Royaume-Uni : l’élection du siècle

Jeremy Corbyn et Boris Johnson. © Garry Night et BackBoris2012 via Flickr.

Annoncé au dernier moment, le scrutin du 12 décembre au Royaume-Uni doit permettre de sortir du marasme du Brexit et d’impulser un nouveau cap politique au pays après une décennie d’austérité et deux ans d’inertie parlementaire. Extrêmement imprévisible en raison du mode de scrutin, il opposera les deux grands partis traditionnels aux Libéraux-Démocrates et au Brexit Party, favorisés par le nouveau clivage issu du référendum de 2016. En parallèle, la question de l’indépendance écossaise revient sur la table et pourrait bien booster le Scottish National Party, compliquant encore la formation d’une majorité à Westminster. Seule solution aux blocages actuels, l’élection britannique à venir promet d’être historique. Décryptage.


L’ultime coup de bluff de Boris Johnson

“Les sceptiques, les résignés, les mélancoliques auront tort. Ceux qui ne croient plus en la Grande-Bretagne y perdront leur chemise.” A son arrivée à Downing Street, Boris Johnson promettait d’en finir avec les couacs de l’impopulaire administration May et d’offrir un nouvel élan au pays, en réalisant enfin le Brexit voté 3 ans plus tôt. “Avec ou sans accord, nous sortirons le 31 Octobre. Pas de si, pas de mais” assurait-il. Malgré quelques manœuvres marquantes pour réaffirmer ce cap comme la suspension du Parlement (prévue pour durer 5 semaines mais rapidement retoquée par la Cour Suprême) et l’expulsion des conservateurs anti-Brexit du groupe parlementaire, cette promesse phare s’est évanouie. A peine trois mois plus tard, Johnson se retrouve dans la même situation que sa prédécesseure, c’est-à-dire sans majorité parlementaire, et contraint de convoquer une nouvelle élection. 

A première vue, Johnson a été ridiculisé et sa carrière politique semble brisée. Pourtant, il dispose d’une stratégie solide au regard de l’exaspération et de l’impatience d’une bonne partie des Britanniques : accuser le Parlement, et en particulier ses adversaires travaillistes, de bloquer toute sortie de l’UE et se faire passer pour le représentant légitime de la volonté du peuple exprimée par référendum. Certes, pour un pur produit de l’élite britannique (dont le père était fonctionnaire européen) élu par moins de 100.000 adhérents à son parti, soit 0,13% de la population, c’est un peu gros. Mais l’ancien maire de Londres et Ministre des affaires étrangères est un spécialiste des retournements de veste et semble en passe de réussir son pari à en juger par les sondages, qui lui donnent une avance de plus de 10 points sur Jeremy Corbyn.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. Le Premier Ministre a arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. D’abord, il peut au moins se targuer d’avoir réussi à décrocher une nouvelle proposition d’accord de la part de l’UE, qui renonce au très contesté “backstop” en Irlande du Nord. Le nouveau Premier Ministre a ainsi arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans, simplement en faisant planer la menace d’une sortie sans accord dont les exportations européennes (allemandes, hollandaises et françaises notamment) auraient souffert. En promettant désormais de sortir seulement selon le nouvel accord, il peut même espérer rallier une partie des “soft Tories” qui s’inquiétaient d’un No Deal, au risque de booster Nigel Farage qui exige une sortie sans accord.

Au-delà du Brexit, Johnson répète en boucle sa volonté d’investir dans les services publics moribonds et cible la police, le National Health Service (service de santé similaire à notre Sécurité Sociale) et le système éducatif. Bien qu’il annonce des chiffres totalement mensongers (par exemple en promettant 40 nouveaux hôpitaux alors qu’il n’y en aurait en réalité que six), cela témoigne de sa volonté de faire oublier les coupes budgétaires très rudes imposées par son parti depuis une décennie. Répondant à la même logique, Johnson a déclenché un petit buzz en annonçant un moratoire sur le gaz de schiste – dont il avait dit par le passé qu’il était une “glorieuse nouvelle pour l’humanité” – comme signal de sa prise en compte de l’inquiétude des électeurs pour l’environnement… avant de se rétracter seulement une semaine plus tard. Ainsi, malgré l’impopularité de sa personne, Johnson a de quoi espérer une victoire, en profitant de la division du bloc anti-Brexit entre Labour et Libéraux-Démocrates et en mettant en avant un discours populiste plus en phase avec l’électorat que celui de David Cameron et Theresa May.

La campagne de la dernière chance pour Corbyn

Pour Jeremy Corbyn, cette élection s’annonce très risquée, alors que la position du Labour sur le Brexit est illisible pour la majorité des électeurs: après avoir garanti que le résultat du vote de 2016 serait respecté, le parti d’opposition défend désormais un nouveau référendum qui proposerait un choix entre une sortie selon les termes d’un accord négocié par le Labour et le maintien dans l’Union Européenne. En refusant de choisir véritablement une option, Corbyn espère maintenir la coalition électorale de son parti, mais risque une hémorragie de voix vers les Libéraux-Démocrates et, dans une moindre mesure, vers le Brexit Party et les Tories. Le leader travailliste, qui a annoncé qu’il démissionnerait s’il était battu, tente de faire de cette faiblesse un atout en assénant à chaque meeting qu’il est temps de réconcilier Brexiteers et Remainers autour d’un renouveau profond de la Grande-Bretagne. Ainsi, ses discours évoquent le Brexit comme un sujet parmi d’autres, au même plan que l’avenir du NHS, les inégalités ou la crise environnementale. Malgré les très bonnes propositions de Corbyn sur la plupart des sujets, il est impossible qu’un nouveau référendum résolve quoi que ce soit, tant le sujet est sensible et la sensation de trahison serait terrible si le résultat venait à être différent. Le débat du 19 novembre, où Corbyn affrontera Johnson en face-à-face, sera crucial : s’il parvient à élargir le débat au-delà du Brexit, il peut encore espérer une remontada.

Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé.

Evolution projetée des transferts de votes en fonction du choix de 2017, enquête Yougov auprès de 11.000 personnes. © Yougov

Aussi risquée qu’elle soit, l’élection du 12 décembre permet au moins au Labour de sortir des calculs parlementaires où l’opposition était constamment étrillée par le gouvernement pour son refus d’accepter l’accord de sortie et par ceux qui considèrent que le Labour doit exiger ni plus ni moins que l’annulation du Brexit. Depuis le début de la campagne, Corbyn jette toutes ses forces dans la bataille (jusqu’à enchaîner trois meetings dans la même journée) et tente de faire de l’élection un référendum sur la gestion du pays par les Tories depuis 2010. Cette stratégie avait très bien fonctionné en 2017 en raison du ciblage des circonscriptions où les conservateurs l’avaient emporté avec une faible marge et grâce à un sursaut de participation, en particulier chez les jeunes. Surtout, Theresa May s’est avérée très mauvaise durant la campagne et le Brexit dominait moins les débats. Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé. Le score du Labour dépendra donc fortement de la participation, notamment dans les marginals (là où ses candidats ont perdu ou gagné de peu la dernière fois) où est concentrée l’énergie des militants. Mais convaincre les électeurs de se déplacer au mois de décembre et faire oublier le rôle du Labour dans la non-réalisation du Brexit ne sera pas facile…

Les Lib-Dems et Farage, gagnants d’un nouveau clivage?

