« Valeur travail » : sortir des pièges

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« Valeur travail ». Cette notion est partout. Les jeunes sont-ils devenus fainéants ? Faut-il plutôt arrêter de travailler pour sauver la planète ? Ce débat, essentiellement moral, laisse de côté l’héritage de l’économie classique. C’est en effet sur la « valeur travail » qu’Adam Smith et surtout Karl Marx ont fondé leur théorie. Loin de constituer un instrument de stigmatisation à l’égard des chômeurs, elle permettait de penser l’économie en termes de classes sociales – et d’antagonismes entre ces classes. Une telle prise de recul permet de mieux penser les enjeux relatifs au travail contemporain, et les transformations qu’il nécessite.

La séquence sociale contre la réforme des retraites a remis la question du travail dans l’actualité. Deux ouvrages récents montrent qu’il recouvre plusieurs réalités qui peuvent, ou non, se combiner. Ils établissent l’inanité de la posture moralisatrice qui domine aujourd’hui.

Quand la morale voile la dimension politique

Dans le débat public, le travail tient une place singulièrement rabougrie. Comment interpréter les récentes adjurations morales de Gérald Darmanin à propos de ceux qui « n’aiment pas le travail » ? Elles ne sont pas nouvelles : il prend la suite de son mentor Nicolas Sarkozy. Elles sont cohérentes avec le discours et la politique du gouvernement Macron.

Ces petites phrases participent d’une moralisation du débat public qui est triplement préjudiciable, comme le défend la chercheuse en philosophie Céline Marty[1]. D’abord, parce que le ton moralisateur élude la dimension politique de la question.

Ensuite, parce que cette morale productiviste « est muette sur les limites du travail ». Elle ne dit jamais « à quel moment on a bien travaillé et on peut passer à autre chose ». Elle ne permet pas non plus d’interroger le contenu du travail. Il faut travailler tout court, peu importe à quoi. Travailler dur est toujours présenté comme positif, quelles qu’en soient les conséquences physiques ou psychiques (usure du corps, maladies professionnelles, burn-out…). L’expression inverse de travailler « pas trop dur », ce n’est pas un hasard, n’existe même pas dans l’usage.

Au niveau politique, cette morale centre le débat autour de la question du niveau de l’emploi. Cela ne permet pas de débattre collectivement de la qualité et de la nature de ces emplois. Tout ce que l’on autorise, dans la discussion, a généralement trait à l’ouverture ou à la fermeture d’un entrepôt sur un « territoire ». Le travail y est souvent dur et on ne connaît rien de la nature des biens vendus, mais il faudrait se positionner pour ou contre la « création d’emplois ». La catastrophe écologique en cours démontre pourtant le besoin urgent de poser des limites à l’activité humaine, qu’une défense inconditionnelle de la valeur travail empêche de penser.

La « valeur travail » : avant Gérald Darmanin, Karl Marx

La mobilisation de cette expression par Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron ferait oublier qu’il s’agit d’un concept analytique issu de l’économie classique, utilisé par Smith, Ricardo et Marx. Pour le comprendre, un peu de théorie est nécessaire. En économie, les marchandises sont produites par l’association des deux facteurs de production que sont le capital et le travail. Elles sont ensuite échangées. Mais d’où vient leur valeur relative d’échange ? Toutes les écoles de pensée économique ont planché sur ce problème. Marx et les classiques affirment que la valeur des marchandises est proportionnelle à la quantité de travail qui socialement nécessaire pour les produire. Marx affirme donc que la création de valeur ne provient que du travail humain et que le capital n’y contribue pas. Il est celui des classiques qui a consacré les développements les plus denses à sa théorie de valeur travail, car il cherchait à construire sur ses fondements une théorie de l’évolution historique des sociétés.

Sur le plan purement analytique, ce choix pose des problèmes difficiles. Il a reçu plusieurs critiques. Les économistes keynésiens notamment, Joan Robinson la première[2], sont arrivés à la conclusion que cette théorie était contradictoire avec d’autres hypothèses analytiques de Marx. En revanche, sur le plan politique, Robinson remarque elle-même que la théorie de Marx lui permet de penser le système économique comme étant traversé par un antagonisme fondamental entre capital et travail.

En posant que tout valeur provient du travail, Marx offre un argument puissant en faveur de la socialisation des moyens de production sous la tutelle des travailleurs. En effet, si toute valeur est issue des travailleurs, à quoi servent les détenteurs des capitaux (aujourd’hui les actionnaires) ? Ainsi, dans son acception marxiste, la valeur travail signifie défendre le travail… face au capital.

