Au Canada, la fuite en avant du secteur pétrolier

Quatrième producteur de pétrole mondial, le Canada fait face à un phénomène qui traduit l’incertitude croissante à laquelle son industrie pétrolière se trouve confrontée. À l’ouest du territoire, où sont concentrées la quasi-totalité des réserves, le nombre de puits inactifs, voire abandonnés, est en constante augmentation depuis une dizaine d’années. Le coût du démantèlement des infrastructures et de nettoyage des zones alentour pourrait atteindre plus d’un milliard de dollars canadiens (730 M €) d’ici 2025 selon un rapport publié en janvier dernier par le Directeur parlementaire du Budget (DPB), dont le bureau est mandaté pour produire une analyse comptable des politiques publiques. Un coût potentiellement exponentiel que les administrations publiques pourraient en partie assumer seules, en dernier ressort, face à l’inaction des entreprises du secteur.

Une industrie pétrolière au cœur de l’économie canadienne

Le ministère des Ressources naturelles estime que le territoire canadien abriterait plus de 171 milliards de barils, soit l’équivalent de 10% des réserves prouvées à l’échelle mondiale. Moins fréquemment cité que ses homologues de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), ou que son voisin américain, le Canada dispose pourtant de réserves immenses et d’une industrie extractive qui compte parmi les plus puissantes au monde. Toutefois, à l’instar du Venezuela, une grande partie des réserves de pétrole du Canada (97 %) se trouvent sous la forme de sables bitumineux, une forme de pétrole dit « non-conventionnel ». L’extraction des sables bitumineux, plus coûteuse et trois fois plus polluante que le pétrole conventionnel, demeure l’un des enjeux majeurs de l’industrie canadienne. Celle-ci est en effet régulièrement pointée du doigt pour la déforestation que nécessite la construction de mines à ciel ouvert, la contamination des eaux et notamment de l’immense rivière Athabasca à proximité, ou encore le rejet dans l’atmosphère de gaz à effets de serre (GES) liés au processus d’extraction des éléments pétrolifères dans les sables bitumineux.

En 2021, le secteur pétrolier et gazier représentait 5,5% du PIB canadien, tandis que l’Association canadienne des producteurs de pétrole (ACPP) estime que plus de 400 000 emplois sont directement ou indirectement liés à l’activité extractive dans le pays. Des chiffres qui dessinent une industrie pétrolière dont la place au sein de l’économie canadienne demeure prépondérante, en particulier dans les provinces de l’ouest du pays. Car c’est bien dans la seule province de l’Alberta que se trouvent plus de 80% des réserves de pétrole canadiennes. L’industrie extractive y représente un tiers du PIB de la province et deux tiers de ses exportations. Calgary, sa capitale économique, abrite par ailleurs les sièges sociaux des plus grandes entreprises pétrolières canadiennes, parmi lesquelles Suncor, Canadian Natural Resources Limited ou encore Husky. L’économie de l’Alberta, et dans une moindre mesure celle de la Saskatchewan voisine, repose donc en grande partie sur les résultats du secteur pétrolier. Selon l’Alberta Energy Regulator (AER, organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta), le nombre de puits de pétrole présents dans la province atteindrait quant à lui 460 000, contre environ 140 000 en Saskatchewan.

Cette prépondérance du secteur pétrolier dans l’ouest du pays n’empêche pas l’industrie de faire face à un changement progressif des caps politiques. Le Premier ministre Justin Trudeau, arrivé au pouvoir fin 2015, quelques semaines seulement avant l’adoption des Accords de Paris sur le climat (décembre 2015), annonce vouloir augmenter la part des énergies renouvelables dans le « mix énergétique » canadien et accompagner la transition de l’industrie pétrolière vers une activité moins émettrice tout en limitant ses effets sur les résultats économiques et sur l’emploi. En avril 2021, le Premier ministre canadien s’est ainsi engagé à maintenir son pays dans une trajectoire permettant une baisse du niveau d’émissions de GES de 40 à 45% par rapport au niveau de 2005 d’ici 2030.

« Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être. »

Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être, freinant les initiatives visant à réglementer son activité et s’appuyant sur des relais politiques puissants – notamment Jason Kenney, Premier ministre de l’Alberta – pour faire entendre ses intérêts. Par ailleurs, si les entreprises du secteur pétrolier entrevoient la possibilité d’une restriction de leur activité, elles ont désormais intégré une donnée financière fondamentale pour l’avenir du secteur à moyen terme : la baisse inéluctable de la valeur des actifs pétroliers. Une baisse de valeur qui s’explique à la fois par la perspective de l’épuisement des ressources, mais aussi (et surtout) par le risque réputationnel que représente désormais l’investissement dans les actifs pétroliers.

Le financement du secteur pourrait également être affecté par ce changement – encore timide – de priorités énergétiques, cette fois-ci à très court terme. La Caisse de dépôt et de consignation du Québec (CDPQ), deuxième fonds de pension du pays avec près de 400 milliards de dollars canadiens (290 milliards d’euros) d’actifs, a ainsi annoncé en 2021 vouloir liquider son portefeuille d’actifs pétroliers (environ 4 milliards de dollars) d’ici la fin de l’année 2022. Ces évolutions récentes traduisent les difficultés structurelles auxquelles va devoir se confronter l’industrie pétrolière canadienne. Aussi, face à l’absence de repreneur ou la perte de valeur de leurs infrastructures, certaines ont choisi l’abandon pur et simple, préférant solder leur perte que d’investir dans la remise en conformité ou la maintenance des puits de pétrole.

La facture liée aux puits orphelins en pleine explosion

C’est probablement là que réside l’explication de l’augmentation des puits de pétrole inactifs ou orphelins au Canada. Un puits de pétrole est considéré comme « inactif » s’il n’a produit ni gaz ni pétrole depuis plus de six mois et « orphelins » lorsqu’aucun exploitant connu et viable financièrement n’est connu. Selon un rapport du Directeur parlementaire du Budget (DPB) publié en janvier 2022, le nombre de puits orphelins recensés en Alberta est passé de 700 en 2010 à près de 8 600 dix ans plus tard. Parallèlement, le nombre de puits orphelins a également été multiplié par cinq en Saskatchewan (300 à 1 500). Les données de l’AER précisent que seuls 36% des puits de pétrole en Alberta sont aujourd’hui considérés comme actifs, soit le taux le plus faible jamais enregistré dans la province. Et si la crise de 2014-2015 (forte baisse du prix du baril de pétrole) a sans doute eu des effets conséquents sur l’industrie en Alberta, le constat réalisé par les autorités provinciales et le DPB soutient bien l’idée d’une évolution structurelle du secteur pétrolier au Canada.

Cette augmentation exponentielle de ces puits de pétrole orphelins ne sera pas sans conséquence financière. « Comme le nombre de puits orphelins augmente, le coût prévu du nettoyage des passifs environnementaux croît aussi », prévient le rapport du DPB. L’institution située à Ottawa (Ontario) estime que le coût cumulatif de gestion et de nettoyage de ces puits orphelins devrait ainsi atteindre 1,1 milliard de dollars canadiens (800 millions d’euros) d’ici 2025, contre seulement 350 millions de dollars canadiens (254 millions d’euros) sur la période 2015-2018. Le Directeur parlementaire du Budget précise par ailleurs que plusieurs biais conduisent vraisemblablement à une sous-estimation des coûts. D’abord la classification des puits, les procédures pour déclarer un puits « orphelin » étant relativement longues. Mais également parce que les estimations réalisées par l’organisme d’audit budgétaire fédéral ne prennent pas en compte les coûts de nettoyage si d’éventuels dégâts environnementaux (contamination des sols, fuites, incendies, etc.) intervenaient sur les puits à l’abandon. Enfin, le coût strictement environnemental de ces puits abandonnés est immense, puisque les puits non-colmatés rejettent du méthane dans l’atmosphère en grande quantité, un gaz dont les effets sur le réchauffement de la planète sont 86 fois supérieurs au dioxyde de carbone.

Aussi, comme c’est le cas pour de nombreuses industries polluantes, la question de la prise en charge de ces coûts de dépollution demeure au cœur du problème. En abandonnant simplement les puits de pétrole en l’état, les entreprises transfèrent le coût du démantèlement et de l’assainissement aux autorités publiques, forcées de le prendre à leur charge pour protéger la biodiversité, garantir la sécurité des populations, mais également envisager de réutiliser les terres sur lesquelles le forage était effectué. Or, comme le rappelle le DPB, « les organismes de réglementation provinciaux exigent que les entreprises pétrolières et gazières ferment les puits inactifs ». C’est-à-dire vérifier la sécurité des installations, mais aussi piloter la réhabilitation des territoires concernés. Les provinces, au premiers rang desquelles l’Alberta, s’efforcent de faire contribuer les entreprises par l’intermédiaire de programmes de dépôts de garantie : les entreprises pétrolières alimentent un fonds destiné à organiser la maintenance et le nettoyage des puits inactifs. Il s’agit en réalité de susciter une forme de redistribution intra-sectorielle, puisque les entreprises réalisant des profits couvrent, par ce biais, les éventuelles pertes des entreprises contraintes d’abandonner certains actifs.

« En dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. »

Néanmoins, les moyens d’action du fonds de garantie demeurent limités : le DPB met en exergue qu’en Alberta, les besoins de financement pour l’année 2021 (415 millions de dollars canadiens) excédaient déjà la capacité du fonds de garantie (237 millions), suggérant un manque de coopération de la part des entreprises du secteur, qui savent que la puissance publique viendra les suppléer. Car en dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. Les provinces ont quant à elles rapidement sollicité l’échelon fédéral, mettant en avant des coûts en constante augmentation. Dans le cadre du plan de soutien à l’économie lancé en mars 2020, au début de la pandémie de Covid-19, le gouvernement fédéral a ainsi déjà versé 1,7 milliard de dollars canadiens (1,2 milliard d’euros) aux provinces, dont 60% uniquement à l’Alberta, afin de contribuer à la réhabilitation des puits de pétrole abandonnés.

« Privatisation des gains, socialisation des pertes » ?

Pour l’heure, ce financement fédéral devrait permettre de couvrir les coûts de dépollution liés aux puits de pétrole orphelins dans les prochaines années. Le DPB souligne cependant que plusieurs inquiétudes demeurent. La mauvaise évaluation des coûts, mais surtout l’évolution structurelle de l’industrie pétrolière canadienne laisse présager une augmentation significative des coûts de cette nature au cours des prochaines décennies. De plus, le ciblage du soutien financier apporté au secteur extractif, et plus généralement à toutes les industries polluantes, pose toujours question. Sur les versements effectués par la province de l’Alberta aux entreprises, près de la moitié auraient ainsi bénéficié à des entreprises viables financièrement. Le risque principal est donc celui de l’effet d’aubaine : des entreprises qui disposeraient des fonds nécessaires pour assumer elles-mêmes le coût de la dépollution lié à leur activité transféreraient ce coût, grâce aux subventions ou aux financements qu’elles recevraient, directement aux contribuables.

L’association Alberta Liabilities Disclosure Project (ALDP), qui rassemble des citoyen(ne)s appelant à une plus grande transparence sur le passif des sociétés pétrolières et sur les politiques mises en œuvre pour sortir des énergies fossiles, plaide ainsi pour un versement aux entreprises assorti de conditions plus strictes, afin de limiter ces effets d’aubaine. Il s’agit, avance-t-elle, d’aider les entreprises pétrolières en difficulté à assumer leur passif, et en aucun cas permettre un financement supplémentaire de l’industrie toute entière. De plus, en écho à la parution du rapport du DPB en janvier dernier, l’association ALDP a fait remarquer qu’il n’était question, dans le rapport, ni du Manitoba, ni de la Colombie-Britannique, qui disposent pourtant elles aussi de ressources en hydrocarbures. Enfin, et c’est sans doute l’élément le plus vertigineux, il s’agit de rappeler que les questions liées aux puits de pétrole se limitent strictement à l’extraction du pétrole conventionnel, qui ne représente que… 3% des réserves canadiennes. Les sables bitumineux, extraits dans des mines à ciel ouvert ou selon des techniques de forage particulières, demeurent pour le moment en-dehors des estimations réalisées sur le coût qu’impliquerait l’arrêt de la production d’énergies fossiles.

À moyen terme, une potentielle diminution de la production canadienne de pétrole devrait contraindre les responsables politiques à se positionner plus explicitement. Pour l’heure, le Premier ministre Justin Trudeau, issu du Parti Libéral, affiche son intention d’accélérer le développement des énergies renouvelables, mais peine à infléchir véritablement la trajectoire de l’industrie pétrolière. Les relations parfois délicates entre le pouvoir fédéral et les provinces l’incitent à agir en permanence avec le souci des équilibres internes. L’Alberta, troisième province la plus riche du pays derrière l’Ontario et le Québec, demeure très largement dépendante de son industrie pétrolière et les soubresauts de celle-ci ont des effets sur l’économie du pays tout entier. En 2014 et 2015, la chute des prix du pétrole avait ainsi conduit à une dégradation soudaine des finances publiques de la province, mais aussi du taux de croissance du PIB canadien (passé de 3% en 2014 à 1% en 2015).

« À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. »

De son côté, l’industrie du pétrole trouve généralement ses meilleurs alliés parmi les élu(e)s du Parti Conservateur. La récente désignation de Pierre Poilièvre, défenseur revendiqué de l’industrie pétrolière, comme chef du Parti Conservateur, devrait conforter les représentants du secteur. Fustigeant au cours de sa campagne pour accéder à la tête du Parti Conservateur, un gouvernement Libéral « ouvertement hostile au secteur énergétique », Pierre Poilièvre a en outre bénéficié d’un contexte mondial fragilisé par la guerre en Ukraine pour appuyer le discours de souveraineté énergétique mis en avant par une partie de l’industrie. Les yeux tournés vers la (probable) succession de Justin Trudeau prévue en 2025, Pierre Poilièvre entend ainsi porter ce soutien du secteur pétrolier au sommet de l’État fédéral. À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. Son coût, lui, pourrait suivre une trajectoire exponentielle au cours des prochaines années, et l’industrie semble s’évertuer à en transférer la charge aux autorités provinciales et fédérales. Industrie qui, en attendant, creuse toujours : selon les dernières estimations, les réserves hypothétiques enfouies dans le sol de l’Alberta pourraient représenter près du double des réserves prouvées.

Néolibéraux « progressistes » contre droite extrême : le Canada sur le même chemin que les États-Unis ?

Justin Trudeau fait face à de nombreux scandales et est fragilisé par sa gestion autoritaire. © Malena Reali

Après des mois sans majorité, M. Justin Trudeau a réussi à sceller un accord avec le NPD, parti de centre-gauche, pour maintenir son parti au pouvoir. En dépit de quelques promesses sociales, le contrat de gouvernement cherche surtout à accroître les dépenses militaires et à maintenir une forme de statu quo. Surtout, les nombreux scandales impliquant M. Justin Trudeau et sa gestion autoritaire du pays annoncent la fin de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne. La droite, qui se présente comme la garante des libertés individuelles depuis l’épisode du « convoi de la liberté », est en embuscade. Article de Radhika Desai, politologue à l’université du Manitoba, originellement publié dans la New Left Review, traduit par Aphirom Vongkingkeo et édité par William Bouchardon.

À Ottawa, les cercles politiques ont poussé un soupir de soulagement quand le Premier ministre Justin Trudeau (Parti libéral) et M. Jagmeet Singh (chef du Nouveau Parti démocrate, centre-gauche) ont annoncé leur accord de soutien parlementaire – sans toutefois former une coalition – le 21 mars dernier. Le NPD permettra ainsi au gouvernement minoritaire de M. Trudeau de rester en place jusqu’en 2025, en échange de concessions sur des dépenses sociales. Un accord qui s’explique par le fait qu’aucun des deux partis n’a hâte d’arriver aux prochaines élections. L’attractivité des partis a souffert de décennies de prédation néolibérale, comme l’a bien montré le scrutin national en septembre 2021 : l’abstention a continué à progresser, le NPD a gagné un seul siège, les conservateurs en ont perdu deux et, surtout, les libéraux ont encore échoué à emporter la majorité. Conséquence : 55 % des Canadiens pensent que M. Justin Trudeau devrait tirer sa révérence, et la rumeur prétend qu’il songe désormais à prendre sa retraite politique. Sa successeuse présumée ? Mme Chrystia Freeland, surnommée la « Ministre de tout » : vice-Première ministre, ministre des Finances et chargée de la crise ukrainienne. Dans une ambiance aussi instable, des arrangements de couloir sont nécessaires pour consolider le bloc au pouvoir.

Les médias se sont contentés de poser les questions habituelles : l’accord sera-t-il durable ? Probablement, à moins que M. Singh ne retrouve soudainement son intégrité ou qu’une improbable opportunité d’emporter la majorité se présente aux libéraux. L’accord sera-t-il profitable au NPD ? Par un miracle, peut-être. Compromet-il la démocratie canadienne ? Ce n’est qu’un clou de plus pour en sceller le cercueil. Présente-t-il un intérêt pour le Parti conservateur ? Pour tous ceux qui espèrent se rapprocher des suprémacistes blancs d’extrême droite du convoi de la liberté, qui a bloqué Ottawa en janvier et février 2022, probablement. À cela s’ajoutent les critiques émises par les politiciens provinciaux à propos des dépenses excessives prévues dans l’accord.

Mais la vraie question soulevée par cet accord n’a pas été posée : pourquoi maintenant ? Après tout, le même arrangement avait déjà été considéré, puis abandonné, après l’élection de septembre. Deux raisons sont avancées dans le texte de l’accord : d’abord, « la polarisation et le dysfonctionnement parlementaires grandissants » empêcheraient le gouvernement de réaliser son agenda. D’autre part, il devient urgent de retrouver la stabilité, alors que les Canadiens doivent « faire face à un monde moins sûr à cause de la guerre criminelle menée par la Russie en Ukraine ». Ces explications en apparence inoffensives dissimulent néanmoins de fortes tensions qui tirent politiquement le pays vers la droite.

