Frappes américaines sur le Yémen : vers une nouvelle guerre au Moyen-Orient ?

Opération militaire occidentale à proximité du Yémen. © Crown Copyright 2011, NZ Defence Force

À défaut de faire pression sur Israël pour interrompre le carnage mené à Gaza, Joe Biden a préféré ouvrir un nouveau front au Yémen et bombarder les Houthis, qui prennent pour cible les navires de commerce d’Israël et de ses alliés dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Une escalade peu susceptible de mettre fin aux attaques en mer Rouge et qui pourrait saboter le processus de paix engagé pour résoudre la guerre civile qui ravage le Yémen depuis presque dix ans. Par Helen Lackner, autrice de l’ouvrage Yemen in Crisis: autocracy, neo-liberalism and the disintegration of a state, traduction par Camil Mokadem [1].

Le 11 janvier, après plusieurs semaines de procrastination, les forces américaines et britanniques ont déclenché pas moins de 60 frappes aériennes visant des positions du mouvement Ansar Allah (ou Houthi), au Yémen. Cette opération, ainsi que les suivantes menées par les États-Unis, a pour objectif officiel de protéger le trafic maritime contre les attaques des rebelles Houthis en mer Rouge. Cette escalade militaire amorce une nouvelle étape dans la crise actuelle au Moyen-Orient, dont le cœur demeure l’offensive israélienne potentiellement génocidaire menée sur la population de Gaza. 

D’abord annoncés comme des mesures « exceptionnelles », les bombardements se sont répétés presque quotidiennement et sont amenés à se poursuivre. Les gouvernements américain et britannique ont annoncé que cette campagne visait à assurer le respect de la liberté de navigation, principe reconnu à l’international. La menace houthie est également brandie devant l’opinion publique européenne comme un facteur potentiel d’inflation. Le mouvement séparatiste est en effet tenu responsable des retards de livraison de marchandises, provoqués par les détours que les navires prennent désormais pour éviter la mer Rouge. 

Les États-Unis ont d’autre part déclaré que ces frappes n’entrent pas dans le cadre de l’opération Gardien de la prospérité, annoncée mi-décembre, qui brille par son insignifiance. Aucun pays frontalier de la mer Rouge n’a en effet rejoint la force opérationnelle américaine, pas même l’Égypte, pourtant durement touchée par les pertes de revenus liés aux droits de passage par le canal de Suez. La majorité des principales compagnies maritimes contournent désormais l’Afrique, ce qui augmente les coûts et les délais.

Que veulent les Houthis ?

Les États-Unis et le Royaume-Uni refusent de reconnaître officiellement les revendications des Houthis. Ces derniers ont pourtant clairement affirmé agir en soutien des Palestiniens à Gaza et ont déclaré que leurs actions prendraient fin dès qu’Israël cessera ses opérations militaires dans l’enclave et lèvera le blocus des biens essentiels. Ansar Allah a également déclaré ne cibler que les navires ayant des liens avec Israël, bien qu’au lendemain des représailles récentes, le mouvement vise désormais les transporteurs américains et britanniques. Les Houthis ne souhaitent toutefois pas imposer un blocage généralisé en mer Rouge.

Les médias occidentaux présentent volontiers les Houthis comme des marionnettes iraniennes aux mains de Téhéran.

Ces derniers sont régulièrement présentés dans les médias occidentaux comme de vulgaires marionnettes de Téhéran, au même titre que d’autres mouvements locaux. « Soutenus par l’Iran » est la désignation standard accolée à toute mention des rebelles Houthis, une formulation éculée, à double fonction.

D’abord, cette désignation donne du grain à moudre aux « faucons » de Washington, qui souhaitent étendre le conflit pour mener une guerre à grande échelle à l’Iran, un scénario qui aurait des conséquences épouvantables dans la région. Ce projet s’accorde toutefois avec les objectifs des franges les plus radicales du gouvernement israélien d’extrême droite, lesquelles s’activent à faire entrer les États-Unis dans un conflit ouvert. L’avènement d’une guerre serait particulièrement inquiétant pour la sécurité des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Oman, Bahreïn, Koweït, Émirats arabes unis, Qatar), situés entre Israël et l’Iran géographiquement (et dans une moindre mesure, politiquement).

Désigner Ansar Allah comme un mouvement fantoche aux mains de Téhéran sert également à dénigrer les motivations et le positionnement des Houthis. Répété quotidiennement, leur slogan révèle une idéologie explicite : « Dieu est le plus grand ! Mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction aux juifs et victoire à l’islam ! »

En réaction aux massacres commis à Gaza, les rebelles yéménites ont d’abord déclenché des tirs de missiles et de drones en direction du sud d’Israël, des frappes interceptées avant qu’elles n’aient pu toucher leur cible. À l’inverse, leurs opérations en mer Rouge ont eu un impact bien réel, le port d’Eilat (unique porte d’entrée israélienne dans la mer Rouge) a vu son activité chuter de 85 %, et l’état hébreu a subi des pertes de 3 milliards de dollars fin décembre 2023.

Ces interventions en pleine mer ont fait passer les Houthis de l’ombre à la lumière, le mouvement est désormais célébré par des milliers de personnes qui l’ignoraient encore quelques mois auparavant. La perception est toute autre aux États-Unis et au Royaume-Uni, tous deux déterminés à soutenir de manière inconditionnelle l’assaut mené sur Gaza, où le bilan s’élève à plus de 25 000 morts palestiniens.  

Contrairement à la plupart des pays arabes, les Houthis se sont mobilisés pour aider les Palestiniens et jouissent ainsi d’un soutien inédit au sein de la population yéménite, très largement propalestinienne. D’immenses foules se sont en effet rassemblées chaque semaine dans la capitale, Sanaa, et dans d’autres villes du pays pour manifester leur soutien à la Palestine.

Les opérations en mer Rouge aident également Ansar Allah à recruter parmi la jeunesse. La vigueur des Houthis tranche avec l’inertie du gouvernement yéménite internationalement reconnu et ses factions, qui soutiennent timidement la cause palestinienne. Une inertie qui, en comparaison, accroît la popularité d’Ansar Allah.

Quelles conséquences sur le Yémen ?

Les frappes de la coalition anglo-américaine et la désignation par Washington des Houthis comme organisation considérée comme terroriste, annoncée le 17 janvier dernier, auront de lourdes conséquences sur le Yémen. Bien qu’ils renforceront sans doute l’image populaire d’Ansar Allah à l’échelle locale et internationale, ces événements risquent d’aggraver la crise humanitaire dans le pays, même si les communiqués américains jurent du contraire.

En dépit des affirmations américaines, désigner les Houthis comme un mouvement terroriste risque d’aggraver la crise humanitaire au Yémen.

Ces opérations militaires aériennes ont un impact catastrophique sur les populations civiles. Les risques sont notamment élevés chez les plus précaires, souffrant déjà de l’accès limité aux ressources alimentaires et qui pourraient à présent subir la restriction des envois de fonds vers le Yémen, une manne financière absolument vitale pour des milliers de foyers.  

Par ailleurs, ces frappes remettent en cause le timide processus de paix au Yémen, débuté en avril 2022. Une trêve de six mois avait alors été initiée sous l’égide de l’ONU entre les Houthis et leurs adversaires du Conseil de direction présidentiel. Celui-ci se compose de 8 membres représentant différentes régions et factions du pays, ainsi que les intérêts rivaux de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, qui ont eux-mêmes créé cette instance. Vu sa composition, rien d’étonnant à voir ce groupe rongé par des dissensions internes et des rivalités entre puissances tutélaires extérieures. Ces divisions ont pris le pas sur la lutte contre les Houthis.

À l’inverse, ces derniers présentent un front uni. Du fait de leur organisation structurelle, leur gouvernement central a su limiter les désaccords internes, et depuis 2015, Ansar Allah contrôle à peu près les deux tiers de la population yéménite et un tiers du territoire national.

Depuis 2015, Ansar Allah exerce son pouvoir sur environ deux tiers de la population et un tiers du territoire du Yémen.

Le système de gouvernement des Houthis est extrêmement autoritaire et répressif, et le respect des droits humains, à commencer par la liberté d’expression et les droits des femmes, n’est pas un principe fondateur pour le mouvement. D’un point de vue financier, Ansar Allah dépend largement d’une forte taxation de tout ce qui transite dans sa zone de contrôle. Les revenus portuaires et douaniers des ports d’Al Hodeïda ont augmenté au cours de l’année dernière, grâce à la levée partielle du blocus maritime, ce qui leur a permis de détourner les navires du port d’Aden.

Pour les civils, l’effondrement de l’économie et l’apport famélique d’aide humanitaire n’ont fait qu’aggraver davantage les niveaux de pauvreté à travers le pays, alors que le Yémen était déjà l’état le plus pauvre de la région. Au cours d’une guerre civile longue de presque dix ans, le mouvement Houthi a quant à lui gagné en vigueur et renforcé ses capacités sur le plan militaire, et s’il n’avait pas essuyé les assauts aériens de la coalition menée par l’Arabie Saoudite, il aurait sûrement élargi son emprise territoriale, notamment dans la région de Marib, zone clé de production de pétrole et de gaz.

De fragiles négociations de paix

Pour compléter cet épineux tableau, il faut mentionner les négociations directes amorcées fin 2022 entre l’Arabie Saoudite et le mouvement Houthi, des tractations qui représentent le principal espoir de mettre fin à la guerre au Yémen.

Depuis la fin de l’année 2022, des négociations ont été engagées entre l’Arabie Saoudite et les Houthis.