On comprend ainsi pourquoi le discours d’un Darmanin sur la « valeur travail » est paradoxalement encore porteur aujourd’hui. Il fait appel à une fierté ouvrière du travail bien fait, rappelle Céline Marty. Lors de la naissance du mouvement ouvrier, les travailleurs se définissaient par le fait que leur subsistance ne dépendait pas de la propriété d’un capital, mais de leur travail. Ce fait nouveau s’imposait à eux. Mais il leur a aussi permis de s’affirmer face aux « oisifs » d’Ancien Régime, leurs anciens oppresseurs. Ainsi, cet « honneur des travailleurs » reste présent dans l’imaginaire populaire aujourd’hui, jusqu’à la chanson des gilets jaunes.

En quoi consiste alors cet usage usurpé de la valeur travail ? Emmanuel Macron utilise l’expression pour faire passer ses réformes successives du marché de l’emploi et de l’assurance chômage. En limitant les conditions d’accès et en baissant le niveau des allocations, ces réformes ont pour effet d’inciter les travailleurs privés d’emploi à en reprendre un le plus vite possible, qu’il soit adapté ou non à leur situation. Romaric Godin, journaliste économique de Médiapart, avait lui aussi fait une analyse précise de cette stratégie d’Emmanuel Macron. Sa conclusion est limpide : « dans la vision macroniste de l’économie, le capital est plus important que le travail et le travail doit suivre le capital. ». Pour lui, ce renversement du sens originel de la valeur travail est logique dans la mesure où « la seule vraie conséquence de la valeur travail est, en réalité, le socialisme. »

Politiquement il peut donc exister à gauche un besoin de recadrage du discours sur le travail. Notre rédaction l’avait perçu après la séquence électorale de l’an passé, en faisant débattre Sophie Binet, à l’époque secrétaire générale de l’UGICT-CGT, et le député insoumis François Ruffin. Ce dernier met en avant le sujet politique du travail afin d’emporter l’adhésion des classes populaires, y compris rurales. À l’encontre d’un Fabien Roussel, il ne considère pas qu’il faille parler n’importe comment de n’importe quel travail. Il s’agit plutôt « d’héroïser » les travailleurs indispensables au bon fonctionnement de la société, ceux-là même qui avaient été désignés comme essentiels lors de la crise du COVID. C’était sa démarche pour les auxiliaires de vie sociale dans son film Debout les femmes, co-réalisé avec Gilles Perret.

Activité pénible, utilité sociale, emploi… de quoi le travail est-il le nom aujourd’hui ?

Ces rappels historiques étant posés, de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque le travail aujourd’hui ? Ce mot a une longue histoire, que retrace Marie-Anne Dujarier dans Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée[3]. Dans la première partie, la sociologue décrit comment le mot est arrivé à ses trois sens actuels : « l’activité, la peine que l’on se donne pour faire quelque chose ; le résultat de cette activité, l’ouvrage ; enfin l’emploi. Le « travail » sert à désigner aujourd’hui l’une de ces trois dimensions, ou leur combinaison.» (p. 365).

Que disent les travailleurs lorsqu’ils évoquent l’absence de sens au travail ? Thomas Coutrot et Coralie Perez se sont penchés sur cette question en épluchant les enquêtes de conditions de travail de la DARES[4]. Pour les auteurs, le sens au travail repose sur trois piliers. Ils les définissent comme l’utilité sociale, la cohérence éthique et l’accomplissement de soi. La cohérence éthique ou « travail empêché » est la possibilité de bien faire son travail. L’accomplissement de soi relève de l’expérience que l’on peut acquérir (« je sors grandi de l’épreuve »).

Si les deux livres étudient le travail selon trois dimensions, ils ne les définissent donc pas de la même façon. Coutrot et Perez se restreignent à l’emploi et en particulier aux questions présentes dans les enquêtes de la DARES. Marie-Anne Dujarier mène un travail plus complet en étudiant aussi les autres significations du travail.

La polysémie du travail est précisément ce qui rend possible ce que l’autrice nomme un « jeu de bonneteau avec ses trois principales significations : dans un mouvement créant de la confusion, au nom de l’une d’entre elles et des valeurs qui lui sont accolées, les deux autres sont embarquées et déplacées. Dans ces usages stratégiques, la polysémie n’est alors pas un problème, mais une arme » (p. 349). Arme que les gouvernements conservateurs ont l’habitude d’utiliser, comme on l’a vu précédemment.

Frontières troubles du travail

Ces diverses définitions du travail peuvent se combiner comme exister séparément. Marie-Anne Dujarier défend que ces situations de travail incomplet engendrent de la souffrance chez les travailleurs. Ainsi « s’accumulent des situations dans lesquelles l’activité, l’utilité sociale et économique, l’emploi et le revenu sont désarticulés, ouvrant sur des conflits sociaux et psychiques au moment de savoir qui travaille et quand. » (p. 367).

Elle évoque tout d’abord les « emplois nocifs et inutiles ». Il s’agit des bullshit jobs repérés par David Graeber, anthropologue américain décédé du Covid en 2020. Leur existence repose implicitement (ou explicitement) sur l’idée que n’importe quel emploi est préférable à l’absence d’emploi, et qu’il faut « plutôt faire n’importe quoi que de rien faire ».