Jouant tous les deux la carte de l’alternative aux partis traditionnels empêtrés dans leurs difficultés sur le Brexit, les Libéraux-Démocrates et le Brexit Party cherchent à profiter de la conjoncture. Toute la question est de savoir combien de sièges cela leur permettra d’obtenir. Nigel Farage, qui a obtenu d’excellents résultats aux européennes dans un contexte très particulier, a vu son socle électoral s’effondrer depuis l’arrivée au pouvoir de Johnson. Face au retour très probable de ses électeurs vers les Tories pour leur donner une majorité, Farage a renoncé à se présenter lui-même et même à présenter des candidats dans les 317 sièges où de conservateurs sortants. Avec un score annoncé aux alentours de 10%, le Brexit Party pourrait bien subir le même destin que l’UKIP, qui n’a jamais réussi à faire élire un député à Westminster en raison du mode de scrutin. En concentrant ses moyens sur les sièges pro-Leave du Nord de l’Angleterre détenus par le Labour et en jouant sur son image personnelle, Farage espère éviter ce scénario. Mais ce pari est incertain : soit les électeurs pro-Brexit de Hartlepool, Bolsover ou Ashfield (les circonscriptions visées par le BP) choisissent le Brexit Party en raison de leur haine contre les conservateurs depuis Thatcher, soit ils préfèrent soutenir les Tories pour donner les pleins pouvoirs à Johnson pour sortir de l’UE.

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes.

Mais s’il est une formation politique à qui le Brexit aura bénéficié, il s’agit bien des Libéraux-Démocrates. Ce vieux parti honni des électeurs depuis sa participation au gouvernement de coalition de David Cameron connaît un fort regain d’intérêt pour sa promesse de révoquer la sortie de l’UE, surtout de la part des médias. Aux yeux des journalistes et des classes supérieures europhiles, l’éternel troisième parti britannique incarne l’alternative aux populistes de droite pro-Brexit et à la menace marxiste, voire staliniste, qu’incarnerait Corbyn. Sa nouvelle leader, Jo Swinson, se considère l’égale d’Emmanuel Macron ou de Justin Trudeau et se présente comme passionnée par la cause du “progressisme”. Cette “féministe” a pourtant accueilli à bras ouverts l’ancien député conservateur Philip Lee qui a tenu de très nombreux propos homophobes ou l’ex-Labour Rob Flello qui s’opposait au droit à l’avortement. Quant à son logiciel économique, il est le même que celui de Margaret Thatcher, au point d’avoir demandé la création d’un monument dédié à la dame de fer par le passé. Lorsqu’elle était ministre du travail sous Cameron, elle a ainsi encensé les contrats zéro-heure, refusé d’augmenter le salaire minimum et a obligé les travailleurs à payer jusqu’à 1200 livres pour pouvoir aller aux prud’hommes.

Jo Swinson, leader des libéraux-démocrates. © Keith Edkins via Wikimedia Commons

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le rôle des libéraux-démocrates dans le système politique d’Outre-Manche est toujours le même : priver le Labour de suffisamment de voix manquantes pour que les Tories l’emportent. En divisant suffisamment le vote Remain, Swinson pourrait bien être la meilleure alliée de Johnson.

Le retour de la question écossaise?

Pour ajouter de l’imprévisibilité à l’élection, voilà qu’après 3 ans de mélodrame politique à Westminster autour du Brexit, la Première Ministre écossaise Nicola Sturgeon considère le moment opportun pour organiser un nouveau référendum d’indépendance. Depuis le vote de 2014, où la cause indépendantiste avait réuni 45% des suffrages, le contexte politique a en effet profondément changé. Dans cette région qui a voté à 62% pour rester dans l’UE, l’incertitude sur les conséquences économiques du Brexit permet de contrer l’argument d’une plus grande prospérité en cas de maintien dans le Royaume-Uni, qui était central dans la campagne Better Together. Sturgeon, qui demeurait absente des mobilisations indépendantistes ces dernières années, l’a bien compris et demande donc l’organisation d’un nouveau vote pour 2020. Soucieuse d’écarter tout scénario d’embrasement similaire à ce qui se passe en Catalogne depuis le référendum illégal organisé en 2017, elle insiste sur le caractère légal et reconnu de ce vote.

Le contexte est favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais.

Reste qu’il lui faut pour cela l’autorisation du futur Premier Ministre. Or, tous les autres partis s’y opposent. Toutefois, Sturgeon estime qu’elle peut obtenir le soutien du Labour si celui-ci obtient le plus de sièges, mais a besoin d’un apport de voix à Westminster pour être majoritaire, un pari très incertain. Quel que soit le résultat le soir du 12 décembre, le SNP espère que ce soutien appuyé à la cause indépendantiste délaissée dans la période récente lui permettra de répliquer sa performance de 2015, où il avait remporté 56 des 59 sièges de la province. Le contexte est effectivement favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais. Mais pour gagner, il faudra que le SNP mobilise ses électeurs et se différencie des Lib-Dems, qui défendent aussi le maintien dans l’UE. Ainsi, la revendication soudaine d’un nouveau référendum est sans doute avant tout un appel du pied du SNP à sa base. Au vu de l’imprévisibilité de l’élection, en Ecosse comme ailleurs, chaque voix sera donc décisive et détient le pouvoir de changer la Grande-Bretagne pour des générations entières.

« Le corbynisme est mort » – Entretien avec George Hoare

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party_06.jpg
©Sophie Brown

George Hoare est docteur en théorie politique à l’Université d’Oxford et a réalisé sa thèse sur les concepts de gauche et de droite à partir du cadre théorique gramscien. Il anime aussi le podcast Aufhebunga Bunga où il analyse régulièrement les soubresauts de la politique britannique. Membre de la campagne du Full Brexit, orientée à gauche, nous l’avons rencontré pour aborder ses travaux et les enjeux autour du Brexit. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Traduit par Emma Carenini.


LVSL – Vous avez réalisé une thèse en théorie politique à l’Université d’Oxford, examinant de façon critique les concepts de gauche et de droite, en vous inspirant de la notion gramscienne de sens commun et en utilisant le cadre théorique du populisme développé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions de cette recherche, en termes de réflexion sur le sens du populisme, de la gauche et, le cas échéant, du populisme de gauche ? Comment exploiter ces connaissances pour mieux comprendre le moment populiste que nous semblons vivre en Europe et dans une grande partie du monde ?

George Hoare – Pour revenir rapidement sur les recherches que j’ai faites (autour de 2008 – 2011) : j’ai examiné l’histoire des idées de gauche et de droite dans la politique britannique d’après-guerre. Je pense d’ailleurs que ces recherches sont déjà dépassées aujourd’hui. La conclusion à laquelle j’étais arrivé sur ce thème est qu’il s’agit d’un enjeu à traiter sous la forme d’un récit politique. Ce que montre l’histoire de la gauche et de la droite, c’est qu’en fait la droite est une suite de réponses à la gauche. La gauche peut se définir comme une demande insistante de souveraineté populaire tout au long de l’histoire. C’est d’abord de la Révolution française qu’on tire le sens premier de ce mot, puis, au XIXème siècle, on observe l’extension de cette idée de souveraineté populaire à la sphère économique et, enfin, pendant l’après-guerre à travers les idées socialistes.