Militarisme contre dépenses sociales

Bien que les dépenses militaires n’aient pas été mentionnées dans l’accord, la temporalité dans laquelle ce deal a été conclu trahit son intérêt pour l’armée. Le 22 mars, alors que M. Justin Trudeau décollait pour l’Europe en vue des réunions du G7 et de l’OTAN, le Globe and Mail annonçait que le NPD serait prêt à « valider les dépenses militaires en échange de politiques sociales ». M. Jagmeet Singh espère sans doute réussir le pari du « guns and butter », c’est-à-dire la combinaison de l’impérialisme et du progrès social. Il y a pourtant de quoi en douter sérieusement. Les politiques sociales prévues dans l’accord sont minimes : le remboursement de soins dentaires sur critères sociaux, une loi sur l’Assurance médicaments d’ici 2023, un saupoudrage de subventions des soins, une loi sur la sécurité des soins de longue durée, un peu de logement abordable, de timides actions pour le climat, dix jours de congé maladie pour les travailleurs employés sous réglementation fédérale et une loi pour interdire l’usage des briseurs de grève. En parallèle, les deux partis s’entendent pour augmenter drastiquement les achats d’armes. M. Singh, qui s’était en premier lieu opposé au soutien militaire à l’Ukraine, s’est ravisé. Il s’est aussi engagé à développer l’arsenal canadien, tandis que les libéraux ont ouvert des négociations avec Lockheed Martin (première entreprise américaine, et mondiale, de défense et de sécurité, ndlr) pour acheter des avions de chasse. On estime à dix-neuf milliards de dollars le coût de ce renforcement de la machine de guerre canadienne.

Et ce n’est que le commencement. Dès le début de la crise ukrainienne, le complexe militaire a dégainé sa liste de course, cependant que les « experts en sécurité » s’alarmaient des desseins impérialistes de Poutine qui engloberaient même le Canada. Après tout, la Russie n’est que de l’autre côté d’une banquise arctique en pleine fonte. Ainsi, si le programme adopté par les libéraux et le NPD prévoit bien des armes en abondance, il est bien pauvre en matière sociale. L’industrie militaire et des partisans d’une politique étrangère agressive invoquent de nouvelles menaces pour justifier la hausse des objectifs de dépenses militaires. En face, les économistes orthodoxes et les experts médiatiques alertent sur les dangers de « l’irresponsabilité fiscale » en pleine période d’inflation, d’incertitude économique et de dette publique alourdie par la pandémie. Leur litanie guerrière annonce un niveau de dépense sociale en-deçà des engagements du Parti libéral, et bien évidemment de ceux du NPD. Le plus probable est donc que les mesures sociales adoptées soient celles qui génèrent des profits pour le secteur privé. L’implication des assurances privées dans l’Assurance médicaments est par exemple déjà en cours de discussion.

Mépris du Parlement et scandales en série

Voilà ce qu’il en est de l’« insécurité » contre laquelle il convient d’agir. Quid, alors, de «  la polarisation et [du] dysfonctionnement parlementaires grandissants » qui justifient également l’accord de soutien sans participation ? À ce sujet, même le Globe and Mail, pourtant libéral, n’accorde pas foi au discours du gouvernement, et accuse MM. Trudeau et Singh de vouloir « neutraliser le Parlement » et ses commissions. D’après le Globe, les accusations émises par M. Justin Trudeau à propos d’une obstruction parlementaire par les conservateurs sont infondées, comme l’attestent les 72 % des textes proposés par son gouvernement minoritaire qui ont été adoptés, soit seulement 10% de moins que lorsque les libéraux avaient la majorité. De plus, tout au long de son mandat, M. Trudeau a montré sa maîtrise des nombreuses méthodes conçues par les récents gouvernements canadiens pour contourner la législature : glisser les lois controversées au milieu de volumineux programmes de loi, écourter les séances parlementaires ou encore annoncer les initiatives majeures en conférence de presse. Ces pratiques ont permis de déplacer l’attention médiatique vers les commissions parlementaires plutôt que sur le gouvernement. En l’absence de discussion substantielle sur les politiques mises en place, la focale a été placée sur la lutte contre la corruption. Or, la contradiction entre la communication progressiste du Parti libéral et ses connexions évidentes avec le monde des affaires lui a valu quelques scandales. Trudeau lui-même a dû à plusieurs reprises affronter de terribles interrogatoires en commission.

Dès le début de son mandat, un problème de conflit d’intérêts a été soulevé par ses vacances en famille dans la résidence privée de l’Aga Khan (chef spirituel des musulmans ismaéliens, ndlr), aux Bahamas. Trois ans plus tard, en 2019, les pressions exercées sur le procureur général afin d’obtenir un traitement indulgent pour ses amis du secteur privé lui ont valu plusieurs mois de “Une” dans la presse. M. Trudeau a bien tenté de justifier ces interventions dans le processus judiciaire en prétextant qu’il s’agissait de créer des emplois, mais cela n’a pas convaincu l’opinion publique. Cette affaire lui coûta deux ministres et la majorité aux élections de la même année. Sa descente aux Enfers s’est poursuivie en 2020, marquée par le scandale WE Charity, une organisation de bienfaisance proche de la famille Trudeau, qui s’est vu confier l’administration de la Bourse canadienne pour le bénévolat étudiant, un contrat de 912 millions de dollars. M. Trudeau a ensuite ordonné la prorogation du Parlement, ce qui n’a fait qu’accélérer la crise. 

En 2021, le gouvernement libéral a provoqué un tollé en s’alliant avec le Bloc québécois pour mettre fin à l’enquête sur les agressions sexuelles au sein de l’armée canadienne. Enfin, cerise sur le gâteau : le recours à l’état d’urgence (pour la première fois de l’histoire canadienne, ndlr) pour arrêter le convoi de la liberté. Instaurant des restrictions de liberté sans précédent, cette décision fait désormais l’objet d’une enquête. Cet épisode a permis d’inverser les rôles : les libéraux passent désormais pour le parti de l’ordre et de la répression, tandis que les conservateurs se mettent en scène comme le parti des droits, de la liberté et de l’intégrité parlementaire. Ce faisant, l’attention est détournée des réels dangers représentés par le convoi de la liberté, à savoir le suprémacisme blanc qui s’y est exprimé, profitant de la colère contre les mesures sanitaires.

Vers une hégémonie de la droite ?

Les déboires de Justin Trudeau ne sont en fait que la dernière phase d’un processus d’érosion progressive de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne (depuis 1945, le parti a été au pouvoir cinquante-deux ans sur soixante-dix-sept). Les libéraux sont en compétition serrée avec les conservateurs, qui récoltent comme eux un tiers des voix. Pire encore, ils sont loin derrière dans l’ouest du pays, où le soutien aux conservateurs peut atteindre 70% dans certaines circonscriptions. Ce processus a commencé dans les années 1980 avec le Parti réformiste, dont l’apparition a provoqué un séisme qui a entaillé le système des partis au Canada. Les progressistes-conservateurs, parti bien établi de la droite, s’est réduit à seulement deux sièges en 1993. S’en suivit la laborieuse recomposition de la droite canadienne, qui a finalement pris forme sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper entre 2006 et 2015. 

Ces développements politiques sont le miroir de l’évolution de la structure du capitalisme canadien. Au cours des années 1970, une nouvelle classe capitaliste reposant sur l’extractivisme (notamment l’exploitation d’hydrocarbures) dans l’Ouest canadien est apparue, encouragée par l’État qui y voyait un moyen de réduire sa dépendance aux investisseurs étrangers. Ces intérêts se sont alors coalisés pour prendre leur revanche sur la finance et l’industrie de l’Est canadien et ont conduit les grandes villes des provinces de l’Ouest à se rassembler derrière le Parti réformiste, qui devint le parti d’opposition officiel en 1997. En 2003, le projet d’unification de la droite réussit à fusionner les vestiges du Parti progressiste-conservateur avec le Parti réformiste pour former le Parti conservateur.  

Pendant la quinzaine d’années qu’a duré ce réalignement de la droite, les libéraux ont eu le champ libre pour accaparer le gouvernement canadien et ont renforcé leurs convictions néolibérales. Cette transformation a eu pour conséquence la débâcle électorale de 2011, où l’on a vu le parti descendre en dessous de la barre des 20 %. Aux grands maux les grands remèdes : en 2015, Justin Trudeau a été choisi comme dirigeant grâce à son nom (il est le fils de Pierre-Elliott Trudeau, Premier ministre célèbre qui a gouverné presque sans discontinuer entre 1968 et 1984, ndlr) et des promesses ambitieuses ont été faites, notamment une politique budgétaire plus dispendieuse (s’autorisant un déficit plus important) et un référendum sur la représentation proportionnelle. Cela lui a permis de récupérer sa majorité dans un électorat lassé de Stephen Harper et de ses réformes économiques dogmatiques. Mais l’attrait pour les libéraux s’est rapidement estompé après leur arrivée au pouvoir. Les politiques sociales ayant été limitées par l’objectif de « déficit à court terme raisonnable de moins de 10 milliards de dollars »  pour diminuer le ratio dette/PIB, il ne restait plus aux Canadiens qu’à s’émerveiller de la parité et de la diversité ethnique du gouvernement de Trudeau (« un cabinet qui ressemble au Canada »). À part supprimer quelques mesures impopulaires du gouvernement Harper, comme l’augmentation de l’âge de la retraite, les libéraux ont vite renoncé à leurs promesses de justice sociale et leur électorat s’est réduit en conséquence lors des élections de 2019 et 2021.

Le convoi de la liberté : et si le trumpisme arrivait au Canada ?

C’est dans ce contexte que s’est produit le phénomène à la fois carnavalesque et inquiétant du convoi de la liberté. Caractérisé par sa composition blanche et paupérisée, et par des influences telles que le suprémacisme blanc, le fondamentalisme chrétien et l’islamophobie (ainsi que le financement généreux de donateurs américains), ce mouvement d’occupation qui a envahi Ottawa et plusieurs villes s’est défini en protestation contre l’obligation vaccinale, et comme une insurrection visant à destituer le gouvernement élu. Ce dernier, déjà peu légitimé par ses mauvais résultats électoraux, n’a su trouver de soutien ni parmi les détracteurs du mouvement, ni parmi ses sympathisants. Bien que ces derniers fussent peu nombreux, la crise sanitaire avait tout de même suffisamment contrarié les classes moyennes des périphéries urbaines – électorat fragile mais essentiel des libéraux – pour qu’elle exprime une forme de sympathie à l’égard des manifestants. Malgré de nombreux appels à un usage de la force, difficile de prévoir quelle serait la réaction de l’opinion publique en cas de répression policière sur une foule très majoritairement blanche. Finalement, après trois semaines d’occupation à Ottawa, M. Trudeau déclare l’état d’urgence, avant de le révoquer au bout d’une semaine.

Au final, Trudeau s’est attiré les foudres des sympathisants du convoi pour son autoritarisme tandis que les opposants au mouvement lui ont reproché son indécision. Il convient plutôt, désormais, de s’interroger sur la nécessité du recours à la loi sur les mesures d’urgence. Sans état d’urgence, les autorités canadiennes disposaient déjà de l’autorité requise pour arrêter le convoi à tout moment depuis le début de sa traversée. Seule la volonté politique a manqué. Durant ces semaines de tension, la répression est restée légère, voire complaisante, et l’on a même témoigné d’un certain accointement entre les manifestants et la police. Nonobstant l’état d’urgence, le convoi a été dispersé dans une relative tranquillité, et le recours aux pouvoirs spéciaux s’est borné à quelques gels de comptes bancaires. En outre, les gouvernements de provinces conservatrices ont refusé d’utiliser ces pouvoirs d’état d’urgence. Ainsi, même si la répression ne fut pas si féroce, le recours à des pouvoirs exceptionnels a vivement inquiété une part importante de la population.

Le convoi de la liberté a déjà obtenu une victoire : le député modéré Erin O’Toole a été démis de son rôle de chef du Parti conservateur pour avoir trop faiblement manifesté son soutien au convoi. La cheffe par intérim, Candice Bergen, s’est elle distinguée comme une fervente partisane du mouvement et se consacre désormais à un réquisitoire contre les dépenses sociales, la supposée destruction du secteur du gaz et du pétrole et la dénonciation des « socialistes » du gouvernement. Pendant ce temps, le charismatique Pierre Poilievre (député conservateur de Calgary), pro-convoi, mobilise des foules dont l’ampleur annonce déjà qu’il sera le prochain chef de la droite. Alors que le NPD avait timidement réussi à faire exister une opposition de gauche, son accord militariste et faussement social avec les libéraux risque de le marginaliser pour longtemps. L’échiquier politique canadien risque donc de tendre vers un modèle à l’américaine, entre un establishment néolibéral ostentatoirement « woke » et une droite dure enragée.

Justin Trudeau, archétype de la faillite des élites face au coronavirus

Emmanuel Macron et Justin Trudeau © RFI

Depuis l’apparition du Covid-19 en Chine, les dirigeants de la planète et, plus généralement, les élites économiques et politiques semblent pétrifiées. Tétanisées de voir qu’elles sont incapables, dans leur grande majorité, de répondre, non pas tant à l’épidémie qu’à leurs actes passés. Ayant fait une croix sur l’éventualité qu’il existerait une alternative au néolibéralisme, elles gèrent la crise en catastrophe, à l’aide d’une rationalité comptable et court-termiste. Dans sa piètre défense de l’environnement, dans sa volonté de multiplier les accords commerciaux de libre-échange et, pire, dans sa volonté de maintenir les frontières ouvertes coûte que coûte en pleine épidémie du coronavirus, un chef d’État s’est distingué. Il incarne pour tous les autres la déliquescence de l’élite dirigeante. Cet homme, c’est Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada.


L’éloquence avec laquelle Justin Trudeau dévaste au moyen de politiques néolibérales le Canada n’a pas d’équivalence. Cependant, à la manière d’Emmanuel Macron en France, il aurait plutôt tendance à achever la sale besogne. La crise du Covid-19 vient de fait éclairer les limites d’une politique menée tambour battant, à l’étranger comme au Canada, depuis la fin des années 1970. En 2013, la revue Diplomatie titrait dans son bimestriel, non sans audace : « Canada, l’autre puissance américaine ? ». Le pays, souvent effacé derrière son voisin du Sud, semblait, à première vue, prendre une nouvelle direction. Il y a sept ans, Justin Trudeau n’était pas encore Premier ministre mais simple député libéral au parlement fédéral. C’est Stephen Harper, Premier ministre conservateur, qui travaillait depuis 2006 à s’affranchir des États-Unis, et surtout, du modèle politique incarné par Barack Obama. Il a façonné une parenthèse conservatrice de dix ans durant laquelle le Canada a semblé rompre non seulement avec les carcans de l’élite politique libérale d’Ottawa mais également avec l’élite économique libérale de Toronto. Ce faisant, il voulait bâtir une nouvelle image du Canada, loin du pays de Bisounours qui lui collait à la peau et comme véritable puissance mondiale. Les alliés diplomatiques du Canada étaient dans l’expectative et le projet de pipeline Keystone XL finissait de tendre les relations avec Washington.

Peu de temps avant les élections fédérales de 2015, et alors que Justin Trudeau n’était placé que troisième dans les intentions de vote, Radio-Canada, la télévision publique d’État, proposa plusieurs reportages sur l’héritage que pouvait laisser Harper au Canada. Nombre d’observateurs soulignaient que, même en cas de défaite, l’Albertain avait tant changé le pays que ce dernier ne pouvait retrouver son idéal libéral-progressiste d’antan.

« Les élites économiques et politiques se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau »

Lourde erreur ? Sitôt élu, avec une majorité absolue, Justin Trudeau a proclamé au monde entier « Le Canada est de retour ». La Trudeaumania naissait. Toutefois, oui, il y a eu une lourde erreur d’analyse de la situation. L’erreur n’est pas tant d’avoir cru à une rupture politique proposée par Stephen Harper que d’avoir pensé que la politique économique et sociale des conservateurs différait de celles des libéraux. Au mieux, il serait aisé de parler d’ajustement. Au pire, de continuité. L’élite économique et surtout l’élite politique se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau. Les politiques néolibérales ont pu de nouveau s’élancer sans crainte de contestation particulière, le sociétal se chargeant de polir la façade.

Justin Trudeau est le résultat d’un héritage politique ancien

Élu à la majorité absolue, Justin Trudeau, quoique épigone, a pu sans difficulté reprendre à son compte les politiques menées par son père Pierre Eliott dans les années 1970 mais surtout par Jean Chrétien et son ministre des Finances Paul Martin. Tous issus du Parti libéral du Canada (PLC), ce dernier, depuis les premières élections dans la confédération au XIXe siècle, a pratiquement envoyé sans discontinuité ses dirigeants à la tête du pays. Les hiérarques du PLC sont au demeurant, pour leur majorité, des descendants de l’élite coloniale britannique. C’est donc une élite essentiellement anglo-canadienne, y compris au Québec, qui dirige le pays. Ainsi, si Stephen Harper a affiché une connotation conservatrice à sa politique, il est resté fidèle à une tradition d’ouverture au libre-échange, ancrée et admise au Canada, qu’il a exploitée au péril de l’environnement par une exploitation massive des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. D’ailleurs, et cela sera précisé après, Justin Trudeau a, sur ce sujet, mené une politique comparable.

