônons une VIe République pour en finir avec la monarchie républicaine. Il y a bien sûr une forme de dissonance mais nous sommes contraints de l’assumer. Et tant qu’à candidater, il vaut mieux choisir une personnalité qui ait du verbe et du charisme, ce qui est le cas de Jean-Luc Mélenchon. Mais s’il avait été élu, nous avions pour projet d’en finir avec les pires travers de la Ve que vous avez cités. Par ailleurs, le groupe parlementaire a permis de faire émerger de nouvelles figures pour notre famille politique, et c’est heureux. Car je crois qu’il faut tenter de déjouer les pièges d’une hyperpersonnalisation de notre famille politique. Une force politique large doit chercher à avoir plusieurs visages connus du grand nombre – et ce n’est pas facile. C’est une façon de faire vivre la diversité des styles et des profils de nature à élargir notre audience. C’est aussi le gage d’un certain pluralisme, nécessaire à tout mouvement politique vivant et large. Mais il faut bien se rendre compte que le monde politique et médiatique a une fâcheuse tendance à favoriser la parole centrée autour d’un leader. Jouer des codes qui sont imposés par les règles du jeu de notre époque, et notamment la présidentielle qui donne une place prépondérante à une personnalité, tout en essayant de les déjouer : comment faire autrement ?

Macron, lui, n’a pas été seulement la personnalité de la présidentielle : il se moule depuis son élection dans les pires travers de la Ve République. C’est ce bonapartisme que nous rejetons, ce mépris pour le Parlement et la démocratie, que la réforme institutionnelle à venir s’apprête à dramatiquement renforcer. Je suis très inquiète, par exemple, de son approche sur les fake news : ce n’est pas à l’État de décider ce qui est, ou non, une vérité. À partir du moment où le président de la République prétend que c’est à l’État que revient la gestion de cette question, je pense qu’on peut entrer dans des dérives gravissimes. Macron est aussi l’homme des ordonnances et de la répression violente à l’égard des étudiants et des occupants de Notre-Dame-Des-Landes… Au pouvoir, c’est bien lui qui occupe sa fonction par un hyper-présidentialisme et de l’autoritarisme. Nous nous battons pour une toute autre vision de la politique et de la démocratie, pour les libertés, les pouvoirs et les savoirs partagés.

LVSL – Nous aimerions revenir sur l’affaire Weinstein et ses suites – “mee too”, “balance ton porc”. Considérez-vous que cet élan de libération de la parole a permis des avancées en France ? Le gouvernement se donne-t-il selon vous les moyens de lutter efficacement contre les violences faites aux femmes ?

Ce qu’on attend des pouvoirs publics, c’est qu’ils accompagnent concrètement cette formidable libération de la parole. Cette vague de parole a été soutenue dans le discours par les représentants du gouvernement. On ne peut pas le retirer à Marlène Schiappa qui, je le crois, a des convictions sur le terrain de l’égalité hommes/femmes. Mais celles-ci semblent s’être arrêtées aux cas Darmanin et Hulot… Là, la ministre est curieusement sortie de son devoir de réserve et n’a pas respecté la séparation nécessaire des pouvoirs entre exécutif et judiciaire. Non seulement le gouvernement par la voix de son porte-parole a renouvelé sa confiance envers Darmanin et Hulot après les mises en cause rendues publiques mais Marlène Schiappa a pris la défense de ses collègues ministres. Sidérant. Lorsqu’on lui a demandé sur France Inter si elle n’était pas mal à l’aise vis-à-vis des accusations qui venaient d’être formulées à l’encontre de Gérald Darmanin, elle a répondu : “non pas du tout, pourquoi le serais-je?”. Je pense qu’elle aurait pu l’être a minima, sans même prendre parti sur les faits. Elle s’est surtout fendue d’une lettre au Journal du Dimanche en faveur de Nicolas Hulot en expliquant que c’était un homme charmant. Je rappelle que Nicolas Hulot était mis en cause pour un viol qui échappe à la justice en raison du délai de prescription… que pourtant la ministre entend allonger dans la loi qu’elle va tout prochainement présenter devant Parlement !

Maintenant, que vont faire les pouvoirs publics pour accompagner cette libération de la parole ? On a en la matière des besoins énormissimes. Deux permanences téléphoniques qui accueillent les femmes victimes, l’AVFT et le CFCV, ont été fermées parce qu’elles n’avaient plus les moyens de répondre aux appels qui ont explosé avec la vague #MeToo ! C’est symptomatique. On attend du gouvernement les moyens pour que la parole puisse être entendue.

« Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire. »

Les pouvoirs publics doivent agir à plusieurs niveaux. En matière d’éducation, je regrette qu’ils aient renoncé aux “ABCD de l’égalité” abandonnés sous le précédent quinquennat, et que le nouveau gouvernement n’ait rien fait de plus pour apprendre aux enfants à lutter contre les stéréotypes sexistes dès le plus jeune âge. Nous avons aussi besoin de formation dans la police. Le goupe F et la page “paye ta police” du réseau Trumbl vient de rendre public des éléments dont j’avais connaissance depuis très longtemps, qui témoignent de la manière dont les femmes sont reçues dans les commissariats de police. Lorsque j’ai moi-même porté plainte pour viol, je n’ai par exemple pas eu le choix entre un homme ou une femme. Ne pas pouvoir choisir de raconter une telle histoire à une femme, et se trouver contrainte de le dire le détail de ces faits à un homme, ça ne va pas. En l’occurrence, j’étais face à un policier qui n’avait pas été formé à recevoir ce type de plainte, il était jeune. En plein milieu du dépôt de plainte, il m’a demandé si cela ne m’ennuyait pas si on s’arrêtait pour qu’il fume une cigarette. Il était ému, visiblement ébranlé par ce que je lui disais, je ne lui en veux absolument pas, je dis juste qu’il faut former les policiers pour que les femmes puissent déposer leur plainte dans les meilleures conditions. Dans certains commissariats, vous avez des calendriers de femmes nues sur les murs, dans d’autres des remarques déplacées parfois au point de faire renoncer des femmes au dépôt de plainte. Il faut aussi des moyens pour la justice. Plusieurs années sont parfois nécessaires pour que la justice puisse faire son travail, pour que l’indemnisation de la victime soit effective alors que c’est dans l’immédiat que vous avez besoin de soins et d’aide lorsque vous avez été victime d’un viol. Enfin, les campagnes de sensibilisation doivent recevoir un soutien des pouvoirs publics : en argent sonnant et trébuchant, et on n’a rien pour le moment. Le budget, à ce stade, n’est en rien à la mesure de ce qui s’est passé et des besoins. Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Nous sommes d’accord avec certains éléments de modifications législatives prévus par le gouvernement, comme le fait de repousser le délai de prescription pour les viols – le viol est un crime particulier qui impacte la mémoire, le phénomène d’amnésie est courant chez les personnes victimes de viol. Le cheminement est parfois long entre l’acte et la décision d’aller porter plainte. Il faut un délai de prescription qui soit élargi. J’ai posé à l’automne une question d’actualité à l’Assemblée suite au non-lieu prononcé par la justice au sujet d’une fillette de onze ans qui avait été violée. Un âge minimal de présomption de non-consentement, en vertu duquel une personne n’est pas en mesure de consentir à un rapport sexuel, doit être instauré, ce que nous avons proposé et qui devrait être contenu dans cette loi contre les violences débattue tout prochainement au Parlement.

Ces améliorations sont donc nécessaires et bienvenues, mais si tout cela n’est pas accompagné de moyens financiers pour appuyer tout le processus de libération de la parole, leurs effets seront très limités. Je pense aussi, par exemple, aux besoins en matière de logement pour les femmes victimes de violences conjugales. On sait comment fonctionnent ces violences. Parfois, lorsqu’une femme a envie de partir, si on ne l’accompagne pas tout de suite et qu’elle doit attendre trois ou quinze jours pour pouvoir le faire, elle peut ne plus jamais partir et donc subir encore plus de violences, voire mourir. Nous serons donc au rendez-vous pour dire et redire combien l’égalité entre les hommes et les femmes et la lutte contre les violences nécessite un investissement public inédit.

LVSL – Au-delà de ces aspects législatifs, l’égalité hommes-femmes ne peut se passer de profondes transformations culturelles afin de mettre un terme au phénomène d’auto-censure, d’intériorisation de normes implicites qui placent les femmes dans des positions de dominées. Je voulais donc savoir comment, en tant que députée, vous pensez que ce combat culturel peut se mener, dans la mesure où il est plus difficile à visibiliser que les luttes concrètes contre le harcèlement ou le viol, par exemple.