Je trouve que la situation actuelle est une inversion radicale de ce diagnostic. Du moins, en ce qui concerne la politique britannique, la gauche répond à la droite. Dans le contexte du Brexit, nous voyons c’est le parti conservateur qui tente de formuler une vision différente de la société, en particulier dans sa relation avec l’étranger. La plupart du temps, la gauche répond à la droite, notamment la gauche libérale. Elle se laisse ainsi conditionner par la droite, et il y a probablement un certain nombre de raisons à cela.

Il est très frappant de voir comment les conséquences différées de la crise financière de 2008 (différées probablement jusqu’à 2016, jusqu’au référendum sur le Brexit) ont révélé les vraies faiblesses de la gauche, plus précisément son incapacité à proposer et à formuler un autre modèle de société, auxquelles la droite allait devoir répondre.

Venons-en à Gramsci et au populisme. Les idées de Gramsci ont eu une énorme influence sur la gauche au Royaume-Uni, peut-être plus que dans n’importe quel autre pays européen, en dehors de l’Italie. D’ailleurs, je pense que la France offre un point de comparaison intéressant car la gauche française a rallié très récemment les idées gramsciennes, mais avec l’arrivée immédiate de deux théoriciens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui détachent Gramsci de toute dimension de classe. Cela signifie que la dimension discursive de la politique est en train de prendre une importance croissante. On l’observe aujourd’hui par l’avènement de partis de gauche populistes, qui sont une des conséquences différées de la crise financière de 2008.

Le point de vue britannique, en la matière, est sûrement que Corbyn est le seul à tenir encore debout et à être en situation de conquérir le pouvoir, si on le compare aux autres populismes de gauche européens. Mais je crois que c’est une mauvaise interprétation de la situation. Je suis très pessimiste sur les perspectives de Corbyn et de la gauche populiste au Royaume-Uni. En fait, je pense que le « corbynisme » est mort et qu’il s’est brisé sur la pierre de l’UE.

LVSL – Stuart Hall a acquis une notoriété importante en analysant le tatchérisme à travers une grille gramscienne, c’est-à-dire comme projet hégémonique, qui embrassait non seulement des transformations de l’économie, mais aussi de la culture et de l’identité du pays. Le New Labour de Tony Blair semblait aussi hégémonique à son apogée, du moins comme tatchérisme à visage humain. Pourtant, la société britannique et son champ politique connaissent aujourd’hui une situation de polarisation profonde en raison du Brexit et de la distance forte entre le programme de Corbyn et celui des conservateurs. Peut-on considérer que l’hégémonie des années 1980 et 1990 s’est désintégrée ? Comment  les concepts gramsciens peuvent-ils nous éclairer sur la politique britannique contemporaine ?

GH – C’est encore une très bonne question, assez difficile, mais très importante ! Je crois nous sommes actuellement dans une situation de « fin de la fin de l’histoire. » Entre 1989 et 2008, l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » était complètement hégémonique. Le théoricien Mark Fischer parle du réalisme capitaliste. Ce capitalisme occupe progressivement l’horizon du domaine de l’imaginaire : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Vous en arrivez à une situation où l’atmosphère politique est très déprimante et offre de bonnes raisons d’être pessimiste. Au moment du référendum de 2016, cette idée qu’il n’y avait pas d’alternative restait très présente. Tout le monde a donc été extrêmement surpris quand les résultats sont tombés, d’ailleurs, nous n’en avons toujours pas vu la couleur puisqu’il faut encore se battre pour sortir de l’UE.

À ce moment-là, la gauche était extrêmement désorganisée et faible. La classe ouvrière a été battue par Thatcher, puis frappée au sol par Blair et Cameron. C’est pourquoi nous parlons du Brexit comme d’un « moment démocratique sans mouvement démocratique » et c’est exactement ce qui s’est passé. Le référendum était une expression, certes imparfaite, de la demande de plus de souveraineté populaire. Les sondages qui ont eu lieu après le référendum ont montré ceci : la première raison pour laquelle les Anglais ont voté Leave était pour exprimer leur demande de démocratie ; et celle pour laquelle ils ont voté Remain concernait la peur que les choses s’enveniment.

Deuxièmement, la classe politique britannique a considéré que c’était le scrutin per se qui avait créé de la polarisation au sein de la société. Mais en réalité, cette polarisation était déjà sous-jacente : le niveau croissant des inégalités, le divorce de la politique avec la vie des classes populaires étaient déjà là ! Le concept le plus important pour qualifier cette situation n’est pas un concept gramscien, mais un concept du scientifique Peter Mair lorsqu’il parle de gouverner le vide. C’est-à-dire que le facteur dominant de la sociologie politique dans le Royaume-Uni d’après-guerre et dans l’Europe de l’Ouest est la baisse de la participation et de l’adhésion aux partis politiques et aux syndicats. Tous les fondements de la politique se sont évanouis, il ne reste que le vide. Les gens ne font plus partie de ces organisations qui faisaient le pont entre eux et la politique. Donc on voit la classe politique recluse à Westminster géographiquement, culturellement, loin de la population et en outre se tournant vers l’UE afin d’éviter les contestations internes.

Où est-ce qu’intervient Gramsci là-dedans ? Malheureusement je crois que dans la situation politique actuelle, il est principalement mobilisé pour justifier la guerre culturelle contre les gens qui ont voté pour quitter l’UE. Pour les « gramsciens » anglais qui en ont fait un théoricien de la culture, ce qui est un contresens, l’enjeu est de démontrer que cette classe ouvrière et ces 17,4 millions de gens en Angleterre qui ont voté Leave sont racistes, xénophobes et hostiles aux possibilités d’un avenir européen. Beaucoup de gens qui sont fermement « anti-brexit » associent le Brexit à un mouvement d’extrême-droite, à la xénophobie et à toutes les choses qu’il n’est pas ! Car le Brexit est une décision purement politique dont on doit encore déterminer les conséquences et les modalités. Malheureusement, c’est la gauche libérale, et non la gauche socialiste, qui domine les études gramsciennes.

LVSL – Vous êtes membre fondateur de The Full Brexit, une initiative d’activistes et d’universitaires qui réclament un « Brexit socialiste et internationaliste ». Cet euroscepticisme de gauche est une position minoritaire dans le paysage politique britannique, où la plupart des dirigeants de la campagne du Leave en 2016 étaient issus de la droite. Beaucoup pourraient même trouver votre position incompréhensible, car le Brexit est considéré comme étant étroitement associé au nationalisme. Pouvez-vous résumer vos principaux arguments en faveur du Brexit ? Dans la mesure où un Brexit socialiste ne semble pas être une option sur la table, croyez-vous toujours que le Brexit est souhaitable tel qu’il est mis en œuvre selon les termes de Boris Johnson ?