Inversement, « nombre de pratiques classées comme n’étant pas du travail, elles, sont vitales » (p. 367). Ce sont des activités non rémunérées, bien que pénibles et utiles voire indispensables. Il s’agit bien évidemment du travail domestique, mis en avant notamment par les féministes matérialistes des années 1970. Mais les pratiques de care s’étendent aujourd’hui au-delà du foyer. Elles peuvent être sociales (par exemple personnes aidantes pour des proches dépendants) comme écologiques. Le bénévolat sous diverses formes (associative, dans les partis politiques, pour les JO, etc.) en fait aussi partie. Il concerne aussi une catégorie souvent oubliée, les « femmes de » : femmes de commerçant qui aident au magasin, et qui ne sont pourtant pas juridiquement employées, femmes de chercheur, d’écrivain, etc.

Enfin il faut ajouter que la rémunération d’un emploi n’est presque jamais corrélée à la peine donnée au travail, ni à son utilité sociale. C’est même la corrélation inverse qui prévaut. Cela a été démontré très clairement par un rapport cité par François Ruffin et analysé dans nos colonnes.

Concluons avec l’exemple de ce qui est appelé en recherche le « hope labor » (p. 295). Ce type de travail recouvre les stages non rémunérés et autres formes de production bénévoles destinées à décrocher un emploi. Là encore, le débat sur la légitimité de ces formes lacunaire de travail est refermé par des postures morales condescendantes.

Aucun indicateur ne rend compte à lui tout seul de la question du sens au travail

Thomas Coutrot et Coralie Perez ouvrent également leur livre en citant le concept des Bullshit jobs de David Graeber. Pourtant, leur définition du sens au travail s’éloigne de la sienne. David Graeber n’avait lui qu’une seule question à poser aux travailleurs : votre travail apporte-t-il quelque chose au monde ?[5] Et il n’avait pas pour objet une évaluation économétrique précise de la prévalence du phénomène. Il s’agit peut-être d’une des raisons du succès du livre de l’auteur américain. Sa définition des bullshit jobs a immédiatement parlé à des millions de travailleurs, bien qu’ils fussent dans des situations concrètes différentes.

Une limite de la démarche de Coutrot et Perez est d’amalgamer les trois facteurs du sens au travail (étudiés via les réponses à neuf questions en tout) dans une seule moyenne. Cette moyennisation de neuf questions en trois, puis en un chiffre, les conduit à des énoncés lénifiants voire déroutants. Ainsi, leur résultat le plus général consiste à donner la liste des 15 métiers à plus faible, et respectivement à plus fort, sens du travail. Or ces deux listes regroupent des situations très différentes. Et des métiers semblant proches sont à la fois parmi ceux ayant le plus ou le moins de sens.

Autre exemple, la présence d’élus du personnel a un impact négatif sur le sens au travail. Elle produit une baisse de 73 à 67% des réponses sur l’utilité sociale, et une baisse de 72 à 62% de celles sur la capacité à bien faire son travail. Comme le notent les auteurs, « tout se passe comme si l’existence d’une représentation collective favorisait une prise de conscience critique concernant le sens du travail » (p. 29). C’est un résultat finalement plutôt évident, mais énoncé de manière curieuse lorsqu’on parle uniquement du sens (unique) du travail : le syndicalisme diminue le sens au travail.

Le livre des deux économistes contient néanmoins des éléments pertinents à verser au débat. Il montre que la question du sens au travail touche aussi bien les ouvriers que les cadres. En effet, la DARES étudie les conditions de travail de tous les salariés. La dégradation du sens au travail engendre des affections psychiques (dépression, épuisement professionnel) chez tous (p. 42). De même, les conséquences environnementales du travail sont scrutées à la fois par des jeunes diplômés qualifiés que par des ouvriers, notamment dans les industries polluantes.

Ce résultat est assez peu étonnant car au sein du rapport de production, les cadres sont des travailleurs au même titre que les ouvriers. Comme eux et à l’opposé des capitalistes, ils ne décident pas de ce qui est produit, ni de comment cela est produit. Il est donc sensé de constater qu’ils sont soumis aux mêmes questionnements sur le sens de leur travail que les ouvriers. À l’inverse, on n’a jamais entendu un commerçant ou un entrepreneur se plaindre du sens de son travail.

Coutrot, Perez et Dujarier montrent finalement que les politiques publiques du travail des dernières décennies sont les responsables de la dégradation de son sens au sens large. Il s’agit des changements permanents dans les organisations de travail, de la multiplication de la sous-traitance, et des objectifs chiffrés fondés sur des indicateurs de performance. Ces méthodes délétères d’abord appliquées à l’industrie le sont maintenant dans les services aux entreprises et même dans les services à la personne.