Tout se tient. Associer systématiquement le rose aux filles et le bleu aux garçons dès la naissance a un lien avec la normalisation sexuée des métiers, avec les insultes sexistes dans la rue, avec la sous-représentation des femmes dans les lieux du pouvoir, avec les violences conjugales. Le féminisme fait le lien entre tous ces aspects en remettant en cause l’ordre des sexes. La bataille est économique, sociale, culturelle. Il faut changer l’organisation de la société toute entière et modifier les représentations hommes-femmes. C’est long et difficile. Mais nous avons parcouru un chemin incroyable en un siècle ! Une révolution. Ce temps n’est pas si loin où une femme ne pouvait pas porter un pantalon, ni ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari, ni voter, ni avorter ! On a donc déjà fait un bond incroyable. Mais il faut passer au stade supérieur pour passer de l’égalité formelle, conquise dans la loi, à l’égalité réelle. Celle-ci implique effectivement de modifier les représentations dominantes, mais pas seulement : ne faisons pas de l’égalité hommes-femmes une question uniquement cantonnée à la sphère des représentations, même si c’est très important. Il y a aussi des mesures concrètes à prendre. Le partage des tâches domestiques et parentales, c’est concret et décisif. Si on ne fait pas un service public d’accueil gratuit de la petite enfance, si on ne diminue pas le temps de travail pour tout le monde, on aura toujours un plafond de verre dans le monde professionnel, des femmes à bout et des tâches – et des joies – non partagées. Les femmes gagnent moins que les hommes et sont attendues sur le terrain de la maternité : c’est pourquoi ce sont si majoritairement elles qui « choisissent » un temps partiel ou renoncent à leur emploi pour s’occuper des enfants. Il y a bien des enjeux matériels et de représentations que les pouvoirs publics doivent enfin considérer pour combattre réellement les inégalités. Je pense qu’on va y arriver, mais à quel rythme ? Il ne faut rien lâcher de notre mobilisation : il n’y a pas de pente naturelle vers l’égalité.

LVSL – Pour parler du passé, dans votre ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme, vous revendiquez une filiation historique dans le mouvement 68 et critiquez les récupérations officielles du mouvement auxquelles on assiste en ce moment. Vous expliquez notamment que Macron serait de droite, et vous associez libéralisme économique et contrôle social. Cependant, une part substantielle de l’électorat de Macron vient de l’ex-électorat du Parti Socialiste, qu’on peut qualifier de plutôt progressiste. Certains observateurs considèrent d’ailleurs que le macronisme est une combinaison entre un progressisme modernisateur et néolibéral et une symbolique conservatrice. Ils parlent à ce propos de “populisme néolibéral”. Que pensez-vous de cette analyse ? Croyez-vous que les métaphores “gauche” et “droite” ne sont pas devenues inopérantes pour qualifier l’action d’Emmanuel Macron ?

La politique que mène Emmanuel Macron sous nos yeux est une politique de droite, sans aucune ambiguïté. De droite, parce qu’elle favorise dans les faits les plus riches, les possédants, les dominants. LREM fait l’éloge du mérite, de la théorie du ruissellement, des premiers de cordée. Toute cette rhétorique se campe à droite toute. Sur un autre plan, Macron semble avoir déstabilisé une partie de son électorat qui vient de la gauche. Si ces électeurs sont acquis au libéralisme économique, ils restent soucieux des droits humains et des libertés. Sur la question du droit d’asile par exemple, on a pu voir des prises de position étonnement critiques de Macron issues de Terra Nova, think thank ultralibéral proche de la hollandie. Certains soutiens de Macron ont l’air aujourd’hui de s’émouvoir que, avec sa modernité en bandoulière et son style jeune et sympathique, le Président se mue finalement en personnage autoritaire, dialoguant amicalement avec des dictateurs, renforçant l’état d’urgence, méprisant le Parlement et les médias. En fait, je suis étonnée de leur étonnement car je pense qu’il y a une cohérence à tout cela. Il y a une logique à l’alliance entre libéralisme économique et contrôle social accru. Quand l’État se désengage de la sphère économique, il se dépossède des leviers qui lui permettraient d’agir sur l’économie. Pour compenser cette perte de pouvoir, le gouvernement et l’État cherchent alors à s’affirmer sur un autre terrain, celui des libertés et de la démocratie. La dérégulation libérale est d’une telle violence qu’il faut du contrôle social pour l’imposer. En effet, comme leur politique libérale se révèle impopulaire parce qu’elle creuse les inégalités et génère de la précarité, le pouvoir a besoin de contrôler et de pénaliser ceux qui se rebellent. On le voit avec la répression toujours plus forte des mobilisations sociales et des syndicalistes. On vit quand même dans une société où, pour avoir jeté des confettis dans un bureau de direction, un syndicaliste peut écoper de 17,000€ d’amende ! Au fond, c’est un profil politique qui est bien connu en Europe depuis Margaret Thatcher qui a allié un libéralisme débridé à un contrôle social accru. Margaret Thatcher a donné le maître mot en privatisant les chemins de fer, en détricotant les retraites et les acquis sociaux britanniques, dans le même temps qu’elle considérait Nelson Mandela comme un terroriste et laissait mourir de faim Bobby Sands.