GH – L’argument le plus pernicieux et le plus mal avisé consiste à dire que le Brexit n’aurait de valeur que s’il mène directement, sans détour et rapidement, à un gouvernement Corbyn. C’est une position gauchiste et erronée ! En tant que socialiste, je suis pour la démocratie, qui est le concept politique le plus important à mes yeux. Le Brexit, comme je l’ai dit, est un moment démocratique sans mouvement démocratique. Quels sont mes arguments ? En premier lieu, je pense que la nature de l’UE n’a pas été très bien comprise par beaucoup de monde à gauche, ce qui est assez surprenant mais qui s’explique par la complexité du sujet. Je dirais que ce qui est central à propos de l’UE, de est qu’elle est à la fois non-démocratique dans sa structure interne, ce qui fait consensus, mais aussi anti-démocratique. Ce point est le plus difficile et important. L’adhésion à l’UE a un effet sur la politique interne des pays membres. Il y a deux arguments-clés : le premier concerne l’idée du vide de Peter Mair ; le second renvoie la théorie des États-membres. Nous disposons actuellement d’États-nations qui rentrent et qui sortent de l’UE et d’États-membres qui sont produits par l’UE.  Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que l’adhésion à l’UE participe de la dynamique de réduction des capacités de décision de nos classes politiques et qu’elle constitue en elle-même un processus de transformation des États. Et c’est ce que l’adhésion à l’UE fait : elle réduit l’importance de la politique idéologique nationale et démocratique. Elle transforme le système en un gouvernement technocratique élevé au niveau européen.

Un argument courant est que l’UE serait un « super-État » qui brimerait radicalement notre souveraineté en nous disant quoi faire. Mais cette idée est fausse. Il faut plutôt s’intéresser à la relation entre l’UE et les États-membres.

Il y a deux autres éléments importants pour comprendre le Brexit. D’abord, la gauche a échoué à comprendre l’importance éventuelle du Brexit en tant qu’il aurait pu représenter un moment de repolitisation. La direction actuelle va au contraire dans le sens d’une tentative d’annulation du Brexit, ce qui serait à mon avis complètement dépolitisant et validerait complètement l’idée que les électeurs ne sont pas écoutés et que leur voix ne compte pas pour les élites. Ce que je ne peux pas approuver en tant que socialiste.

Deuxièmement, une annulation du Brexit serait un échec pour la classe ouvrière britannique et tendrait à accroître la frustration à l’égard de la démocratie parlementaire qui est en train de devenir une parodie de démocratie. Les gens ont voté, ils ont élu des représentants avec des instructions claires, mais celles-ci n’ont pas été mises en place car ces représentants n’aiment pas les instructions qui leur sont données. De ce point de vue, nous avons assisté ces dernières semaines à une reprise en main du pouvoir législatif, et il y a une dimension de classe dans ce processus. Dans ce scénario où on assiste à une tentative de contrer la composante populaire de la démocratie en utilisant sa composante légaliste, la gauche regarde actuellement du côté légaliste et non du côté du peuple qui a voté.

Il y a une dernière raison pour laquelle la gauche n’a pas été capable d’être plus attirante. On assiste à une scission profonde au sein de la gauche britannique entre sa composante socialiste et sa composante libérale. Beaucoup de gens qui occupent des places importantes dans les médias sont issus de la gauche libérale : ils ont des positions particulières qui conditionnent la manière dont ils vont répondre aux événements politiques futurs. Ils se voient comme des cosmopolites, des Européens, plutôt de la classe-moyenne, ils voient la démocratie comme un processus et une série de relations institutionnelles plutôt que comme un processus de participation de masse, de vote et de mobilisation populaire effective. Ils ont peur de la classe ouvrière du pays et pensent qu’elle est nationaliste, xénophobe et raciste. Ils s’appuient beaucoup sur l’antifascisme. Ils voient l’antifascisme comme l’une des tâches les plus importantes de la gauche alors qu’en fait le fascisme n’est pas du tout une menace pour la société britannique. Le nombre de fascistes est ridiculement bas. Les forces sociales fascistes n’existent pas à moins qu’elles n’émergent après la subversion du Brexit et après la prise de conscience que les leviers de la politique parlementaire ne sont pas suffisants pour satisfaire leurs intérêts. Quoiqu’il en soit, c’est une triste réalité à laquelle nous avons affaire parce que les gens qui se battent pour un gouvernement favorable aux travailleurs britanniques sont très peu nombreux.

LVSL – Vous êtes également l’un des co-animateurs d’Aufhebunga Bunga, autoproclamé « podcast politique mondial de la fin de la fin de l’histoire ». Pourquoi êtes-vous passé de la recherche universitaire au podcasting ? Quels sont les principaux thèmes sur le thème de la politique mondiale actuelle qui ont été traités dans le podcast jusqu’à présent ? Le nom « Aufhebunga Bunga » est surprenant : pourriez-vous nous aider à le comprendre ?

GH – Commençons par le nom. Si vous avez écouté le podcast, vous savez peut-être que j’ai une petite inclination pour les jeux de mots et les blagues absurdes. On voulait que ce soit une fête, mais nous voulions aussi une fête hégéliano-marxiste. Nous voulions le « bunga bunga » en référence à Berlusconi, dont le visage, le logo, est notre phare dans la nuit, notre glorieux leader, sur le podcast, et on voulait l’aufhebung, ce moment hégélien de synthèse et de sublimation vers le dépassement dialectique. Ce mélange synthétisait ce qu’on voulait faire. Le podcast a pris une certaine ampleur. On a des invités de marque et on essaye d’avoir des discussions sérieuses et en même temps pas trop ennuyeuses. On souhaite s’amuser en parlant de politique parce que si vous n’avez pas un minimum de sens de l’humour à l’égard de la situation de la gauche européenne, vous allez vite perdre la tête. Il y a deux idées qui ont suscité des réactions au lancement qui a eu lieu juste après l’élection de Trump, car on sentait que la politique allait de nouveau bouger et devenir intéressante, même si c’était sous ses pires aspects. Cela me fait penser à une petite anecdote : quand j’étais à l’université, au début des années 2000, certaines personnes avec qui j’étudiais rejoignaient le parti travailliste. Mais sous Blair, sous Brown pourquoi est-ce qu’on aurait envie de rejoindre le parti travailliste ? Il n’y avait qu’une seule raison : c’était un geste de carriériste puisqu’il n’y avait pas d’idées intéressantes ou de contenu à partir duquel discuter. Avec la « fin de la fin de l’histoire », on a donc juste voulu sceller cette idée que la politique était potentiellement de retour.

La classe politique ne peut plus comprendre, expliquer, ou répondre au changement politique. Cela explique la multiplication d’individus hors-sol qui répondent aux événements politiques récents avec une hystérie excessive et des explications ubuesques du type Cambridge analytica. Ils cherchent à expliquer comment les gens ont pu revenir à la politique sans faire ce qu’eux attendaient qu’ils fassent. Comme ils n’acceptent pas que les gens ne soient pas des centristes néolibéraux, ils expliquent leurs choix par des thèses complotistes. C’est un signe que le néo-libéralisme est en train de mourir. Ceux qui l’ont investi matériellement et culturellement sont menacés et cherchent à confirmer leurs préjugés de classe.