Les réponses patronales à la crise du sens au travail n’y changent rien

Ces problèmes ne sont donc pas nouveaux. Ils ont perduré aussi à cause de la capacité du capitalisme à absorber les critiques qui lui sont faites. Ce fut le cas lors la crise du modèle fordiste dans les années 1980. Les capitalistes ont alors promis aux travailleurs de leur rendre une part de l’autonomie décisionnelle que le taylorisme leur avait enlevée. En effet, le « toyotisme » ou lean management était censé permettre aux employés de corriger les procédures de travail lorsque celles-ci ne correspondaient pas à leur activité réelle (le travail réel n’étant jamais réductible au travail prescrit, selon les mots de Christophe Dejours).

Ces manœuvres patronales ont été analysées de manière critique à de nombreuses reprises, notamment par Frédéric Lordon et Danièle Linhart. Pour eux, « la mise en avant d’un pseudo-sens du travail ne serait qu’un subterfuge pour légitimer l’intériorisation des finalités patronales et masquer l’exploitation » (Coutrot et Perez, ibid. p. 43). En effet, pour reprendre les mots de Frédéric Lordon, ce sont les capitalistes qui donnent à la production le sens qu’ils désirent. Ils s’efforcent ensuite d’aligner le désir des travailleurs dans la même direction. Le type d’initiatives managériales visant à redonner la parole aux travailleurs tient donc le plus souvent du simulacre, car les détenteurs de capitaux demeurent, en dernière instance, les décisionnaires.

Pour Thomas Coutrot et Coralie Perez, c’est précisément ce qui rend ces initiatives intéressantes. Ainsi, « les managers sont contraints de reconnaître que le travail ne peut être réduit à une série de consignes et de gestes prédéfinis, […] parce qu’au cœur de l’activité de travail se loge un pouvoir d’agir qui, en dépit des tentatives répétées du management, n’est pas entièrement éliminable » (p. 44).

Enfin, Coutrot et Perez passent au crible des chiffres d’autres propositions patronales contemporaines. De nombreuses entreprises mettent en place des projets dits de « responsabilité sociale et environnementale ». Les enquêtes établissent que la présence ou non de ce type d’initiative dans une organisation donnée n’a d’impact sur aucune des trois dimensions du sens au travail. C’est par exemple le cas des entreprises dites à mission. La « codétermination » améliore quant à elle les capacités de développement des travailleurs, mais n’influe pas sur le contenu même de la production de l’entreprise. Enfin, les entreprises « libérées » le sont par leur chef, dans des conditions déterminées par lui et sachant qu’il peut les réenfermer à tout moment…

L’organisation du travail doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes

Les auteurs arrivent au terme de leur démonstration à la conclusion énoncée par Alain Supiot dans ses ouvrages que « le mouvement ouvrier a évacué le contenu et le sens du travail de la notion de justice sociale (p. 140), et qu’il doit maintenant les y remettre. Les travaux des universitaires, articulés par les politiques et les syndicats, le démontrent. Les Françaises et les Français, qu’ils soient qualifiés ou non, attendent un grand plan de transformation écologique et sociale du travail. Le travail ne va pas disparaître, mais il doit considérablement changer.

Ce plan doit passer par l’arrêt des activités inutiles ou nocives et par la bifurcation de millions de personnes vers des activités de préservation sociale et écologique. Tout en réduisant le temps de travail et en redressant la distribution des richesses, il doit aussi permettre à chacun de participer à la décision de ce que l’on produit, et de comment on le produit. Après tout, à qui d’autre faire confiance pour le faire ? Comme le déclarait Sophie Binet, « nous sommes tous et toutes les micro-experts de notre travail ».

Notes :

[1] Les citations de ce paragraphe sont issues de l’entretien de Céline Marty avec Paloma Moritz sur le média audiovisuel indépendant Blast, Youtube, 13 mars 2023.

[2] Joan Robinson, Essai sur l’économie de Marx, 1942. Nouvelle édition française : 2022, Les éditions sociales.

[3] Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Généalogie d’une catégorie de pensée, PUF, septembre 2021

[4] Thomas Coutrot, Coralie Perez, Redonner du sens au travail, Seuil, septembre 2022. La DARES est la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques. C’est une autorité ministérielle indépendante qui produit des statistiques à l’usage du ministère du travail.

[5] « Do you think that your job is or is not making a meaningful contribution to the world? ». Pour une discussion sur l’évaluation statistique internationale possible de cette question, voir Soffia, M., Wood, A. J., & Burchell, B. (2022). Alienation Is Not ‘Bullshit’: An Empirical Critique of Graeber’s Theory of BS Jobs. Work, Employment and Society, 36(5), 816–840.