Le prince héritier et principal dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane a depuis longtemps abandonné l’espoir d’une victoire rapide contre les Houthis, et cherche depuis quelques années à sortir son pays de l’impasse yéménite. Pour sa part, Ansar Allah désigne clairement l’Arabie Saoudite comme son adversaire et perçoit le Conseil de direction présidentiel (Internationaly recognized government, ou IRG) comme un vulgaire prolongement du royaume. Les négociations directes sont donc un élément crucial pour mettre un terme à l’engagement saoudien.

Tout au long de l’année 2023, un accord semblait sur le point de se dessiner. Ce dernier devait proposer de multiples solutions, notamment le versement par l’Arabie Saoudite du salaire des fonctionnaires pendant un an, la fin du blocage des ports, et l’élargissement des destinations depuis l’aéroport de Sanaa. En tout premier lieu, cet accord devait inclure un cessez-le-feu permanent et la sécurisation des frontières.

Le statut officiel de l’Arabie Saoudite dans ces négociations demeure toutefois un point de désaccord majeur. Les Houthis insistent sur le fait que Riyad signe en tant que « participant », terme qui exposerait les autorités saoudiennes à des accusations de crimes de guerre, et placerait le royaume face à ses responsabilités pour leurs actions militaires passées. Les Saoudiens souhaitaient donc signer l’accord en tant que « médiateurs » pour éviter ce risque afin de ne pas écorner leur image. En décembre dernier, ce point d’achoppement semblait pouvoir être levé, les houthis ayant modéré leurs exigences et étant prêts à mentionner l’Arabie Saoudite comme médiatrice.

Ces efforts n’ont toutefois débouché que sur une déclaration de l’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, pourtant externe aux négociations entre les Houthis et l’Arabie Saoudite. Ce dernier a annoncé la préparation d’une feuille de route pour des négociations internes entre les parties yéménites, censées déboucher sur un accord de paix qui mettrait fin à la guerre civile.

Les Saoudiens se sont contentés de notifier le Conseil de direction présidentiel du contenu de l’accord, ce qui démontre à quel point il ne s’agit que du relai de pouvoir de puissances étrangères. À l’instar de l’envoyé spécial de l’ONU, ils n’ont pas été consultés et n’ont jamais eu l’occasion de donner leur avis. Si cet accord avait abouti, les pays membres du Conseil de coopération du Golfe auraient été formellement libérés de leur implication dans la guerre civile au Yémen. Il y a toutefois fort à parier que le Conseil aurait continué à soutenir les factions qui dépendent de lui financièrement et politiquement.

Un nouveau bourbier ?

Cet accord n’aurait certes pas mis fin à la guerre civile au Yémen, mais il aurait constitué une avancée notable vers une solution. Les négociations visant à établir un état démocratique auraient été extrêmement difficiles si les Houthis avaient eu l’ascendant dans le rapport de force. Au sein du gouvernement internationalement reconnu, on retrouve des éléments politiques comme le Conseil de transition du Sud, et les forces de la Résistance Nationale de Tarek Saleh, deux organisations tout aussi brutales et répressives qu’Ansar Allah, d’autres mouvements comme Al-Islah défendent, eux, une idéologie islamiste rivale.

S’opposer au soutien populaire pro-palestinien est un jeu dangereux pour n’importe quel gouvernement au Moyen-Orient.

L’engagement des Houthis dans le contexte de la guerre à Gaza a constitué un défi complexe pour le processus de négociations. L’Arabie Saoudite et les États-Unis espéraient voir l’accord se concrétiser avant que la situation n’atteigne un point critique. C’est ce qui explique le silence de Riyad par rapport aux interventions des Houthis en mer Rouge. En outre, pour n’importe quel état du Moyen-Orient, s’opposer au soutien populaire en faveur de la Palestine est un jeu dangereux étant donné le possible génocide en cours, surtout quand on connait l’inaction du royaume des Saoud à ce sujet. En réponse aux frappes américaines sur le Yémen, Riyad s’est donc contenté d’appeler à la « retenue et à empêcher toute recrudescence ».

Du côté des États-Unis, mettre fin à la guerre au Yémen était l’un des objectifs affichés de l’administration Biden au début de son mandat. En désignant les Houthis comme terroristes et en les attaquant, le Président américain a probablement enterré cette promesse.

Si la perspective de la paix d’une paix entre les Houthis et le camp saoudien s’éloigne, l’intervention américaine et britannique n’est pas pour déplaire à d’autres factions du Conseil de direction présidentiel. Le Conseil de transition du Sud (STC), dirigé par Aïdarous al-Zoubaïdi et défendant une sécession du Sud-Yémen, a ainsi appelé ouvertement à cette implication militaire occidentale. Marionnette du gouvernement des Emirats Arabes Unis, cette faction espère que la désignation des Houthis comme terroristes aidera à mieux criminaliser leurs adversaires sur la scène internationale et que les frappes militaires affaibliront Ansar Allah. Quoi qu’il en soit, les soutiens de cette nouvelle escalade guerrière n’ont visiblement retenu aucune leçon des multiples conflits dans la région, qui n’aboutissent toujours qu’au désastre.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, paru sous le titre de « Joe Biden’s Air Strikes on Yemen Are Reckless and Wrong ».

Biden au pays de l’or noir : cynisme, contradictions et impuissance de l’Amérique démocrate

© المملكة العربيّة السّعودية

Le voyage de Joe Biden au Moyen-Orient poursuivait deux buts principaux : accélérer la normalisation des rapports entre Israël et les pétromonarchies, et obtenir une baisse du prix du pétrole. Dans les faits, il s’agissait surtout de resserrer les liens entre l’administration Biden et cette partie du monde – quitte à courber l’échine face à ses alliés et à s’asseoir sur les grands principes humanistes sensés guider la diplomatie américaine. Un déplacement qui révèle l’impuissance des États-Unis dans la région, pris entre de multiples contradictions. Pour satisfaire l’appétit du complexe militaro-industriel américain, rassurer les monarchies du Golfe en matière de sécurité et contenir la progression de la Chine, Joe Biden semble prêt à renoncer à une diplomatie un tant soit peu équilibrée à l’égard du Moyen-Orient.

En dépit de son amateurisme et de son incompétence, Donald Trump démontrait une certaine cohérence dans sa manière d’appréhender la géopolitique. Ne s’embarrassant d’aucune considération humaniste, il arbitrait les choix géostratégiques américains sous le seul prisme de ses intérêts, réels ou perçus. 

Ainsi, l’Iran, le Venezuela et Cuba constituaient des régimes à abattre. Instrumentalisé par l’Arabie Saoudite et Israël, Trump avait unilatéralement retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien puis imposé des sanctions économiques conçues pour ramener le pays à l’âge de pierre. Ses opérations bellicistes, en particulier l’assassinat du général et figure du régime Qasem Soleimani, avaient placé les deux pays au bord de la guerre. De même, par électoralisme bien compris, Trump avait annulé l’accord diplomatique passé par Obama avec Cuba et tenté par tous les moyens de renverser le gouvernement vénézuélien, allant jusqu’à demander une invasion terrestre à ses conseillers avant d’appuyer plusieurs tentatives de coup d’État. Une façon de s’assurer du soutien électoral de la diaspora issue de ces pays et émigrée dans des États clés, en particulier la Floride et le Texas.

NDLR : Lire sur LVSL l’article du même auteur : « Crise iranienne : Trump, faux isolationniste »

Enfin, Trump avait enterré la neutralité de Washington dans le conflit israélo-palestinien. Après avoir déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem, il avait affiché un soutien sans faille au gouvernement de Netanyahou. Si les alliés de l’OTAN avaient été sommés d’acheter davantage de matériel militaire américain, sous peine de perdre la protection de Washington, Israël continue de bénéficier de milliards de dollars d’aide militaire financée par le contribuable américain. Ici aussi, les intérêts électoraux du Parti républicain, désireux de consolider le vote des chrétiens intégristes, semblaient dicter les considérations géostratégiques de Trump. Sans oublier ceux de l’industrie de l’armement américaine.

« Si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite. »

Donald J Trump, octobre 2018

Les livraisons d’armes au régime du général Al-Sisi s’inscrivent dans cette logique commerciale. Tout comme les milliards de dollars de contrat signé avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Le fait que ces armes soient utilisées pour massacrer des civils yéménites et provoquer « la plus grave crise humanitaire actuelle » selon l’ONU n’embarrassait pas Donald Trump. Celui-ci avait apposé son véto présidentiel à une résolution votée par le Congrès pour mettre fin au soutien logistique et à l’implication de l’armée américaine au Yémen. En échange de ce soutien sans faille, Riyad continuait d’acheter des armes américaines et d’ouvrir les vannes de pétrole, garantissant un prix suffisamment bas pour permettre à Trump d’espérer une réélection.

Malgré les nombreux services rendus au complexe militaro-industriel américain, premier bénéficiaire de ses arbitrages politiques, le style Trump demeurait trop « candide » pour l’establishment. Le magnat de l’immobilier avait fait grincer de nombreuses dents en expliquant que la présence américaine en Syrie avait pour but de « conserver le pétrole ». De même, suite au rapport de la CIA accusant le dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane (MBS) d’avoir personnellement commandité le démembrement à la scie à os du journaliste Jamal Khashoggi, Trump avait produit un communiqué laudatif pour justifier le maintien des relations diplomatiques avec Riyad. Aux journalistes qui l’interpellaient sur cette question, le milliardaire avait répondu : « si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite ». Et de préciser : « ils vont nous acheter 110 milliards de dollars d’armement. Si ils ne les achètent pas à nous, ils les achèteront ailleurs, à la Russie ou à la Chine, et ça ne nous aide pas, que ce soit pour les emplois ou nos entreprises ». Plus tard, Trump ira jusqu’à se vanter publiquement d’avoir « sauvé les fesses » de MBS.