LVSL – Vous avez fait une tournée avec le Full Brexit au printemps dernier pour sensibiliser le grand public du Royaume-Uni à la question du Brexit. Qu’avez-vous observé au cours de la tournée au sujet des perceptions dominantes sur le Brexit ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

GH – C’était une expérience intéressante. Nous avons organisé quatre événements dans le pays, en partenariat avec d’autres organisations. Nous avons essayé de déployer la force intellectuelle d’un Brexit pensé à gauche. D’une certaine manière, nous avons enfoncé des portes ouvertes : les gens venaient, ils étaient d’accord avec tout ce qu’on expliquait, mais demandaient ce qu’il fallait faire par la suite. Il y avait évidemment quelques désaccords parmi le public, on voulait que les gens aient le temps de poser des questions et de les formuler. Ce qui nous a surpris, c’est que même quelqu’un qui avait sa carte au parti conservateur comme il se décrivait lui-même avait acheté un exemplaire du livre de Lapavítsas, The Left’s case against the EU ! Le Brexit est donc un enjeu capable d’unifier largement derrière lui, d’autant plus que la classe politique semble être incapable de traiter cette question. Cette situation offre à la fois des opportunités et des menaces, car nous allons peut-être arriver à une situation où un nouveau report du Brexit est demandé, voire un second référendum. C’est un grand danger qui met en péril notre démocratie. D’ailleurs, au cours du début, un certain nombre d’arguments ont émergé.

Les premiers concernaient les principes, principalement en matière de démocratie. Ensuite, les arguments étaient d’ordre politique et stratégique afin de permettre à la gauche de gagner. Les troisièmes portaient sur la faiblesse de l’UE. Je pensais que les premiers arguments seraient hégémoniques et que les gens ne comprendraient que le point sur la démocratie, comme dans le livre de Lapavítsas. Mais c’est plutôt le troisième, celui sur l’échec de de l’Europe, qui a fait consensus. Je ne m’y attendais pas. Les gens venaient de tous les bords politiques, même si la gauche était surreprésentée. L’objectif est aussi de parler à des personnes qui viennent des Tories, voire de l’UKIP, mais qui pourraient être gagnées aux idées socialistes. Ces personnes développaient des arguments sur les contradictions qui étaient au cœur de l’UE, notamment autour de l’immigration et des frontières, ce qui a déchaîné des échanges particulièrement agités. C’était une bonne leçon politique pour nous. Comment tirer quelque chose de cela en montrant que le problème réside plus dans la liberté de circulation en Europe et qu’une frontière externe dure a un coût exorbitant ? Notre rôle n’est pas encore décisif, certainement car nous n’avons pas de figure identifiée.

Mais pour finir sur une note plus positive : il y a une campagne de gauche en faveur du Brexit et je fais partie de son groupe de travail, c’est une initiative intéressante et excitante. Nous avons constitué un groupe d’universitaires pour expliquer comment fonctionne la domination de la classe dominante sur les travailleurs britanniques, la réalité de la politique britannique et les causes de l’incapacité de la classe politique à régler les problèmes qu’elle doit gérer. Notre campagne s’adresse en particulier à la gauche du Labour. Elle est à l’état d’ébauche et nous avons prévu une série d’événements organisés par des volontaires.

LVSL – Pourquoi dites-vous que le corbynisme est mort ?

GH – Ça ne me met pas vraiment en joie de le dire, mais malheureusement le potentiel de transformation radicale du corbynisme est irréalisable dans le cadre de l’Union européenne. En privé, Corbyn est probablement favorable au Brexit, mais regardez les positions du parti travailliste aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines personnes qui sont incapables de le comprendre et qui insistent sur la complexité de la situation interne du parti. Mais ce n’est pas le cas ! C’est un parti clairement très divisé, entre son aile droite qui est blairiste, particulièrement forte dans le groupe parlementaire, et un petit nombre d’activistes et de députés qui sont pour le Brexit. Le labour est en train de devenir un parti centriste, comme les libdems qui veulent annuler le Brexit à n’importe quel prix, les Tories veulent absolument le finaliser. Cette centrisation est notable. On l’observe dans les sorties des médias de l’establishment. On a vu le Financial Times publier un éditorial flamboyant en faveur de Corbyn et News Night traiter Corbyn avec un respect qu’on lui déniait complètement jusqu’ici. J’ai évidemment de la sympathie pour Corbyn, mais le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier en interne pour canaliser les divisions est un problème majeur pour le Labour Party. Il semble assez clair aujourd’hui que la seule manière pour eux d’arriver au pouvoir est que l’explosion des Tories ait lieu avant celle du Labour. C’est triste à voir. Allen Jones a publié de très bonnes choses à ce sujet sur le site du Full Brexit. C’est triste de voir qu’il y a eu ce moment de mobilisation et de radicalité, notamment de la part des jeunes qui ont mis Corbyn au pouvoir, mais il semble aujourd’hui que cela est en train de se retourner contre les travailleurs britanniques. Ceux qui ont conduit à l’échec diront que de toute façon que les travailleurs britanniques étaient racistes, qu’il était impossible de la gagner à partir de nos positions de classe. Je pense que l’UE est le problème le plus important pour la gauche européenne et qu’il y en a trop peu dans la gauche britannique qui souhaitent comprendre ce que cela veut dire et les conséquences que cela aura sur la politique britannique.

Triomphe du Brexit Party : jusqu’où ira Nigel Farage ?

Nigel Farage en 2017. © Gage Skidmore via Wikimedia Commons

Il y a quelques semaines, Nigel Farage faisait son grand retour au Parlement européen où il promettait « de revenir encore plus nombreux » avec ses soutiens. Son Brexit Party, surgi de nulle part seulement 6 semaines avant le scrutin du 26 mai, a emporté haut la main des élections européennes qui ne devaient pas avoir lieu, avec près d’un tiers des voix. Alors que le discours des travaillistes sur le Brexit ne convainc pas et que les conservateurs sont occupés à se choisir un nouveau leader pour remplacer Theresa May, Farage semble avoir un boulevard devant lui. Mais d’où vient un tel succès et quelles en sont les conséquences sur l’avenir du Royaume-Uni ?


Aux origines du Brexit Party

Sans Nigel Farage, le Brexit Party n’existerait pas. Le grand retour de l’ancien leader du UKIP n’a lieu qu’en début d’année, alors que Theresa May essuie les défaites les unes après les autres et finit par implorer Bruxelles de lui accorder plus de temps. Le parlement de Westminster est incapable de réunir une majorité sur un quelconque projet (second référendum, accord de Theresa May, sortie sans accord, union douanière, etc.) et de plus en plus de voix s’élèvent pour annuler purement et simplement le Brexit. Les Britanniques qui ont voté pour le Brexit perdent patience et se sentent trahis. Farage sent son heure venue : pendant qu’il prépare la création du Brexit Party, il renouvelle son image.