« Le gouvernement cherche à faire payer aux travailleurs le coût du mauvais fonctionnement du marché » – Entretien avec Arthur Delaporte

Le député Arthur Delaporte (PS)

Le projet de loi relatif « au fonctionnement du marché du travail en vue du plein-emploi » a été adopté en octobre par l’Assemblée et le Sénat. Si les dernières étapes qui séparent ce texte de son entrée en vigueur relèvent d’une formalité procédurale, à l’instar de la commission mixte paritaire qui s’est tenue ce mercredi 9 novembre, les dispositions prévues n’en consacrent pas moins une profonde réforme de l’assurance chômage. Désormais, il ne s’agira plus de protéger les travailleurs des aléas de la conjoncture économique, mais au contraire de pallier les déséquilibres du marché. Une démonstration claire de l’interventionnisme néolibéral, qui soutient l’action politique du macronisme. Le député Arthur Delaporte (PS), porte-parole du groupe parlementaire socialiste, en témoigne depuis les bancs du Parlement : il alerte aussi bien sur le contenu de cette réforme, que sur la méthode anti-démocratique qui préside à sa mise en application. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.

LVSL – Dans quelle mesure cette nouvelle réforme de l’assurance-chômage s’inscrit-elle dans la continuité de celle déjà menée pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron ?

Arthur Delaporte – Cette nouvelle réforme est budgétairement inutile, économiquement absurde, et socialement injuste. Elle est la continuation en pire du projet de loi initialement proposé en 2019 par le gouvernement et suspendu par le conseil d’État pendant la crise Covid. Ce dernier est finalement entré en vigueur en 2021 et s’est traduit par une réduction importante du droit des chômeurs : en moyenne, l’indemnité a baissé d’environ 150 euros par mois pour plus d’un million de personnes, avec pour seul motif celui de « faire des économies » sur un filet de protection sociale qui dégage pourtant des excédents.

Par-delà ces éléments chiffrés, cette première réforme a déconstruit les principes mêmes qui étaient au fondement de l’assurance chômage. On ne le rappelle pas assez mais le droit au chômage est intrinsèquement lié au travail déjà effectué : pendant une période travaillée, chacun cotise sur son salaire pour s’assurer une éventuelle future période non travaillée. Or, le gouvernement a modifié les règles de calcul du salaire de remplacement, selon une modalité qui n’existe nulle part ailleurs, en exigeant que soient désormais prises en compte les périodes travaillées et non-travaillées. Par exemple, si pendant une année, vous travaillez 7 mois, puis vous êtes 3 mois chômage, puis vous travaillez à nouveau 2 mois, l’indemnité est désormais calculée sur la moyenne de vos revenus, conduisant mécaniquement à une baisse du « salaire moyen » puisqu’on gagne moins au chômage qu’en travaillant.

Si cette modification peut sembler anecdotique au premier abord, les travailleurs qui n’ont pas un emploi continu sont toujours perdants. Les plus précaires et les travailleurs intermittents sont les plus touchés par cette nouvelle logique, car ils ne peuvent plus compter sur les périodes travaillées pour « recharger » leurs droits.

« Le droit au chômage est intrinsèquement lié au travail déjà effectué. »

Aujourd’hui, le projet consiste à conserver ce nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence (SJR) et de lui adjoindre une nouvelle variable, en modulant les règles d’indemnisation en fonction de « la conjoncture économique ». Le gouvernement parachève ainsi la destruction du régime assurantiel : le droit au chômage dépend du marché futur (au moment où l’on cotise), et non plus des salaires précédemment perçus. On mesure pourtant combien cette notion de « conjoncture économique » est floue : selon quels critères allons-nous définir qu’une situation est favorable ou défavorable ? En observant le taux de chômage, le PIB, le niveau de la dette… ? Selon les indicateurs choisis, les résultats peuvent être très différents.

Le modèle canadien est utilisé comme référence par le gouvernement pour justifier sa réforme. Mais lorsqu’on s’intéresse à la réalité canadienne, ce qu’on observe, c’est une régionalisation de l’assurance chômage. Pas moins de 62 régimes différents s’affrontent sur le territoire et sont modulés en fonction de cette fameuse « conjoncture économique » ! Si l’on va au bout du raisonnement, on est en effet obligé d’entrer dans une logique différenciation des territoires : ce n’est pas la même chose de travailler à Montréal, qu’en zones périphériques, de même que ce ne serait pas la même chose de travailler en Normandie ou en Seine-St-Denis. Un tel fonctionnement, c’est une machine à produire et reproduire des inégalités – entre travailleurs, mais aussi entre territoires. Cela rompt avec l’idée même d’une couverture universelle et égale pour tous. Les uns sont pénalisés par le travail des autres, et la « bonne situation du marché » – qui n’est que relative – finit par desservir ceux qui n’ont pas les compétences nécessaires pour trouver du travail, à l’endroit où ils résident. Bref, c’est un système qui est largement critiqué, y compris au Canada, et l’on peine à comprendre comment il peut être érigé comme modèle de référence, sinon par pure idéologie. 