Joe Biden et Kamala Harris avaient fustigé ce renoncement à tout principe moral. Alors en campagne, Biden avait promis de restaurer le prestige international des États-Unis et de faire de l’Arabie Saoudite « un État-paria ». 

L’Arabie Saoudite humilie Joe Biden – impunément.

Si l’on met de côté la forme, la politique étrangère de Trump s’inscrivait en réalité dans la continuité de ses prédécesseurs. Barack Obama avait rendu possible la signature de contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite à hauteur de plus de 115 milliards de dollars, après l’avoir soutenue dans son offensive au Yémen. Il avait signé un décret stipulant que le Venezuela constituait une « menace existentielle » pour les États-Unis, et imposé des sanctions économiques significatives. En Égypte, Obama avait tacitement soutenu le coup d’État militaire, son ministre des affaires étrangères John Kerry estimant que Sisi « restaurait la démocratie ». Avant cela, sa prédécesseur Hillary Clinton avait loué le dictateur égyptien Moubarak en affirmant le considérer « réellement comme un ami de ma famille ». Le Washington Post lui avait alors reproché de saper les efforts de la diplomatie américaine en matière de défense des droits de l’Homme…

Le récit que cherche à imposer le camp démocrate, selon lequel Trump avait tourné le dos à une politique étrangère dont l’objectif principal est la défense des droits de l’Homme et la « promotion de la démocratie », ne résiste pas à l’analyse. En particulier sur le dossier saoudien.

Dès son arrivée au pouvoir, Joe Biden a été confronté à un second rapport du renseignement américain portant sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Face aux conclusions dévastatrices pour MBS, Biden a adopté la même position que Donald Trump : refuser de prendre la moindre sanction, et justifier cette décision par la défense des intérêts nationaux.

Depuis, la Maison-Blanche refuse de mettre un terme à l’implication des États-Unis dans la guerre au Yémen. Joe Biden a même annoncé une nouvelle vente d’armes à Riyad, pour un total de 650 millions de dollars. Bernie Sanders et deux sénateurs républicains ont tenté de bloquer ce contrat en saisissant le Congrès. En vain, le Sénat votant à 67 contre 30 en faveur de la vente. 

Si Biden a renoncé à faire de l’Arabie Saoudite un État-paria, il s’était bien gardé, jusqu’à présent, de rencontrer Mohamed Ben Salmane. Une manière d’éviter de réhabiliter symboliquement le dirigeant saoudien. 

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Biden poursuit un autre but : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de « l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient ».

Cette position devenait intenable pour plusieurs raisons. D’abord, MBS et ses alliés émiratis faisaient payer cette posture au prix fort, n’hésitant pas à soutenir un cours du pétrole élevé bien avant la guerre en Ukraine, dans le but explicite de nuire politiquement aux démocrates et de favoriser le retour au pouvoir du Parti républicain. Les multiples tentatives d’obtenir une hausse de la production via des rencontres officieuses avec des hauts dirigeants américains et MBS ont toutes échoué, les Saoudiens évoquant publiquement la nécessité d’une rencontre officielle avec Joe Biden pour résoudre la question.

Une fois la guerre en Ukraine déclenchée, l’Arabie Saoudite s’est jointe à Israël et aux autres monarchies du Golfe en traînant des pieds pour condamner la Russie à l’ONU, tout en maintenant ses relations commerciales et diplomatiques avec Moscou. Au point de doubler ses importations de pétrole russe à prix cassé pour faire du profit. Selon la presse américaine, les dirigeants saoudiens et émiratis ont longtemps refusé de répondre aux demandes d’entretien téléphonique de Biden, qui souhaitait évoquer le marché du pétrole. Lorsque Jake Sullivan, le conseiller spécial à la Sécurité de Joe Biden, a abordé la question de Jamal Khashoggi devant MBS, ce dernier aurait hurlé sur le haut responsable américain avant de mettre fin à l’entrevue.

Quand les contradictions de la politique étrangère de Joe Biden démontrent son impuissance

Joe Biden s’est ainsi trouvé contraint de courber l’échine devant MBS afin d’obtenir la hausse des quotas de production de pétrole, censée compenser les effets de l’embargo américain sur la Russie. Une stratégie quelque peu contradictoire – et pleine de cynisme. Difficile de voir dans l’Arabie Saoudite un régime moins violent et autoritaire que celui de Vladimir Poutine, comme le relevait le Financial Time. Avant l’invasion de l’Ukraine, les libertés publiques étaient significativement mieux garanties en Russie. En mars, le gouvernement saoudien avait fait décapiter 81 hommes en une seule journée. Selon Human Right Watch, des dizaines d’entre eux étaient de simples opposants politiques arrêtés pour avoir participé à une manifestation. Quelques mois auparavant, la déclassification d’un rapport du FBI avait révélé des éléments accablants pointant vers l’implication directe du régime saoudien dans les attentats du 11 septembre. On aurait également tôt fait d’oublier que la guerre au Yémen a produit des dégâts humanitaires bien plus importants que ceux que l’on a pu observer en Ukraine jusqu’à présent – eux-mêmes d’une brutalité déjà choquante.

Le fait que Joe Biden préfère supplier les monarchies du Golfe d’accroître leur production de pétrole plutôt que de lever les sanctions pesant sur l’Iran et, davantage encore, sur le Venezuela, ne peut bien sûr s’expliquer par des considérations d’ordre moral. Pourtant, c’est sur ces principes que Biden a décidé d’exclure le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de son sommet des Amériques, provoquant le refus de la participation du Mexique et un nouveau contrecoup pour son administration (Jair Bolsonaro acceptant de participer uniquement après que Biden ait promis de ne pas aborder sa politique en Amazonie et de lui accorder une rencontre en tête-à-tête…).

Parce qu’il refuse de considérer un changement d’orientation stratégique, Joe Biden est dans une impasse. Un prix du pétrole élevé condamne le Parti démocrate à une défaite électorale en novembre, dont les conséquences se feront ressentir pendant des années. La reprise des relations avec les monarchies du Golfe l’affaiblit également dans l’opinion américaine, surtout auprès de l’électorat susceptible de voter démocrate, alors que la levée des sanctions sur le Venezuela et l’Iran lui vaudrait les foudres de la droite américaine. Même sur le dossier iranien, Biden semble incapable de trancher entre sa volonté de signer un nouvel accord sur le nucléaire et son désir de ne pas contrarier Israël et l’Arabie Saoudite. Ce qui explique pourquoi de nombreux commentateurs américains déplorent un voyage au Moyen-Orient cynique et risqué, où le démocrate n’avait que des coups à prendre.

Récompenser les provocations

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Joe Biden poursuit un autre but officiel : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient. Les monarchies du Golfe, l’Égypte et Israël œuvrent à la mise en place d’un système de défense aérien commun, dans le but de neutraliser la menace grandissante des drones iraniens. Pour les États-Unis, cela impliquerait un nouveau transfert de technologie et des ventes d’armes supplémentaires.

Mais derrière l’appétit pour des contrats d’armement juteux se profilent de nombreuses interrogations géostratégiques et politiques. D’abord, la signature d’un tel traité risquerait de nécessiter l’approbation du Congrès. Ensuite, il pourrait entrer en violation des lois américaines, selon la revue Foreign Policy. Les États-Unis ne sont en effet pas censés signer des accords de défense militaire avec des pays violant ouvertement les droits de l’Homme – ce qui semble une caractérisation applicable aux monarchies du Golfe… De plus, l’un des piliers de la diplomatie américaine repose sur la volonté de ne pas renforcer les régimes autoritaires, jugés moins stables et susceptibles de respecter les accords et traités internationaux que les régimes démocratiques

En plus d’encourager la déstabilisation de la région, elle reviendrait à récompenser les « mauvais comportements » des différents États qui en seraient bénéficiaires – qu’ils refusent de suivre Washington dans leur opposition à la Russie, violent allègrement les droits de l’Homme ou continuent à multiplier les provocations à l’encontre des États-Unis. Outre les intenses opération de lobbying et les actes d’espionnage commis par les Émirats Arabes Unis (qui avaient placé un agent au cœur de l’administration Trump, comme l’a récemment révélé la presse), Doha laisserait la Chine construire une base navale sur son territoire. Riyad serait sur le point d’acheter des missiles à Pékin et considérerait un accord commercial visant à vendre du pétrole sans passer par le dollar. Une information qui a consterné les cercles de pouvoir à Washington. 

L’obsession chinoise comme unique boussole ?

Les intérêts du complexe militaro-industriel américain ne sont pas suffisants pour expliquer les choix a priori contradictoires de l’administration Biden. Après tout, c’est sous sa direction que les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan. L’autre explication passe par l’obsession américaine à l’égard de la Chine. Le principal objectif de la politique étrangère américaine semble être de contenir Pékin, ce qui nécessite d’empêcher l’allié historique saoudien de traiter directement avec lui. D’où cette rencontre secrète du directeur de la CIA, William Burns, avec MBS en avril, où il fut surtout question du rapprochement entre Riyad et Pékin.