En décembre 2018, il quitte le UKIP, devenu un parti rabougri, en proie aux difficultés financières et sans leader stable. Surtout, il souhaite prendre ses distances avec le tropisme anti-musulman notoire du UKIP, qui n’a cessé de dériver toujours plus à l’extrême-droite et s’est rapproché du nationaliste Tommy Robinson, le fondateur de la milice English Defence League, plusieurs fois condamné pour ses actes. Il participe ensuite à l’organisation de la Brexit Betrayal march, qui aboutit à Londres le 29 Mars 2019, jour où la Grande-Bretagne est censée sortir de l’UE. Cette marche de deux semaines, qu’il n’effectue qu’en partie, lui permet d’attirer l’attention des caméras et de s’opposer aux parlementaires qui cherchent un compromis capable de réunir une majorité de voix. Enfin, il annonce la création du Brexit Party le 12 Avril et présente une liste de 70 candidats pour les élections européennes sur laquelle figure Annunziata Rees-Mogg, la soeur du très eurosceptique député conservateur Jacob Rees-Mogg. Le Brexit Party a également su jouer habilement de l’image confuse de Claire Fox, une ancienne militante du Revolutionary Communist Party devenue fervente défenseur des marchés libres et de la liberté d’expression, qui a été présentée comme un soutien de Nigel Farage venu de la gauche.

Les élections européennes non prévues de mai 2019 permettant aux Britanniques d’exprimer tout le mal qu’ils pensaient du Brexit ou de l’absence de sortie effective, Farage savait qu’il n’avait nullement besoin de programme. Le même message a donc été répété en boucle : la démocratie britannique est en train de mourir, les élites politiques conservatrices et travaillistes ont trahi le vote de la majorité de 2016 et préfèrent rester dans une Union européenne anti-démocratique, tandis que les alliés traditionnels de la Grande Bretagne s’attristent de voir ce grand pays être devenu si faible. Ce message très simple d’invocation de la souveraineté, du patriotisme et de la démocratie, associé à la figure emblématique de Farage, a suffi à réunir 31,6% des voix, reléguant le Labour Party de Jeremy Corbyn à la 3ème place et les conservateurs de Theresa May à la 5ème. Pour parvenir à ce résultat, Farage a complètement siphonné le UKIP (qui avait déjà réuni 26,6% des voix en 2014) et bénéficié du soutien de nombreux sympathisants conservateurs et d’une partie des électeurs travaillistes. Le discours anti-élites de Farage, lui-même élu au Parlement européen depuis 1999 et ancien trader, semble donc avoir fonctionné à plein régime. Il faut dire que l’homme n’est pas avare de critiques percutantes sur les technocrates européens non-élus, comme dans ce célèbre discours de 2010 où il accuse Herman Van Rompuy, président du Conseil européen sans aucun mandat démocratique, d’avoir le « charisme d’une serpillière humide et l’apparence d’un petit employé de banque ».

La démocratie digitale, cache-sexe du césarisme

Jusqu’à présent, Nigel Farage a très bien joué ses cartes, en focalisant son discours sur l’exigence d’un Brexit rapide et sans accord, et en se présentant comme le recours contre le bipartisme traditionnel auxquels les électeurs avaient largement fait confiance en 2017. Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité qui caractérisaient le UKIP : le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quelles que soit leur affiliation idéologique. Pour y parvenir, le Brexit Party maintient le flou sur tous les autres enjeux auquel le Royaume-Uni est confronté : pauvreté galopante, désindustrialisation, logement hors-de-prix, services publics détruits… Si le parcours professionnel et politique de Farage se situe clairement du côté de la finance et du thatchérisme, il préfère donc ne plus en parler afin de maximiser ses voix.

Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité: le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quel que soit leur affiliation idéologique.

En attendant la première convention du parti le 30 Juin à Birmingham où la ligne politique sur de nombreux enjeux devrait être définie, Nigel Farage fait miroiter un système de démocratie participative en ligne à ses sympathisants, de façon similaire à ce que fait le Mouvement 5 Étoiles en Italie. Non concrétisée pour l’instant, cette démocratie digitale, probablement limitée à des sujets secondaires, devrait surtout servir de façade pour dissimuler le contrôle total de Farage sur le Brexit Party, comme l’explique le chercheur Paolo Gerbaudo, déjà interrogé dans nos colonnes. Ce parti est en réalité enregistré sous le nom de l’entreprise The Brexit Party Limited et ne compte que des soutiens, pas des membres, de la même manière que le PVV de Geert Wilders. La direction du parti ne peut échapper des mains de Farage que si un conseil nommé par ses soins (qui compte actuellement 3 personnes dont Nigel Farage), le décide. Ce cadenassage absolu de l’appareil partisan lui permet de s’isoler de toute menace interne, notamment si des figures dissidentes ou trop ambitieuses émergeaient au sein de son parti, pour l’instant bâti autour de la seule personnalité de son leader. Un leader tout puissant donc, mais pas nécessairement indépendant.

Un Hard Brexit pour milliardaires

Derrière cette façade de combat pour la souveraineté et la démocratie se cache cependant la défense d’intérêts très particuliers: ceux de quelques grandes fortunes qui espèrent profiter d’un Hard Brexit pour s’enrichir. Un nom revient en particulier, celui d’Arron Banks, homme d’affaire multimillionnaire qui a fait le plus gros don de toute l’histoire politique britannique, 8,4 millions de livres sterling (environ 9 millions et demi d’euros), à la campagne Leave.EU en 2016. Après avoir déjà offert 1 million de livres à UKIP en 2014, ce spécialiste de l’évasion fiscale cité dans les Panama Papers a également financé le luxueux train de vie de Farage à hauteur d’un demi-million de livres. Chauffeur, garde du corps, voyages aux États-Unis pour rencontrer Donald Trump, maison estimée à 4 millions de livres, voiture ou encore bureau proche du Parlement : rien n’est trop beau pour son ami de longue date forcé de vivre avec les près de 9000 euros mensuels de son mandat de parlementaire européen. Farage est également proche de Tim Martin, propriétaire de la chaîne de pubs Wetherspoon qui compte 900 établissements à travers le pays. Martin, qualifié de « Brexit legend » par Farage, ne cesse lui aussi de promouvoir un Brexit dur, en distribuant des dessous de verres et un magazine gratuit (400.000 exemplaires) en faveur du Leave, mais aussi en éliminant les alcools européens de ses bars et en prenant fréquemment position pour des accords de libre-échange sauvages avec le reste du monde.

Contrairement aux élites économiques sur le continent européen, les grandes fortunes britanniques sont nombreuses à soutenir le Brexit dur défendu par Farage, mais aussi nombre de conservateurs dont Boris Johnson, favori à la succession de Theresa May. Ces ultra-riches rêvent de transformer le Royaume-Uni en « Singapour sous stéroïdes », c’est-à-dire en paradis pour businessmen, enfin débarrassés de toute régulation, notamment financière, et des rares précautions (sanitaires en particulier) qu’impose l’UE dans les accords de libre-échange qu’elle signe. En somme, une ouverture totale aux flux de la mondialisation sauvage qui achèverait ce qu’il reste de l’industrie britannique et ferait du pays un immense paradis fiscal. Le projet phare de ces Brexiters ultralibéraux est un accord de libre-échange avec les USA de Donald Trump. Le patriotisme des grandes fortunes pro-Brexit est tel que Jim Ratcliffe, magnat de la pétrochimie et homme le plus riche de Grande-Bretagne avec 21 milliards de livres qui a soutenu la sortie de l’UE, s’est récemment installé à Monaco. Pendant longtemps, ces grandes fortunes eurosceptiques construisaient leur réseau au sein des Tories, notamment à travers l’European Research Group de Jacob Rees-Mogg (la fraction la plus europhobe des parlementaires conservateurs), un excentrique héritier qui a lui aussi ouvert 2 fonds d’investissements en Irlande récemment. Désormais, ces ploutocrates préfèrent de plus en plus le Brexit Party de Farage aux conservateurs en pleine perte de vitesse.