Convaincue de fait par le libre-échange, l’élite canadienne a naturellement épousé les thèses néolibérales développées par ses plus proches partenaires, à savoir Londres et Washington et ce dès le milieu des années 1980. Les privatisations, telles que Petro Canada ou le Canadien National, se sont enchaînées. Bien avant le TAFTA et le CETA, l’Alena, l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, fut signé en 1994. Le Premier ministre du Canada d’alors, Brian Mulroney, soutint ardemment l’accord, qu’il voyait comme un moyen pour le Canada de stimuler l’industrie automobile et agroalimentaire. À l’époque, avant de développer les exportations, c’était aussi avant tout un moyen de se servir du retard économique et agricole du Mexique pour libéraliser son économie, tout en évitant d’ajuster les standards sociaux américains et canadiens à celui de Mexico…

« Justin Trudeau a réalisé le tiercé : soutien aux exploitations pétrolières, signature de l’accord de libre-échange aceum et gestion à vue du Covid-19 »

En est-il de même pour Justin Trudeau ? Il a certes déclaré, à l’orée de l’an 2020 : « Nous devons de nouveau défendre les valeurs de respect, d’ouverture et de compassion qui nous définissent en tant que Canadiens. […] En unissant nos forces, nous bâtirons un avenir meilleur pour tout le monde ». L’ouverture aux communautés ethniques et religieuses, pour ne pas dire le sans-frontiérisme véhiculé par Trudeau, est non seulement sa marque de fabrique mais elle est caractéristique d’un dirigeant canadien qui encourage, sinon favorise, le multiculturalisme. Les intellectuels canadiens Charles Taylor – dans sa théorie du multiculturalisme de la reconnaissance – et Will Kymlicka, qui promeut la citoyenneté multiculturelle, participent de cette construction politique au Canada, à l’exception manifeste du Québec. C’est un fait, en matière sociétale, Justin Trudeau dispose d’un catalogue aussi large que l’imagination de Donald Trump en matière de tweet. Ce n’est cependant pas suffisant pour combler sa politique générale menée depuis 2015. À défaut d’exhaustivité, trois politiques menées peuvent être passées à la loupe. La préservation de l’environnement couplée à la question du changement climatique, la politique commerciale et la gestion de crise du coronavirus sont suffisantes pour montrer que Justin Trudeau est un parangon d’élite néolibérale déconnectée du monde présent.

La faillite est portée à son paroxysme sur trois enjeux

Justement, sur ces trois aspects, Justin Trudeau a réalisé le tiercé. En quelques semaines seulement, il a réussi à se mettre à dos les communautés autochtones de l’ensemble du Canada avec un nouveau projet de gazoduc. Il a ratifié en février le nouvel Alena, subtilement nommé ACEUM, pour Accord Canada-États-Unis-Mexique. Enfin, il s’est résolu très tardivement à fermer les frontières canadiennes de peur de passer pour un xénophobe et au risque que cela ne déstabilise l’économie.

Dans l’ordre du tiercé, l’environnement est l’autre cheval de bataille de Justin Trudeau. Depuis son élection en 2015, il a promis, non seulement aux Canadiens mais également aux instances internationales, qu’il ferait son maximum pour préserver la faune et la flore, sévèrement attaquées avec l’exploitation des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. Il a promis par ailleurs de lutter contre le réchauffement climatique en œuvrant pour la réussite de l’accord de Paris lors de la COP21 en décembre 2015. La dernière crise majeure énergétique au Canada prouve une nouvelle fois que seuls les intérêts économiques des majors pétrolières motivent les décisions de l’administration Trudeau. Cette crise, c’est celle de la construction d’un gazoduc par la compagnie Coastal GasLink, censé relier le terminal méthanier LNG Canada en Colombie-Britannique. D’un coût de 6,6 milliards de dollars canadiens, soit environ 4,6 milliards d’euros, le gazoduc doit transporter 700 000 litres de gaz liquéfié par jour à destination de l’Asie d’ici 2025. Or, le gazoduc est censé traverser le territoire d’une Première Nation, à savoir les Wet’suwet’en. Opposée au projet, la communauté autochtone a reçu un soutien en chaîne de la grande majorité des Premières Nations canadiennes, ainsi que de nombreux activistes écologistes comme Extinction Rebellion à Montréal. La mobilisation a été telle que de nombreuses communautés autochtones ont bloqué les voies de chemin de fer canadiennes en février, obligeant Via Rail, l’équivalent canadien de la SNCF, à suspendre ses activités en Ontario et au Canadien National, qui gère les voies ferrées, à tirer la sonnette d’alarme. La seule réponse qu’a trouvée pendant des semaines Justin Trudeau, avant qu’un début de négociation ne s’établisse début mars, est le droit, puisque la Cour suprême canadienne a autorisé les travaux en dernier ressort. La faible réponse politique, davantage motivée par les ambitions énergétiques et économiques de Justin Trudeau et de son gouvernement, n’est que le dernier exemple de son double discours en matière environnementale. Les précédents sont nombreux, à l’image de l’oléoduc TransMountain, censé traverser l’Alberta jusqu’à la Colombie-Britannique ou le corridor Énergie Est, là encore soutenu par le Premier ministre pour transporter les hydrocarbures albertains jusqu’au Québec.

La deuxième forfaiture de Justin Trudeau commise à l’encontre des Canadiens concerne les accords régionaux de libre-échange. Le CETA, l’accord de libre-échange négocié dans la douleur entre Ottawa et Bruxelles, n’est pas du fait de Justin Trudeau. Il fut négocié en amont par Stephen Harper avant d’être officiellement ratifié par l’Union européenne et le Canada durant le premier mandat de Justin Trudeau. Pour l’élite politique et économique canadienne, les accords régionaux de libre-échange sont un prérequis pour mener une bonne politique commerciale. Le Canada se vante d’ailleurs d’être le champion du multilatéralisme. Aussi, la signature de l’Alena en 1994 a été vue par les décideurs canadiens comme le début de l’eldorado, tant il est vrai que le pays est largement dépendant des États-Unis. Pourtant, est-ce que cela sert réellement les intérêts des Canadiens ? Avec le CETA, il était déjà permis d’en douter. Bien que Chrystia Freeland, l’actuelle Vice-première ministre du Canada et ancienne ministre des Affaires étrangères, ait pleuré lorsque Paul Magnette a bloqué l’accord transatlantique, les agriculteurs canadiens, et tout particulièrement québécois, ont une crainte fondée, celle que l’ensemble de leur filière ne puisse résister à la concurrence des produits laitiers européens.

« Justin Trudeau ne souhaite pas à ce stade confiner entièrement la population de crainte que ça affaiblisse l’économie canadienne »

À ce jour, de nombreux responsables européens clament d’ailleurs que le CETA, partiellement mis en œuvre avant que l’ensemble des parlements européens ne l’ait ratifié, est davantage profitable aux Européens plutôt qu’aux Canadiens. Cela n’a pas empêché Justin Trudeau de pousser pour l’aboutissement de l’accord commercial CPTPP, en lieu et place du TPP que les États-Unis ont quitté. Cet accord commercial, qui touche onze pays dont le Vietnam, l’Australie, le Japon, le Mexique ou encore le Chili, présente des similitudes fortes avec le CETA. Mais le plus inquiétant concerne la renégociation à marche forcée par Donald Trump de l’Alena, après l’avoir dilacéré, qui a abouti dans la douleur à un vaste accord pour l’ACEUM en 2019, ratifié par le parlement canadien le 13 mars 2020. Pour parvenir à un accord avec les États-Unis, le gouvernement canadien a sacrifié deux secteurs québécois stratégiques : le secteur laitier, déjà impacté par le CETA, mais aussi l’aluminium, qui représente une bonne part de l’industrie québécoise avec Rio Tinto comme principal employeur. Au contraire, il a limité les pertes pour l’industrie automobile en Ontario, bien que rares soient les analystes à parier sur des bénéfices pour le Canada.

Enfin, la dernière trahison de Justin Trudeau faite aux Canadiens concerne sa gestion de la crise du coronavirus. Il est ici davantage question de gestion plutôt que de réelle politique mise en œuvre, tant le gouvernement canadien navigue à vue. Dès le 26 janvier, une première personne est détectée positive au Covid-19 en Ontario. Le 9 mars, un premier décès des suites de la maladie est annoncé en Colombie-Britannique. Le pays compte au 30 mars plus de 7400 personnes infectées et 89 décès, dont la majorité se situe au Québec et en Ontario. Au départ, à l’image de ses homologues européens, Justin Trudeau s’est montré peu préoccupé par la propagation du virus. La première détonation est venue de l’infection de sa femme, Sophie Grégoire, par le virus, début mars, qui a obligé le Premier ministre à se confiner. Ensuite, de nombreuses provinces, et tout particulièrement le Québec en la personne de François Legault, le Premier ministre, ont commencé à hausser le ton faute de mesures mises en place au niveau fédéral. La principale pomme de discorde a concerné les contrôles aux aéroports internationaux et la fermeture de la frontière – la plus longue du monde – avec les États-Unis, que Justin Trudeau se refusait à fermer, au risque de voir… le racisme progresser. La principale préoccupation du Premier ministre est donc davantage de savoir si les Canadiens seront plus racistes plutôt que de les savoir en bonne santé ! François-Xavier Roucaut, du Devoir, ne s’est pas privé de souligner « l’insoutenable légèreté de l’être occidental » en pointant tout particulièrement la différence entre la gestion de la crise par les asiatiques et les occidentaux. Finalement, par un accord mutuel, la frontière a été fermée pour trente jours et les voyageurs étrangers sont depuis refusés au Canada. Mais il ne s’agit que de la circulation des personnes et non des marchandises. Chrystia Freeland a d’ailleurs tenu à souligner que « Des deux côtés, nous comprenons l’importance du commerce entre nos deux pays et l’importance est maintenant plus grande aujourd’hui que jamais ». C’est-à-dire que l’ensemble des transports de marchandises, même non essentielles au Canada, vont se poursuivre. De son côté, Justin Trudeau ne souhaite toujours pas confiner la population, soutenu par son ministre des Finances Bill Morneau, rejetant la responsabilité sur les provinces et arguant que cela nuirait trop … à l’économie canadienne.

« Le gouvernement canadien pousse pour une baisse des évaluations environnementales et souhaite injecter 15 milliards de dollars dans les hydrocarbures et les sables bitumineux »

Le coronavirus n’empêche d’ailleurs pas le gouvernement canadien et son ministre de l’Environnement Jonathan Wilkinson de pousser pour de nouveaux projets dans le secteur énergétique. Ainsi, une immense exploitation de sables bitumineux détenue par Suncor est en cours d’évaluation environnementale à proximité de Fort McMurray en Alberta, tout comme une consultation publique pour une mine de charbon également en Alberta. Une autre consultation publique est menée en plein Covid-19 pour réduire les … évaluations environnementales en matière de forage pétrolier et gazier en mer. Cette consultation pourrait concerner une centaine de forages au large de Terre-Neuve alors que de nombreuses espèces comme la baleine noire pourraient être touchées dans leur écosystème. Enfin, 15 milliards de dollars canadiens devraient être injectés en direction des industries gazières et pétrolières de l’Alberta pour les aider à surmonter la crise énergétique déclenchée par l’Arabie saoudite et la Russie.

L’élite néolibérale doit être une parenthèse

Par ces exemples, Justin Trudeau a montré sa parfaite déconnexion avec les réalités quotidiennes du Canada et des Canadiens. La prime à l’ouverture et aux échanges économiques, le laissez-faire en matière environnementale et son désarmement face au Covid-19 rappelle le piège dans lequel les politiques néolibérales, pour l’essentiel, ont plongé nos États. Davantage encore, ces politiques ont donné aux milieux économiques une place prépondérante, milieux qui se révèlent faillibles dès qu’une crise majeure intervient, telle celle que nous connaissons de nos jours. Justin Trudeau incarne ainsi, par ses renoncements et ses obsessions, ce qu’il y a de pire dans la déliquescence des élites.

Il est, pour ainsi dire, responsable de prévarication. Quant aux élites, elle restent accrochées à des totems, ne renonçant pas à vivre tels des sybarites. Le piège dans lequel le monde occidental est enfermé depuis quarante ans n’est pas une fatalité. Il oblige les citoyens à une réflexion de fond sur les actions à mener au sortir de cette crise. Surtout, à mener cette réflexion avec alacrité. William Faulkner ne disait pas mieux en 1958 : « Nous avons échoué à atteindre nos rêves de perfection. Je nous juge donc à l’aune de notre admirable échec à réaliser l’impossible ».

Élections au Canada : c’en est fini de la Trudeaumania

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Justin Trudeau – © Alex Guibord Flickr

Le 21 octobre, plus de 27 millions de Canadiens sont appelés aux urnes pour élire les 338 députés qui siégeront à la Chambre des communes. Démarrée le 12 septembre, la campagne fut jusqu’à présent relativement soporifique, où chacun, de l’actuel Premier ministre Justin Trudeau au leader conservateur de l’opposition Andrew Scheer, s’est borné à des promesses de campagne traditionnelles sans forcément mesurer les enjeux économiques, identitaires ou environnementaux qui attendent l’autre puissance nord-américaine. Pourtant, à la veille du scrutin, quelque chose est en train de se passer. Surtout, Justin Trudeau, porté par une flamboyante victoire en 2015, sent que le sol électoral est en train de se dérober sous ses pieds.


Revenons quatre ans en arrière et souvenons-nous. L’été n’est pas encore terminé que Stephen Harper, le Premier ministre conservateur du Canada a lancé la campagne électorale en plein mois d’août. Beaucoup sont encore en vacances, la rentrée n’est que dans quelques jours, et pourtant, commencent à fleurir dans les rues les pancartes électorales. Harper, en fin stratège, sait qu’une campagne longue va être le moyen pour lui de faire monter suffisamment les libéraux de Justin Trudeau (PLC) pour faire mécaniquement baisser les néo-démocrates (NPD) de Thomas Mulcair. Les libéraux au Canada sont classés au centre-gauche tandis que les néo-démocrates sont considérés comme à gauche, ou du moins, sociaux-démocrates. Au Canada, les élections se jouent à un tour. Dans chaque circonscription, même à une voix près, c’est celui en tête qui l’emporte. Alors quoi de mieux que neutraliser le camp progressiste pour permettre la réélection de conservateurs à Ottawa ? Au Québec, qui compte le plus grand nombre de circonscriptions derrière l’Ontario, le Bloc québécois ne semble toujours pas se remettre de sa lourde défaite de 2011 et de la déroute de son leader Gilles Duceppe dans sa propre circonscription à Montréal. Stephen Harper, élu dans la très conservatrice et pétrolière province de l’Alberta, à la tête du pays depuis 2006, règne en maître avec les conservateurs sur l’ensemble des provinces de l’Ouest, des plaines du Manitoba jusqu’au Pacifique. L’objectif ? Maintenir les places fortes dans le giron conservateur à l’Ouest et réaliser une percée au Québec, contrôlé depuis 2011 par le NPD.

C’est que, depuis 2011, ce sont les néo-démocrates qui forment pour la première fois l’opposition officielle à Ottawa. La défaite historique des libéraux les a obligés à faire appel au fils de l’illustre Premier ministre Pierre Eliott Trudeau, qui a dominé la vie politique canadienne dans les années 1970 et 1980. Justin Trudeau doit non seulement montrer qu’il a la carrure pour diriger la dixième puissance économique mondiale mais aussi prouver qu’il peut ramener les libéraux dans le camp de la victoire. Troisième dans les sondages, les stratèges libéraux comprennent vite le piège tendu par Stephen Harper. Lorsque démarre la campagne, Thomas Mulcair et les néo-démocrates sont au coude-à-coude avec les conservateurs pour la première place. Les libéraux se décident à braquer le curseur à gauche, avec promesses de déficit et d’investissements. Le NPD se limite à une campagne très modérée et les conservateurs accusent le coup après bientôt dix ans de règne. Un mois et demi plus tard, au soir du 19 octobre, les libéraux triomphent avec 184 sièges. Ils renvoient les conservateurs dans l’opposition officielle et le NPD est vaincu, avec seulement 44 sièges. Le Bloc québécois fait à peine mieux qu’en 2011 avec 10 sièges sur les 78 que compte le Québec. C’est le début de la Trudeaumania et le retour du Canada sur la scène mondiale.

Octobre 2019 : rien ne va plus chez les libéraux. Tous les coups de sonde indiquent seulement au mieux un gouvernement minoritaire. Alors que rien ne semblait pouvoir l’atteindre, Justin Trudeau semble (enfin ?) payer quatre ans d’errements et de renoncements. Pire, les Canadiens lui pardonnent de moins en moins ses turpitudes et ses mises en scène. Mettre en place un gouvernement paritaire et flatter toutes les communautés multiculturelles que compte le Canada n’est pas suffisant pour cacher la pauvreté de son bilan, tant à l’intérieur que sur la scène internationale. Avant d’entrer dans le vif de la campagne fédérale actuelle, attardons-nous quelques instants sur le bilan de Justin Trudeau à la tête du Canada.

Les cinq erreurs de Justin Trudeau

La première erreur de Trudeau a été de renoncer à une promesse phare de sa campagne : modifier le mode de scrutin pour qu’il soit davantage représentatif. Quatre ans après, beaucoup ne pardonnent pas aux libéraux cet excès de confiance. Nous parlons d’excès de confiance car les libéraux sont au Canada ce que fut durant des décennies la socialdemokraterna en Suède : un parti qui domine l’ensemble du paysage politique, élection après élection depuis un siècle.

Deuxième erreur : avoir cru contenter tout le monde en matière écologique. Pour la première fois au Canada, ce sont les enjeux environnementaux qui sont au cœur de la campagne. Le pays est, ce qu’on appelle, un mauvais élève en la matière : la réduction des émissions est reportée aux calendes grecques malgré la signature de l’Accord de Paris. Il reste l’un des pays les plus énergivores par rapport à sa population totale et sa dépendance aux hydrocarbures est criante. Trudeau n’a non seulement contenté personne mais il est attaqué par tous les autres partis pour son piètre bilan. Andrew Scheer, le chef de file des conservateurs, aux thématiques peu environnementales, se paye même le luxe de le critiquer ! Sans revenir sur l’ensemble des aspects de son bilan, Justin Trudeau a cru pouvoir convaincre de son sérieux alors qu’il a attaqué la Colombie-Britannique face à l’Alberta pour son refus de voir l’oléoduc TransMountain aller jusqu’à ses côtes. Cet oléoduc, comme tant d’autres, est un moyen pour l’Alberta de pouvoir exporter ses hydrocarbures (pétrole, sables bitumineux, gaz de schiste) et d’assurer sa survie économique. La province, surnommée la Texas du Nord,  est devenue trop dépendante des énergies fossiles. Il a également cru convaincre en poussant jusqu’à il y a peu pour que se réalise le pipeline – corridor énergétique en bon français – Énergie Est, dont l’objectif consiste à transporter les énergies de l’Alberta jusqu’aux ports de la façade atlantique, ce qu’a catégoriquement refusé le Premier ministre du Québec François Legault.

Troisième erreur : avoir cru faire illusion sur la scène internationale. Le Premier ministre canadien a souhaité reprendre à son compte le mantra de la politique étrangère canadienne qu’est le multilatéralisme. À son avantage, il a pu compter durant un an sur son voisin du Sud avant que les Américains n’élisent Donald Trump, qui ne cesse depuis de promouvoir l’isolationnisme. Au départ, Justin Trudeau a néanmoins poussé pour qu’aboutisse l’Accord de Paris. Il a œuvré à l’ONU pour que le Canada reprenne une place significative, avec à la clef l’espoir d’un siège non permanent au Conseil de sécurité. Il s’est très rapidement lié avec le président français Emmanuel Macron, notamment sur la question commerciale ou celle du droit des femmes. Mais sa défense acharnée des droits de l’homme et son manque de stratégie criant sur la défense des intérêts commerciaux du Canada ont montré une naïveté confondante des rapports de force internationaux.

Justin Trudeau s’est aliéné l’Arabie Saoudite, la Chine, la Russie, sans compter les relations dégradées avec l’Inde et les États-Unis.

Justin Trudeau a été suffisamment intelligent pour que l’Arabie saoudite sabre les relations diplomatiques avec Ottawa après les protestations sur le sort réservé à Raif Badawi. Pékin menace de faire de même depuis que les autorités canadiennes ont arrêté la fille du fondateur de Huawei et directrice financière de la firme chinoise sur demande de Washington. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir provoqué un an avant le courroux de Donald Trump lors de la renégociation de l’Alena. Justin Trudeau a réalisé une performance : se rendre plus détestable que le Mexique en matière commerciale.

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Signature du traité USMCA entre Pena Nieto, Trump et Trudeau.

Le nouveau traité de libre-échange USMCA n’a été obtenu qu’au prix de lourdes rétorsions pour les agriculteurs canadiens et tout particulièrement les producteurs de lait québécois au profit de ceux du Midwest. Heureusement que l’Union européenne a été là pour Justin Trudeau ! Coûte que coûte, Bruxelles n’a cessé de défendre le CETA – AECG pour Accord économique commercial global, l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne. La ministre canadienne des Affaires étrangères Chrystia Freeland est même allée jusqu’à pleurer à chaudes larmes lorsque Paul Magnette, le ministre-président de la Wallonie, a menacé de mettre à terre l’accord commercial.

Vous pensiez en avoir terminé ? Non, Justin Trudeau s’est employé à raidir les relations diplomatiques avec la Russie, déjà glaciales entre Stephen Harper et Vladimir Poutine, par une défense sans équivoque des intérêts ukrainiens. Le fait que la plus grande diaspora ukrainienne au monde soit au Canada n’est pas étrangère à cette prise de position. Mais les deux plus gros échecs de Trudeau sont le sommet du G7 à la Malbaie au Québec et son voyage officiel en Inde. Pour le premier, qui s’est déroulé courant 2018, Justin Trudeau a réussi à faire sortir de ses gonds Trump après avoir expliqué les concessions américaines lors d’un point presse à la fin du sommet. Le président américain, ni une, ni deux, a annoncé sur Twitter dans son avion qui le ramenait aux États-Unis que le communiqué final était caduc. Une première ! et surtout une humiliation pour les autorités canadiennes. Emmanuel Macron s’est employé, lors du sommet du G7 à Biarritz, à éviter tout communiqué pour ne pas répéter ce précédent.

Enfin, en Inde, Justin Trudeau a eu comme seule idée d’arriver avec un costume traditionnel hindou – pratiquement plus porté – et de danser sur des musiques locales. Ces images ont fait le tour du monde. Mais ce qui a surtout provoqué l’ire des autorités indiennes et du Premier ministre Narendra Modi a été la visite amicale qu’a rendu Trudeau et sa famille à un extrémiste sikh en délicatesse avec New Delhi. Là encore, le fait qu’une importante communauté sikhe soit établie au Canada n’est pas étranger à ce faux-pas.

L’opposition de Justin Trudeau à la loi sur la laïcité – dite loi 21 – va lui coûter de précieux sièges au Québec.

La quatrième erreur a été la politique approximative du gouvernement Trudeau en matière de politique intérieure. D’abord, les budgets présentés par son ministre des Finances Bill Morneau ont été sévèrement critiqués par la classe moyenne en raison de la hausse des impôts qui n’a pas compensé la hausse du déficit. Certes, cette politique de la demande prouve son efficacité puisque la croissance est au rendez-vous et le taux de chômage est au plus bas. Mais beaucoup de Canadiens ne comprennent pas que certains choix, fastueux, aient été faits au détriment de d’autres, plus élémentaires, comme garantir l’eau courante aux autochtones.

Cette approximation s’est vérifiée par le traitement désinvolte de l’immigration. Alors que le Canada jouissait jusqu’ici de l’image d’un pays ouvert mais rigoureux, Justin Trudeau et son ministre de l’Immigration Ahmed Hussen ont ouvert en grand les portes du pays. Si l’accueil de nombreux réfugiés Syriens a été unanimement saluée, l’absence de résultats sur les objectifs, comme 4% de nouveaux francophones dans le Canada anglais, est sévèrement critiquée. Au point qu’aujourd’hui une majorité de Canadiens souhaite que l’immigration soit plus durement contrôlée. C’est une première pour un pays qui s’est bâti grâce et par l’immigration.

C’était sans compter sur la dernière erreur de Justin Trudeau qui est le mépris qu’il accorde aux revendications québécoises. C’est peut-être d’ailleurs cette dernière erreur qui va lui coûter de précieux sièges le 21 octobre. Comme son père avant lui, Justin Trudeau, bien qu’il soit élu à Montréal, a toujours traité avec peu de considération les souhaits des Québécois d’être reconnus comme distincts du reste des Canadiens. Distinction qui s’opère par une reconnaissance et une ratification du Québec à la Constitution de 1982. Distinction qui s’opère par davantage de droits accordés au gouvernement provincial en matière fiscale et migratoire. Distinction enfin qui s’opère par le respect de la loi sur la laïcité, dite loi 21, qui prévoit peu ou prou les mêmes dispositions que celles appliquées en France aujourd’hui. À chaque fois, Justin Trudeau a combattu cette distinction, jusqu’à être le seul à ouvertement dire que s’il était réélu, il contesterait devant la Cour suprême du Canada la loi 21 en raison de son caractère « xénophobe, raciste et intolérant ».

L’Ontario mais surtout le Québec en arbitres de l’élection

Racistes et xénophobes les Québécois ? Justin Trudeau a peut-être franchi une ligne jaune électorale en voulant satisfaire à ce point les désirs multiculturels du ROC – Rest of Canada. Plus de 70% des Québécois appuient la loi 21, votée au début de l’été par le Parlement de Québec, d’après de nombreux instituts de sondage comme Léger ou Mainstreet. La désinvolture à l’endroit du Québec n’est pas la seule raison qui pousse de nombreux analystes, outre son piètre bilan, à prédire que Justin Trudeau n’est pas certain d’être reconduit. L’affaire du blackface, où l’on voit le jeune Trudeau au début des années 2000 grimé en noir a fini de convaincre de nombreux Canadiens que le leader libéral, premier à critiquer dès qu’on touche aux communautés, est un imposteur. Andrew Scheer, le candidat conservateur, s’est permis de le traiter de phony, soit de faux-jeton lors du deuxième débat des candidats.

Au coude-à-coude avec les conservateurs dans les sondages depuis la rentrée, le chef libéral voit depuis deux semaines ces derniers baisser. La chute des libéraux est telle qu’à la veille du scrutin, les stratèges libéraux s’emploient encore à faire des effets d’annonce. Il en va de même pour les conservateurs d’Andrew Scheer. Ce dernier, élu par surprise leader des conservateurs il y a trois ans, ne convainc pas les Canadiens. Ses positions radicales sur l’avortement et son absence de plan pour l’environnement font que s’il est élu, cela ne sera que grâce à la débâcle des libéraux et au réservoir de sièges conservateurs dans l’Ouest. Et encore, les conservateurs espèrent au mieux être en capacité de former un gouvernement minoritaire.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois. Donné pour mort il y a encore un an, le parti souverainiste, qui mène exclusivement campagne au Québec, est en mesure d’être le faiseur de rois de ces élections. Les différents coups de sonde prévoient tous que le Bloc arrive premier devant les libéraux avec – à l’heure où nous écrivons ces lignes – 32 à 37% des voix et plus d’une trentaine de sièges. La remontée spectaculaire du parti s’explique par trois facteurs. Le premier est l’arrivée il y a un an du gouvernement nationaliste de François Legault, qui participe à une reprise d’orgueil des Québécois. Le deuxième facteur est la piètre performance des autres leaders canadiens que sont Trudeau, Scheer et Jagmeet Singh, le leader néo-démocrate. Yves-François Blanchet, le chef du Bloc québécois, a remporté les deux débats en français – sans réelle difficulté certes vu le niveau en français des autres candidats et notamment d’Elizabeth May du Parti vert et d’Andrew Scheer – et s’est montré pugnace lors du débat en anglais. Le troisième facteur est enfin la défense de la loi 21, ce qui motive beaucoup de Québécois à voter Bloc pour barrer la route à d’éventuelles saisines à la Cour suprême par le gouvernement fédéral en cas de gouvernement minoritaire. Enfin, bien que cela ne soit pas comparable avec le Bloc québécois, la bonne performance de Jagmeet Singh lors du débat en anglais lui permet d’être en mesure de reprendre quelques sièges stratégiques en Ontario et au Manitoba au détriment du PLC et du PCC.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois.

D’après l’agrégateur de sondages Si la tendance se maintient réalisé par Bryan Breguet, les conservateurs sont en tête avec 33% juste devant les libéraux qui obtiendraient 31,4% et très loin devant les néo-démocrates qui restent à 15,7%. Dans le détail, les conservateurs et plus largement les libéraux ne cessent de reculer alors que le NPD et le Bloc québécois grappillent des sièges. Sur la totalité de la confédération, les conservateurs seraient en mesure d’obtenir 141 sièges, les libéraux 128 et les néo-démocrates 29. Le Bloc québécois aurait 34 sièges. La chute est spectaculaire pour les libéraux, qui seraient deuxièmes au Québec derrière le Bloc. Ce dernier est en mesure de rafler l’ensemble des circonscriptions du 450 (dîtes quatre-cinq-zéro), les libéraux se maintenant sur leurs places fortes de l’île de Montréal. À l’Ouest, le partage des voix entre les libéraux, les néo-démocrates et les verts en Colombie-Britannique permet aux conservateurs d’espérer de précieux gains. En Alberta, l’ensemble des 34 sièges provinciaux iraient au Parti conservateur, appuyé localement par le Premier ministre provincial Jason Kenney, ancien ministre de la Défense de Stephen Harper.

Dans les Prairies, le PCC raflerait la très grande majorité des sièges, même si l’inquiétude pointe avec la hausse légère du NPD. Enfin, les libéraux ne pourront pas rééditer l’exploit de remporter l’ensemble des sièges aux Maritimes. Comme souvent, la clef des élections va se jouer en Ontario et au Québec où chaque voix va compter.

Le risque est grand de ne voir aucun parti l’emporter le soir du 21 octobre.

Ayoye ! L’heure est grave pour Justin Trudeau. Ce dernier ne s’est pas trompé en montrant une absence totale de combativité lors du dernier débat en français réalisé par Radio-Canada avec la presse québécoise. Même en cas d’alliance avec les néo-démocrates et les verts, ils n’obtiendraient pas la majorité absolue des 169 sièges sur les 338 que compte la Chambre des communes. Comme indiqué plus haut, il y a tellement de circonscriptions où deux voire trois partis sont au coude-à-coude qu’il est difficile de prévoir avec certitude le résultat le 21 au soir. La participation, mais aussi le score du Bloc québécois et du NPD dans une moindre mesure vont être déterminants. Le Premier ministre est certain d’être réélu dans sa circonscription de Papineau. Mais comme diraient les Québécois, Ça ne prend pas la tête à Papineau de comprendre que l’ère de la Trudeaumania est terminée.

 

Le Canada de Justin Trudeau, paradis du macronisme

Sommet du G7 (Crédit photo : Le Devoir)

Justin Trudeau et Emmanuel Macron sont souvent présentés par la presse française comme deux jumeaux de la politique. Ces deux leaders politiques affichaient d’ailleurs une franche complicité lors du G7, organisé en juin 2017 au Canada. Alors que s’engage la pré-campagne pour les élections fédérales de 2019, nous pouvons dresser un premier bilan du mandat de Justin Trudeau, qui dirige le Canada depuis Octobre 2015. Le Canada est-il l’autre pays du macronisme ? Quelle sera l’issue des prochaines élections fédérales d’octobre 2019 ? 


Les profils d’Emmanuel Macron et de Justin Trudeau comportent de nombreux points communs. Charles Thibout, chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) déclarait à Europe1 qu’ils « incarnent l’archétype du jeune cadre dynamique qui débarque en politique » et qu’ils « jouent beaucoup, dans leur communication politique, sur leur esthétique et leur jeunesse. »

Par exemple, Justin Trudeau a fondé tout un récit politique autour d’un combat de boxe organisé en 2012, où il a affronté victorieusement un Sénateur conservateur : « Ce combat a lancé une image nouvelle du jeune homme. Plusieurs militants libéraux et journalistes ainsi que le grand public ont découvert un Justin Trudeau qui n’avait pas froid aux yeux. À l’époque, (…) il n’était qu’un simple député. (…) C’était toujours payant de gagner lorsque vous êtes le négligé. »

Justin Trudeau et Patrick Brazeau Photo : La Presse canadienne / Fred Chartrand

Justin Trudeau et Emmanuel Macron partagent aussi un discours commun : l’opposition entre “progressisme” et “populisme”, et la promotion du premier aux dépens du second. Tous deux ont été élus au cours d’un moment populiste. En effet, lors des élections fédérales de 2015, un vent de changement soufflait au Canada. Les Canadiens étaient “tannés” des 9 années de gouvernement du Parti Conservateur de Stephen Harper. Déjà en 2011, le Nouveau Parti Démocratique (NPD) avait réalisé une percée lors des élections fédérales.  Le PLC  d’alors était “carbonisé” par le “scandale des commandites”, une importante affaire de corruption.

“Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie.”

Lors des élections fédérales de 2015, Justin Trudeau est parvenu à renouveler l’image du PLC et à déjouer le scénario d’une victoire du NPD. Comment ? En contournant habilement sur sa gauche un NPD en voie de recentrage. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, reconnaît que Justin Trudeau a “mené une campagne plus sociale-démocrate, plus keynésienne que nous, qui avions promis l’équilibre budgétaire.” Une fois menée à bien cette stratégie de contournement, le “vote utile” a fait la différence et lui a garanti la victoire. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, dresse un bilan sans concessions du mandat de Justin Trudeau : “Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie. Il est beaucoup plus difficile à démasquer que le gouvernement conservateur précédent de Stephen Harper (…). Monsieur Trudeau a fait campagne avec un vernis social-démocrate, (…) Mais lorsqu’on regarde les actions, soit elles ne suivent pas, soit elles sont complètement contradictoires avec les promesses de campagne.”

Un “progressisme” réduit aux acquets

Le “progressisme” défendu par Justin Trudeau concerne surtout les questions de société. Son gouvernement a légalisé l’aide médicale à mourir, ainsi que l’usage du cannabis à des fins récréatives, promu la parité dans la formation du gouvernement et mis en oeuvre des politiques généreuses d’accueil des réfugiés Syriens.

Toutefois, dès lors qu’il s’agit des questions sociales ou des autochtones, les politiques menées sont beaucoup plus timorées. Son gouvernement a par exemple refusé  d’augmenter le salaire minimum à 15$ / heure, alors que certains États des USA (New York ou la Californie) ont décidé d’atteindre cette cible à plus ou moins brève échéance et que la province d’Alberta s’y est également engagée. Il se contente de mesures ciblées, telles que l’allocation pour les enfants, plutôt que d’un plan de lutte global contre la pauvreté. Plusieurs experts ont d’ailleurs déploré le manque d’ambition de la stratégie des libéraux en matière de lutte contre la pauvreté.

Grève de Poste Canada (Crédit photo : La Presse Canadienne)

Sur la question du droit du travail, le gouvernement s’inscrit dans la continuité du gouvernement Harper, en ayant recours à des lois spéciales forçant le retour au travail de salariés en grève. C’est ce qui s’est produit en Novembre 2018, lorsque le gouvernement Trudeau a décidé de briser le mouvement de grèves tournantes des employés de Poste Canada.

Ce mouvement portait sur les salaires, la charge de travail et les conditions de travail des employés en milieu rural. Le président du STTP, Mike Palacek accuse : « Justin Trudeau révèle son vrai visage en poursuivant le programme antisyndical de son prédécesseur, Stephen Harper. Il sait que nous avons toujours été disposés à négocier de bonne foi et à conclure, rapidement, des conventions collectives équitables pour nos membres. Il aurait très bien pu ordonner à Postes Canada de faire de même. »

Sur la question des Autochtones, Justin Trudeau a certes ouvert une “enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues ou assassinées” (1 200 victimes de 1980 à 2012). Les victimes s’inquiètent néanmoins des suites de cette enquête et demandent le prolongement de son mandat. En outre, le Comité des Nations Unies contre la torture se dit préoccupé par la stérilisation extensive forcée ou contrainte” de femmes et de filles autochtones au Canada, y compris de récents cas au Saskatchewan.

Par ailleurs, le gouvernement Trudeau a fait le choix d’un relatif statu quo s’agissant du cadre juridique qui lie les peuples Autochtones à l’État fédéral. Point de reconnaissance de leur droit à l’auto-détermination, comme le propose Québec Solidaire. Pour sortir du cadre juridique actuel (la Loi sur les Indiens qui a créé le système des réserves), il mise sur une simple loi… et refuse de satisfaire la revendication des peuples Autochtones, qui consiste à encadrer leurs relations avec le gouvernement fédéral par le droit international (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples Autochtones).

Trudeau, l’éco-tartuffe

On comprend aisément pourquoi le gouvernement Trudeau hésite à élargir les droits des peuples Autochtones. En effet, les Premières Nations sont en première ligne des luttes écologistes, dans la mesure où les projets extractivistes menés au Canada constituent une atteinte directe à leurs conditions matérielles d’existence, ainsi qu’à leur cosmogonie.

Manifestation contre Kinder Morgan (crédit photo National Observer)

Le projet d’extension de l’oléoduc Kinder Morgan constitue un exemple chimiquement pur des contradictions du gouvernement Trudeau. D’un côté, il signe les Accords de Paris (COP21). Et “en même temps”, il décide de financer à hauteur de 12 milliards de dollars canadiens, les travaux d’extension d’un oléoduc, permettant d’exporter, depuis la Colombie-Britannique, le pétrole issu des sables bitumineux d’Alberta. Ce projet a été temporairement stoppé, suite à la saisine par de nombreux peuples Autochtones de la Cour d’appel fédérale. Dans son jugement, prononcé le 30 août 2018, la Cour d’appel fédérale a annulé “le décret d’approbation du pipeline, invalidant du fait même le certificat d’approbation des travaux émis par le gouvernement fédéral. La Cour a renvoyé l’affaire au gouvernement pour qu’il corrige deux lacunes : 1) le processus d’examen vicié de l’Office nationale de l’énergie et 2) le non-respect du gouvernement de son obligation à consulter les peuples autochtones.”

Le gouvernement Trudeau a décidé de poursuivre ce projet d’extension d’oléoduc (cédé par la compagnie Kinder Morgan), en dépit de ses impacts environnementaux, directs (risque de pollution des cours d’eau en cas de déversements) et indirects (augmentation des exportations d’un pétrole ayant une forte empreinte écologique), et des doutes qui pèsent la viabilité économique du projet. En effet, dans le contexte de baisse des cours du pétrole, la plupart des compagnies pétrolières se sont retirées des projets en Alberta, car jugés non rentables. En somme, loin de mettre un terme à l’extraction de pétrole sale, le gouvernement Trudeau poursuit la “fuite en avant” engagée durant le gouvernement de Stephen Harper.

La poursuite des politiques de libre-échange

Le Canada est lié par de nombreux accords de libre-échange conclus sous les gouvernements libéraux et conservateurs, dont le plus connu est l’ALENA, qui lie le Canada, les États-Unis d’Amérique et le Mexique. Cet accord a conduit le Canada à arrimer son économie à celle des États-Unis, si bien que le Canada exporte à présent plus des trois quart de ses marchandises vers les USA. Les exportations du Canada vers les USA sont passés de 183 milliards de dollars en 1994 à plus de 450 milliards de dollars en 2015.

Justin Trudeau a poursuivi la politique menée par le gouvernement conservateur en matière d’échanges commerciaux, en signant l’Accord économique et commercial Global (Traité AECG ou CETA en anglais) avec l’Union européenne le 30 Octobre 2016, et l’Accord de Partenariat Transpacifique avec 10 autres pays (dont le Chili, le Mexique, l’Australie, le Vietnam, la Malaisie, etc.) le 8 mars 2018. Là encore, son gouvernement fait le choix du “business as usual” plutôt que d’une véritable transition écologique fondée sur la relocalisation des activités.

Collectif Stop CETA

Ces deux accords commerciaux présentent des caractéristiques communes : opacité des négociations, diminution importante des droits de douane entre pays signataires, et introduction de mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).

Ces mécanismes soulèvent de nombreuses inquiétudes. Ils ont donné lieu à des multiples contentieux et indemnisations en faveur des entreprises transnationales, notamment dans les pays signataires de l’ALENA (dont le chapitre 11 a introduit ce type de mécanisme). Par exemple, “en 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.”

Toutefois, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux USA a fragilisé ce modèle économique fondé sur l’expansion du libre-échange. Les USA ont décidé à la fin du mois de mai 2018 d’imposer des taxes de 25% sur l’acier et de 10% sur l’aluminium sur leurs échanges avec l’Union européenne, le Canada et le Mexique.

L’Administration Trump a poussé son avantage lors de la renégociation de l’ALENA. D’une part, Trump a négocié séparément avec le Mexique et isolé son “partenaire” canadien. D’autre part, le nouvel accord (l’AEUMC) a permis aux USA de consolider leurs gains ; le Canada ne parvenant qu’à maintenir certains acquis. Les USA ont, par exemple, obtenu le maintien des tarifs sur l’acier, l’aluminium et le bois d’oeuvre (ces tarifs ont été instaurés avant l’arrivée au pouvoir de Trump). En revanche, le Canada a été contraint d’ouvrir en partie son marché du lait aux produits américains.

Autrement dit, Trump est protectionniste lorsqu’il s’agit de barrer la route aux importations de pays tiers, et libre-échangiste pour ses propres exportations. Une des rares avancées de cet accord concerne la suppression du chapitre 11 de l’ALENA relatif au règlement des différends entre investisseurs et États au travers de tribunaux d’arbitrage.

Une diplomatie brouillonne et alignée sur les USA

Le bilan de Justin Trudeau est très critiqué en ce qui concerne sa politique étrangère. Jocelyn Coulon, ex conseiller de Justin Trudeau sur les affaires internationales, confiait récemment au journal Le Devoir (quotidien de référence au Québec) que “le bilan diplomatique du gouvernement Trudeau, c’est que nous sommes en froid avec les quatre grandes puissances de la planète – États-Unis, Chine, Inde et Russie. (…) Le gouvernement et la bureaucratie semblent incapables de juger ce qui se passe dans le monde et de s’y adapter. L’époque de la diplomatie de la canonnière, où on disait “on ne touche pas à l’homme blanc”, c’est fini”.

Le gouvernement Trudeau a multiplié les faux pas. Il s’est brouillé récemment avec la Chine, en procédant (à la demande des USA) à l’arrestation de la directrice financière de Huawei pour le Canada en décembre 2018. La Chine a répliqué en procédant à l’arrestation de deux ressortissants Canadiens.

Les relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite sont marquées par de fortes contradictions : soutien au blogueur Raif Badawi, accueil d’une réfugiée saoudienne, et “en même temps” signature d’un contrat de vente de blindés canadiens pour une valeur de 15 milliards de dollars canadiens…

Le Canada est également pointé pour son soutien à l’opposition vénézuélienne. Le Groupe de Lima (un bloc qui inclut le Canada et une douzaine de pays d’Amérique latine) s’est opposé à l’investiture de Nicolas Maduro. Les diplomates Canadiens “ont maintenu des contacts étroits avec M. Guaido” (qui tentait d’unifier l’opposition). Ils ont apporté une aide précieuse à l’opposition “en facilitant les conversations avec des gens qui étaient à l’extérieur et à l’intérieur du pays”.

Elections fédérales 2019 : vers une défaite de Justin Trudeau ?

Les prochaines élections fédérales auront lieu le 21 Octobre 2019. Justin Trudeau aborde ces élections lesté par son bilan mitigé sur les questions sociales et environnementales, mais fort d’indicateurs macro-économiques au beau fixe : croissance du PIB de +2,2% en 2019, taux de chômage de 5,9% 2019 (contre 7% en 2016). Le Canada compte accueillir un million d’immigrés d’ici 2021 pour faire face à la pénurie d’emplois.

Un certain nombre de signaux faibles indiquent que ces élections sont loin d’être jouées d’avance. Le Parti Libéral vient de perdre plusieurs élections provinciales : en Ontario avec la victoire du candidat du Parti Conservateur, Doug Ford, et au Québec contre un parti de droite, la Coalition Avenir Québec. Les Conservateurs ont également remporté plusieurs élections partielles : à Rideau Lakes (Ontario) ou à Chicoutimi-Le Fjord (Québec). Un sondage réalisé en mars dernier ainsi qu’un sondage réalisé tout récemment donnaient les Conservateurs gagnants face à Justin Trudeau.

A l’inverse, l’affaiblissement du Nouveau Parti Démocratique (dont le nouveau leader Jagmeet Singh peine à s’affirmer) et la “normalisation” du Québec (la “question nationale” ne constituant plus un déterminant central du vote Québécois) pourraient renforcer le Parti Libéral.

Toutefois, si le Parti Libéral était favori jusqu’à récemment, l’affaire SNC- Lavallin pourrait inverser la donne. En effet, le Parti Conservateur d’Andrew Scheer est en progression constante dans les intentions de vote, depuis l’éclatement de l’affaire en février 2018. Dans cette affaire, Justin Trudeau est accusé d’avoir tenté de faire pression sur la ministre de la Justice, afin d’éviter un procès criminel à la SNC – Lavallin ;  société d’ingénierie accusée de fraude et de corruption. Voilà qui replonge le Parti Libéral dans les affres du scandale des commandites, qui avait déjà causé la défaite du Parti Libéral dans les années 2000.

Au delà de ces causes conjoncturelles, l’influence des Conservateurs sur le champ politique Canadien s’explique, selon Jonathan Durand Folco par “un renversement de pouvoir entre l’Est et l’Ouest du Canada causé par une lame de fond économique, démographique et idéologique capitalisée efficacement par la stratégie et le discours conservateurs.” Il appuie son analyse sur un ouvrage co-écrit par John Ibbitson et Darrell Bricker “The big shift”. Au final, le scrutin d’Octobre pourrait être marqué par le retour aux affaires des Conservateurs…

 

 

 

 

Le Québec est-il sorti de l’Histoire ?

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©Wikimedia

Un an après les célébrations du 150ème anniversaire de la fédération canadienne et les 375 ans de la fondation de Montréal par les colons Maisonneuve et Jeanne Mance, les Québécois sont appelés à renouveler leur Parlement provincial aujourd’hui à l’occasion des élections générales. Le Premier ministre actuel et chef du Parti Libéral du Québec, Philippe Couillard, a choisi de démarrer la campagne le plus tôt qui lui soit permis par la loi, dès le 24 août, afin de renverser une tendance nette depuis plus d’un an : la probable victoire de ceux qu’on nomme les nationalistes de la Coalition Avenir Québec dirigée par l’ancien péquiste François Legault. Cette victoire, qui écarterait les libéraux du pouvoir après quinze ans sans partage (excepté un intermède de deux ans) sonne comme un aveu pour le Québec : sa banalisation, pour ne pas dire la perte de sa singularité au sein du Canada et en Amérique du Nord.


Jouissant d’une notoriété plus faible à l’étranger que sa concitoyenne Margaret Atwood, auteure du roman La servante écarlate – dont l’adaptation en série (The Handmaid’s Tale) connaît un franc succès depuis sa sortie en 2017 -, l’écrivain canadien Hugh MacLennan (1907-1990) a néanmoins marqué la jeune histoire du Canada en publiant en 1945 Two Solitudes. Traduit en français en 1964, Deux solitudes narre la difficile cohabitation entre les Anglos et les Canadiens français au Québec au début du XXème siècle. Cette mise en exergue, autant que la volonté de MacLennan de créer un courant littéraire propre au Canada – « authentiquement canadian » – selon les mots d’Agnès Whitfield, ont permis à « deux solitudes » de rentrer dans le vocabulaire commun au Canada. Il s’agit d’une incompréhension, d’une méfiance, sinon l’acceptation passive entre deux peuples qui se regardent mais n’ont rien en commun. La singularité des Canadiens français, qu’on nommera par la suite les Québécois au milieu du XXème siècle était racontée dès cette époque.

Je me souviens

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Plaines_d%27Abraham
Défaite de la France à la bataille des Plaines d’Abraham en 1759
© Hervey Smyth

MacLennan, québécois anglophone, vit l’évolution rapide et l’entrée dans l’Histoire de la province du Québec. Ce territoire fut d’abord habité par des peuples autochtones comme les Algonquins et les Iroquois. Au départ colonie française depuis le XVIème siècle avec l’arrivée de Jacques Cartier en 1534, la Nouvelle France fut conquise par les Anglais après la défaite du général français Montcalm à la bataille des plaines d’Abraham en 1759. Abandonnée par la France, l’ancienne colonie sera un territoire secondaire au XIXème siècle du dominion britannique du Canada. Alexis de Tocqueville entreprit d’analyser dans Regards sur le Bas Canada, ce qu’on appelle aujourd’hui la province du Québec. La province est née seulement après l’établissement de la confédération canadienne en 1867. Ce n’est qu’au courant du XXème siècle qu’une affirmation du fait français et catholique vit le jour au Québec. Il fera face au protestantisme anglo-saxon du ROC. C’est ainsi que les Québécois appellent familièrement Rest Of Canada.

« La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement, qui vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. »

Marqués par la Grande Noirceur et le long règne de Maurice Duplessis, les Québécois ont assisté durant cette époque à de réels progrès économiques. Ils virent aussi leur singularité s’accroître comme l’atteste l’établissement du fleurdelisé. Ce dernier reste depuis son introduction en 1948 le drapeau officiel de la province. Il arbore sur fond bleu et blanc quatre fleurs de lys rappelant les origines françaises. Surtout, ces profonds changements initiés par la Grande Noirceur allaient permettre aux Québécois d’inscrire leurs pas dans l’Histoire.

La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement. Le Québec vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. Il vit également le sentiment patriotique prendre de l’essor. La visite de Charles de Gaulle en juillet 1967 au Québec et sa formule « Vive le Québec libre ! » sur le perron de l’hôtel de ville de Montréal permirent à la Belle Province de se faire connaître partout à l’international. Les Chinois inventèrent en mandarin le mot Québec, inexistant jusqu’à alors. Profondément déterminé à réparer ce qu’il nomma « la dette de Louis XV », De Gaulle snoba Lester Pearson et le gouvernement canadien en ne se rendant pas à Ottawa. Snobisme qui aura pour conséquence le très net refroidissement des relations entre Paris et Ottawa durant plusieurs années.

Le Québec en quête d’indépendance

Le premier échec d’un référendum d’indépendance est survenu dans les années 1970. Lancé par l’ancien libéral René Lévesque et fondateur du Parti Québécois (PQ) en 1968, cela aurait pu marquer la fin, sinon la pause du courant souverainiste. Au contraire, les victoires électorales se sont enchaînées pour le PQ. Le Parti Québécois, social-démocrate et considéré comme positionné à gauche sur l’échiquier provincial a toujours eu pour visée l’indépendance du Québec. La loi 101 qui a imposé le français comme seule langue officielle de la province et les succès électoraux des péquistes ont permis de maintenir l’influence du courant souverainiste. En face du PQ, le Parti Libéral du Québec (PLQ) a tenté de se maintenir. Le PLQ s’est toujours attaché à promouvoir le fédéralisme canadien et à œuvrer pour le libre-échange et le libéralisme économique.

« Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec. »

C’est en 1995, sous la houlette du péquiste Jacques Parizeau, qu’un nouveau référendum d’indépendance fut lancé. Le « Non » l’emporta seulement avec 50,5% contre 49,5% pour le « Oui ». La victoire du Non fut permise par un vote conséquent dans la région de Montréal. C’est dans la capitale économique de la province que beaucoup d’anglophones et d’allophones vivent. Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec.

https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_Canada_(1992%E2%80%93present)
Pancarte appelant à voter “Non” au référendum sur l’indépendance du Québec en 1995
©Zorion

Depuis 2003 et la victoire du PLQ sous la férule de Jean Charest, le Parti Québécois a seulement gouverné la province brièvement, pendant un peu moins de deux ans. Cette victoire faisait suite aux manifestations et grèves étudiantes dites du Printemps érable en 2012. Pour autant, dans la société québécoise, y compris parmi des fédéralistes voire même au sein d’une partie de la minorité anglophone, le respect du fait français, de la loi 101 ainsi que de l’interculturalisme ont perduré. Au contraire du multiculturalisme canadien initié par Pierre Trudeau dans les années 1980, l’idée de l’interculturalisme québécois, qui se veut un compromis entre le système français d’assimilation et le système anglo-saxon de respect des communautés a perduré également.

Quebeckers : it’s economy, stupid !

Est-ce le cas encore en 2018 à la veille des élections générales ? Jamais la volonté d’indépendance fut aussi faible dans les intentions de vote (35% à 37% pour le « Oui »). Cela ne manque pas de provoquer un paradoxe lorsqu’on voit le retour de la nation, de l’identité nationale voire de la soif de souveraineté populaire face à l’Union Européenne en Europe. Aux États-Unis, Donald Trump a remporté des États traditionnellement démocrates (Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie) en promouvant le retour à l’Amérique d’abord. Le Brexit, le référendum en Écosse, la Catalogne ou plus récemment la loi sur l’État-Nation en Israël sont des démonstrations supplémentaires, quoique portant des causes parfois différentes pour ne pas dire divergentes, de ce retour de la question souveraine et/ou identitaire. Le Parti Québécois lui-même ne propose plus l’indépendance qu’en cas de seconde victoire aux élections générales en 2022. Est-ce par crainte que l’option de l’indépendance soit devenue désuète, sinon un repoussoir pour bon nombre d’électeurs ?

Les Québécois acceptent de plus en plus également que l’anglais soit utilisé dans la société. On l’atteste avec l’utilisation et la promotion par des francophones à Montréal du “bonjour/hi” en rentrant dans les commerces. Bien qu’ayant ému une partie de la population, ces changements dans la société québécoise, incrémentaux, marquent une nette différence avec ce qui faisait leur singularité, pour ne pas dire leur force depuis plus d’un siècle.

« Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980. »

Le mode de vie des Québécois, contrairement à celui des Européens, fut très rapidement inspiré du “way of life” américain dès la fin des années 1950. Mais jusqu’à présent, il y a toujours eu une volonté de promouvoir la littérature, la musique francophone et québécoise. L’accord récent entre Mélanie Joly, ancienne ministre du Patrimoine canadien du gouvernement de Justin Trudeau et la société américaine Netflix pour valoriser la culture a provoqué beaucoup de soubresauts au Québec. A la différence que beaucoup ont estimé qu’il était temps d’être à la page et que le soutien à ce qui faisait alors la particularité du Québec en Amérique du Nord inspirait davantage le ranci que le progrès.

Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980.

Le modèle québécois, reposant sur une place plus importante de l’État, des services publics et de l’État-Providence, à la différence du reste de l’Amérique, a été mis à mal ces dernières années. En commençant par le gouvernement fédéral conservateur de Stephen Harper. Stephen Harper, issu de la province de l’Ouest de l’Alberta, a souvent tenté de cajoler les Québécois. Il a, dès son arrivée au pouvoir en 2006, fait voter une motion reconnaissant l’existence d’une nation québécoise au sein d’un Canada uni. Mais excepté cette mesure, Harper et les conservateurs n’ont sans cesse essayé de détricoter le modèle d’État-Providence. Ils voulaient d’un État principalement au service du gaz de schiste et des sables bitumineux. L’arrivée de Justin Trudeau en 2015 n’a guère modifié ce paradigme.

Les gouvernements Charest et Couillard ne furent pas en reste. Philippe Couillard appliqua l’austérité au début de son mandat en 2014 pour que le Québec regagne en « compétitivité », devienne plus « flexible » et s’assume sans complexe comme identique au reste du Canada. Ces éléments de langage, complétés par l’économisme ambiant ont renforcé l’idée qu’au final, l’économie et les finances publiques primaient sur tout le reste, y compris les langues officielles et la souveraineté !

https://turismoincanada.blogspot.com/2014/04/separatismo-quebecchese-in-declino.html
L’actuel Premier Ministre du Québec, Philippe Couillard
©Wikimedia

« Ô Canada » plus à la mode que  « Gens du pays » ?

Cette priorité à l’économie au détriment du reste a été vite comprise par la Coalition avenir Québec ou CAQ. La CAQ est un parti de centre-droit créé dans les années 2000 qui se qualifie de nationaliste. Récent au Québec, le nationalisme selon la Coalition avenir Québec et François Legault, son leader est une affirmation forte de ce qui caractérise le Québec. Mais c’est également une affirmation (une allégeance ?) à l’appartenance du Québec au sein du Canada pour plus de « prospérité économique ».

Aussi, la CAQ reste en tête des élections à venir d’après Qc125, le site qui compile l’ensemble des sondages : moyenne de 35,2% et 69 sièges – la majorité absolue étant à 63 – contre 30,6% pour le PLQ (41 sièges), 18,4% pour le PQ (9 sièges) et enfin 10,3% pour le parti progressiste et souverainiste Québec Solidaire (5 sièges). Ce dernier ne cesse de grimper depuis une dizaine d’années sur la scène politique provinciale. Il progresse particulièrement sur l’île de Montréal et ce, principalement au détriment du Parti Québécois.

L’avancée dans les sondages est confirmée par l’analyse de Jean-Marc Léger, à la tête du principal institut de sondage au Québec. Léger explique que la difficulté pour les libéraux sont qu’ils supplantés par les caquistes lorsqu’on demande aux Québécois qui sont les plus crédibles en matière économique. C’est d’autant plus important qu’auparavant l’économie était la chasse gardée des libéraux. Par ailleurs, elle était beaucoup moins déterminante dans les choix des électeurs comparativement à la souveraineté, entre autres.  Le Parti Québécois et Québec Solidaire ne s’y sont pas trompés : depuis le début de la campagne électorale, les deux partis souverainistes considèrent la CAQ et les libéraux comme identiques à l’exception de l’immigration. L’exemple d’une ancienne candidate libérale dans une circonscription montréalaise en 2014 qui concourt sous les couleurs caquistes cette année en est une triste illustration.

« En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale. »

Le fait qu’aujourd’hui au Québec 65% de l’électorat souhaite voter pour un parti qui ne soit pas favorable à l’indépendance traduit un changement progressif des priorités des Québécois et, par extension, du Québec. En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale.

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Les co-dirigeants de Québec Solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois et Manon Massé
©Judicieux

L’intellectuel souverainiste et conservateur Mathieu Bock-Côté ou des éditorialistes des journaux du groupe Québécor comme Richard Martineau considèrent que ce reflux du Parti Québécois et des souverainistes s’explique par la forte poussée d’une immigration maîtrisant peu le français. Ils considèrent également que ces nouveaux arrivants, principalement installés dans la région métropolitaine de Montréal sont plus facilement tentés par le multiculturalisme canadien. Ils appuient entre autres leurs idées sur les coups de sonde réalisés ces dernières années. D’après ces sondages, pour beaucoup d’immigrants, la question de l’appartenance ou non du Québec au Canada ne se pose pas.

Plus à gauche que le Parti Québécois, Québec Solidaire, qui rejette les thèses avancées par Bock-Côté a pris pour slogan « Populaires » en voulant s’adresser à l’ensemble du peuple québécois. Le jeune parti a voulu suivre l’exemple de Podemos ou de la France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon est d’ailleurs venu les rencontrer en avril 2016. Québec Solidaire est souvent tiraillé entre une ligne populaire et une autre proche de la gauche radicale. L’électeur solidaire de Gaspé et celui de Montréal n’ont ainsi pas du tout la même opinion du multiculturalisme ou encore de l’immigration. Manon Massé, qui porte le leadership pour QS aux côtés de Gabriel Nadeau-Dubois est souvent critiquée pour ses positions sur ces sujets. Preuve qu’il reste encore du chemin à faire pour les solidaires, le slogan Populaires n’est le préféré que pour 4% des électeurs selon un sondage pour les journaux Le Devoir et The Montreal Gazette.

« Le Québec semble s’être accommodé d’une disparition de sa singularité en Amérique du Nord. »

Cet abandon progressif de l’idée d’indépendance, la primauté accordée à l’économie et la progression inexorable de l’anglais – notamment à Laval qui était encore jusque-là très majoritairement francophone – font que le Québec semble s’être accommodé d’une disparation de sa singularité en Amérique du Nord. L’entrée du Québec dans l’Histoire, par essence vivante au XXème siècle n’était donc qu’une parenthèse qui se referme ? Hugh MacLennan, qui espérait que ces deux solitudes puissent un jour s’accommoder de vivre en harmonie, a en partie vu son désir s’exaucer. Qu’en partie, car MacLennan souhaitait que le Canada soit uni mais avec deux peuples ayant chacun ses racines et les préservant. Les Québécois font actuellement un autre choix : celui de leur propre dissolution.

“Le Canada doit réduire sa dépendance au pétrole” – Entretien avec Alexandre Boulerice

Alexandre Boulerice (45 ans) est un syndicaliste, journaliste et homme politique canadien. Il est militant du Nouveau Parti Démocratique (NPD). Député fédéral de la circonscription de Rosemont-La Petite Patrie depuis 2011, il est également porte-parole du NPD sur les questions d’environnement.

LVSL – En 2015, Justin Trudeau a fait campagne sur un programme plutôt progressiste. Quelle est l’analyse du Nouveau Parti Démocratique (NPD) sur le bilan à mi-mandat de Justin Trudeau ?

Alexandre Boulerice – Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie. Il est beaucoup plus difficile à démasquer que le gouvernement conservateur précédent de Stephen Harper, qui était clairement favorable aux pipelines, aux entreprises privées, contre les services publics et contre les syndicats. Monsieur Trudeau a fait campagne avec un vernis social-démocrate, certains de ses propos sont assez justes et semblent être du côté des travailleurs, des classes moyennes, des plus démunis, etc. Mais lorsqu’on regarde les actions, soit elles ne suivent pas, soit elles sont complètement contradictoires avec les promesses de campagne.

La réforme du mode de scrutin est une des premières grandes promesses brisées du mandat. Justin Trudeau avait promis que l’année 2015 serait la dernière élection avec le mode de scrutin injuste que nous connaissons : uninominal majoritaire à un tour. Il a organisé de grandes consultations publiques. Finalement, il a dit qu’il n’y avait pas de consensus ; ce qui était tout à fait faux. Il a dit aussi qu’il allait faire la “lutte à l’évasion fiscale”. Le NPD a présenté une motion au Parlement invitant à prendre des mesures sérieuses contre les paradis fiscaux. Les libéraux ont voté pour, mais par la suite ils ont signé deux conventions avec des paradis fiscaux, dont les îles Cook.  

Troisième et dernier exemple, l’environnement. Quand Trudeau et les libéraux ont été élus, ils prétendaient mettre fin aux “années noires du pétrole sale” de Harper, et quitter peu à peu l’extraction de combustibles fossiles. Ils disaient vouloir faire la transition énergétique, signer les accords de Paris, développer la nouvelle économie, etc.  Et ce dont on se rend compte en réalité, c’est qu’il conservent les mêmes cibles de réduction de l’effet de serre que le gouvernement Harper, le même plan de marche.

Et qu’en plus de cela, ils ont décidé de racheter avec de l’argent public un pipeline dans l’Ouest Canadien (entre l’Alberta et la Colombie-Britannique) appartenant à Kinder Morgan. A l’origine, la compagnie Kinder Morgan voulait multiplier par trois les capacités de transport du pétrole de l’Alberta, qui est un pétrole extrêmement dangereux, à base de bitume brut. Il y a eu beaucoup de contestations du gouvernement de Colombie-Britannique, des Premières Nations, des environnementalistes, etc. Entretemps, Kinder Morgan a renoncé au projet. Le gouvernement fédéral a décidé de racheter l’oléoduc à Kinder Morgan pour 4,5 milliards de dollars, ce qui donne un taux de profit pour Kinder Morgan de 637%.

LVSL –  A l’acquisition du pipeline s’ajoutait le coût des travaux…

Alexandre Boulerice – Exact. Kinder Morgan a estimé le coût des travaux à 7,4 milliards de dollars. Donc, on parle d’à peu près 12 milliards de dollars au minimum d’argent public. Et l’objectif c’est d’être capable de revendre ce pipeline tout neuf à l’entreprise privée. Le NPD a pris position contre ce projet. C’est un projet qui crée très peu d’emplois (300 à 400 emplois par an). Il augmente nos émissions de gaz à effet de serre. Il est extrêmement dangereux pour les côtes de Colombie Britannique. Le bitume, contrairement à d’autres genres de pétrole, tombe dans le fond en cas de déversement dans l’eau. Il ne flotte pas. Donc on ne sait pas comment le ramasser. Et en plus de cela, la demande mondiale de pétrole va commencer à diminuer, dans les prochaines années, parce que tous les investissements dans les différentes énergies renouvelables vont faire en sorte que cela va être de moins en moins en demande. Et le premier pétrole qui va être abandonné par les marchés, c’est celui qui coûte le plus cher à produire. Et c’est celui-là.

LVSL – Dans la presse française, Justin Trudeau est souvent comparé au Président Macron. Ils sont qualifiés de “deux jumeaux de la politique”, et sont tous deux “confrontés à un hiatus entre la communication et l’action politique”. Est-ce un constat que vous partagez ?

Alexandre Boulerice – En termes de comparaison, c’est sûr que dans la génération, dans le style, dans la capacité à communiquer, il y a des ressemblances entre les deux. J’ai l’impression que Monsieur Macron a voulu rassembler des gens de gauche, des gens du centre et des gens de droite. J’imagine que les gens de gauche doivent être particulièrement déçus d’avoir cru en Macron. S’agissant du droit du travail, il a une position sociale-libérale voire néolibérale, et qui n’est pas tellement favorable à la classe ouvrière. Ici, c’est un peu la même chose. Monsieur Trudeau a posé quelques gestes, au départ, pour rassurer les grands syndicats. Mais, par la suite, les mandats de négociation avec la fonction publique fédérale n’ont pas été modifiés par rapport au gouvernement Harper. Il continue dans la même veine de rapports difficiles avec les organisations de la fonction publique fédérale. Mais quand même, Monsieur Macron et Monsieur Trudeau ne sont pas dans la provocation comme Monsieur Trump.

“Monsieur Trudeau bénéficie de l’effet de contraste avec Monsieur Trump.  C’est-à-dire, qu’il a l’air beaucoup plus posé et raisonnable que le président américain. Cet effet de comparaison est bon pour lui. Vous, vous avez toute une panoplie de leaders en Europe. Nous, il y a juste le Président américain, qui est notre voisin, et qui sert d’épouvantail.”

Monsieur Trudeau bénéficie de l’effet de contraste avec Monsieur Trump. C’est-à-dire, qu’il a l’air beaucoup plus posé et raisonnable que le président américain. Cet effet de comparaison est bon pour lui. Vous, vous avez toute une panoplie de leaders en Europe. Nous, il y a juste le Président américain, qui est notre voisin, et qui sert d’épouvantail.

LVSL – Les élections fédérales de 2015, ont provoqué un certain nombre de remises en cause au sein du NPD : la destitution de votre chef de parti (Thomas Mulcair) en 2016 et des modifications de la ligne politique lors du congrès de 2018 en particulier. Qu’est-ce qui a changé fondamentalement dans votre orientation politique ?

Alexandre Boulerice – Je pense qu’on est revenu un peu plus à ce qu’était le Nouveau Parti Démocratique des années de Jack Layton (NDLR : le chef précédent du NPD). On a voulu être extrêmement rassurants en 2015. On était aux portes du pouvoir. Donc on avait une plateforme très raisonnable, qui manquait d’audace. Le mode de scrutin actuel ne nous a pas aidés aussi, avec l’effet du “vote stratégique”.  Au début de la campagne, les sondages nous étaient favorables, et en fin de campagne, c’était le parti de Monsieur Trudeau qui était en avance. Il a mené une campagne plus sociale-démocrate, plus keynésienne que nous, qui avions promis l’équilibre budgétaire. Monsieur Trudeau, au contraire, n’avait pas peur de promettre une politique de relance ; ce qu’on n’avait pas osé faire, et qu’on aurait dû faire, dans l’objectif de susciter une reprise de la croissance et des créations d’emplois.

Alexandre Boulerice et Jagmeet Singh, nouveau Chef du NPD

Nous avons élu un nouveau leader, Jagmeet Singh, qui représente une nouvelle génération, qui est le premier leader, fils d’immigré, issu d’une minorité visible de l’histoire du Canada.

Du point de vue programmatique, nous sommes sur une nouvelle dynamique. Nous voulons mettre en l’avant trois piliers : l’environnement, la lutte contre les inégalités et la démocratie. Entre autres, avec un nouveau mode de scrutin, mais également en favorisant d’autres formes de mise en commun, notamment l’économie sociale et les coopératives. Parce que cela fait partie de notre histoire et de nos valeurs, de sortir de la dichotomie entre entreprises publiques et entreprises privées.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la campagne et le programme de Bernie Sanders et de son mouvement “Our Revolution” ?

Alexandre Boulerice – On voit cela d’un oeil favorable et inspirant. Une des choses qui est remarquable avec la jeune génération, aux Etats-Unis, mais aussi dans une certaine mesure au Québec et au Canada, c’est cette espèce de décrispation sur l’utilisation du mot “socialiste”. On dirait que les nouvelles générations n’ont pas de craintes à utiliser un mot comme le “socialisme”, pour définir leur projet politique ; celui d’une économie beaucoup plus égalitaire, redistributive, participative et démocratique. Et je pense que c’est ce qu’on voit avec l’élection de toutes ces jeunes femmes dans les primaires démocrates, qui mettent dehors les vieux bonzes centristes. Je pense que c’est une espèce d’appétit et de désir d’une société plus juste. Et je suis content que notre nouveau chef Jagmeet voit également cela d’un oeil favorable.

LVSL – Vous parliez de la question de l’environnement et de l’extraction pétrolière. Quelles sont les propositions du NPD pour sortir de la dépendance au pétrole, pour mettre en oeuvre la transition énergétique ? Sachant que vous êtes porte-parole du NPD sur l’environnement.

Alexandre Boulerice – Je suis effectivement porte-parole du NPD sur l’environnement, mais je ne vais pas être capable d’être extrêmement précis sur ce sujet là, car c’est justement une de mes tâches de l’automne prochain que d’élaborer ce plan de transition énergétique, qu’on appelle ici “plan de transition juste”.  C’est un plan sur lequel beaucoup de groupes environnementalistes et de syndicats réfléchissent déjà. Je participe à différents colloques, à différents congrès.

Evidemment, nous avons des pistes qu’il va falloir explorer davantage et détailler, mais nous souhaitons élaborer une plateforme de transition énergétique robuste, crédible et ambitieuse pour l’élection de 2019. Nous nous engagerons probablement en faveur d’un moratoire sur l’extraction de sables bitumineux. Je pense que c’est incontournable. On ne peut pas diminuer nos émissions de gaz à effet de serre tout en continuant à augmenter l’extraction de ce pétrole qui est extrêmement polluant. Ensuite, il va falloir mettre en place des investissements publics pour soutenir la création d’emplois dans les énergies renouvelables et l’utilisation de ces énergies. Par exemple, en Californie, toutes les nouvelles maisons doivent être équipées de panneaux solaires. Est ce qu’ici au Canada, les panneaux solaires sont la meilleure solution ? Je ne sais pas. Mais c’est le genre de mesure qui pourrait aider les gens dans leur maison, dans leur coopérative d’habitation, ou dans leur HLM, à accéder aux énergies renouvelables.

Troisième chose qui est très importante, c’est la formation de la main d’oeuvre. Il va falloir démontrer aux travailleurs des secteurs gaziers et pétroliers de l’Alberta qu’il y a des débouchés d’emplois réalistes dans le secteur des énergies renouvelables. Il faudra accompagner ces travailleurs, les payer durant cette reconversion personnelle.

“Et puis, j’ai fini par comprendre que quand on dénonce les sables bitumineux, si on le fait sans nuances, sans parler en faveur des travailleurs, ces gens-là se sentent attaqués personnellement. Parce que c’est pas juste leur gagne-pain, c’est aussi leur identité.” 

Et puis, j’ai fini par comprendre que quand on dénonce les sables bitumineux, si on le fait sans nuances, sans parler en faveur des travailleurs, ces gens-là se sentent attaqués personnellement. Parce que c’est pas juste leur gagne-pain, c’est aussi leur identité. Il faut leur dire, “C’est pas contre vous. On n’est pas contre votre famille et puis contre votre emploi. C’est juste qu’on va vous accompagner pour être capables de passer à autre chose.”

Il y a une grosse résistance des travailleurs en Alberta. C’est également un sujet épineux du point de vue politique : le gouvernement de l’Alberta actuel est un gouvernement NPD, le gouvernement de Colombie-Britannique est un gouvernement NPD. Et ils s’affrontent sur le sujet du pipeline Kinder Morgan, parce qu’ils n’ont pas du tout la même perspective. Et au départ, nous [NDLR : La direction nationale du NPD] étions dans une situation inconfortable. Nous considérions que les deux provinces faisaient leur travail, qu’elles défendaient leurs intérêts. A la fin, nous avons pris le parti de la Colombie-Britannique, pour des raisons de respect des peuples Autochtones, des citoyens et de l’environnement. C’était la meilleure position à prendre.

LVSL – Trump a décidé de soumettre les productions étrangères d’aluminium et d’acier (dont celles du Canada) à des mesures protectionnistes. Dans le même temps, l’Italie a annoncé récemment qu’elle se refusait à ratifier le CETA. Est-ce qu’il n’y aurait pas là une fenêtre d’opportunité pour remettre en cause, d’un point de vue progressiste, les traités de libre-échange ? Autrement dit, doit-on laisser aux néo-conservateurs le monopole de la critique du libre-échange ?

Alexandre Boulerice – Le NPD a traditionnellement été extrêmement critique au sujet des traités de libre-échange. Nous sommes en faveur du “fair trade” et non pas du “free trade”. Parce que la liberté économique, quand on est de droite ou néolibéral, c’est la liberté de s’enrichir sans aucune limite, et puis la liberté pour les travailleurs de crever de faim s’ils ne sont pas assez productifs. 

Le NPD a toujours été opposé aux clauses permettant aux multinationales de poursuivre les gouvernements devant les tribunaux d’arbitrage parce que c’est un affront à la souveraineté nationale. Ces traités deviennent des chartes des droits des “grandes corporations” [NDLR : terme désignant les multinationales] et non pas des citoyens et des travailleurs.

J’ai rencontré récemment une délégation de membres du Congrès des USA, et nous faisions le constat commun que le meilleur moyen de protéger l’emploi des travailleurs Américains et Canadiens, c’est d’augmenter les salaires au Mexique. Et la gauche canadienne et la gauche américaine sont très critiques du gouvernement mexicain précédent, qui n’a pas augmenté le salaire minimum. Ils ont fait en sorte que leur “cheap labor” continue à être une force d’attraction pour les délocalisations des entreprises Canadiennes et Américaines. Le meilleur moyen de garder de bons emplois ici, c’est que les emplois deviennent meilleurs au Mexique. Cela fait partie des promesses de campagne d’AMLO. Ce serait une bonne nouvelle pour les Mexicains, mais ce serait aussi une bonne nouvelle pour nous.

Deuxièmement, quand on regarde du côté de l’Europe, quand on regarde le “filet social”, la protection des travailleurs, les services publics, les règles sur l’environnement, ce qui existe en Europe est soit équivalent soit supérieur à ce que l’on connait au Canada. Donc ça devrait être naturel d’avoir des accords commerciaux avec les pays Européens, puisqu’il y a moins de chances d’avoir du dumping social, de l’utilisation de “cheap labor” ou de lois environnementales complaisantes. Malheureusement, les gouvernements n’ont pas réussi à négocier un CETA qui respecte la démocratie et les peuples. C’est une occasion manquée. Mais peut-être que là, il y a une occasion que l’on pourrait saisir, si les débats continuent au sein de l’Union européenne, pour amender le CETA. Pour l’amender ! Parce que d’un point de vue Québécois ou Canadien, on est coincés avec notre géant américain comme presque seul marché d’exportation : 90% de nos exportations vont aux Etats-Unis. Alors, une des options serait de réduire notre dépendance au commerce américain et de diversifier nos échanges commerciaux. Et l’Europe devrait être à la tête de cette liste-là. C’est un peu dommage qu’avec le CETA, on ait manqué cette occasion. 

“Quant aux mesures protectionnistes décidées par Monsieur Trump sur l’aluminium et l’acier, elles sont tout simplement irrationnelles, contre-productives, pour les Américains comme pour les Canadiens ; mais Monsieur Trump ne fait pas de la rationalité sa vertu principale.”

Quant aux mesures protectionnistes décidées par Monsieur Trump sur l’aluminium et l’acier, elles sont tout simplement irrationnelles, contre-productives, pour les Américains comme pour les Canadiens ; mais Monsieur Trump ne fait pas de la rationalité sa vertu principale. Parfois, il est convaincu de quelque chose, et veut punir les gens. Que ce soit les Mexicains avec le mur ou les Canadiens avec notre “système de gestion de l’offre”, qui protège les producteurs de lait, de volaille et d’oeufs [NDLR : ce système est basé sur des quotas de production, des prix garantis et des droits de douane protégeant le marché intérieur du Canada]. Monsieur Trump est très fâché contre ce système  qui garantit des revenus à nos fermiers, et qui limite l’accès des productions Américaines au Québec et au Canada. C’est un bon système, mais il a décidé de l’attaquer, alors que cela ne le prive pas de grand-chose, en fait.

LVSL – Est ce que le NPD, dans le cadre de ces accords commerciaux, serait prêt à défendre le principe de souveraineté alimentaire ?

Alexandre Boulerice – Oui, absolument. Par exemple, le système de gestion de l’offre qui existe au Canada est conçu dans cette logique-là. Le Canada a mis en place ce système dans le but d’occuper le territoire. C’est-à-dire qu’on ne veut pas d’une agriculture industrielle massive, qui serait concentrée dans quelques petits endroits. Toutes les régions du Québec doivent disposer de leur propre production locale et régionale. Qu’elle soit vendue principalement ici également, pour éviter qu’on soit dépendants. J’aime beaucoup les kiwis, mais c’est un petit peu absurde de faire venir des fruits de l’autre bout de la planète. 1) C’est très polluant, 2) on pourrait peut-être avoir des fruits en serre ici, qui seraient bons pour la santé, mais qui créent des emplois ici et qui feraient en sorte qu’il y aurait moins de transports autour de la planète.

LVSL – Vous parliez des élections, il y aura un certain nombre d’échéances électorales qui vont être étroitement imbriquées. Comment les appréhendez-vous ?

Alexandre Boulerice – Les USA ont leurs élections de mi-mandat cet automne. Les élections provinciales au Québec auront lieu également en automne. Le Parti Libéral du Québec risque de perdre les élections, au profit d’un parti de la droite conservatrice, la Coalition Avenir Québec. On vient d’avoir des élections en Ontario où les libéraux ont perdu. Le NPD a gagné 20 députés, mais c’est la droite conservatrice de Monsieur Ford qui l’a emporté. Au printemps prochain, la droite a également de bonnes chances de revenir au pouvoir en Alberta. Donc d’ici les élections fédérales de l’automne 2019 au Canada, il y a plusieurs élections intermédiaires au Canada et à l’étranger qui vont redéfinir la carte dans laquelle on va devoir évoluer et élaborer nos stratégies.

Entretien réalisé par Sebastien Polveche pour LVSL

“Nous devons accéder à l’indépendance” – Entretien avec Gabriel Nadeau Dubois

Gabriel Nadeau Dubois

Gabriel Nadeau Dubois (27 ans) est l’ex-leader du mouvement étudiant québécois durant le “printemps érable” de 2012. Il s’est engagé récemment en politique et a rejoint le parti Québec Solidaire, dont il est devenu co-porte-parole avec Manon Massé. Il a également été élu député au sein de l’Assemblée Nationale du Québec, lors d’une élection partielle. Québec Solidaire (QS) est un parti de gauche indépendantiste, qui agit à l’échelle de la province du Québec, qui fait partie du Canada.

Cet entretien a été réalisé dans la perspective des élections provinciales du Québec qui auront lieu le 1er octobre 2018.

LVSL – Le Parti Libéral du Québec (PLQ) est au pouvoir au Québec, presque sans interruption, depuis 2003. Quel bilan tirez-vous de ces quasi 15 années de gouvernement PLQ ?

GND – Un bilan catastrophique, c’est à dire que les 15 dernières années au Québec se résument par l’affaiblissement marqué de ce qu’on a appelé le “modèle québécois”. Le Québec se distinguait du reste du Canada et de l’Amérique du Nord par des politiques sociales beaucoup plus progressistes, par un filet social beaucoup plus développé, par des services publics beaucoup plus forts, si bien que la société québécoise était la moins inégalitaire en Amérique du Nord.

Et cet “avantage québécois” en matière de modèle social a été considérablement affaibli par les 15 dernières années de pouvoir Libéral, où la fiscalité a été largement modifiée. Les services publics ont été affaiblis, notamment le réseau de la santé. Le réseau de santé a été incroyablement centralisé, et d’un certain point de vue privatisé par le pouvoir Libéral. Le système d’éducation a été chroniquement sous-financé pendant ces 15 années là.

Le territoire québécois s’est également désorganisé, le pouvoir Libéral a été très centralisateur. En matière de développement régional, en matière d’occupation du territoire, le Québec a reculé. Il faut comprendre que pour le Québec, qui est une société  installée sur un territoire extrêmement étendu, il est dramatique que des portions complètes de notre territoire aient été affaiblies et désorganisées par les politiques Libérales.

Du point de vue de la culture politique, ces 15 ans ont été très dommageables : les scandales de corruption à répétition ont énormément alimenté le cynisme et la désaffection à l’égard des institutions politiques. Donc je dirais que c’est la conscience politique des québécois qui a été affaiblie par 15 ans de régime Libéral.

LVSL – Parlons à présent de la scène politique québécoise. A l’approche des élections provinciales qui auront lieu le 1er octobre, le Parti Libéral du Québec semble en difficulté.  On perçoit également une recomposition du champ politique. Comment appréhendez vous l’évolution des rapports de forces politiques à l’approche des élections provinciales ?

GND – Ce qui est clair en ce moment, c’est qu’il y a une forte volonté de la population québécoise d’en finir avec le Parti Libéral du Québec. Il y a également une très grande fatigue à l’égard de la classe politique traditionnelle et des partis politiques d’alternance. Ce qui fait que ce double contexte là, “souffle dans les voiles” de la Coalition Avenir Québec, qui est un parti de droite, parfois assez populiste, qui en fait fusionne les politiques économiques néolibérales du Parti Libéral du Québec et les politiques identitaires du Parti Québécois.

C’est une conjoncture qui n’est pas du tout désespérée pour Québec Solidaire. Parce que nous ne sommes pas issus des partis politiques traditionnels, les gens reconnaissent qu’on incarne une option de changement. Le travail qu’on a à faire pour les prochaines élections, c’est de convaincre les québécois et les québécoises que le changement dans lequel se drape la Coalition Avenir Québec n’en est pas un. Et qu’il s’agit des mêmes vieilles recettes que celles du Parti Libéral et du Parti Québécois.

Question : J’ai cru comprendre que la Coalition Avenir Québec (CAQ) a gommé les aspérités de leur programme :  c’était un parti qui était très anti-étatiste à l’origine. Et là, pour oser la comparaison, on a presque l’impression d’une tactique à la Macron, de fusion entre un centre-gauche et un centre-droit…

GND – Cette comparaison n’est pas inintéressante, dans la mesure où la brochette de candidats et de candidates qui se regroupent autour de François Legault [NDLR : François Legault est le leader de la CAQ] sont essentiellement des rescapés des autres formations politiques : des anciens Libéraux, des anciens Péquistes, qui se rassemblent autour d’une espèce d’extrême centre particulièrement difficile à définir, mais dont l’ADN réel est un agenda politique néolibéral.

On peut faire certains parallèles avec la France et Macron. La différence étant peut-être la figure de François Legault, qui est un “vieux routier” de la politique. C’est un ancien ministre du Parti Québécois, qui est en politique depuis plusieurs décennies. Il ne peut pas prétendre incarner la jeunesse et le renouveau comme a pu le faire Emmanuel Macron. Il a été ministre de plusieurs ministères importants, lors du virage néolibéral du Parti Québécois, à la fin des années 90. Il est lui même responsable d’une série de politiques publiques, qui ont fait assez mal au réseau d’éducation et au réseau de la santé. Et c’est d’ailleurs un peu ça son génie. Ce qui est fascinant, c’est cette capacité à se draper des oripeaux du changement, alors que c’est un ancien fondateur de compagnie aérienne, richissime, et qui tourne autour du pouvoir politique au Québec depuis plusieurs décennies.

Question : Québec Solidaire a été fondé en 2006. Québec Solidaire est parvenu, au fur et à mesure, à gagner des députés et détient, à ce jour, trois sièges à l’Assemblée Nationale du Québec, tous élus à Montréal. Ces élections semblent particulières dans l’histoire de votre parti. Elles constituent une sorte de “passage de témoin”, avec le retrait de deux figures importantes (Amir Khadir  et  Françoise David), votre arrivée à la tête de Québec Solidaire en compagnie de Manon Massé, et l’arrivée de nouvelles têtes (Vincent Marissal, Ruba Ghazal). Quels sont les objectifs de Québec Solidaire pour ces élections ? Et quelles sont les principales propositions mises en avant par Québec Solidaire ?

Il est clair que c’est une élection extrêmement importante pour Québec Solidaire. Ce “passage de témoin”, c’est l’arrivée d’une nouvelle génération à l’avant-scène pour notre parti politique, avec les départs de Françoise et d’Amir. Une nouvelle génération prend le devant de la scène. Je mettrais également Catherine Dorion dans la catégorie des nouvelles candidatures qui prennent de plus en plus de place au parti. Et c’est un gros test pour nous qui devons démontrer que nous sommes capables de garder notre pertinence politique et notre place sur l’échiquier, malgré le départ de ces deux figures qui ont été très importantes pour Québec Solidaire, mais aussi pour la politique québécoise en général.

Le test, c’est aussi d’accélérer le rythme de croissance, de passer d’un rythme de croissance assez lent, d’un député par élection, à un saut vraiment significatif en matière de nombre de députés. Ce sont nos objectifs, on veut également faire élire des députés à l’extérieur de la région de Montréal. Il s’agit de confirmer notre statut de force politique de premier plan, de prouver que nous sommes capables de faire élire des députés à l’extérieur de la région métropolitaine.

Campagne de Québec Solidaire pour le salaire minimum à 15$ de l’heure.

En terme de contenus politiques, notre grand défi est de gagner en crédibilité. Quand on fait des sondages d’opinion, les gens connaissent les valeurs de Québec Solidaire. L’enjeu pour nous, c’est de faire la preuve que ces valeurs peuvent s’incarner dans des mesures politiques concrètes. Montrer qu’un Québec sous un gouvernement Solidaire serait différent, et comment il serait différent. Notre campagne va être organisée comme cela. Elle sera centrée sur une série d’engagements qui sont audacieux, qui sont clivants, mais qui sont concrets. Par exemple, l’instauration d’une assurance dentaire publique et universelle au Québec, la fin du financement public des écoles privées, la réduction drastique des coûts du transport en commun, l’augmentation du salaire minimum à 15$ de l’heure. Des mesures qui sont concrètes, qui sont spécifiques et qui distinguent Québec Solidaire des autres formations politiques.

LVSL – J’ai lu que Québec Solidaire s’inspirait de la “méthode Sanders”. En quoi précisément vous inspire-t-elle ? Et est ce qu’il y a des des expériences d’outre-atlantique (Podemos, France insoumise) qui constituent une source d’inspiration ?

GND – L’idée de faire campagne sur un nombre restreint de mesures précises fait partie de la stratégie de campagne de Sanders, et c’est une de nos sources d’inspiration. Sinon, il nous inspire beaucoup en matière d’organisation politique. On tente de plus en plus de nous structurer comme un mouvement, de manière de plus en plus décentralisée, plus ouverte,  en laissant  plus d’autonomie aux militants et aux militantes sur le terrain. C’est le pari qu’on fait. C’est ce qui avait permis à Sanders de déjouer tous les pronostics et de générer une mobilisation sans précédent, notamment chez les jeunes. Cette manière de mener campagne nous inspire. Je pense que cela nous rapproche aussi de certaines expériences européennes que vous avez nommées, qui faisaient aussi le pari d’une implication maximale sur le terrain. Cela leur avait permis de mobiliser la jeune génération. Québec Solidaire est le parti dont l’électorat est le plus jeune au Québec. Alors on se dit qu’il faut profiter de l’avantage de disposer de nombreux militants et militantes dans la fleur de l’âge et qui ont du temps à donner.

Question – La “question nationale” structure, dans une large mesure, le champ politique québécois depuis les années 1960. Historiquement, la revendication de l’indépendance était portée par le Parti Québécois, tandis que le Parti Libéral du Québec incarnait le “bloc fédéraliste”. Or, la revendication de l’indépendance est devenue secondaire dans l’agenda du Parti Québécois (PQ). La CAQ ne défend pas un projet indépendantiste. Au final, seul Québec Solidaire met en avant l’indépendance du Québec dans son projet politique. Est-ce que pouvez expliciter ce que vous attendez de l’indépendance de la province, et de quelle façon vous articulez l’indépendance à la question sociale, environnementale, et à la relation du Québec avec le monde ?

GND – Sur  la question de l’indépendance, il est clair que les temps ont changé. Ce qui était avant un enjeu déterminant pour le choix des électeurs ne l’est plus autant. Pour de plus en plus de gens, la question de l’indépendance n’est plus la question de l’urne, comme ont dit. C’est un fait qui est difficile à nier.

Ceci étant dit, cela ne rend pas, en soi, le projet d’indépendance caduque pour autant. Si on est sérieux dans nos volontés de changement social, dans notre volonté de transformation de la société québécoise, on ne peut que constater que le cadre constitutionnel canadien n’est pas à la hauteur.

Campagne de Québec Solidaire contre l’exploitation des hydrocarbures.

Il n’est pas possible de mettre fin au libre-échange néolibéral pour négocier des accords commerciaux plus justes, tout en restant une simple province à l’intérieur du Canada. Même chose en matière de transition énergétique, il n’est pas possible de faire une transition énergétique au Québec en restant à l’intérieur du Canada. Ne serait-ce que parce que les compétences en matière d’énergie sont détenues par le gouvernement fédéral. Les décisions récentes de Justin Trudeau [NDLR, Premier Ministre du Canada] confirment cela : il est allé jusqu’à financer un projet de pipeline qui permet d’exporter le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta via la Colombie Britannique. L’État Canadien reste un État pétrolier, un État dont le développement est essentiellement fondé sur l’exploitation pétrolière Albertaine, qui est la forme de production d’énergie fossile la plus polluante au monde.

Il faut aussi rappeler que le Canada est encore une monarchie constitutionnelle, et même du point de vue de la réorganisation des pouvoirs, il n’est pas possible de le faire à l’intérieur de ce cadre constitutionnel là. Donc, pour des raisons économiques et commerciales, pour des raisons énergétiques, pour des raisons démocratiques aussi, nous devons accéder à l’indépendance. On pourrait continuer la liste longtemps. Je pourrais parler également de l’importance de la protection et de la promotion de la culture québécoise, de la langue française, etc. Les grands changements sociaux et économiques dont le Québec a besoin ne sont pas possibles à l’intérieur d’un cadre constitutionnel aussi archaïque et autoritaire que le cadre Britannique.

LVSL – S’il fallait définir le peuple québécois, sur quelles bases le définiriez-vous ? Quel discours portez-vous vis à vis des minorités anglophones ou des Premières Nations ?

GND – Le peuple québécois, la nation québécoise, pour nous, est définie de manière civique. Ce sont les gens qui occupent le territoire du Québec et qui y vivent. C’est une définition qui est ouverte, inclusive, et basée sur une dimension civique de ce qu’est la nation québécoise du 21eme siècle. Il s’agit d’une nation diversifiée sur le plan des provenances nationales. mais qui s’organise néanmoins autour d’une langue commune, le français. Le français est la langue commune de nos grands débats politiques et de notre avenir politique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres communautés culturelles. La communauté anglophone, par exemple, est une composante historique importante, dont il faut protéger les droits. Mais le coeur du Québec bat toujours en français, et cela reste la langue autour de laquelle s’organise la vie commune. Ce qui fait la force de l’approche de Québec Solidaire, est justement qu’elle est équilibrée. Il y a à la fois une reconnaissance de l’existence de la nation québécoise, et une volonté de la définir de manière ouverte et inclusive.

L’identité québécoise, c’est deux choses : c’est à la fois un héritage et un projet. Un héritage, bien sûr, parce qu’il y a un parcours historique particulier, qui est celui du peuple québécois, qui est marqué par le fait français, par la conquête, par les luttes des québécois et des québécoises pour leur émancipation, pour leur auto-détermination. Et c’est aussi un projet. Ce n’est pas seulement quelque chose qui est derrière nous, c’est quelque chose qui est devant, et qui est à construire avec les québécois et les québécoises d’aujourd’hui. Cette conception de l’identité québécoise s’incarne aussi dans notre vision de l’indépendance du Québec. Ce n’est pas un projet de repli, ce n’est pas un projet de crispation identitaire. C’est un projet d’ouverture, qui rime avec progrès social, avec inclusion et avec démocratie.

Il y a un sujet qu’il faut aussi aborder qui est la question des Premières Nations. Nous disons souvent qu’il y a la nation québécoise, mais il y a aussi les 11 nations autochtones avec qui nous partageons le territoire du Québec. Notre projet d’indépendance, on souhaite le faire avec les Premières Nations et non contre elles. C’est au cœur de notre stratégie d’Assemblée constituante : l’idée que l’indépendance se ferait en reconnaissant, de manière pleine et entière, l’autodétermination des peuples autochtones et leur droit inaliénable à décider de leur avenir par eux-mêmes.

Notre projet est celui, d’une république sociale et on veut que tout le monde en fasse partie. Cela nous distingue du Parti Québécois et de son tournant vers un nationalisme beaucoup plus conservateur et crispé. Cela nous distingue aussi du Parti Libéral. Le PLQ prétend constamment être le champion de la diversité et de l’inclusion sociale, alors que dans les faits, leurs politiques économiques ont contribué à marginaliser et à appauvrir les communautés issues de l’immigration. Québec Solidaire est le seul parti capable de réconcilier la volonté d’autodétermination de la société québécoise et la volonté que ce projet se fasse en incluant toutes les québécois et les québécoises.

Trump, une aubaine pour les hypocrites environnementaux

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© US Embassy France. Licence : l’image est dans le domaine public.

L’indécence environnementale du président américain a été unanimement condamnée. Mais les donneurs de leçons sont pourtant loin d’être exemplaires  en la matière.

La décision du président américain Donald Trump de retirer les Etats-Unis de l’accord de Paris a été reçue comme par beaucoup comme un nouvel exemple du mépris total de la Maison Blanche actuelle pour l’environnement. Pourtant, après ses déclarations climatosceptiques durant la campagne, la nomination de Rex Tillerson, ex-PDG d’Exxon-Mobil, la plus grosse multinationale pétrolière mondiale, comme chef de la diplomatie et les déclarations d’amour de Trump à l’industrie du charbon, sa récente décision n’est finalement que l’officialisation d’une ligne politique déjà claire depuis des mois. En justifiant sa décision par le coût pour le contribuable américain de la participation au fonds de 100 milliards à l’attention des pays en développement, Trump joue sur les peurs du “petit peuple” américain, notamment dans la “Rust Belt”, pour mieux faire oublier les multiples affaires et les nombreux renoncements à ses promesses.

Cette annonce surmédiatisée a fait réagir au quart de tour les grands de ce monde, jouant les vierges effarouchées devant une fausse surprise. Le président français Macron, le Premier Ministre canadien Trudeau, le président de la commission européenne Juncker, l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, les PDG de la Silicon Valley y sont allés de leurs petits commentaires. Évidemment, leur confiance dans le respect réel de l’accord de Paris était limitée, mais ils ne pouvaient pas manquer d’afficher leur appui à cet accord historique… d’autant que leurs choix politiques en la matière sont loin d’être excellents.

Ainsi, personne n’a rappelé l’absence de l’écologie comme thème de débat entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, pas plus que la volonté de rouvrir des mines de ce dernier. M. Trudeau, déjà haut classé dans les rangs des greenwashers, est lui en pleine bataille contre le gouvernement de Colombie Britannique pour faire passer un méga-pipeline. L’UE, jamais en retard dans le domaine du dumping, l’est beaucoup plus quand il s’agit de réformer le marché des permis d’émissions de carbone ou de sanctionner les fraudes liées au “Dieselgate”. M. Bloomberg, patron de presse milliardaire et ancien maire de New York, a certes mené un certain nombre d’efforts durant ses 3 mandats, mais sa politique de gentrification exacerbée a accentué l’exil forcé des working poors en dehors du centre de la métropole, conduisant à l’augmentation de trajets pendulaires engorgeant les axes de circulation et augmentant la pollution. Preuve que l’écologie est indissociable des questions socio-économiques dans le long-terme. Enfin, en ce qui concerne les multinationales, leur rôle est évidemment essentiel et le recours accru aux énergies renouvelables par les géants du web est positif, mais leur évasion fiscale colossale grève les etats et les collectivités des ressources nécessaires pour mener bien des projets.

Une fois encore, les meilleurs élèves en matière d’environnement sont ceux que l’on entend le moins. L’Equateur a produit 85% de son électricité par des énergies renouvelables en 2016 et compte atteindre 90% cette année. Le Costa Rica est même monté à 98% l’an dernier, tandis que ses forces armées se limitent à 70 hommes. L’occasion de rappeler que les maigres économies dégagées par le retrait des accords de Paris par Trump ne suffiront pas à financer les 54 milliards de dollars supplémentaires dévolus à l’armée américaine dans le budget de l’année prochaine…

Pour sa part, Nicolas Hulot aura quant à lui fort à faire face à la politique tout sauf écologique d’Emmanuel Macron, d’autant plus que la France régresse à de nombreux niveaux: le solaire photovoltaïque progresse de moins en moins, la filière éolienne a été bradée à l’Espagne et aux Etats-Unis sous le mandat Hollande et la réduction de la part du nucléaire prévue est quasi irréalisable. Sans oublier les retards de paiement des aides à la conversion à l’agriculture biologique, la multiplication des grands projets inutiles et tant d’autres dossiers.

De manière malheureusement peu surprenante, le système médiatique a, dans sa grande majorité, avalisé cette distribution des rôles simpliste et mensongère entre “méchants” et “gentils” du changement climatique, alors même que son rôle serait de déconstruire les postures et de décerner les hommages aux méritants. À l’heure du règne du marketing, la décision de Trump, homme gras de 71 ans incarnant à merveille les caricatures les plus répandues sur “l’américain moyen”, est une occasion en or pour tous les irresponsables environnementaux de mener une grande opération de greenwashing en affirmant haut et fort leur attachement à un accord qu’ils ne respecteront pas non plus. Non seulement cette décision ne devrait pas contribuer significativement à relancer l’emploi dans les bassins de charbon des Appalaches, mais elle risque surtout d’accroître le retard déjà important des Etats-Unis dans la transition écologique. Plus que tout, il serait temps de ne plus en profiter pour jouer le jeu des hypocrites environnementaux.

 

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Macron, le Obama français : pour une réhabilitation des guignols de l’info

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On n’en finit plus de nous vendre Macron comme un nouveau héros politique des temps modernes. A coup de Unes et de storytelling, le nouvel Obama français nous sera bientôt envié par l’ensemble du Monde libre et peut-être de l’Univers. Retour sur une farce médiatique à peine moins caricaturale que la propagande du régime Nord-Coréen.

Ce n’est plus un secret, on assiste depuis quelques mois en France à bulle médiatique se formant autour du candidat à la présidentielle Emmanuel Macron. Tantôt dynamique, tantôt visionnaire, le jeune politicien (à 39 ans, on reste très loin de la moyenne d’âge du milieu) nous est présenté comme l’incarnation du renouveau, de la modernité par la majorité des rédactions. Son parcours est désormais connu de tous : l’ENA, l’inspection des finances, la « commission pour la libération de la croissance française » dirigée par notre Jacques Attali national, et enfin le ministère de l’économie après quelques années au sein de la garde rapprochée de François Hollande. Malgré ce pedigree, on nous vend souvent Emmanuel Macron comme un candidat surgi de nulle part, arrivé comme un boulet de canon à la surprise générale.

Il est vrai qu’avant sa nomination au Ministère de l’économie, peu de personnes connaissaient son nom et son visage. Et on en arrive aujourd’hui à un moment où l’élite économique française semble avoir trouvé son champion, déjà présenté comme le seul capable de battre Marine Le Pen par certains médias. Ayant battu des records d’impopularité, Français Hollande et Manuel Valls sont désormais considérés comme politiquement morts et l’ex chouchou des médias Alain Juppé s’est vu “voler” sa victoire malgré les pronostics formels des instituts de sondage. Macron devient alors le joker ultime. Jeune, sympa et, il faut bien le reconnaître, très bon en communication, il porte en lui les espoirs de toute une classe qui avait jusqu’à maintenant reçu les faveurs des gouvernants et qui compte bien maintenir le statu quo. Ce qu’il faudrait faire à présent, c’est replacer le « phénomène Macron » (notez bien les énormes guillemets que j’utilise) dans un contexte plus global.

Car plus je vois le visage riant de Emmanuel Macron apparaître sur nos écrans, plus je repense à un sketch que les Guignols de l’info ont diffusé il y a de ça quelques années. Exit Gramsci et Marx, ce sont les Guignols qui selon moi ont le mieux saisi ce qu’incarne Emmanuel Macron. Le sketch auquel je me réfère montrait alors Mr. Sylvestre (le gros trader bourrin) expliquant l’arrivée de Barack Obama au pouvoir aux États-Unis dans une émission intitulée « les dossiers secrets de l’histoire ».

Celui-ci concluait sa présentation de cette façon : « Alors on a fait l’impensable, on a fait élire un président noir. On a mis à la tête du système quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le système. Et aujourd’hui les gens ont confiance en Obama, ils pensent qu’il va créer un nouveau capitalisme. » Si la crise financière de 2008 est évidemment expliquée de manière comique, les Guignols mettent cependant en lumière un élément essentiel : la nécessité pour les milieux d’affaires de présenter des candidats neufs, éclectiques, capables de convaincre le public de continuer sur la même voie, à savoir la leur.

Si certains ont salué le bilan de Barack Obama en terme de croissance et d’emploi, il restera celui qui est parvenu à faire élire Donald Trump aux États-Unis. N’ayant jamais imaginé la possibilité de remettre en cause les structures du capitalisme néolibéral, les deux mandats de Barack Obama ont en réalité été marqués par la montée des inégalités, des emplois sous-payés et de la pauvreté. Inutile de rappeler les violences policières et l’envoi massif de drones au Moyen Orient.

Ajoutez à cela à un discours teinté de solidarité et de tolérance, il n’en faut pas plus pour qu’Obama se fasse élire en Novembre 2008. Et ainsi le pouvoir est récupéré par les Démocrates dont la compromission avec les cols blancs de Wall Street a été amplement démontrée par la campagne de feu Hillary Clinton. Ce que montre le cas de Barack Obama, c’est que malgré la crise, malgré la misère sociale, le statu quo politique peut persister si ses représentants trouvent le bon cheval. Celui-ci devra alors incarner le renouveau, il devra éblouir les électeurs par son éloquence. En bref, il devra miser sur la forme, aux dépens du fond bien évidemment.

Ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis. On se souvient de Matteo Renzi en Italie, charismatique Florentin qui a travaillé dans la communication et le marketing. S’il n’est pas directement élu au poste de Premier Ministre, il parvient à rassembler 40 % des votes italiens aux élections européennes de 2014 (un résultat qui ferait baver n’importe quel parti de gouvernement en Europe). Deux ans plus tard, les électeurs italiens le sanctionnent par un “Non” au référendum malgré sa verve et ses tweets énergiques. Au Canada, Justin Trudeau paraît briller par sa coolitude et son progressisme à tout épreuve. Cela n’empêche pas ce fils de Premier Ministre de vendre des armes à l’Arabie Saoudite et de négocier avec enthousiasme le traité de libre-échange liant son pays à l’Union européenne.

Le cas d’Emmanuel Macron pose alors une question cruciale : L’oligarchie peut elle continuer à faire élire ses candidats à grand coup de baroufs médiatiques et de sondages bidons ? Un politicien habile peut-il encore réussir à faire passer la même eau croupie pour un verre de limonade ? On a pointé avec justesse au Royaume-Uni et aux États-Unis l’incapacité de la sphère médiatique à empêcher le choix du Brexit et l’élection de Trump, malgré tous ses efforts. Avec un Front National en tête lors des dernières élections et quasiment assuré d’être au second tour le 23 avril, la situation de la France demeure légèrement différente. Cependant le score réalisé par Emmanuel Macron le soir du 23 avril 2017 devra être pris au sérieux. Au delà de ses conséquences politiques, il nous dira surtout si « lémédia » peuvent encore déterminer le résultat d’une élection ou si l’hégémonie idéologique des véritables guignols de l’info appartient désormais au passé.

Sources :

http://www.regards.fr/web/article/obama-entre-dans-l-histoire-sans-la-changer

https://www.jacobinmag.com/2016/09/justin-trudeau-unions-environment-arms-saudi-arabia/

https://www.mediapart.fr/journal/international/241214/matteo-renzi-2-lost-transgression?onglet=full

Crédit photo :

© Canal+ http://www.telestar.fr/article/les-guignols-de-l-info-de-retour-en-clair-sur-canal-a-partir-du-photos-1805277