Ce qui me frappe, c’est aussi la technocratisation et la déshumanisation qui va avec. Gérard Collomb en est un exemple tristement parfait. Le ministre de l’Intérieur parle d’immigration de façon comptable, sans jamais restituer la réalité de celles et ceux qui fuient la guerre et la misère. Et l’on se souvient de ces ministres et députés LREM qui nous ont expliqué que ceux qui dorment dans la rue le font par choix. Ainsi va la liberté en macronie… ! L’indécence n’est jamais loin.

La commémoration de Mai 68 dépasse très largement Macron : elle concerne tous ces éditorialistes et figures médiatiques, comme Romain Goupil, qui font figure d’éternels révoltés pour reprendre le titre du Monde 2, comme si on pouvait passer de Mai 68 à Macron dans un mouvement continu. La volonté de récupération par les libéraux de l’esprit de Mai 68 est un piège mortifère. Elle vise à produire un récit dominant qui tente d’inclure l’héritage soixante-huitard dans la macronie. Or, Macron tourne le dos à la liberté, car pour être libre, il faut avoir un toit sur la tête, manger à sa faim, se cultiver, avoir accès à l’éducation et à la santé, et ce gouvernement attaque tous les leviers permettant de rendre effectifs ces droits fondamentaux. Il fait donc reculer les conditions de la liberté concrète, dans le même temps qu’il diminue les libertés individuelles et collectives par le biais d’un contrôle social accru. C’est dire si nous sommes loin des revendications de Mai 68…

LVSL – Plus largement, Eve Chiapello et Luc Boltanski ont montré dans Le nouvel esprit du capitalisme comment le capitalisme a su digérer la critique “artiste” qui émanait du moment 68, en développant de nouvelles formes managériales qui favorisent “l’autonomie” et la “créativité”. Est-ce que les récupérations actuelles ne sont pas l’aboutissement de ce processus d’incorporation de la critique par le capitalisme ?

Je pense que Macron a saisi cette aspiration qui existe fortement aujourd’hui à l’autonomie, à gagner en liberté. Chiapello et Boltanski ont raison. Emmanuel Macron nous raconte une fable – la politique, c’est du récit –, selon laquelle nous allons, dans le monde d’Emmanuel Macron, être plus libre : c’est ce conte pour enfant du statut d’auto-entrepreneur érigé comme le comble de la liberté. Beaucoup en sont amèrement revenus, faisant l’expérience concrète de la perte en termes de droits et de revenus qu’engendre ce statut. Cette liberté proclamée, cette prétendue autonomie nouvelle se traduit finalement par de la précarité, et donc moins de liberté. Je pense qu’il faut que l’on se soucie de ces enjeux d’autonomie, de liberté, d’aspiration à être moins corseté dans sa vie quotidienne. Nous sommes les meilleurs défenseurs de ce désir de mobilité, de mouvement, de salariés pleinement sujets. Ce qui rend les gens figés dans leur travail et malheureux, c’est le chômage de masse, qui n’invite pas à aller et venir mais au contraire à rester enfermé dans son travail même quand on y souffre ardemment. Quand on parle de réduction du temps de travail, de sécurité tout au long de la vie, c’est une façon de lutter contre la précarité, qui est l’ennemie absolue de l’autonomie et de la liberté.