Après les européennes, quelles conséquences à Westminster ?

Si le Brexit Party n’a pour l’instant aucun élu au Parlement britannique, cela ne l’empêche pas de peser désormais très lourd dans le jeu politique outre-Manche. Les conservateurs se savent très menacés par Farage dont le logiciel idéologique, économiquement libéral et conservateur sur les questions de société, est proche du leur. Le successeur de Theresa May, qui qu’il soit, va devoir une issue rapide à l’enlisement du Brexit qui exaspère ses électeurs s’il ne souhaite pas voir son parti marginalisé pour longtemps. Bien que le Labour Party ait moins à perdre dans l’immédiat, grâce à la ferveur de ses militants et à la confiance envers Jeremy Corbyn pour sortir du néolibéralisme, son socle électoral s’érode également. Près des deux tiers des sièges de députés travaillistes sont dans des circonscriptions qui ont choisi la sortie de l’UE en 2016, ce qui explique la poussée du Brexit Party dans les terres représentées par le Labour. Toutefois, l’hémorragie électorale des travaillistes aux européennes s’est aussi faite au profit des libéraux-démocrates, largement rejetés pour leur alliance avec David Cameron entre 2010 et 2015 et désormais fer de lance du maintien dans l’UE, et du Green Party, une formation europhile. Toutes les cartes du jeu politique sont donc en train d’être rebattues autour d’un clivage sur le Brexit où dominent les opinions radicales (maintien dans l’UE et sortie sans accord). Tant que le Brexit n’a pas eu lieu, le Brexit Party et les Lib-Dems devraient donc continuer à affaiblir le bipartisme traditionnel revenu en force à Westminster aux élections de Juin 2017.

On ne saurait toutefois être trop prudent en termes d’impact du Brexit sur le nouveau paysage politique à Westminster. D’abord car les élections européennes, et en particulier au vu du contexte dans lequel elles se sont tenues en Grande-Bretagne, ne sont jamais représentatives des intentions de vote au niveau national. Ensuite parce que le Brexit peut advenir dans les mois qui viennent, notamment si Boris Johnson accède au 10 Downing Street et parvient à trouver une majorité législative, et refermer la phase de chaos politique ouverte par Theresa May. Mais surtout, le système électoral britannique, un scrutin à un tour qui offre la victoire au candidat en tête, complique les prédictions. Certes, l’élection législative partielle de Peterborough du 6 juin dernier, où le député travailliste sortant a dû démissionner, a vu la candidate Labour l’emporter, par seulement 2 points d’avance sur son rival du Brexit Party, et a permis à Jeremy Corbyn de réaffirmer son positionnement : unir le pays autour d’une politique écosocialiste. Mais ce scrutin très médiatisé n’a même pas mobilisé la moitié des inscrits et ne peut servir de base à une stratégie électorale. Même si le socle électoral du Labour est moins exposé que celui des Tories à la menace Farage, il n’est en réalité guère plus solide, tant le mécontentement envers la position molle de Corbyn (ni no-deal, ni Remain, mais une union douanière avec l’UE) est fort. Tant qu’il se refuse à choisir entre son électorat jeune et urbain pro-Remain et son électorat populaire pro-Brexit, Jeremy Corbyn ne sera pas plus audible qu’aujourd’hui. Or, vu le succès inquiétant de Nigel Farage et l’hostilité notoire de l’Union européenne envers toute politique alternative au néolibéralisme, il est surprenant que le choix paraisse si compliqué.

Comment le Brexit a sauvé le travaillisme anglais

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Le 8 juin dernier, lors des élections au Parlement britannique, les travaillistes ont remporté 40% des suffrages et près de treize millions de voix. Bien qu’insuffisants pour prendre le pouvoir, de tels résultats n’avaient pas été vus pour le Labour depuis la victoire de Tony Blair en 1997. Quels sont les clefs d’un succès qui pourrait déboucher sur un gouvernement travailliste en Grande-Bretagne dans les prochaines années ? Assurément, la refondation du Labour effectuée par Jeremy Corbyn depuis deux ans commence à porter ses fruits. Nul doute, cependant, que le vote du Brexit l’année dernière (suivi par la dissolution de l’extrême-droite anglaise) a permis aux travaillisme de dépasser ses hésitations sur la question de la souveraineté et de porter un discours social dénué d’ambiguïté europhile à l’attention des classes populaires du pays. 

Le tournant souverainiste du Labour

Interviewé sur BBC One le 23 juillet 2017, Jérémy Corbyn a surpris son monde. Bien que favorable à un nouvel accord de libre-échange entre la Grande-Bretagne et les pays européens, le leader travailliste a déclaré qu’il ne s’opposait pas à la sortie du Marché Unique de l’Union Européenne. “La participation au Marché Unique dépend de l’appartenance à l’UE” a-t-il affirmé — ce qui implique qu’il ne s’oppose plus ni à la sortie de l’un ni à la sortie de l’autre. Conséquence logique d’un Brexit qu’il convient désormais d’entériner, cette rupture permettrait d’élever le niveau des règlementations commerciales en matière d’écologie et de droits humains. Par ailleurs, en cas de prise de pouvoir, Corbyn a affirmé que les travaillistes renforceraient la sortie du Marché Unique par une interdiction du travail détaché : “il n’y aura plus cette importation à grande échelle de travailleurs sous-payés venus d’Europe centrale  qui est effectuée dans l’objectif de détruire les conditions de travail, particulièrement dans le bâtiment” a-t-il ajouté face au journaliste Andrew Marr.

Comme l’on pouvait s’y attendre, ces déclarations ont fait bondir les derniers carrés du camp anti-Brexit. Les Libéraux-Démocrates, les indépendantistes écossais et certains députés blairistes (comme Chuka Ummuna) ont sauté sur l’occasion pour attaquer Corbyn et lui reprocher son alignement sur les positions conservatrices de Theresa May. Bien sûr, le procédé est malhonnête. Alors que les conservateurs veulent quitter le Marché Unique pour raffermir les lois d’airain du néolibéralisme grand-breton, la sortie travailliste chercherait au contraire à se défaire des pauvres règlementations économiques de l’UE pour rediriger le commerce britannique dans un sens écologiquement et socialement soutenable.

En somme, la position nouvellement défendue  par Jérémy Corbyn s’apparente à celle d’un « Lexit » à retardement. Pendant la campagne précédant le référendum sur le Brexit, le « Lexit » (left-exit) fut la position inaudible de ceux qui prônaient une sortie de l’UE sur une base progressiste. En proie à l’indécision et à la fronde qui sévissait alors à la droite du parti travailliste, Corbyn n’avait su se lancer dans la direction souverainiste et sociale ouverte par la possibilité du Brexit. Un an plus tard, malgré les cris d’orfraies des derniers européistes britanniques, le Labour a enfin pu s’autoriser une volte-face inattendue et accepter le résultat du référendum de 2016 jusqu’à abandonner le Marché Unique. La situation britannique offre donc un contre-exemple parfait à la réaction de la sphère politique française suite au référendum de 2005. Alors que l’UMP et le PS eurent tôt fait d’enterrer le vote des Français, les Conservateurs et les Travaillistes se revendiquent désormais de la décision du peuple anglais pour justifier leurs réorientations stratégiques respectives : ultra-libéralisme xénophobe pour les uns, socialisme insulaire pour les autres.

Du Brexit au retour du travaillisme

Comment expliquer la volte-face du Labour Party sur la question européenne et la capacité de Corbyn à imposer la ligne du « Lexit » qui était encore ultra-minoritaire il y a moins d’un an ? La réponse se base sur un constat simple : le Brexit a sauvé le travaillisme, et les travaillistes l’ont compris.

Le référendum sur l’appartenance à l’UE a eu deux conséquences principales — et positives — pour le Labour. Premièrement, il a conduit à l’autodissolution de l’extrême droite anglaise qui depuis près d’une décennie détournait l’électorat ouvrier délaissé par le Labour. Deuxièmement, il a tranché la question de la souveraineté et permis à Corbyn de se concentrer sur la question sociale pour reconquérir son électorat perdu.

En effet, l’importance historique majeure représentée par la chute du UKIP (United Kingdom Independence Party) aux élections de juin dernier n’a que trop peu été relevée. Après avoir succédé au BNP (British National Party) comme capteur du ressentiment populaire face aux politiques libérales conservatrices et blairistes, le parti de Nigel Farage avait réussi, au début des années 2010, à créer un innovant cocktail idéologique à base de xénophobie identitaire et d’euroscepticisme patriote. Cet alliage prospère, bien connu en France, avait su  rallier aussi bien des ruraux conservateurs du sud de l’Angleterre qu’une partie du prolétariat des anciens bastions industriels du pays. Entre autres exemples, aux élections de 2015, avec 22% des voix à Barking, circonscription populaire de l’est londonien, 30% des voix à Rotherham et 32% à Rochdale, anciennes régions minières et textiles du nord, la stratégie du UKIP montrait toute son abilité à subvertir les bastions historiques du travaillisme. Un an plus tard, le vote en faveur du Brexit remportait 60% des voix à Rochdale, 62% à Barking, 68% à Rotherham, et ainsi de suite pour la grande majorité des bastions désindustrialisées de l’Angleterre et du Pays de Galles qui votèrent contre la ligne pro-européenne du Labour.

Malgré leur incurie et leur incapacité à s’être saisis du référendum sur le Brexit pour combattre l’extrême-droite et renouer avec leur base populaire, les travaillistes furent sauvés par la nature politique du UKIP. Contrairement au FN, le UKIP ne s’est jamais véritablement pensé comme un parti apte à conquérir le pouvoir et à réformer le pays. Le parti de Nigel Farage ne s’est pas construit autour d’un programme, mais autour d’une mission : sortir la Grande-Bretagne de l’UE. C’est donc logiquement que, le 4 juillet 2016, le leader charismatique du UKIP déclara sa « mission accomplie » et démissionna de la présidence de son parti. À cette autodissolution de la droite radicale anglaise, couplée au rôle historique jouée par cette dernière dans la résolution de la question souveraine qui n’avait cessé de tracasser la gauche britannique (à l’instar de la gauche française) depuis les années 1980, Corbyn est sans doute bien plus redevable qu’il ne pourrait se permettre de publiquement l’avouer.

Alors que les conservateurs eurosceptiques et les libéraux pro-UE (les blairistes, libéraux-démocrates et indépendantistes écossais) se jetèrent sur l’os du Brexit sitôt les résultats tombés, Corbyn eut l’intelligence d’esquiver les prises de positions hâtives et de concentrer ses efforts sur la reconquête des voix populaires un temps séduites par le UKIP devenu astre mort. De Juillet 2016 à Juin 2017, alors que l’essentiel des commentateurs politiques n’avaient d’yeux que pour les conséquences diplomatiques du référendum et conspuaient Corbyn pour son apparente inaptitude à s’emparer du sujet, le Labour raflait la véritable mise du Brexit. Sur les ruines d’un UKIP disparu sous ses propres lauriers, Corbyn a su déployer une langue émancipatrice nouvelle. En phase avec les préoccupations d’une classe ouvrière qui avait pris la porte du Brexit comme un ultime espoir et les sentiments d’une jeunesse qui, malgré son attachement à l’UE, ne fait pas du libre-échange européen l’alpha et l’oméga de ses choix, le travaillisme a retrouvé son souffle. Le 8 juin 2017, le Labour a remporté Barking avec 67.8% des voix, le meilleur résultat depuis 1994. De même, à Rotherham et à Rochdale, la victoire a été acquise avec 56 et 53% des voix, du jamais vu depuis 2001.

Alors même qu’il devait son aisance à la résolution du problème européen, le discours social de Corbyn a su raviver la flamme du travaillisme sans avoir à se brûler les doigts sur la question souverainiste. Mis devant le fait accompli alors que le UKIP disparaissait et que les Conservateurs étaient relégués au rôle technocratique de la gestion de l’après-Brexit, le Labour n’avait plus qu’à dérouler un programme social offensif sans pâtir des contradictions que connaissent les autres forces de transformations sociales européennes face à la question nationale.

Vers un “Lexit” à retardement ? 

Certes, cela ne fut pas suffisant pour l’emporter. Malgré de grandes difficultés, les conservateurs ont également bénéficié des reports de voix du UKIP, notamment dans les zones rurales et au Pays de Galles, et ont pu former une coalition précaire avec les protestants nord-irlandais. Par ailleurs, la situation écossaise, qu’il convient de traiter à part, reste une épine dans le pied travailliste, en dépit de certains bons résultats. Face à la fragilité des conservateurs, Corbyn a cependant toutes les cartes en main pour s’assurer la franchise d’une victoire prochaine. Sa prise de position récente sur les négociations post-Brexit témoigne de cette nouvelle position de force. Alors qu’un an auparavant, la remise en question de l’appartenance au Marché Unique et du libre-mouvement de la main d’œuvre bon marché lui aurait sans doute coûté sa place, Corbyn a désormais la légitimité populaire pour faire entendre sa voix dans la cour souveraine. Alors que le premier acte des négociations post-Brexit a été inauguré par les conservateurs, il n’est pas à exclure que l’acte final soit signé par les travaillistes, ce qui constituerait une spectaculaire victoire à retardement du Lexit.

Le Labour Party a donc bénéficié des retombées positives de la rupture entre la Grande-Bretagne et l’Union Européenne avant même d’effectuer son propre tournant souverainiste. Telles sont les conséquences d’une décision populaire dont la radicalité inattendue a laissé l’extrême-droite incapable de proposer une alternative au modèle qu’elle prétendait contester à travers l’UE. Seuls dans un boulevard historique que lui permet d’occuper le retour à un véritable programme de transformation sociale, le Labour peut désormais prendre le large et proposer un nouveau modèle insulaire. À son corps défendant, le parti a réalisé un coup de maître.

Crédit image : © Chatham House. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. https://en.wikipedia.org/wiki/Jeremy_Corbyn