Si l’influence grandissante de la Chine dans le pré carré-américain suscite l’inquiétude, l’affaiblissement du dollar constitue un souci encore plus aigu. Outre l’indécision caractéristique du président américain et la perte d’influence des États-Unis au Moyen-Orient, le principal élément qui semble expliquer la ligne politique américaine est sa volonté de conserver son rang de première puissance mondiale. Parvenir à consolider les relations entre Israël et les monarchies arabes présenterait l’avantage de garantir la sécurité de l’État hébreu et des approvisionnements en hydrocarbures. En évitant de contrarier le moindre acteur, Biden permettrait aux États-Unis de se désengager de la région, pour se tourner pleinement vers l’Asie. Tant pis si cela nécessite de s’asseoir sur les grands principes démocratiques. Joe Biden ne semble pas disposer du capital politique ni de la volonté nécessaire pour défendre une autre vision. Mais en se cantonnant à sauver ce qui peut encore l’être, il risque de provoquer un désagréable retour de bâton…

Moyen-Orient : comment la crise du Covid renforce les « États-gladiateurs »

Bombardements de la coalition saoudienne au Yémen © Khaled Abdullah

Au Moyen-Orient, la crise du Covid-19 a fourni une fenêtre d’opportunité à certaines puissances émergentes pour s’affirmer, alors qu’elle risque d’être fatale pour d’autres. La Turquie et l’Arabie saoudite apparaissent comme les grandes gagnantes de la pandémie, qui leur a permis de renforcer leur leadership régional. Interventions militaires, ingérences larvées, guerre économique, instrumentalisation de la crise sanitaire à des fins d’exercice du soft power : la crise a été l’occasion d’une accentuation des logiques conflictuelles pré-existantes. Alors que de nombreux théoriciens des relations internationales prédisaient l’érosion de la figure de « l’État-gladiateur » et l’obsolescence de la géopolitique « stato-centrée », consécutives à l’effacement de l’hyper-puissance américaine, celle-ci semble au contraire être le prétexte au renforcement des puissances étatiques régionales et de leur logique belliciste. Par Livia Perosino et Max-Valentin Robert.


Les concepts de hard power, soft power et smart power ont été élaborées par Joseph Nye entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, a contrario de certaines thèses d’alors qui annonçaient une relativisation de la puissance américaine dans un contexte post-guerre froide. L’auteur définit le soft power comme étant « la capacité de changer ce que les autres font en fonction de sa force d’attraction », à travers le recours aux « ressources de pouvoir intangibles comme la culture, l’idéologie et les institutions », alors qu’« un hard power est un acteur capable de recourir non pas seulement à la force mais à la coercition. […] Le hard power suscite la crainte, tandis que le soft power séduit sans faire peur ».

Le smart power implique un mélange avisé de ces deux types de pouvoir, qui permettrait à une puissance de consolider ou maintenir son hégémonie. La crise du Covid-19 nous oblige à explorer non seulement les différentes facettes du pouvoir d’État, mais aussi les diverses traductions possibles de l’idée même de puissance. La pandémie (et la réponse à cette dernière) semble avoir contribué au redéploiement des hard et soft powers, notamment dans une région où l’assise des structures étatiques est souvent l’objet de profondes contestations : le Moyen-Orient.

La situation géopolitique régionale évolue aussi par rapport au changement de stratégie américain, qui semble avoir oublié l’importance du smart power. Sa capacité à influencer la diplomatie internationale semble diminuer au fur et à mesure qu’elle réduit les fonds alloués aux organisations internationales.

Pour la Turquie, L’expression du soft power ne saurait suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force. Au cours de la crise du Covid-19, la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

Au niveau militaire, la présence de Washington dans la région demeure importante, mais le retrait est spectaculaire depuis les années Bush. Les sanctions économiques apparaissent désormais comme l’outil privilégié, malgré l’efficacité encore limitée dont elles ont fait preuve dans les cas russe et iranien. De nouvelles puissances cherchent désormais à occuper le vide – relatif – laissé par les États-Unis. La crise du Covid-19 est susceptible d’avoir fourni une occasion en or pour les ambitions hégémoniques des puissances régionales émergentes.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »]

Turquie : une quête de soft power médical via la « diplomatie du masque »

La crise du coronavirus semble avoir nourri les inquiétudes des autorités turques quant aux conséquences éventuelles de cette pandémie sur les plans économique et financier. En effet, entre janvier et le début du mois de mai, la lire turque a vu sa valeur fondre de plus de 17 %, et les estimations de Goldman Sachs prévoient qu’un dollar pourrait valoir plus de huit lires en 2021. Au premier trimestre 2020, le tourisme a d’ailleurs vu ses revenus décliner de 11,4 % (alors que ce secteur représente entre 11 et 13 % du PIB depuis quelques années) et ses exportations chuter de 18 % en mars par rapport à l’année dernière. Le pays pourrait d’ailleurs connaître sa première récession depuis 2008, en enregistrant -1,4 % de croissance en 2020. Selon le Fonds Monétaire International, qui prévoit une rétractation de l’économie turque de 5 % cette année, l’inflation pourrait atteindre 12 % et le chômage s’élever à 17,2 %.

Malgré ces difficultés économiques objectives, Ankara semble avoir voulu déployer un surcroît de soft power en se présentant comme une puissance humanitaire et solidaire. Le 2 mai 2020, le ministère turc du Commerce suspendit les restrictions concernant l’exportation d’incubateurs, de produits désinfectants et de respirateurs. Le même jour, le ministère de la Défense affirma avoir envoyé du matériel médical en Somalie. Ces envois de matériel se sont également dirigés vers certains pays membres de l’Union européenne, comme l’Espagne qui reçut vingt-cinq tonnes de lunettes, masques et gel antibactérien de la part de la Turquie.

Une telle démarche a d’ailleurs été présentée explicitement par les autorités d’Ankara comme un argument en faveur de l’adhésion turque à l’UE. En témoignent les déclarations du porte-parole du gouvernement, İbrahim Kalın : « La candidature de la Turquie à l’Union européenne est bonne pour la Turquie, mais la présence de la Turquie est aussi bonne pour l’Europe. À vrai dire, cette épidémie nous a donné raison. » Si, comme le rappelle la politiste Jana Jabbour, « Le président Erdoğan a toujours voulu positionner la Turquie comme une puissance humanitaire », ces exportations ont pour objectif de « démontrer que la Turquie est une puissance forte qui a les moyens d’offrir l’aide aux Etats européens ».

Si cette « diplomatie du masque » a été déployée en direction de son environnement proche (à l’instar de certains pays balkaniques, Ankara considérant cette région comme une zone d’influence « naturelle » en raison de son passé ottoman), une aide médicale a également été fournie à certains États entretenant des relations plus houleuses avec la Turquie (tels qu’Israël ou l’Arménie), ainsi qu’en Libye, où le gouvernement de Fayez el-Sarraj bénéficie du soutien de Recep Tayyip Erdoğan. Le référentiel religieux s’est aussi avéré central dans l’activation de cette diplomatie humanitaire. Par exemple, les colis destinés à l’Italie et à l’Espagne étaient accompagnés d’une citation traduite du poète mystique soufi Djalâl ad-Dîn Rûmî (une figure centrale de l’Islam turc, dont le corps repose dans la ville anatolienne de Konya) : « Derrière le désespoir se cachent de nombreux espoirs. Derrière l’obscurité se cachent de nombreux soleils. »

Cette solidarité sanitaire a été abondamment relayée par les sites d’information turcs francophones, tels que TRT ou Red’Action. Une tonalité propagandiste s’est aussi manifestée du côté des médias pro-gouvernementaux, plusieurs d’entre eux (comme Star, Yeni Şafak ou A Haber) affirmant que nombre d’Européens chercheraient à émigrer en Turquie et à obtenir la nationalité turque pour bénéficier du système de santé local, du fait de l’effondrement supposé de la situation sanitaire dans leurs pays d’origine. Ce discours était d’ailleurs particulièrement dirigé contre les autorités françaises, comme en témoignent les déclarations suivantes d’Anadolu Ajansı : « Alors que l’exemple de la solidarité turque aujourd’hui envers ses alliés ne passe pas inaperçu, ainsi que la solidarité, restant néanmoins partielle et limitée, des voisins européens de l’Hexagone, le manque de solidarité de la France envers ses alliés de l’OTAN et l’UE se remarque également. Mais la France peut-elle s’aider elle-même ? » Le tabloïd conservateur Takvim souligna également le soutien demandé par la France aux hélicoptères de l’armée allemande pour le transport de patients.

[Pour une analyse de l’ambivalence du rôle de la Turquie dans l’Alliance atlantique-nord, lire sur LVSL : « La Turquie, membre indocile de l’OTAN »]

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes.

L’ostentation des capacités médicales turques est une des stratégies mises en place par Ankara pour s’affirmer au niveau régional et mondial comme une puissance complète. L’expression du soft power ne saurait toutefois suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force militaire. Au cours de la crise du Covid-19 la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

De Sanaa à Tripoli : ingérences étrangères et démonstrations de force

Le 23 mars, lorsque l’Europe et le Moyen-Orient commençaient à prendre au sérieux les conséquences possibles du virus, Antonio Guterres faisait appel à la communauté internationale pour instaurer une trêve globale. En effet, nul n’aurait su imaginer la catastrophe qu’une propagation massive aurait pu provoquer dans des pays aux systèmes de santé détruits – tant au niveau logistique que structurel – par plusieurs années d’affrontements, et dans les zones où les combats constituent la réalité quotidienne. Les affrontements n’ont cependant pas cessé pendant cette période, bien au contraire.

Depuis l’intervention militaire de l’OTAN de 2011, la Libye n’a plus pu retrouver la paix. Les affrontements pour le contrôle du pays sont aujourd’hui alimentés par un nombre consistant de mercenaires et forces étrangères, expression de la volonté des puissances mondiales à avoir leur mot à dire. La capitale est tenue par le gouvernement de Fayez al-Serraj, gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale et soutenu par les forces turques. De l’autre côté, le général Khalifa Haftar, soutenu par les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Egypte, et de manière moins assumée par la France, les États-Unis et la Russie, menait une attaque sur Tripoli depuis plus d’un an. Alors que les médias européens ne traitaient que du Covid-19, la Turquie se montrait décidée à maintenir al-Serraj au pouvoir. Haftar a renoncé à sa campagne de quatorze mois qui avait pour but la prise de Tripoli, et a été forcé à se retirer à Syrte. Il s’agit d’un tournant majeur, mais la guerre est loin d’être gagnée.

Les revers subis par le général Haftar risquent d’encourager ses nombreux alliés à déployer plus de moyens sur le territoire libyen pour assurer leur emprise sur la Libye orientale, région la plus riche en pétrole du pays. L’Egypte a adopté une posture guerrière au cours des derniers jours, qui laisse entendre que ses troupes pourraient prêter main forte aux mercenaires russes de Wagner, déjà présents dans les rangs de l’Armée nationale libyenne (ANL). En ce qui concerne la Turquie, le soutien à al-Serraj constitue certainement une démonstration de ses capacités militaires. Le pays est actif sur tous les fronts : depuis seulement quelques jours, une nouvelle opération a été lancée au Nord de l’Irak, dans le Kurdistan irakien. Dans cette région, ainsi qu’au Nord de la Syrie, Recep Tayyip Erdoğan continue sa guerre contre la mouvance autonomiste kurde. La Turquie accroît donc sa présence militaire de manière conséquente et, par conséquent, son poids diplomatique sur la scène régionale. Il semble désormais évident qu’elle ne compte pas laisser la Russie être le seul arbitre des conflits régionaux.

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes. En effet, malgré un soutien officiel au GNA, la France a mal caché son alliance de facto avec le général dissident Haftar. Un accident advenu il y a quelques jours en Méditerranée entre un cargo turc et la frégate française Courbet a été l’occasion pour Paris d’exprimer clairement son agacement par rapport à la nouvelle attitude d’Ankara.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Jean Marcou : « les ambitions expansionnistes d’Erdogan »]

Une remise en cause des alliances traditionnelles s’est également manifestée sur le terrain yéménite, où le gouvernement actuel, soutenu jusqu’à présent par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis pour combattre les insurgés Houtis (une organisation armée soutenue par l’Iran et se revendiquant du chiisme zaïdite), a subi une dissension profonde en son sein. Une dissension qui n’est pas sans implications sur la guerre par procuration que se livrent indirectement Riyad, Abou Dabi et Téhéran.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait contribué à assombrir l’image du royaume saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales. une tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock à l’égard du Royaume.

Une relativisation de la prégnance du hard power militaire ne s’est donc pas manifestée dans le pays (plongé dans la guerre civile depuis 2014), en dépit des effets locaux de la pandémie. On estime actuellement que plusieurs centaines d’individus seraient morts du Covid-19 à Aden. Au 1er juin, le gouvernement officiel recensait 354 malades et 84 morts dans les zones qu’il administre, tandis que les insurgés Houthis ne reconnaissaient l’existence que de quatre infectés et un décès. Certes, une baisse de l’intensité générale du conflit peut être constatée depuis le début de la pandémie, en raison de la diminution des frappes aériennes. Les combats continuent toutefois entre les forces gouvernementales et l’insurrection Houthi : depuis mai, ces affrontements se sont déplacés du gouvernorat de Marib à celui d’Al Bayda.

Au-delà de ce seul gouvernorat, l’Ouest du pays a été dans son ensemble le théâtre de combats particulièrement rudes. A Sahn al-Jinn (gouvernorat de Marib), le 26 mai, un tir de missile Houthi contre des locaux de l’armée yéménite provoqua la mort de sept soldats loyalistes. Par ailleurs, l’opposition s’est intensifiée entre les armées gouvernementales (soutenues par l’Arabie saoudite) et les séparatistes du Conseil de Transition du Sud, bénéficiant de l’appui des Emirats arabes unis. Entre le 4 mai et le 11 juin, plus de cent soldats ont été blessés ou tués durant ces combats entre troupes loyalistes et sudistes. Le 21 mai, une délégation menée par le dirigeant du CTS (Aïdarous al-Zoubaïdi) a été reçue à Riyad à l’invitation du prince Salmane, et des pourparlers ont été engagés avec le président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi : un accord de cessez-le-feu a été conclu à l’occasion de la célébration de l’Aïd al-Fitr (24 mai), mais les affrontements ont repris dès le lendemain. Entre le 26 et le 2 juin, 45 morts étaient recensés dans le cadre des affrontements entre l’armée loyaliste et les forces sud-yéménites.

L’expansionnisme saoudien au Yémen ne se manifeste pas seulement sur les plans militaire et diplomatique : similairement à Ankara, Riyad a aussi tenté de se présenter comme une puissance humanitaire. Le 2 juin dernier, l’Arabie saoudite mis sur pied une conférence visant à recueillir des financements à destination des missions humanitaires onusiennes stationnées au Yémen. À cette occasion, le pouvoir saoudien a promis 500 millions de dollars d’aide financière, suscitant les louanges de Melissa Fleming (secrétaire générale adjointe à la communication globale de l’ONU) qui définissait Riyad comme étant  « le principal financeur de la réponse humanitaire au Yémen ces dernières années ».

D’après Maysaa Shuja al-Deen, journaliste et chercheuse yéménite affiliée au Sana’a Center for Strategic Studies, le pouvoir saoudien « a toujours essayé de changer le récit de la guerre et de se présenter comme un bailleur de fonds pour le gouvernement légitime, et non comme faisant partie du conflit ». Le soutien à l’ONU fait partie intégrante de la stratégie saoudienne visant à améliorer l’image du royaume au sein des organisations internationales, dans le but de faire oublier ses violations récurrentes des droits de l’Homme. Le pays a d’ailleurs été rayé de la liste des Nations unies à propos des États violant les droits des enfants, décision critiquée par de nombreuses organisations humanitaires.

Les capacités financières de l’Arabie saoudite constituent indéniablement un atout essentiel, particulièrement suite à la baisse importante du soutien économique en provenance des États-Unis. L’ébranlement subi par l’industrie des hydrocarbures au cours de la crise du Covid-19 était cependant susceptible de mettre à mal le seul avantage économique considérable dont dispose le royaume.

La stratégie économique de Ben Salmane : quand le prince contourne l’échec et mat

Comme toute économie profondément intégrée dans les échanges mondiaux, le royaume saoudien a été lourdement affecté par la crise provoquée par la pandémie, notamment en raison de la contraction de la demande mondiale d’hydrocarbures. Les mesures d’austérité adoptées en réponse à la crise sont abruptes, et incluent le triplement de la TVA et la suspension des indemnités de subsistance des fonctionnaires. Ce seront donc les couches basses et moyennes de la population qui paieront le prix fort du Covid-19.

Cette situation n’a toutefois pas empêché l’Arabie saoudite de continuer à placer ses pions sur l’échiquier économique mondial. Depuis le début de la crise, la monarchie a largement mobilisé son fonds d’État pour investir dans des domaines variés, souvent en pariant sur des secteurs lourdement affectés par le ralentissement de l’économie globale. Les fonds d’État sont des fonds d’investissement détenus par les gouvernements, et souvent liés aux surplus dégagés à travers l’exportation de matières premières (et notamment d’hydrocarbures). Parfois regardés avec suspicion en raison des liens entre intérêts économiques et stratégie politique, ces fonds pourraient également constituer un danger pour la stabilité du système financier global en raison de leur manque de transparence et de régulation.

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance. Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions.

Les investissements saoudiens des derniers mois se sont concentrés en grande partie sur l’industrie des loisirs, parmi les secteurs les plus touchés par la crise. Le fonds a notamment investi dans la compagnie de croisières Carnival, dont on avait beaucoup entendu parler en janvier en raison du nombre de ses passagers positifs au Covid-19. Dans le contexte actuel, nombreuses sont les entreprises prêtes à accepter les investissements saoudiens pour survivre, ce qui n’était pas le cas il y a seulement quelques mois.

Le manque de considération pour les droits de l’Homme et les libertés individuelles, récemment mis en lumière par le scandale qui a suivi l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait longtemps contribué à assombrir l’image du royaume et dissuadé certaines entreprises de se rapprocher du pouvoir saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales, tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock. À la fin du mois de mai, son directeur général Terrence Keeley a présenté le royaume comme un investissement attractif, « autant en termes relatifs qu’absolus ».

Le fonds d’investissement saoudien a également parié sur des géants du secteur énergétique (notamment ENI et Shell). Ces derniers avaient été lourdement affectés par la chute du cours du pétrole au mois de mars, provoquée par la guerre des prix menée précisément par l’Arabie saoudite. Suite à l’impossibilité de trouver un accord avec la Russie sur la production de pétrole au cours de la pandémie, le royaume avait augmenté sa production et inondé le marché, causant une chute historique du prix du brut au mois d’avril. Alors que les économies d’un grand nombre de pays se remettent doucement en marche, notamment en Asie, le royaume a décidé d’augmenter le prix de ses variétés plus légères de brut. Il s’agit d’une manoeuvre risquée, qui parie sur la plus grande désirabilité des variétés saoudiennes par rapport aux américaines.

L’attitude de la monarchie au cours de la pandémie s’est donc avérée bien téméraire. La guerre des prix avec la Russie montre une confiance considérable dans sa capacité à influencer et orienter le marché à sa guise. Les investissements forcenés au cours de la période de crise sont une preuve supplémentaire de l’assurance saoudienne par rapport à ses capacités d’anticipation. Désormais pleinement acceptée comme une puissance économique mondiale, l’Arabie saoudite agit comme telle et adopte des tactiques ambitieuses. S’il est encore trop tôt pour évaluer les futures retombées de la stratégie économique saoudienne au cours de la pandémie, il est cependant possible que la crise du Covid-19 ait fourni au royaume une occasion précieuse pour accélérer l’avancement de ses pions sur l’échiquier.

Le mirage de l’érosion du pouvoir des États

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance, ou du moins, de ces modalités d’expression « traditionnelles » et stato-centrées. À titre d’exemple, le politiste Bertrand Badie annonçait l’obsolescence de la figure de l’« État-gladiateur » pour le XXIè siècle, et Zaki Laïdi prévoyait l’apparition d’une nouvelle conception de la puissance, fondée non pas sur la force mais sur la capacité à définir et instituer des normes.

Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions. Après de longues années de violence armée, le Yémen et la Libye s’engouffrent dans le chaos, alors que les ingérences étrangères ne font que se multiplier. L’actuelle crise sanitaire souligne tristement la prépondérance des intérêts des grandes puissances (ou par les États aspirant à le devenir), indépendamment des considérations autour de la préservation de la vie humaine. L’approche humanitaire de certains États peut, par ailleurs, elle aussi être appréhendée comme l’une des déclinaisons du pouvoir d’État. La crise du Covid-19 a fourni une occasion à des puissances émergentes de s’affirmer sur le plan diplomatique, comme nous l’avons vu dans le cas de la Turquie et de l’Arabie saoudite.

Les difficultés liées à la mise en veille d’une énorme partie de l’économie globale sont présentées uniquement comme des difficultés marginales – Riad semblant même avoir profité de la situation de crise. La notion de smart power semble pertinente pour analyser les trajectoires de ces deux pays, qui cherchent à la fois à s’affirmer aux niveaux militaire, diplomatique et économique afin de se présenter comme des puissances pleines et entières. Nombreux sont néanmoins les acteurs ayant leur mot à dire sur la scène moyen-orientale : la Russie semble vouloir s’imposer comme arbitre dans la plupart des conflits régionaux ; Israël, occupé par les difficultés liées à l’annexion de la Cisjordanie, intensifie tout de même ses attaques en Syrie ; l’Iran, sans doute affaibli par les sanctions américaines et l’impact du Covid-19, est prêt à tout pour maintenir ses intérêts en Syrie, notamment le couloir stratégique qui permet à ses milices alliées de se déplacer entre le Liban et l’Irak. Au Moyen-Orient, l’effacement – relatif – du monde unipolaire lié à l’hégémonie américaine risque d’inaugurer une géopolitique nouvelle, caractérisée par des rivalités multiples, qui semble déjà marquée par les guerres par procuration.

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?

Les sources du conflit yéménite

La République du Yémen est déchirée depuis plus d’une décennie par une succession de luttes internes et externes. Entre l’unification du pays en 1990 et la guerre du Saada en 2004, le pays a connu seulement quatorze années de relative stabilité. Depuis 2014, il est sujet à une guerre civile, qui concerne principalement les rebelles houthis chiites et les loyalistes de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, ainsi qu’à des exactions sporadiques, provenant notamment des combattants de l’AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule arabique NDLR) et de la branche yéménite de l’organisation État islamique. Le conflit s’est internationalisé depuis 2015, avec la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, intervenant plusieurs fois sur le territoire. Retour sur les sources de ce conflit dans ce pays de 27 millions d’habitants – l’un des plus pauvres du Moyen-Orient.


Les deux Yémens

Pays le plus pauvre du Moyen-Orient, le Yémen serait-il victime d’une « guerre silencieuse », comme l’ont baptisé un certain nombre de médias – avant, bien souvent, de renouer avec le silence médiatique qui caractérise ce conflit ? L’ONU a qualifié la situation yéménite de « pire crise humanitaire actuelle au monde ». La famine – qui menace 14 millions de Yéménites – et le terrorisme et les insurrections qui y grondent menacent fortement la stabilité du pays. Le Yémen, sous les bombardements incessants de la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, n’existe et ne fonctionne pratiquement plus en tant qu’État. Pour comprendre les enjeux et le contexte historique de cette crise, il faut remonter au renversement du royaume du Yémen, dans les années 1960, et à la scission du Yémen en deux régimes différents : un État islamique au Nord, un régime marxiste à parti unique au Sud, jusqu’à son unification en 1990. Le Yémen actuel a été fortement marqué par la division entre deux États et deux régimes politique très différents.

Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXe siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé. Une lutte s’engage entre indépendantistes à tendance socialiste arabe (nationalisme arabe, NDLR) soutenus par l’Égypte panarabiste de Gamal Abdel Nasser, et les Britanniques. Le 30 Novembre 1967, le Yémen du Sud officialise son indépendance. L’aile marxiste du Front de libération nationale du Yémen (FLN du Yémen NDLR) prend le pouvoir en 1969. En 1970, la « République démocratique populaire du Yémen » est née, d’inspiration soviétique, avec la fusion de tous les partis politiques dans la création d’un parti unique.

« Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXE siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé »

Le nord du pays, où les musulmans ont été les plus présents par le passé, est l’un des berceaux de la culture islamique, et plus particulièrement du chiisme. Le royaume du Yémen, monarchie chiite, présent depuis le IXe siècle, et marqué historiquement par diverses occupations et soumissions de la part de l’Empire ottoman, devient officiellement un royaume chiite en 1908 sous le règne de Yahya Mohammed Hamid ed-Din. Un coup d’État, mené le 27 septembre 1962 par des nassériens, renverse la monarchie chiite.

Ils prennent le contrôle de Saana et déclarent la République arabe du Yémen. S’ensuit alors une guerre civile entre monarchistes au Nord, soutenus par la Grande-Bretagne, la Jordanie et l’Arabie Saoudite, et nationalistes arabes au Sud, soutenus par la République arabe unie (République éphémère, sur l’idée d’un modèle d’union panarabiste voulu par Nasser, composée des actuelles Égypte et Syrie) et l’URSS. Le conflit, souvent interprété comme « une guerre par procuration entre l’Arabie Saoudite et l’Égypte » se solde par le retrait du soutien de l’Égypte – affaiblie militairement et financièrement par la guerre des Six-jours – en 1967 avec le sommet de Khartoum, qui marque la fin de l’offensive égyptienne. Peu après, les royalistes assiègent Saana jusqu’en 1968 et prennent le contrôle du territoire.

La République arabe du Yémen est créée officiellement en 1970, sous le contrôle du Nord, après que l’Arabie Saoudite et les puissances occidentales ont reconnu le gouvernement officiel. Le régime instaure une République (islamique) à parti unique en 1982.

La réunification du « Grand Yémen » et l’internationalisation des conflits internes

La réunification du Yémen se fait après quelques années de normalisation des relations entre le Nord et le Sud. Cependant, le processus et les négociations entamées en 1972 se trouvent retardés à cause de la menace d’une guerre civile ouverte en 1979 qui fait suite à de nombreuses tentatives avortées de coups d’État, tant dans le Sud que dans le Nord (respectivement à Aden et à Saana). Les négociations et la volonté d’unification sont réaffirmées lors d’un sommet au Koweït en mars 1979. Malgré tout, ces négociations sont entachées de tentatives de déstabilisation dans le nord du pays, après que le Sud a armé des guérillas marxistes, mais elles reprennent en 1988, avec un plan d’unification clair tant politiquement que constitutionnellement.

Le fait que ce processus de réunification prend autant de temps est lié aussi bien aux deux situations politiques distinctes du Nord et du Sud, qu’au contexte de guerre froide dans le monde arabe avec le soutien financier et matériel de l’URSS au Sud et des puissances occidentales au Nord. La désescalade des tensions entre Nord et Sud est donc associée à la fin de la guerre froide dans le monde arabe et à la reprise des négociations dans les années 1980 entre Nord et Sud.

La République du Yémen naît le 22 mai 1990. Une nouvelle Constitution est soumise à l’approbation du peuple yéménite, et ratifiée en mai 1991. Ali Abdallah Saleh, ancien président du Nord, devient le président de la République du Yémen, alors que Ali Salim Al-Beidh, secrétaire général du Parti socialiste yéménite (parti unique dans le Sud) devient vice-président. Ils se fixent l’objectif d’une période de transition de trente mois pour réussir à stabiliser et à fusionner les deux systèmes politiques et économiques.

D’anciens cadres socialistes de l’ancienne République démocratique populaire du Yémen tentent de faire sécession dans le sud du pays réunifié, de mai 1994, jusqu’à la fin de cette éphémère guerre civile en juillet 1994. Ce conflit interne marque l’unification finale du territoire, et débouche sur la volonté de reconstruction d’un pays larvé par les guerres et les conflits incessants. En juin 2004, commence alors l’insurrection houthiste.

Économiquement, le Yémen est l’un des pays les plus pauvres du monde. Il n’intègre (en tant que 160e pays) l’OMC qu’en juin 2014. Le pays souffre de graves pénuries d’eau, au point que les spécialistes de la question se penchent sur le cas du Yémen et d’une possible guerre de l’eau dans cette région dès le début des années 2000. En effet, les terres agricoles sont pauvres, et l’agriculture ne représente qu’environ 10 % du PIB. Peu après le début de la déstabilisation notoire de l’État central, on estime qu’environ 30 % des terres agricoles sont utilisées pour la culture du khat, une plante narcotique douce, très prisée au Yémen, dont la culture nécessite un gros apport d’eau et qui utiliserait de 40 à 45 % des ressources en eau du pays.

Le pétrole représente environ 80 % des revenus gouvernementaux et étatiques, et 90 % des exportations yéménites. Peu avant le début de l’instabilité économique et politique du pays, les exportations de pétrole étaient à environ 350 000 barils par jour, passant à moins de 200 000 voire 150 000 barils par jour selon certains observateurs depuis le début de la guerre civile. Les principaux clients du Yémen sont des pays d’Asie ou du golfe Arabique, avec en tête 30 % de ses exportations pour la Chine.

De fait, le Yémen est un pays avec un État central structurellement faible. En effet, il est divisé en plusieurs grandes tribus (environ soixante-quinze) groupées elles-mêmes en confédérations de tribus, ensuite subdivisées en divers clans à travers tout le pays. Ces divisions qui s’appliquent sur des zones géographiques spécifiques – donc éclatées à travers le pays – se superposent à des différences religieuses, dans un pays où le sunnisme est majoritaire, mais où le chiisme a régné durant plus d’un millénaire sous la forme étatique d’une monarchie chiite (de tendance zaydite).

« La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entre les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydites et sunnites »

L’échiquier politique yéménite a toujours été marqué par la présence de confédérations de tribus et de clans. La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entres les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydite et sunnites, ces derniers étant majoritaires dans le pays, et soutenus par l’Arabie Saoudite wahhabite et les pétromonarchies du golfe Arabique dans leur ensemble.

Si l’internationalisation du conflit yéménite n’est pas neuve, elle s’est accrue durant ces dernières années. L’Arabie Saoudite était déjà un soutien du pouvoir en place (de la monarchie chiite au Nord, souvent présentée comme proche des puissances occidentales) avant l’instauration de la République, se retirant après une période de stabilisation quelques années avant la réunification des deux Yémens. L’ingérence de l’Arabie Saoudite et de sa guerre par procuration contre l’Iran a fragilisé le Yémen et sa structure centrale. L’Iran, de son côté, bien que ne partageant pas le courant politico-religieux des zaydites, ne reste pas indifférente face à l’insurrection houthiste, et arme et soutient ce soulèvement.

Cette guerre par procuration, attisée par l’Arabie Saoudite et la coalition internationale arabe (« Alliance Militaire Islamique ») créée par Mohammed Ben Salmane à cette occasion pour officiellement « combattre le terrorisme dans le monde », est alimentée aussi par la France et les États-Unis. La France est le premier pays fournisseur d’armes et de logiciels de guerre destinés à contrer l’insurrection houthiste. Les États-Unis, quant à eux, fournissent un soutien logistique à l’Arabie Saoudite en plus de cargaisons d’armes en quantité considérable. Alliés à l’Arabie Saoudite pour des raisons géostratégiques, la France et les États-Unis souhaitent s’assurer qu’elle demeure hégémonique dans cette région du monde et ne recule pas face à l’Iran.

Le zaydisme : la matrice religieuse de l’insurrection

Les partisans de Houthi (chef religieux et ancien membre du parlement yéménite et fondateur du mouvement des houthis) sont les héritiers nostalgiques de la monarchie chiite zaydite ; présente depuis le IXe siècle jusqu’à la révolution républicaine de 1962 ; principalement installés dans le gouvernorat de Sa’dah et dans le nord-ouest du pays.

L’insurrection houthiste a pour but politique la réinstauration de cette monarchie zaydite, système politico-religieux proche du califat islamique, avec comme chef d’État et guide spirituel uniquement l’un des descendants de la lignée d’Ali, gendre et cousin du prophète, quatrième imam de l’Islam et premier imam pour les chiites.

Le chiisme zaydite, est aujourd’hui presque exclusivement représenté au Yémen, même si de rares minorités existent en Inde, en Iran, ou en Arabie Saoudite. On retrouve cependant de nombreux fondateurs de dynasties, comme Moulay Idriss, fondateur de la dynastie des Idrissides au Maroc (789), ou Sidi Sulayman Ier, fondateur de la dynastie des Sulaymanides en Algérie (814).

« On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, DE par son concept politico-religieux »

Le zaydisme est une branche particulière du chiisme. En effet, les zaydites rejettent la notion d’occultation de l’imam (chacune des branches du chiisme ayant son « imam caché » par rapport à la descendance d’Ali. Il s’agit de légitimité quant au titre d’imam dans l’histoire islamique).

Les chiites ismaéliens, quant à eux, prétendent qu’il y a quatre imams cachés, alors que les duodécimains considèrent que le dernier imam n’est pas mort, mais a été occulté. On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, de par son concept politico-religieux, mais aussi par le fait d’être en conflit avec les écoles de pensées traditionnelles chiites quant à l’occultation, ou à l’application d’une stratégie politico-religieuse.

L’école de pensée zaydite affirme que seul l’un des descendants directs d’Ali, l’un des premiers califes de l’Islam et acteur majeur dans le schisme de l’islam (sunnisme/chiisme), mérite de diriger la monarchie. C’est l’un des piliers de la pensée zaydite, d’où l’installation sur la longue durée de l’insurrection houthiste et de l’ambivalence de l’ex-président Saleh – lui-même chiite – quant au mouvement des houthis.

Si la situation est aujourd’hui si compliquée et complexe à saisir, il faut revoir l’influence des différents acteurs de la région, et l’influence des puissances occidentales, du panarabisme qui a marqué le XXe siècle dans le monde arabe, et l’omniprésence du chiisme zaydite uniquement présent sur le territoire yéménite.
Malgré le silence parfois absurde des médias occidentaux sur la guerre yéménite, certaines tribunes consacrent quelques analyses de cette guerre, cependant laconiques quant aux origines mêmes du conflit. En raison de l’extrême complexité des événements qui ont mené à la situation actuelle et à la déliquescence structurelle de l’État yéménite.


Note de vocabulaire :

Schisme de l’islam : (Fitna en arabe, on parle ici de la première fitna) La mort de Mohammed, le dernier prophète de l’Islam, marque un tournant dans l’histoire islamique. Dans la continuité du califat, il faut trouver un successeur pour le contrôle du territoire ainsi que pour le commandement des croyants et des armées. Certains proches et compagnons préfèrent se référer à la « sunna » (aux lois tribales et traditionnelles, ce qui donnera le courant sunnite, dérivé de sunna, donc) et choisissent Abou Bakr comme successeur, tandis que d’autres se tournent vers Ali, cousin et gendre du prophète, (Chiya Ali en arabe, ce qui donnera le chiisme).

Sunnisme : courant majoritaire de l’islam. Souvent présenté (à raison) comme le courant orthodoxe de l’islam. Se réfère à la « sunna », la ligne conductrice de Mohammed, dernier prophète de l’Islam. Environ 90% des musulmans dans le monde sont sunnites.

Chiisme : courant minoritaire de l’islam. Se différencie du sunnisme de part son histoire dans le schisme de l’islam. Les chiites se réfèrent à Chiya Ali, cousin et gendre du prophète comme premier imam successeur du prophète.

Nationalisme arabe : Le nationalisme arabe se réfère fondamentalement à ce que l’on appelle aussi le socialisme arabe. Il s’agit d’un panarabisme (mouvement politique qui tend à unifier tous les peuples arabes NDLR) à l’initiative de Gamal Abdel Nasser, premier président de la République arabe d’Égypte et pionnier de la culture politique de l’identité arabe. Il s’agissait de s’unir contre le colonialisme et de se fonder en une puissance économique, culturelle, militaire contre le bloc occidental.

Yémen : combien de temps les millions de victimes du conflit seront-elles passées sous silence ?

© Telesur

Au Yémen, bombardé depuis 2015 par l’Arabie Saoudite, près de 80% de la population se trouve en situation d’urgence humanitaire selon de multiples rapports de l’ONU. La guerre a plongé 14 millions de Yéménites en situation de pré-famine, tandis qu’une épidémie de choléra se propage depuis 2016, et frappe aujourd’hui plus dun million de personnes. C’est donc une crise humanitaire majeure qui s’y joue, dans une région instable déjà touchée par de nombreux conflits. Médias et gouvernements occidentaux ont été pourtant bien silencieux depuis l’intervention saoudienne au Yémen voulue par Mohammed Ben Salman, généralement présenté comme un “prince réformateur”. Un silence qui s’explique par un entrecroisement d’intérêts économiques et géopolitiques.


La sous-médiatisation du conflit yéménite

Les médias occidentaux n’ont pas donné aux populations les moyens de prendre la mesure de la gravité de la situation yéménite. Selon un récent sondage mené par les deux ONG britanniques Human Appeal et YouGov, 42% de leurs concitoyens ignorent qu’un conflit se déroule en ce moment même au Yémen. Selon le même sondage Human Appeal /YouGov, ce sont seulement 23% des britanniques qui ignorent qu’un conflit se joue en Syrie. Les mêmes observations peuvent être effectuées de l’autre côté de la Manche. Entre le premier Janvier 2015 et le 1er Janvier 2017, plus de 7.200 articles du quotidien le Monde évoquent la Syrie, tandis que l’occurrence “Yémen” apparaît dans seulement 1.400 articles. Il ne s’agit pas de déplorer l’ampleur de la médiatisation du conflit syrien, au contraire, mais simplement de regretter que le conflit yéménite n’ait pas bénéficié d’un traitement de la même ampleur. En effet, ces conflits ont tout deux un impact direct sur les déséquilibres régionaux du Moyen-Orient qui ont des répercussions jusqu’en Europe, et ont en commun d’avoir provoqué une crise humanitaire majeure.

“Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par l’Arabie Saoudite”

L’ampleur du drame que vivent les Yéménites ne souffre d’aucune ambiguïté. Il est même désigné par l’ONU comme la “pire crise humanitaire du monde”. Près de 14 millions de Yéménites se retrouvent dans une situation de pré-famine, tandis que plus de 22 millions d’entre eux sont en situation d’urgence humanitaire, selon de multiples rapports onusiens – pour une population totale de 28 millions d’habitants. Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra, dans un pays ou le système de santé à été rendu dysfonctionnel par le conflit. MSF fait également état de cas de diphtérie, directement imputables à l’insécurité sanitaire du Yémen. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par la coalition arabe, dirigée par l’Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salman. Le pari du jeune prince était de faire plier les rebelles houthis en leur aliénant le soutien de la population yéménite par une campagne fulgurante et brutale. Cependant, sur le plan militaire et politique, les choses n’avancent pas aussi rapidement que prévu. La résistance houthie reste conséquente, et malgré des pertes territoriales en début de campagne, elle maintient sa présence dans le Nord du pays, aidée en cela par les divisions géographiques, sociales et historiques du Yémen. En face, le président yéménite Hadi revendique sa légitimité au regard de la communauté internationale. La coalition qui le soutient apparaît cependant comme de plus en plus divisée. Les partisans du président Hadi seraient plûtot favorables a une poursuite des offensives, car celles-ci apparaissent comme le seul moyen de maintenir soudés les membres de cette coalition.

Le sommet de Stockholm : un possible tournant ?

Un premier round de négociations à eu lieu entre le 6 et le 15 décembre dernier à Stockholm, entre les rebelles houthis et la coalition qui soutient le président Hadi. Il s’est achevé sur l’accord le plus complet qui ait été signé depuis le début du conflit. 15.000 prisonniers seront échangés entre les deux camps, afin de poser les bases d’une négociation politique plus vaste ayant pour but de mettre fin à la guerre.

L’un des points clefs de cet accord concerne le port d’Hodeidah, qui était le théâtre de violents combats depuis cet été, et par lequel transite 80% de l’aide humanitaire en direction du Yémen. Initialement prévu pour le 8 janvier, le retrait de tous les acteurs militaires du port et de la ville, bien que non achevé, se poursuit. Il permettrait à la population de pouvoir enfin bénéficier de l’aide humanitaire.

Cette évolution positive – dont il reste cependant à voir les modalités concrètes d’application – a été incontestablement déclenchée par l’affaire Khashoggi. L’assassinat de ce journaliste d’opposition saoudien qui publiait dans plusieurs journaux américains a en effet provoqué un retentissement médiatique international. Sous pression, la monarchie saoudienne a décidé de lâcher du lest pour améliorer son image, s’assurant ainsi de ne devoir rien lâcher d’autre, que ce soit sur le plan national ou international. Aux yeux de nombre d’observateurs, ces négociations semblent donc confirmer le pouvoir pacificateur des médias occidentaux, qui ont poussé les gouvernements à prendre la situation yéménite en compte. La pression internationale qui a suivi l’affaire Khashoggi ayant permis ce résultat, on ne peut que regretter la sous-médiatisation qui fut celle du conflit yéménite. Elle a retardé la prise en compte des enjeux relatifs au drame yéménite par les gouvernements occidentaux.

L’issue des négociations, entre velléités humanitaires et Reälpolitik

Malgré le succès diplomatique qu’a constitué le round de négociations à Stockholm, la situation yéménite ne voit pas se profiler un avenir radieux. Pour l’heure, de nombreux accrochages ont été rapportés autour d’Hodeihah. Le port est toujours l’objet d’affrontements entre assiégeants issus de la coalition pro-Hadi et assiégés houthis, chaque camp rejette sur l’autre la responsabilité des accrochages.

Les avancées de Stockholm sont un produit direct de la situation régionale. L’affaire Khashoggi ayant conduit les Saoudiens à devoir lâcher du lest, le Yémen est apparu comme l’endroit idéal pour le faire. Les gouvernements occidentaux cherchaient à mettre un terme à la crise humanitaire yéménite, dans la mesure où ils estiment que l’instabilité sécuritaire et politique engendre une situation propice au développement de groupe djihadistes. Cette préoccupation s’inscrit dans un contexte où, sans être définitivement vaincu, le foyer djihadiste syro-irakien a été considérablement affaibli. Aux yeux des Saoudiens, la négociation semble être désormais le chemin par lequel ils ont le plus à gagner. La manière dont Mohammed Ben Salman a mené le conflit, avec une impréparation totale de ses forces armées, a montré ses limites. Le conflit yéménite est une guerre que Ryad ne peut gagner sans perdre beaucoup. Contrairement à ce qu’affirme la propagande saoudienne – qui lit la guerre à l’aune de l’opposition entre Ryad et Téhéran -, l’intervention iranienne n’est qu’un facteur minime du conflit. L’Iran ne s’accrochera pas à un conflit dans lequel il n’est en réalité que très marginalement présent. Si d’un point de vue régional, donc, la conjoncture actuelle semble favorable à un règlement pacifique du conflit, la situation interne au Yémen semble au contraire toujours plus conflictuelle et belligène.

“Les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien effectuées par les gouvernements occidentaux justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen”

La coalition pro-Hadi, proche de la rupture, est de plus en plus divisée. Le seul lien qui maintient encore unis les différents groupes de cette coalition (le parti Al-Islah, des groupes salafistes et des groupes sudistes, entre autres) est constitué par le combat contre les Houthis. Un accord de paix pourrait donc paradoxalement signifier une nouvelle implosion pour le Yémen. La dissolution de l’État yéménite à la suite de la transition qui avait été initiée en 2012 a eu pour conséquence la démultiplication des acteurs politiques. Le Yémen est, depuis longtemps, un pays divisé. Le Sud, autour du port d’Aden, fut colonisé par les Britanniques jusqu’en 1967, avant d’être dirigé par la République populaire du Yémen, régime philo-soviétique et seul État marxiste du monde arabe. Le Nord quant à lui échappe à la colonisation, mais devient le théâtre de rivalités arabes qui débouchent en 1962 sur une guerre civile entre républicains socialistes, soutenus par l’Égypte de Nasser, et royalistes, soutenus par l’Arabie Saoudite. Lorsque l’Égypte se retire du conflit, l’Arabie Saoudite accepte de reconnaître la République Arabe du Yémen qui est pro-occidentale. Le pays n’est réunifié qu’en 1990, sous le régime du président du Nord Ali Abdallah Saleh. Ce dernier, renversé par le printemps arabe, a fini assassiné par des rebelles houthis. Les divisions économiques, territoriales et sociales demeurent donc particulièrement importantes dans ce pays fortement déstabilisé. Elles n’ont fait qu’accroître les tentations sécessionnistes, notamment dans le Sud du pays, qui se sent délaissé par le pouvoir central depuis plusieurs années. 

Il faut ajouter à cette situation épineuse la présence de groupes djihadistes qui se sont greffés sur le conflit. Entre avril 2015 et avril 2016, le port de Mukalla, (environ 150 000 habitants) à été contrôlé par une coalition de salafistes, de djihadistes locaux, et de la branche d’Al-Qaida présente dans la Péninsule Arabique (AQPA). La généralisation du chaos au Yémen permet à des groupes tels que l’AQPA de s’installer dans le paysage politique local. Malgré son gouvernement par la terreur, le groupe djihadiste pouvait se targuer d’une gouvernance positive de la ville de Mukalla, avant d’en être chassé par une offensive coordonnée des Émirats Arabes Unis et des Américains. Cet épisode est plus qu’anecdotique. Des cellules dormantes de l’AQPA commencent à germer dans plusieurs endroits au Yémen. Il va sans dire que les conditions de vie des habitants du Yémen, où la misère s’étend et le chômage s’accroît depuis le début de la guerre, ne peut que favoriser l’implantation de ces groupes djihadistes. Ces derniers peuvent séduire les jeunes en recherche de débouchés sociaux.

Malgré les avancées positives de Stockholm, le conflit semble donc loin d’une résolution immédiate. Toutefois si les premiers accords signés, notamment ceux qui concernent Hodeidah, sont plutôt bien respecté, d’autres améliorations seront rendues possibles. Cela nécessite que le conflit bénéficie d’une médiatisation suffisante, seule à même de garantir une pression internationale contraignante. En effet, les répercussions de ce conflit s’étendent bien au-delà du simple cadre du Yémen. L’instabilité yéménite, qui crée un terreau fertile pour la prolifération djihadiste, contribue à l’instabilité moyen-orientale, qui elle-même déborde sur l’Europe. Une meilleure perception du conflit yéménite et de ses possibles répercussions est donc absolument nécessaire en Europe.

Bien sûr, les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien, ainsi qu’a son allié émirati, effectuées par les gouvernements occidentaux, justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen. Jean-Yves Le Drian s’était montré particulièrement actif sous la présidence Hollande dans le tissage de réseaux franco-saoudiens et franco-émiratis. Il avait réussi à faire fructifier ses contacts. D’une part, d’importants contrats d’armement ont été signés avec les deux pays du Golfe (9 milliards d’euros rien qu’entre la France et l’Arabie Saoudite entre 2010 et 2016) ; d’autre part, les Saoudiens s’étaient engagés à régler la facture des commandes de l’armée libanaise, tandis que les Emiratis ont financé les achats d’armements et de véhicule livrés à l’armée égyptienne, souvent d’origine française. Ces équipements ont servi à la sanglante répression du maréchal Al-Sissi contre ses opposants. Comme le dénonce régulièrement Amnesty International, les véhicules Renault ont en particulier joué un rôle crucial dans cette répression. L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir n’a strictement rien changé à cette ligne politique. Depuis sa nomination au Ministère des Armées, Florence Parly s’est contentée de rejeter ou de minimiser les accusations de ventes d’armes pour la répression en Égypte. Pourtant, plusieurs preuves démontrent que le gouvernement avait conscience du rôle qu’allaient, ou qu’étaient en train de jouer ces armes.

Afin d’arrondir leurs comptes, les pays occidentaux ont donc délibérément soutenu une politique en réalité contraire à leurs intérêts et à la stabilité de la région moyen-orientale. Cette course à la vente d’armes s’explique entre autres par la croyance, très répandue, en vertu de laquelle la politique étrangère française au Moyen-Orient ne pourrait avoir d’existence que dans le cadre d’un alignement sur la géopolitique des États-Unis. “Existence” rime ici avec “concurrence” dans la vente d’armes, et ce au prix d’une réelle vision à long terme de la stabilité de la région et de la sécurité des Européens.