Il me semble que nous avons un récit possible qui se raccorde à cette aspiration légitime. Sans doute nous faut-il davantage parler du contenu du travail qui subit une phase de prolétarisation. Les normes libérales débouchent sur une perte d’autonomie dans le travail. Je pense par exemple à ces caissières qui sont obligées d’appeler leur supérieur hiérarchique dès qu’un blocage s’opère sur leur caisse. Cette prolétarisation du travail ne concerne pas que les catégories populaires. Elle touche également les cadres, avec des tâches qui sont de plus en plus bureaucratisées et hiérarchisées, provoquant une diminution toujours plus grande de l’autonomie, de la prise d’initiative. Le phénomène de sous-traitance y contribue également. Avant, lorsqu’on construisait un objet, même si on n’en fabriquait que l’une des parties, on voyait l’ensemble du travail fini. On participait à une entreprise collective dont on pouvait apprécier le résultat. Avec la sous-traitance, vous ne voyez plus quel est l’objet fabriqué en bout de course. C’est une perte de sens et cela participe à la prolétarisation du travail. La participation active de celles et ceux qui travaillent à ce que l’on produit est l’un de nos grands objectifs, là où le libéralisme économique précarise et fait perdre le sens.

LVSL – Pour aborder un autre aspect de Mai 68 qui est l’internationalisme, votre mouvement Ensemble se revendique de l’internationalisme. Comment concevez-vous l’internationalisme aujourd’hui ?

L’internationalisme situe notre enjeu, qui n’est pas simplement de réussir l’émancipation à l’intérieur d’un territoire fermé mais de la rechercher pour l’humanité toute entière. C’est partir du principe que l’émancipation humaine n’a pas de frontières, que nous sommes concernés par l’intérêt des peuples sur toute la planète. Cela suppose évidemment de développer des solidarités. Je me sens plus proche des femmes polonaises qui luttent pour l’avortement que des Français qui défilent dans la Manif pour Tous ou des travailleurs grecs qui se battent pour leurs droits que des banquiers français qui les étranglent. Se revendiquer de l’internationalisme induit aussi que nous avons pleinement conscience que toute une série d’enjeux ne peuvent se régler qu’à une échelle planétaire. Le réchauffement climatique est évidemment de ceux-là. Et nous sommes engagés pour la paix dans le monde. Nous exigeons la création de biens communs de l’humanité. Nous contestons le capitalisme mondialisé et la concurrence qui abaisse les droits et protections comme les normes sanitaires. Sans hésiter, je dirais que mon combat, notre combat, est résolument internationaliste.

LVSL – La France Insoumise a mobilisé des signifiants patriotiques dans sa campagne de 2017 et promu une défense de la souveraineté de la France. Comment concevez-vous la place des États-nations à l’intérieur de cet internationalisme ? La souveraineté nationale peut-être elle selon vous une protection face à l’offensive néolibérale portée par l’Union européenne ?

Oui je le crois, dès lors qu’elle pose la question de la souveraineté, et qu’elle considère que l’enjeu de souveraineté doit être vrai à tous les échelons. Je suis pour la souveraineté nationale retrouvée, je pense que c’est un échelon qui reste pertinent aujourd’hui. Mais je pense aussi que la souveraineté doit vivre à l’échelle des villes comme à l’échelle internationale car il s’agit de la manière dont les peuples décident. La souveraineté doit se décliner à tous les échelons.

Dans le cadre international actuel, retrouver de la souveraineté nationale est un levier pour permettre du changement, et dès lors qu’elle n’est pas pensée comme un simple repli sur nos frontières. Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. Mais un grand nombre de défis auxquels nous sommes confrontés se jouent à une échelle plus grande que la nation. Ceux qui veulent s’enfermer dans l’État-Nation ne prennent par exemple pas au sérieux le défi environnemental car il n’y a pas de solution écologique uniquement dans le cadre des frontières nationales. C’est la même chose sur la question des réfugiés, qui vont d’ailleurs être de plus en plus nombreux en raison des catastrophes climatiques à venir. Sans parler bien sûr du capital qui a depuis longtemps su évoluer en traversant les frontières. Pour le combattre, il y a besoin d’alliances à l’échelle européenne et internationales. Ce ne sont là que quelques exemples de questions qui doivent être traitées à des échelles qui ne sont pas simplement nationales.

« Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. »

L’échelon national est légitime, dès lors qu’il cherche à créer des sous-ensembles pour coopérer avec les autres peuples, à l’échelle européenne et mondiale. Je n’abandonnerai pas la recherche de coopération à des échelles plus grandes que la nation au motif qu’aujourd’hui les peuples veulent retrouver leur souveraineté nationale, ce qui est légitime. On en a bien sûr besoin, ne serait-ce que parce que demain, un gouvernement qui arrive à la tête de la France doit pouvoir mener une politique émancipée de la règle d’or et de la concurrence libre et non faussée, sans s’entendre dire que “l’Union européenne a décidé que…” ; où l’a-t-elle décidé ? selon quel processus démocratique ? Il y a dans son fonctionnement un déni évident de démocratie, et donc de souveraineté.

LVSL – La logique du “Plan B” vous convient donc potentiellement ?

Si demain nous sommes gagnants aux élections françaises, il faut que nous puissions appliquer notre programme sans se laisser contraindre par l’Union européenne et ses dogmes néolibéraux. Cette exigence n’est pas négociable. Dans le même temps, nous mènerons la bataille pour ne pas être enfermé simplement dans le cadre de l’échelle nationale – c’est l’une de nos différences majeures avec l’extrême-droite –, mais pour modifier les rapports de force à l’échelle européenne, travailler à des convergences et à des coopérations pour mener des batailles plus grandes. Si nous remportons les élections françaises, notre responsabilité sera de faire ce que l’on a à faire dans le cadre national pour protéger notre économie, partager les richesses, assurer la transition énergétique, faire vivre des logiques d’égalité, développer la démocratie. Mais il ne faut cependant jamais perdre de vue que les défis auxquels nous sommes confrontés supposent nécessairement des alliances qui dépassent ce cadre.

Clémentine Autain à côté de Benoît Hamon à la Fête de l’Humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – L’an prochain auront lieu les élections européennes. Nous aimerions revenir sur l’entretien que vous aviez donné à Politis, dans lequel vous disiez que la France Insoumise devait “s’élargir sans humilier”, en faisant référence au PCF et à Génération-s notamment. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Pensez-vous qu’un nouveau front, tel que l’a été le Front de Gauche, est à l’ordre du jour ?

Je n’ai pas proposé de se lancer dans un nouveau cartel des gauches, je voulais plus précisément parler du fait qu’un mouvement large doit être capable d’agréger des forces qui sont, forcément, en partie différentes du noyau de base. Pour agréger, il faut faire vivre du pluralisme. Il y a déjà du pluralisme au sein de la France Insoumise, où viennent des gens d’horizons très divers. Il faut maintenir la tension entre une cohérence d’ensemble et la capacité à agréger ce qui n’est pas immédiatement soi. Pour le moment, nous ne sommes pas encore dans la séquence des européennes mais de la mobilisation sociale, avec la recherche d’un large front social et politique pour faire reculer le gouvernement. Cette séquence est décisive dans le bras de fer avec Macron. En ce qui concerne les élections européennes, il faut être ouvert au dialogue tout en prenant en compte les divergences.

Le PCF a appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon en 2017 et a soutenu le programme l’Avenir en commun. Cela crée de réelles proximités de fond, que j’observe à l’Assemblée avec le groupe GDR dont les positions sont souvent les mêmes que celles du groupe LFI. Mais des divergences stratégiques se sont exprimées avec la France Insoumise, et des concurrences, des rancœurs de part et d’autre ont laissé des traces. Quelle est la stratégie du PCF pour l’avenir ? Sans doute y verrons-nous plus clair après son Congrès.

Benoît Hamon est, quant à lui, tout récemment sorti du PS et sans doute faut-il encore un peu de temps pour connaitre plus précisément les enseignements qu’il tire de la gauche au gouvernement. Son bilan critique amène-t-il au fond simplement à renouer avec le programme de Hollande en 2012 ou celui de la gauche plurielle, ou est-il plus profond sur la nature de la rupture nécessaire pour ne pas retomber dans les mêmes impasses que celles de Jospin ou Hollande ? Par ailleurs, avec Génération.s, il y a une divergence sur l’appréciation de ce que nous pourrions faire dans le cadre des traités européens. Ce qui s’est passé en Grèce nous a tous profondément percutés, et il faut le digérer. A ce stade, je constate que nous n’en tirons pas les mêmes conclusions.

Sur la question du “front” à construire, je pense qu’on se renforce en s’agrégeant à la condition, évidemment, de garder une cohérence d’ensemble. Sans quoi cela devient une auberge espagnole qui n’a plus grand sens. Mais ma conviction est que, si l’on veut être majoritaire demain, il va falloir créer davantage de passerelles que de murs.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL