L’Asie centrale, l’autre arrière-cour de l’expansionnisme russe

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Sooronbay Jeenbekov, président du Kirghizstan de 2017 à 2020, Sergueï Choïguou, ministre russe de la Défense, et Vladimir Poutine lors d’une visite du centre d’entraînement de Donguz au Kirghizstan en 2019 © Anna Zakharova.

Les ambitions hégémoniques du chef d’État russe en Europe de l’Est ont fait l’objet d’une couverture médiatique fournie. Il est une autre zone du monde qui mériterait davantage d’intérêt de la part des analystes, pièce incontournable de la stratégie du Kremlin : l’Asie centrale. Cette région, historiquement partie intégrante de l’Union soviétique, a conservé des liens étroits avec la Russie. Moscou cherche à l’intégrer dans une série d’accords de coopération économiques et militaires, pensés comme les pendants centrasiatiques de l’OTAN et de l’Union européenne.

Kirghizstan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan : ensemble, ces cinq pays forment la délimitation la plus communément acceptée de l’Asie centrale. Cette région, située entre l’Iran, la Chine et la Russie est loin de faire l’actualité récurrente des médias occidentaux, pour lesquels cette région du monde enclavée n’a que peu d’intérêt. Cependant, à la croisée des mondes perse, russe, chinois ainsi que turc, l’Asie centrale constitue une région stratégique pour les grandes puissances l’entourant. Plus que tout, l’Asie centrale est au cœur du projet poutinien de puissance, au point d’être considérée comme l’arrière-cour du Kremlin. À l’heure de la débâcle américaine en Afghanistan – à la frontière avec le Tadjikistan, le Turkménistan, et l’Ouzbékistan – et de la croissance inexorable de la Chine, il convient de porter un regard sur la position de la Fédération de Russie et de son inoxydable président sur l’Asie centrale.

L’eurasisme, un concept politique remis au goût du jour

Pour comprendre la place que prennent les cinq républiques d’Asie centrale dans la politique étrangère du Kremlin, il faut d’abord revenir sur le concept d’eurasisme, notion centrale de la géopolitique poutinienne. Si l’Eurasie est en Occident un concept essentiellement géographique et quelque peu vague, il en est tout autrement de l’autre côté de la Volga. Bien plus que l’union continentale de l’Europe et de l’Asie, l’Eurasie constitue la représentation d’un espace éminemment politique et culturel. Développé dans les années 1920 par des penseurs russes en exil, l’eurasisme est tout d’abord un concept théorique à portée impérialiste, visant à regrouper les territoires du Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), d’Europe orientale (Ukraine, Moldavie, Biélorussie) et d’Asie centrale, sans oublier bien sûr la Russie. Cet ensemble territorial, prétendument uni par d’importants liens culturels, correspond de fait plus ou moins à celui de l’empire russe ou de l’Union soviétique.

Au moment de la réémergence du débat national russe à la chute de l’URSS, le concept oublié réapparaît. Sous le nom de néo-eurasisme, celui-ci est brandi par des intellectuels patriotiques de la trempe d’Alexandre Douguine, qui en font un élément-clef de leur programme nationaliste et impérialiste. Cependant, cette réinterprétation de l’eurasisme n’a qu’un intérêt marginal pour le gouvernement de Boris Eltsine, dont les préoccupations géopolitiques sont autres. S’il ne revêt pas une importance directe pour la politique étrangère des années 1990, l’eurasisme est néanmoins vu comme un outil de conception culturelle. Yevgeny Primakov, ministre des Affaires étrangères de 1996 à 1998, « démysticise »[1] cette notion, la réduisant à un terme qui regroupe les populations chrétiennes et musulmanes d’Europe et d’Asie en opposition aux populations protestantes anglo-saxonnes de l’Occident. Le président Eltsine utilise aussi ce concept pour replacer la Russie dans le nouvel ordre mondial, imposer une vision multipolaire des relations avec les anciennes républiques soviétiques sans que la Russie ne devienne à nouveau le centre de commandement du bloc de l’Est. C’est avant tout l’aspect culturel qui est mis en avant : « sans la Russie, l’Europe n’est pas l’Europe, et l’Asie n’est pas l’Asie. Sans notre participation, le reste du monde ne peut gérer aucun problème global. Puisque la Russie est gigantesque, par sa position géographique, sa culture, son histoire, sa contribution à la civilisation mondiale, notre destin est d’être une grande puissance, d’unir les nations et les peuples. »[2]

De 1991 à 1999, l’eurasisme de l’État russe reste une idée politique et une position d’indépendance culturelle qui n’a pas vocation à devenir un projet institutionnalisé de coopération politique ou géopolitique. La Communauté des États indépendants (CEI), fondée en 1991 dès la chute du système soviétique, n’a pas véritablement cette ambition institutionnelle mais permet plutôt aux nouveaux États de conserver un espace de dialogue et de concertation. La proposition d’une Eurasie institutionnelle émerge cependant dès 1994 mais hors de Russie : Noursoultan Nazarbaïev, président du Kazakhstan de 1991 à 2019, propose une union eurasiatique – qui établirait entre autres une monnaie commune et un commandement militaire intégré – à ses homologues mais cette proposition est rapidement rejetée, jugée trop ambitieuse au vu de ses contraintes en terme de souveraineté nationale.

L’eurasisme de Poutine : ressusciter la superpuissance russe

L’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de l’État russe en décembre 1999 augure un changement radical pour la politique étrangère russe. Après une décennie de difficultés économiques et de reconstruction politique après la dislocation de la bureaucratie soviétique, le nouvel occupant du Kremlin s’attelle rapidement à mettre à jour les ambitions géopolitiques russes. Pour ce faire, il s’agit de reconnecter la Russie à un prestige national mythifié et donc, de replacer la Russie en moteur d’un solide projet eurasiatique. Finie la conception culturelle et idéologique d’une Eurasie unifiée vis-à-vis de l’Occident, place à l’Eurasie institutionnelle, unie par des liens forts et juridiques.

Le projet eurasiatique de Vladimir Poutine – président sans interruption de 1999 à ce jour, l’intermède Medvedev (2008-2012) n’étant qu’une façade pour respecter le cadre constitutionnel de l’époque – s’articule en deux phases.

La première phase, que l’on peut estimer aller de son investiture en tant que 2e président de la Fédération de Russie aux évènements de 2014 en Crimée, correspond à une période de préparation et de consolidation de la puissance russe. L’événement phare de cette décennie et demie est bien entendu le lancement de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) en 2002. Héritière théorique et indirecte des forces armées soviétiques, l’OTSC est issue du traité de Tachkent signé en 1992 entre six États post-soviétiques – Russie, Arménie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan – afin de garantir la sécurité territoriale de cet espace nouvellement indépendant. À l’instar de la CEI qui relevait alors plus de la plateforme de dialogue que d’institution régionale, le traité de Tachkent ne crée pas une organisation militaire mais sert de base à une coopération plus étroite entre les États-membres dans ce domaine. En revanche, sa transformation en organisation dix ans plus tard modifie profondément son importance et témoigne du changement de leadership à Moscou.

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Vladimir Poutine lors d’une réunion par vidéoconférence de l’OTSC en 2020 © Fiodor Ivanov

Pilotée depuis Moscou, cette organisation militaire pluri-étatique s’efforce d’unir les pays de la zone eurasiatique derrière l’idée de la sécurité collective régionale que seule un hégémon comme la Russie, en coopération étroite avec ses voisins, peut assurer. Si la coopération militaire sous l’égide de l’OTSC est jugée satisfaisante par les autorités russes, il reste indéniable que cette institution n’est pas parvenue à unifier l’Eurasie dans le cadre d’une organisation intergouvernementale. L’Azerbaïdjan, la Géorgie, et l’Ouzbékistan[3], tous signataires du traité initial, quittent le groupe en 1999 alors que l’OTSC est seulement en cours de négociation. Quant à la Moldavie, l’Ukraine et le Turkménistan, ils n’en ont tout simplement jamais fait partie.

la priorité est donnée à « l’établissement d’une Union Économique Eurasiatique […] qui doit devenir un modèle d’association […] et servir de lien effectif entre l’Europe et la région Asie-Pacifique »

Lors du départ de Vladimir Poutine de la présidence en 2008, la première phase de la stratégie eurasiatique n’a obtenu que des résultats mitigés ; l’OTSC qui se voulait le pendant eurasiatique de l’OTAN n’en est que sa très pâle copie. Le retour de l’ancien lieutenant-colonel du KGB en 2012 annonce l’évolution prochaine de la stratégie eurasiatique. Dans le document officiel du Ministère des Affaires étrangères russe de 2013 intitulé « Concept de Politique Etrangère de la Fédération de Russie », la priorité est donnée à « l’établissement d’une union économique eurasiatique […] qui doit devenir un modèle d’association […] et servir de lien effectif entre l’Europe et la région Asie-Pacifique »[4]. La Russie poutinienne se prépare alors à changer la donne géopolitique en Eurasie.

L’annexion-restitution de la péninsule de Crimée en 2014, la guerre dans le Donbass, le refroidissement sans précédent des relations avec l’Union européenne et les États-Unis, l’année 2014 marque un véritable tournant à de nombreux égards en ce qui concerne la géopolitique russe. Mais cette année est aussi celle de la signature d’un traité ô combien important pour que le Kremlin puisse garder la main sur la région, celui d’Astana. Signé par la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie le 29 mai, il institue l’Union économique eurasiatique (UEE). Cette nouvelle institution reflète le pragmatisme russe sur la question de l’intégration régionale puisque celle-ci s’inspire grandement du modèle de la CEE et a vocation à être le pendant économique et commercial de l’OTSC. Mais par-dessus tout, ce projet institutionnel est « l’aboutissement d’une politique de pression sur les pays voisins et de manipulation des “conflits gelés” »[5] qui s’inscrit dans un certain revanchisme propre à la politique poutinienne de puissance. En octobre 2014, l’Arménie quitte subitement le partenariat oriental de l’UE pour rejoindre l’UEE sous la pression de Moscou. En 2015, c’est au tour du Kirghizstan de rejoindre l’union économique. À ce jour, au grand dam des autorités russes, l’adhésion du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan[6] reste prospective.

ce projet institutionnel est « l’aboutissement d’une politique de pressions sur les pays voisins et de manipulation des “conflits gelés” »

La stratégie eurasiatique de Poutine est encore embryonnaire au regard des réticences de certains États de la région – notamment l’Ukraine, la Géorgie ou le Turkménistan – mais dans le cadre de la compétition d’intérêts entre la Russie et ses adversaires européens et américains, l’emprise du Kremlin en Asie centrale est indéniable, à tel point qu’elle est souvent perçue comme son arrière-cour à bien des égards.

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Réunion du Conseil Suprême de l’Union Économique Eurasiatique à Sotchi en 2017 © Alexeï Vladirovitch

L’Asie centrale, chasse gardée russe au cœur de l’Eurasie

Méconnues du grand public et très largement négligées par les politiques étrangères des États européens, les cinq républiques d’Asie centrale tiennent pourtant une place importante dans la stratégie eurasiatique russe expliquée précédemment. Indépendantes depuis 1991, construites sur des frontières instables et altérées par Staline dans les années 1930 à des fins politiques, les nations centrasiatiques essaient depuis maintenant trente ans de s’affirmer et de se démarquer sur la scène internationale… avec plus ou moins de succès.

Malgré la dislocation de l’URSS et l’avènement de politiques d’affirmation nationale, la population centrasiatique est restée relativement proche de la Russie. À l’exception de l’Ouzbékistan d’Islam Karimov – président de 1991 à 2016 – qui entretient une méfiance vis-à-vis de la prépondérance russe dans les affaires centrasiatiques, les gouvernements du Kazakhstan, du Kirghizstan et du Tadjikistan acceptent rapidement le poids économique et politique de Moscou, ainsi que sa qualité d’arbitre en matière de litige interétatique. Le Turkménistan reste cependant fidèle à la dure ligne isolationniste imposée par son premier président, l’autocrate Saparmourat Nyazov, que son successeur, le non moins autocratique et narcissique Gourbangouly Berdymoukhamedov n’a que très légèrement assoupli. À cela, il faut ajouter que la Chine est historiquement vue comme un voisin envahissant dont il faut avoir peur. De son côté, la stratégie étasunienne en Asie centrale s’est limitée au soutien financier pour privatiser l’économie post-soviétique et à utiliser la région comme plateforme pour lutter contre le terrorisme en Afghanistan. Revient alors à la Russie le rôle de grande sœur, puissance régionale majeure dans l’orientation politique et économique de l’espace centrasiatique.

Par ailleurs, aux yeux de Moscou, deux importantes menaces régionales sont à prendre avec sérieux en plus du projet eurasiste : l’islamisme radical et le trafic de drogues. En tant que premier consommateur mondial d’héroïne venue d’Afghanistan, la Russie considère l’Asie centrale comme un rempart naturel et nécessaire à ces flux illégaux.

En termes militaires, au-delà de la coopération passant l’OTSC, la Russie possède plusieurs bases militaires au Kirghizstan et au Tadjikistan, maintenant deux unités en permanence au Kirghizstan. Un support matériel conséquent a de plus été envoyé en 2005 et en 2010 pour stabiliser et consolider l’armée kirghize, ainsi qu’un million de dollars d’équipement militaire en 2013.

À travers l’établissement de l’UEE, clé de voûte de la stratégie eurasiatique du Kremlin, Poutine parachève la consolidation des liens économiques entre la Russie et les républiques d’Asie centrale. [Par exemple, en 2011, les échanges commerciaux sont évalués à 23.8 milliards de dollars avec le Kazakhstan et à 7 milliards de dollars avec l’Ouzbékistan.] En 2020, la Russie est le troisième client du Kazakhstan avec 10.4% des exportations du pays. Même rang du côté du Kirghizstan et de l’Ouzbékistan dont respectivement 12.3% et 15.6% des exportations vont vers Moscou. La situation n’est pas la même avec le Tadjikistan avec lequel la Russie ne pointe qu’à la sixième place. En ce qui concerne le Turkménistan, la Russie n’importe que 4.1% des biens et services turkmènes. Cela est notamment dû à l’ouverture du marché des hydrocarbures du pays vers la Chine depuis le décès de Nyazov en 2006 et le renouveau des intérêts chinois dans la région depuis l’avènement de Xi Jinping. Sans surprise, c’est la Chine qui est, avec 78% des exportations, le premier client du Turkménistan.

la Russie reste un partenaire plus que privilégié des économies centrasiatiques qui bénéficient désormais d’un assouplissement considérable des barrières douanières depuis l’introduction de l’UEE

Si la Russie n’est pas le premier récipiendaire des exportations centrasiatiques, cela ne démontre pas l’échec de sa stratégie centrasiatique, bien au contraire. La force de la Russie dans la région est notamment d’être le fournisseur le plus important de la région : 34.9% pour le Kazakhstan, 35.7% pour le Kirghizstan et 30.3% pour le Tadjikistan. L’Ouzbékistan se distingue de ses homologues en important 23.1% depuis la Chine et seulement 18.2% depuis la Russie. Et comme à son habitude, le Turkménistan, qui importe majoritairement des produits de fer et d’acier pour son économie tournant autour des hydrocarbures, voit 21.5% de ses importations venir de Russie (pendant que 26% viennent de Turquie et 14.7% de Chine).[7] Quoique pas systématiquement en première place, la Russie reste un partenaire plus que privilégié des économies centrasiatiques qui bénéficient désormais d’un assouplissement considérable des barrières douanières depuis l’introduction de l’UEE. Malgré la compétition de plus en plus rude avec la Chine, la Russie continue de faire de l’Asie centrale, notamment par le biais économique, son pré carré d’influence.

Les flux migratoires entre l’Asie centrale et la Russie ont eux aussi une importance dans la relation privilégiée entre les deux. 4 000 000 de migrants centrasiatiques se trouvaient en Russie en 2015 (2 2000 000 venaient d’Ouzbékistan, 1 000 000 du Tadjikistan, 600 000 du Kazakhstan et 540 000 du Kirghizstan) alors que la population russe connaît une baisse démographique importante (-12 700 000 entre 1992 et 2010). Cette population centrasiatique en Russie génère aussi d’importants flux de capitaux vers l’Asie centrale : en 2012, l’équivalent de cinq milliards de dollars ont été transférés hors de Russie.[8]

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Vladimir Poutine et Noursoultan Nazarbaïev à Astana, Kazakhstan en 2016 © Anna Zakharova

Malgré ces nombreux éléments qui attestent d’une politique peu ambiguë de la Russie envers les anciennes républiques soviétiques, les débats sur l’attitude du Kremlin envers les régimes centrasiatiques ne sont pas clos. Entre ambitions proprement impériales et relations interétatiques normales reflétant simplement un rapport de forces naturel inéluctable, les analyses divergent. Ce qui est sûr en revanche, c’est l’importance du tournant de 2014 pour la région. Les analystes s’accordent pour dire que la politique multi-vectorielle du Kazakhstan – qui avait forgé l’identité du Kazakhstan de Nazarbaïev – est largement mise en danger, et que le Tadjikistan et le Kirghizstan s’enfoncent dans une dépendance croissante. L’Ouzbékistan – nettement moins antirusse sous la férule de Mirziyoyev depuis 2016 – parvient malgré tout à maintenir un cap oscillant entre l’Occident et la Russie pendant que le Turkménistan reste l’inébranlable dictature quasi-autarcique.

Si l’ensemble des gouvernements centrasiatiques sont officiellement favorables à une résolution pacifique et conforme au droit international de la crise en Ukraine, leur position est bien inconfortable pour émettre ne serait-ce qu’une critique du régime russe sur la question.

les attentats terroristes du 11 septembre 2001 vont transformer la région en plateforme militaire aux yeux du gouvernement américain qui n’a d’yeux que pour l’Afghanistan voisin

Avant de conclure l’observation des intérêts de la Russie en Asie centrale, il est important de regarder la compétition de cette puissance avec ses pairs, i.e. la Chine et les États-Unis. Les États-Unis, parmi les premiers États occidentaux à avoir reconnu l’indépendance des cinq républiques, sont pourtant restés longtemps un acteur assez distant de la région. Il faut attendre la Silk Road Law de 1999, visant à soutenir économiquement l’indépendance politique et économique des cinq pays (et du Caucase), pour voir les intérêts américains se concrétiser. Mais les attentats terroristes du 11 septembre 2001 transforment la région en plateforme militaire aux yeux du gouvernement américain qui n’a d’yeux que pour l’Afghanistan voisin. La relation entre les deux va donc s’articuler autour de cet enjeu pendant plus de dix ans, l’hégémon militaire finançant alors l’utilisation des infrastructures militaires en Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Kirghizstan. Malgré le soutien au programme de Coopération économique régionale d’Asie centrale (CAREC) qui a permis, par l’intermédiaire de la Banque asiatique de développement (ADB), de financer de nombreux projets d’infrastructure et d’attirer des investisseurs privés, le regard américain en Asie centrale reste continuellement fixé sur l’horizon afghan. Le désengagement des troupes américaines à partir de 2014, jusqu’à la débâcle d’août 2021 qui a vu les talibans reprendre le contrôle du pays, témoigne de l’intérêt relativement limité des États-Unis pour l’Asie centrale, de facto abandonnée à la lutte russo-chinoise.

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Xi Jinping et Vladimir Poutine lors d’une visite officielle chinoise au Kremlin en 2019 © Piotr Petrova

La Chine, elle, a longtemps été perçue par les populations centrasiatiques comme un voisin oriental aux ambitions parfois débordantes dont il faut alors se méfier. Cependant, depuis l’intronisation de Xi Jinping à la tête du régime communiste, la relation a fondamentalement changé. En effet, de 2001 à 2013, la stratégie chinoise en Asie centrale se comprend dans les objectifs de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), c’est-à-dire lutter contre les menaces séparatistes (comprendre la « menace » ouïghoure dans le Xinjiang) et le terrorisme. En parallèle des travaux de l’OCS, la Chine investit massivement dans les économies centrasiatiques, notamment dans la construction d’infrastructures énergétiques, tout en exportant massivement des produits chinois vers les marchés locaux. À l’aube de l’ascension de Xi Jinping, les échanges commerciaux entre la Chine et l’Asie centrale représentaient 25% du commerce international centrasiatique, pour seulement 3% au début du siècle.[9] À partir de 2013, lors du lancement du projet pharaonique des nouvelles routes de la soie par le président chinois, la Russie s’est vue menacée et concurrencée et a dû réagir comme nous l’avons vu. Puisque la Chine s’est lentement construite en Asie centrale l’image de la puissance économique prête à investir sans ingérence politique dans les affaires nationales, la Russie a dû rivaliser et jouer une partition plus fine dans la région pour ne pas perdre ses privilèges. Lors d’une visite officielle chinoise à Moscou en 2015, les deux présidents sont parvenus à négocier un accord pour instaurer un mécanisme de dialogue permanent pour l’intégration économique dans la région et discuter de l’imbrication du projet chinois avec l’Union économique eurasiatique. Si sa signature témoigne d’une véritable volonté de coopération russo-chinoise en Asie centrale pour éviter une concurrence déloyale et néfaste, cet accord n’a à ce jour eu aucun véritable impact à cause des divergences qui subsistent entre les deux puissances.

À l’aune de la situation actuelle en Afghanistan, le potentiel stratégique de la zone par les acteurs internationaux est de nouveau réévalué. Cependant, l’historique des relations des cinq pays avec la Russie en fait un partenaire extrêmement lointain et marginal pour les puissances occidentales. L’emprise russe sur la région, bien qu’en déclin relatif à cause de l’imposante politique chinoise, semble solide et difficilement contestable. Les régimes centrasiatiques continuent de se tourner vers Moscou lorsque la situation l’exige. La langue russe, encore très largement parlée partout en Asie centrale, permet notamment de maintenir un lien très fort entre les deux.

Notes :

[1] Cagnat, R. & Massaoulov, S. « De l’Ukraine à l’Asie centrale, l’enjeu eurasien », Revue Défense Nationale 779/4 (2015), p. 104

[2] Entin, M. & Entina, E. “Russia’s role in promoting Great Eurasia geopolitical project”, Rivista di Studi Politici Internazionali 83/3 (2016), p. 331

[3] L’Ouzbékistan finit par intégrer l’OTSC en 2006, avant d’en repartir en 2012 sur fond de désaccord avec la vision russe de l’organisation.

[4] Concept of the Foreign Policy of the Russian Federation (2013) – URL: https://www.mid.ru/en/foreign_policy/official_documents/-/asset_publisher/CptICkB6BZ29/content/id/122186#main-content

[5] Mongrenier, J-S. & Thom, F. Géopolitique de la Russie. (Presses Universitaires de France, 2018)

[6] L’Ouzbékistan devient membre observateur de l’UEE le 11 décembre 2020.

[7] Données économiques issues de la Direction Générale du Trésor – https://www.tresor.economie.gouv.fr/tresor-international

[8] Rakhimov, M. “Central Asia in the context of Western and Russian Interests”, L’Europe en Formation 375/1 (2015), pp. 143

[9] Alexeeva, O. & Lasserre, F. “L’Asie centrale au cœur des rivalités impériales russes et chinoises”, Diplomatie 90/1 (2018), p. 44.

Ukraine : élection d’un candidat « anti-système »… dans un cadre pro-occidental ?

Le président ukrainien Zelensky © sbs.com.au

L’Ukraine vient d’élire son nouveau président, Volodymyr Zelensky, qui incarne une volonté de changement dans le pays mais aussi beaucoup d’incertitudes. Zelensky, qui n’a aucune expérience politique, a évité durant sa campagne des promesses électorales qui pourraient mener au désenchantement politique ultérieur, promu des référendums sur des questions clefs – notamment l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN – et cherche à tout prix à se distinguer de la classe politique établie et fortunée, sauf sur les questions de politique étrangère. De quoi l’élection de ce candidat populiste – mais partisan d’un alignement géopolitique sur l’Occident – est-elle le nom ?


L’Ukraine subit plusieurs crises simultanées : la guerre reste endémique dans l’Est, le chômage élevé (9 %) et la corruption généralisée. Surtout, l’Ukraine reste un pays d’un grand intérêt stratégique et géopolitique, convoité par ses voisins et « partenaires ». La Russie, l’Allemagne ou encore la Pologne jettent leur dévolu sur ce pays que l’on qualifie de grenier de l’Europe en raison de sa capacité de production agricole parmi l’une des plus élevées au monde. État-tampon entre les pays-membres de l’OTAN et la Fédération de Russie, l’Ukraine se retrouve impliquée dans un affrontement géopolitique qui sur-détermine en grande partie les enjeux de politique intérieure.

L’Ukraine, histoire d’un mélange d’influences européennes et russes

L’histoire de l’Ukraine est intimement liée à celle de la Russie et de la Pologne. L’Ukraine, telle que nous la connaissons de nos jours, est un État reconstitué à partir de deux régions disparates : l’une située à l’Ouest, qui recoupe les anciennes provinces de Galicie et de Volinie, longtemps intégrées à l’empire lituanopolonais d’abord, et austro-hongrois ensuite. Régions qui sont également le berceau de l’église Uniate, ralliée à Rome et qui par conséquent, sont des régions à tradition occidentale et avec des populations qui, souvent, aspirent à être rattachées à la sphère d’influence européenne. De l’autre côté du pays, à l’Est, on trouve les régions habitées en grande partie par des populations d’origine russe, jusqu’en Crimée, qui constituait l’un des lieux de passage privilégiés de la famille impériale russe. Par conséquent, ces régions orientales de l’Ukraine sont davantage tournées vers la Russie. En définitive, l’Ukraine est scindée en trois : une Ukraine occidentale, fondamentalement européenne, une Ukraine orientale tout à fait pro-russe et, entre les deux, Dniepr, zone tampon et lieu de rencontre entre ces deux régions. Kiev, la capitale, se situe dans cette zone tierce.

L’Ukraine a obtenu son indépendance en 1991 (après une première tentative entre 1917-1920) alors que l’URSS était à l’époque quasiment moribonde. C’est lors du référendum organisé le 1er décembre 1991 que le pays est devenu indépendant. Les problèmes diplomatiques deviennent légion et des conflits d’intérêt vont opposer alors l’Ukraine à la Russie, notamment sur le contrôle de la flotte de la mer Noire et sur le statut de la Crimée. Cette région russe avait été cédée par Nikita Khrouchtchev, secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique, qui croyait en un empire soviétique proéminent. À l’instar de ce qui est arrivé en Yougoslavie ce genre de cession est dénoncé quand un divorce se produit.

Plus qu’une histoire parallèle, l’Ukraine et la Russie ont une histoire commune, et il semble difficile de nier les liens qui unissent nombre d’Ukrainiens à leur voisin de l’Est. Outre les Ukrainiens russophones, on peut aussi mentionner les millions de citoyens russes qui vivent en Ukraine, hors de leurs frontières natales. Bien sûr, l’intérêt que porte la Russie à l’Ukraine s’explique aussi par les liens économiques, commerciaux et diplomatiques entre ces deux pays, souvent asymétriques ; des liens que contestent l’Union européenne et l’OTAN, souhaitant ramener l’Ukraine dans leur sphère d’influence et pratiquer une politique de containment de l’espace stratégique russe.

L’Ukraine, ballottée entre les jeux de pouvoir de la Russie et de l’OTAN

Avec la fin de l’Ukraine soviétique, de nombreux gouvernements se succèdent, tentant de répondre à la quête d’identité nationale et de stabilité politique de ses citoyens. S’ouvre alors une période au cours de laquelle l’Ukraine est ballottée entre la sphère d’influence russe et occidentale. Les tensions atteignent leur pic sous le mandat de Viktor Ianoukovitch (élu en 2010), avec qui l’Union européenne tente de signer un accord d’association, qu’il refuse suite aux pressions exercées par Vladimir Poutine – qui ambitionne un rapprochement avec les ex-républiques soviétiques.

C’est alors que naît, en plein coeur de la capitale ukrainienne, le mouvement de pression pro-européen « Maïdan ». Activement soutenu dès le départ par l’Union européenne et les États-Unis (des personnalités clefs de l’administration Obama se sont affichées avec les manifestants dès les premières semaines), il est structuré par des partis majoritairement conservateurs ; parmi eux, on compte les traditionnels partis libéraux pro-occidentaux, mais aussi les mouvements d’extrême-droite Svoboda (« Liberté » en Ukrainien, qui s’intitulait jusqu’en 2004 « Parti national-socialiste d’Ukraine ») et Pravyi Sektor (« Secteur droit », groupe para-militaire arborant une symbolique néo-fasciste). Le mouvement « Maïdan », qui débouche sur la destitution du président Viktor Ianoukovitch, a été utilisé par les gouvernements occidentaux pour ramener l’Ukraine dans leur sphère d’influence. À terme, ils escomptent une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, pour achever la dynamique d’alignement géopolitique sur l’Occident qui s’était amorcée, pour les ex-républiques soviétiques, en 1991. Des visées qui sont interprétées par le gouvernement russe comme une menace directement exercée contre sa souveraineté, et une atteinte à sa sphère d’influence sur une zone qu’il considère comme son protectorat naturel.

S’ensuit une crise diplomatique : la Crimée et Sébastopol sont redevenues des régions russes à la suite d’un référendum tenu en mars 2014. L’Union européenne, les États-Unis et le Japon n’ont pas reconnu l’entrée de la Crimée dans la Fédération de Russie et ont adopté des sanctions contre Moscou. Pendant ce temps, un conflit armé s’est ouvert dans le Donbass entre pro-russes et pro-occidentaux.

Ainsi, l’arrivée des gouvernements pro-occidentaux dans le pays et le début de cette crise ont largement contribué aux graves tensions actuelles entre la Russie et les Occidentaux, qui ont décrété des sanctions réciproques. Les accords de Minsk de début 2015, signés sous l’égide de Paris, Berlin et Moscou, ont permis de réduire l’intensité des combats, sans mettre fin au conflit ni apporter de solution politique. Cinq ans après Maïdan, après le début de la guerre dans le Donbass et la récupération de la Crimée par la Russie, et suivant la déclaration d’indépendance de Donetsk et de Lougansk à l’Est et les accords ratés de Minsk de 2014 et 2015, où en est le pays ?

Petro Porochenko a été le chef d’État en charge de cette nouvelle donne politique dans le pays. Le bilan de son mandat est plus que mitigé, ce qui s’est reflété dans le résultat électoral qu’il a obtenu aux dernières élections présidentielles réalisées du 21 avril dernier auxquelles il se présentait. Gangrenée par la corruption, l’Ukraine est sous perfusion financière depuis plusieurs années. Sa relation bloquée avec la Russie en raison du transit du pétrole à travers le pays et du refus d’honorer la dette que l’Ukraine avait envers la Russie en matière énergétique, ainsi que les lourdes dépenses militaires engagées pour poursuivre la guerre dans le Donbass, ont fortement pesé sur l’économie, qui s’est contractée de près de 17% entre 2014 et 2015 avant de retrouver une croissance modeste de 2,1% en 2017.

Au bord du gouffre financier, l’Ukraine a bénéficié en 2014 d’un plan d’aide occidental, mené par le Fonds monétaire international (FMI). Le gouvernement a réussi à négocier une restructuration partielle de sa dette et obtenu un plan d’aide de 17,5 milliards de dollars de la part du FMI. En contrepartie, les autorités se sont engagées à instaurer une politique de rigueur. Pour autant, le versement de tranches financières, dont la dernière d’un milliard de dollars débloquée en avril 2017, a été retardée en raison des difficultés de Kiev à mettre en œuvre les mesures réclamées par le FMI. Cette politique économique n’a pas été sans conséquences sur le plan social : la nourriture représente de loin le premier poste de dépense pour les ménages ukrainiens. Plus de la moitié de leurs revenus (50,9%) y sont en effet consacrés.

Il faut ajouter à cela le conflit gazier entre ces deux parties avec des contrats intermittents entre le géant russe Gazprom et le groupe ukrainien Naftogaz. La situation de l’Ukraine s’est aggravée lorsque les Russes et les Allemands, lassés des coupures réalisées par les ukrainiens sur les pipelines gaziers, ont décidé la construction d’un pipeline sous-marin passant par la mer Baltique pour aller jusqu’en Allemagne, le projet Nordstream 2. Ceci pourrait enclencher la fin de l’accord économique gazier si la Russie renonçait au transit du combustible bleu à travers le territoire ukrainien.

En raison de sa construction historique, politique et économique, l’Ukraine est un État en faillite et la gestion intéressée du dernier gouvernement n’a fait qu’aggraver la situation géopolitique du pays.

Porochenko, Timochenko et Zelenski, trois projets pour le pays

C’est dans cette ambiance de guerres inachevées, d’ingérence politique, de pressions européennes et russes, de crise politique et économique, de rejet des élites traditionnelles et corrompues, de méfiance envers les oligarchies et érosion des clivages habituels, que commence la campagne électorale des élections présidentielles ukrainiennes qui ont eu lieu il y a peine quinze jours. Ce processus électoral a opposé trois noms.

Ioulia Timochenko, candidate de l’Union panukrainienne Patrie, est arrivée au premier tour en troisième position avec 13,40% des voix. Elle avait auparavant été l’égérie de la révolution orange en 2004 et a accédé à la tête du gouvernement de Iouchtchenko en tant que Première ministre. Ce sera la première femme de l’histoire de la politique ukrainienne à occuper cette fonction. Elle sera deux fois candidate aux élections présidentielles de 2010 où elle devancera Iouchtchenko et deviendra également la première femme à accéder au second tour d’un scrutin présidentiel en Ukraine, puis celle de 2014. Elle a fait l’objet de plusieurs poursuites judiciaires. En 2011, elle a été condamnée à sept ans d’emprisonnement pour abus de pouvoir dans le cadre de contrats gaziers signés avec la Russie en 2009. Libérée lors de la révolution de 2014, elle se présente sans succès à l’élection présidentielle anticipée face à Petro Porochenko qui est élu. Redevenue députée, elle est longtemps donnée favorite de l’élection présidentielle de 2019. En abandonnant partiellement sa rhétorique controversée, elle affiche une image plus consensuelle. Elle mène essentiellement campagne sur la situation économique du pays et sur la question sociale, attaquant la politique d’austérité imposée par le FMI : elle a notamment promis de diviser par deux les prix du gaz, qui ont été nettement augmentés sous la présidence Porochenko, et d’augmenter le salaire minimum et les principales prestations sociales. En matière de politique étrangère, elle se montre plus russophile que le président sortant, bien qu’elle prône l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN.

Petro Porochenko, candidat du parti Bloc Petro Porochenko Solidarité, a obtenu la deuxième position avec 24,45% des votes au deuxième tour. Chef l’État sortant, il a maintenu l’ancrage de l’Ukraine dans le partenariat occidental de l’Union en concluant une série d’accords sur la libéralisation des visas, les échanges économiques ou encore la coopération administrative. C’est sous son gouvernement que le pays a obtenu des plans de soutien financier de la part de l’Union européenne et du FMI. Il a cultivé les réseaux pro-ukrainiens aux États-Unis et obtenu la présence de conseillers militaires américains sur son sol. Il incarne l’opposition directe à Vladimir Poutine – il a lancé le cri de ralliement « Soit moi, soit Poutine » – et se présente comme le serviteur politique des intérêts européens. D’après la presse ukrainienne, il aurait déjà reçu des garanties d’immunité de la part de Washington. Tout le long de sa campagne électorale, celui-ci a joué sur la fibre nationaliste avec comme slogan patriotique « Langue, Armée, Foi ». Un choix dangereux en raison de la confrontation directe de cette proposition avec la minorité russe mais aussi avec d’autres minorités comme les Hongrois et les Roumains. Porochenko propose un renforcement des forces armées, une promotion de la langue ukrainienne et la séparation de l’Église orthodoxe ukrainienne de l’Église russe. C’est un discours qui fait appel aux sentiments d’appartenance. On peut trouver certaines ressemblances entre sa campagne et les gouvernements de droite américain, hongrois de Viktor Orbán ou polonais de Jaroslaw Kaczyński.

Volodymyr Zelenski sera le nouveau président de l’Ukraine puisqu’il a remporté les élections avec son parti Serviteur du peuple, du même nom que la série télévisée dans laquelle il participait en tant que comédien, avec 73,22% des voix. Il a gagné dans toutes les régions du pays, même à l’Ouest plus nationaliste, sauf à Lvov. Zelenski a été présenté dès le début de la campagne comme un outsider. C’est en effet un comédien de 41 ans sans aucune expérience politique, qui a proposé aux Ukrainiens de casser le système sans dévier du cap pro-occidental. Fils d’un professeur d’université et d’une ingénieure, il n’est pas un héros de la classe ouvrière, mais il n’est pas non plus un oligarque comme Porochenko qui a fait fortune en privatisant des usines de confiseries soviétiques dans les années 90. Il incarne le changement dans le pays, mais aussi beaucoup d’incertitudes politiques.

Zelensky évite les promesses électorales qui pourraient mener au désenchantement politique postérieur, promeut les référendums publics sur des questions clés, notamment les ambitions d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, et cherche à tout prix à se distinguer de la classe politique aisée. Sommes-nous devant le nouveau candidat populiste de l’Est ? Zelensky a proposé aux citoyens ukrainiens de « relancer » les négociations avec l’Union européenne et la paix avec la Russie. Il essaiera à tout prix soit de conclure des accords personnellement avec Poutine, soit d’utiliser des méthodes politico-diplomatiques avec l’aide de l’Union européenne et des États-Unis. Il arrive au pouvoir entouré de nouveaux visages qui pourraient ne pas être les véritables décideurs. De manière inquiétante, il entretient des relations troubles avec le célèbre oligarque Ihor Kolomoiskyi- accusé d’avoir organisé la candidature de Zelenski, et qui a siphonné des milliards d’Ukraine vers des fonds offshores. Certains voient en lui le retour du rapprochement avec la Russie, d’autres parlent de cheval de Troie de l’Union européenne et des États-Unis.

Parmi les 39 candidats, seuls quatre étaient pro-russes. Le plus populaire d’entre eux, Iouri Boïko, a obtenu 11,67% au premier tour. Les pro-russes sont d’autant plus minoritaires que leurs électorats traditionnels sont coupés des élections : la Crimée n’a pas participé au scrutin et le Donbass a eu les plus grandes difficultés du monde à y prendre part. Au total, plus de cinq millions d’électeurs, soit environ 12% de la population, n’ont pas participé au scrutin.

Le pourcentage de participation politique lors de ces élections est donc de 62,07%. Malgré la polémique au sujet des citoyens pro-russes privés du vote, l’ensemble des élections semble s’être déroulé dans la normalité et les règles démocratiques. Plus de 2300 observateurs internationaux ont supervisé le déroulement du vote. Kiev a interdit aux observateurs russes de faire partie du dispositif de supervision. Les autorités pro-occidentales ont également fermé les bureaux de vote en Russie, une décision inédite qui a privé de scrutin au moins 2,5 millions de citoyens ukrainiens qui résident dans ce pays.

Par ailleurs, l’Ukraine détient le record du pays où les hommes politiques ont l’indice de popularité le plus bas au monde, seulement 9%. Cette élection est marquée par un reflux de l’influence russe et l’apparition de clivages politiques proches de ceux que connaissent d’autres pays européens, notamment le rejet des élites.

Quels sont les défis pour le nouveau président de l’Ukraine ?

Le nouveau président aura malgré tout un conflit politique, diplomatique, une guerre civile et un conflit international à résoudre. Il devra essayer de relancer la situation économique du pays alors que ses marges de manœuvre sont réduites.

En effet, si Volodymyr Zelensky disposera à la présidence de pouvoirs forts, notamment comme chef des armées et responsable de nominations clés, sa marge de manœuvre pour prendre des mesures concrètes sera très limitée faute de majorité parlementaire. Pour l’instant, les élections légisatives sont prévues pour le 27 octobre. Elles présagent l’ouverture d’une nouvelle phase de luttes politiques. Il lui sera difficile de préserver ses alliances politiques actuelles jusqu’aux élections législatives d’octobre. Chaque parti doit désormais se repositionner en fonction des résultats de la présidentielle. Plusieurs députés ont d’ores et déjà annoncé leur ralliement au vainqueur dans le but d’assurer leur carrière politique. Selon la Constitution ukrainienne, le Président dispose de prérogatives limitées.

Dans un premier temps, Volodymyr Zelensky devrait donc se heurter à un Parlement hostile, qui pourrait même l’empêcher de valider certaines nominations aux postes clés. Le jeune chef d’État se doit désormais de remplir les cases de son nouveau parti Le Serviteur du peuple pour présenter une liste aux législatives et pour prétendre gouverner pendant cinq ans.

Quels enseignements pour les prochaines années ?

Le second tour de ces élections était une sorte de référendum sur le bilan de Petro Porochenko, mais également sur l’ensemble du camp national-patriotique ukrainien. L’intelligentsia national-libérale et une grande partie de la société plus libérale et pro-occidentale se sont ralliés derrière Porochenko, attaquant Zelensky et ses électeurs en les qualifiant de pro-russes et d’antipatriotiques. Ils ont déclaré que sa victoire marquerait la fin de l’Ukraine. Les résultats ont démontré qu’ils ne représentaient qu’à peine un quart du pays.

Les électeurs de Zelenski ne ressemblent pas aux simplifications faites par l’opposition de Poroshenko ni par les médias occidentaux. On pourrait les décrire comme des citoyens lassés de la situation que subit leur pays. Ils sont probablement pro-européens mais pour des raisons plutôt pragmatiques. Les habitants de l’Ouest vivent mieux que ceux de l’Est. Ce n’est pas un choix de civilisation pour l’Europe et contre la Russie comme l’affirment certains intellectuels ukrainiens. La plupart de ces citoyens peuvent en général parler l’ukrainien, le russe ou un mélange des deux, et ils se moquent de faire de ceci un choix idéologique car ils ont une histoire commune. Ils sont fatigués de l’atmosphère conflictuelle, de la propagande patriotique et de la recherche constante d’agents russes sous le lit. Ils sont indifférents à la fois à l’Union soviétique et à la communautarisation fanatique des monuments et des noms de rues soviétiques. Ils préféreraient être autorisés à regarder les films soviétiques interdits, à lire des livres russes et à discuter sur les réseaux sociaux russes sans restriction. Ils ne se situent pas dans ce patriotisme prétentieux et ce nationalisme radical que vendent certains médias. Ils attendent du gouvernement une amélioration tangible du niveau de vie de la majorité.

Cinq ans après le soulèvement de Maïdan qui a secoué l’Ukraine, on constate aujourd’hui que l’establishment politique et intellectuel arrivé au pouvoir en 2014 s’est retrouvé dans le même état de faillite. La victoire de Zelensky montre donc que tout ce système se révèle être en partie un échec.

Qu’en sera-t-il pour l’Ukraine les quatre années qui suivent? La presse progressiste ukrainienne, paraphrasant Poutine lorsqu’il évoque l’URSS, écrivait il y a quelques semaines : si vous n’êtes pas heureux de la défaite de Porochenko, vous n’avez pas de cœur ; si vous croyez les promesses de Zelenskiy, vous n’avez pas de tête. À part certains entretiens et les déclarations faites après sa victoire, la position politique et idéologique de ce nouveau président reste inconnue. On ignore encore à quel point ses opinions personnelles vont compter et à quel point il sera indépendant en tant que président. Pour le moment, la plus grande qualité du nouveau président est qu’il ne s’appelle pas Porochenko.