LVSL – Cette réforme semble en effet être l’incarnation parfaite de la doctrine néolibérale, prête à intervenir pour optimiser le marché et pénaliser tous ceux qui lui font entrave…

A. D. – Les concepteurs de cette réforme, ce sont des économistes qui tiennent en effet un discours néolibéral, combinant une vision assez classique de l’économie (demande/offre ; concurrence ; marché) avec des logiques incitatives qui permettent d’atteindre cet équilibre « idéal » de marché. Avec cette réforme du chômage, le gouvernement cherche à externaliser les effets négatifs du marché et à faire payer aux travailleurs le coût de son mauvais fonctionnement. On va passer d’un système de droits acquis et de protection collective à un système qui fait reposer sur les épaules de chacun son propre risque. C’est la logique étasunienne « d’experience rating », sur laquelle sont bâties les assurances privées, où l’on pénalise celui qui présente le plus de « défaillances » potentielles.

« Avec cette réforme du chômage, le gouvernement cherche à externaliser les effets négatifs du marché et à faire payer aux travailleurs le coût de son mauvais fonctionnement. »

Quelqu’un d’essentiel dans cette orientation intellectuelle, c’est Marc Ferracci, actuellement député LREM, proche d’Emmanuel Macron qu’il rencontre à Sciences Po, conseiller « marché du travail » de Muriel Pénicaud, professeur d’économie à Assas, et aujourd’hui rapporteur du projet de loi. Davantage que le ministre du Travail, Olivier Dussopt, c’est lui qui porte la philosophie de cette réforme. Parmi ses faits d’armes, on lui doit par exemple le conseil avisé de la logique bonus/malus qui a remplacé la taxation des contrats courts. Les entreprises, au lieu d’être taxées si elles abusent des contrats courts, sont à présent en « bonus » ou en « malus » selon leurs comportements plus ou moins vertueux. À la fin, les malus des uns paient les bonus des autres… et c’est une réforme qui est une véritable usine à gaz, très illisible, même pour les plus grands technocrates.

C’est le propre d’une politique désincarnée, qui repose sur une vision macroéconomique, où l’on régule des dysfonctionnements au nom de nouvelles variables, de nouveaux modèles qu’on ne prend jamais la peine de discuter. L’autorité de la Raison ou du sens commun tenant lieu de justification, au lieu d’aller voir sur le terrain ce qui va mal. Le rapport au travail est ainsi déshumanisé. Alors que ce que montrent les études des services statistiques du ministère du Travail, c’est que les principaux freins à l’emploi relèvent de nombreuses réalités concrètes et non pas de la durée ou du montant des indemnités : la qualité de l’emploi, le niveau de rémunération, la mobilité domicile-travail, les gardes d’enfants pour les mères isolées… autant d’éléments sur lesquels il serait possible d’agir si l’on voulait vraiment améliorer le taux d’emploi, plutôt que de rentrer dans une course à l’incitation et à la responsabilisation personnelle qui précarise toujours plus.

Un des amendements, porté à la fois par la majorité et par la droite, a notamment fait un peu de bruit : il prévoit une nouvelle manière de qualifier l’abandon de poste. Un salarié qui abandonne son poste, quelle qu’en soit la raison (harcèlement ou volonté de l’employeur de s’éviter une rupture conventionnelle) pourrait être privé de ses indemnités chômage… alors qu’il a pourtant cotisé ! C’est une logique punitive, qui méconnaît d’ailleurs l’utilisation de l’abandon de poste dans le monde du travail. Le discours utilisé pour justifier cette mesure est de type « café du commerce ». On « connait quelqu’un qui dit que », alors qu’aucune étude ne le démontre : dans l’ensemble, on légifère à l’aveugle et sans études sérieuses. Ce raisonnement par le cas marginal qui détermine finalement les réformes – contre les prétendus « assistés », les « chômeurs-profiteurs » – est déconnecté du monde du travail et on finit par prétendre résoudre des problèmes qui sont minoritaires ou n’existent pas. Rappelons-nous que la fraude concerne seulement 0,5% des chômeurs aujourd’hui ! 

À l’issue de la commission mixte paritaire, l’accord trouvé entre les sénateurs et les députés LR et LaREM continue d’achever la stratégie d’affaiblissement des droits des chômeurs tout en stigmatisant les travailleurs démissionnaires ou en excluant de l’assurance chômage ceux qui refuseraient un CDI, sans imaginer qu’on peut parfois enchaîner des CDD en ayant des jobs alimentaires, en attendant de retrouver un emploi adapté à ses qualifications. 

« Nous sommes favorables à une réforme qui s’attacherait à faire en sorte que chacun puisse bénéficier de son travail et de ses droits. »

Plus importante encore est la question du non-recours : parmi les chômeurs qui auraient actuellement le droit à une indemnisation chômage, entre 25 et 42% ne la demandent pas. Ce sont notamment les jeunes, qui sont les plus touchés, car souvent ils ne savent pas qu’ils ont ouvert des droits. La réalisation sous deux ans d’un rapport sur le non-recours avait été votée par le Parlement en 2018. Il a finalement été transmis au Parlement la veille de l’ouverture des débats, quatre ans plus tard. C’est dire combien ces informations essentielles n’ont pas fait l’objet de discussions sérieuses en séance… Nous sommes, avec la NUPES, favorables à une réforme qui s’attacherait à faire en sorte que chacun puisse bénéficier de son travail et de ses droits. Augmenter le taux de chômeurs indemnisés, ce n’est pas encourager l’assistanat comme on l’entend souvent, c’est revaloriser un système de protection collective et empêcher le décrochage des nombreuses personnes sans emploi. 

LVSL – Vous avez également dénoncé la brutalité avec laquelle le gouvernement s’emploie à faire passer sa réforme. Dans un contexte social, émaillé de grèves interprofessionnelles (énergie, transport, santé, éducation…), pensez-vous que les macronistes puissent perdre l’avantage ou, au contraire, sont-ils en train d’affûter les armes de leur futur chantage ?

A. D. – La méthode anti-démocratique va de pair avec la réforme punitive. Ce projet de loi est en réalité une coquille vide : un article porte sur l’assurance chômage et il se contente d’habiliter le gouvernement à faire ce qu’il veut par décrets, sous réserve de concertation (et non de négociation, donc sans aucun objectif de moyens ou de résultats) avec les syndicats. Jusqu’à présent, nous avons bénéficié d’un régime assurantiel paritaire, c’est-à-dire qu’il était géré par le patronat et les syndicats, et ne nécessitait pas l’intervention de l’État. La dernière « vraie » intervention de l’État date de 2000, lorsque Martine Aubry et Laurent Fabius n’ont pas homologué la convention négociée entre le patronat et les syndicats, parce qu’elle était défavorable à l’amélioration de la situation des chômeurs. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse : l’État macroniste ne garantit pas d’aller vers le mieux, mais vers le pire. 

« L’État macroniste ne garantit pas d’aller vers le mieux, mais vers le pire. »

En 2018, le gouvernement a fait parvenir une lettre de cadrage aux organisations syndicales et patronales avec pour seul objectif de faire des économies. Évidemment, les négociations n’ont pas abouti dans un tel cadre, et le gouvernement a fait valoir la nécessité de reprise en main du sujet, via un décret de carence qui lui permet de prendre les dispositions qu’il souhaite en constatant l’absence d’accord entre les organisations patronales et syndicales. Actuellement, le rejet du dialogue social est encore plus manifeste. Alors que toutes les organisations syndicales, y compris la CFDT, refusent de discuter sur un projet de loi « vide » car elles sont notamment contre la contracyclicité, le gouvernement  brandit une pseudo « concertation », mais surtout pas de « négociation ».

Ironiquement, il promet pour bientôt une réforme de la gouvernance de l’assurance chômage. En toute logique, il aura fallu faire l’inverse : d’abord se mettre d’accord sur qui décide et comment décider, puis sur quoi décider pour mieux faire fonctionner l’assurance chômage. Au Parlement, même absence de dialogue : tous les amendements qui ont été proposés par l’opposition de gauche ont été systématiquement refusés, même ceux qui n’impliquaient pas de modifications substantielles, notamment ceux que j’ai proposés pour garantir aux chômeurs un droit au recours devant les tribunaux. 

C’est d’autant plus frustrant que cette réforme a un faible écho dans la société. Les journalistes considèrent qu’il n’y a plus de « récit politique » à construire autour d’une réforme déjà jouée d’avance, grâce à l’alliance LREM/LR que le simulacre de la Commission mixte paritaire (CMP) illustre. Ils ont préféré tourner en boucle sur les retraites, alors qu’en séance ou en commission la bataille se jouait aussi sur le terrain du chômage. Non que la question des retraites soit moins importante, mais le débat parlementaire va se présenter dans quelques mois. Le décalage entre le temps médiatique et le temps parlementaire est préjudiciable au travail de l’opposition, qui a du mal à faire entendre ses arguments, alors que cette réforme de l’assurance chômage concerne plus de 3 millions de personnes chaque année et engage une redéfinition du rapport au travail.

« Cette réforme de l’assurance chômage concerne 3 millions de personnes chaque année et engage une redéfinition du rapport au travail. »

Quant à la mobilisation, si la question du chômage fait partie des revendications des syndicats, avec l’augmentation des salaires, ce n’est pas celle qui est la plus audible. Les travailleurs estiment que ça ne les concerne pas et les chômeurs sont déjà marginalisés : cela conduit à décorréler les demandes de revalorisation de salaires et les demandes de maintien des indemnités en cas de périodes non-travaillées. Or, l’un ne va pas sans l’autre. 

LVSL – À gauche, la séquence de rentrée s’est justement déroulée sur le terrain du travail : de François Ruffin (FI), en passant par Fabien Roussel (PCF), jusqu’à Sandrine Rousseau (EELV), les députés se sont disputés la pertinence d’une « gauche du travail » ou d’une « gauche des allocs ». Selon vous, l’opposition à cette réforme de l’assurance chômage pourrait-elle être l’occasion de trancher certains différends idéologiques internes à la NUPES ?

A. D. – Le gouvernement a cherché à projeter sur l’ensemble de la NUPES la défense de l’oisiveté et l’encouragement à la paresse. Et il est vrai que même Sandrine Rousseau a elle-même exhumé cette formule provocante de « droit à la paresse ». Mais le discours socialiste, au sens historique du mot, c’est-à-dire dépassant le seul Parti socialiste, est l’unique manière de répondre à la question du travail et du non travail. 

Notre objectif, ce n’est pas le travail pour le travail. C’est la raison pour laquelle je refuse pour ma part de parler de « valeur travail », l’expression pouvant porter à confusion. Si le travail a bien une valeur et qu’il produit de la valeur – de la richesse collective – et qu’il est rémunéré, cela ne doit pas constituer une valeur en soi. Le travail doit demeurer un moyen de l’émancipation, et non sa finalité.

Le vrai problème, c’est plutôt que le travail n’est jamais rémunéré à sa juste valeur, et que la richesse qu’il produit est captée par d’autres comme le démontre l’analyse marxiste. En France, selon un rapport d’Oxfam, les 10 % les plus riches détiennent plus de la moitié des richesses nationales quand les 50 % les plus pauvres se partagent moins de 10 % du gâteau. Travailler aujourd’hui relève trop souvent davantage d’un acte de survie, que d’un désir d’épanouissement et, précisément, on ne devrait pas devoir prendre n’importe quel travail par obligation. Un travail peu coûteux, mal rémunéré, a un coût pour l’individu et pour la société. Cela donne lieu à une perte de compétences, à une perte de sens et, in fine, à une perte de soi-même.

« La gauche devrait défendre l’oisiveté, au nom du travail. »

Pour sortir de cette alternative travail/non-travail, la gauche ne peut donc pas défendre le travail contre l’oisiveté, sinon plus rien ne la distingue de ses adversaires. Elle devrait défendre le loisir ou l’oisiveté au nom du travail, au nom du droit au repos ou à la retraite généré par les cotisations des travailleurs.

LVSL – Vous avez rappelé au ministre du Travail, Olivier Dussopt, l’une des formules qu’il a prononcée, il y a près de dix ans, alors qu’il était porte-parole de Martine Aubry (PS) : « Les réformes doivent apporter le progrès, pas la régression. » A contrario de celle du gouvernement, à quoi ressemblerait une réforme progressiste ? Paradoxalement, ne serait-ce pas une réforme qui conserverait les acquis des luttes sociales et les protégerait davantage ?

A. D. – Lorsqu’on défend le progressisme, on peut tout à fait être dans la défense des acquis sociaux. Le progrès pourrait se définir comme la somme des victoires passées et à venir. C’est pourquoi il est indispensable aujourd’hui d’alerter sur cette réforme, qui marche – à marche forcée ! – sur les avancées d’hier. La prise en compte du « non-travail » fut une victoire socialiste, contre le temps du capital. De ce point de vue, le progrès est une condition d’amélioration du présent, et non d’une fuite vers le futur.

« Le progrès pourrait se définir comme la somme des victoires passées et à venir. »

Une réforme progressiste, aujourd’hui, devrait donc maintenir les droits des travailleurs et réfléchir sur les droits nouveaux qu’il reste à conquérir. L’actuel marché du travail a fait émerger des problèmes qui ne pouvaient pas se poser au siècle dernier : par exemple, comment protéger les travailleurs des plateformes, qui sont à la fois auto-entrepreneurs et salariés ? Faut-il envisager des cotisations patronales pour les plateformes ? Interdire les statuts précaires qui n’ouvrent que des droits au rabais ? La réflexion doit être menée. Un autre exemple, moins souvent évoqué, est celui des salariés du secteur public. La fonction publique ne relève ainsi pas directement du régime de l’assurance chômage, puisqu’on a considéré jusqu’alors que l’emploi public n’était pas sujet à fluctuations. Aujourd’hui, avec le recours croissant à la contractualisation, ce postulat n’est plus tout à fait adapté. Des contractuels au chômage ont parfois du mal à faire valoir leurs droits. Il en va de même pour les entrepreneurs non salariés qui n’ont pas de droit au chômage.

Une des seules réponses crédibles aux incertitudes créées par la logique de marché serait donc d’imaginer une couverture universelle – ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Cette logique progressiste est de plus en plus difficilement audible, dans un climat où règne un discours de mise en concurrence généralisée des individus, acteurs prétendument « rationnels » ayant, dans une logique libérale, la pleine maîtrise de leurs choix. À l’inverse, il faudrait impérativement prendre en compte avant toute réforme la pesanteur des logiques d’encadrement et d’exclusion sociale ou économique des individus du champ du travail pour apporter, enfin, les bonnes réponses et donc le progrès.