De Nicolas Maduro à Matteo Salvini, en passant par Agnès Buzyn et l’État Islamique : tout le monde veut être sur TikTok. Née en septembre 2016 et adaptée aux marchés occidentaux en 2017, l’application chinoise rassemble 800 millions d’utilisateurs actifs dans le monde. Il aura fallu 6 ans à Instagram et 4 ans à Facebook pour atteindre le même niveau d’utilisateurs que TikTok a dépassé en moins de 3 ans. Cette popularité croissante a mis la plateforme sur les radars de la communication politique : en France, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon ont récemment investi l’application à quelques jours d’écart. Succès ou échec ? Celui qui gagnera au jeu de ce nouveau réseau sera celui qui en comprendra les codes, pour créer une image authentique, sans intermédiaire, et politiser un terrain en friche.
La politique française débarque sur TikTok
Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon se sont lancés avec des vidéos inaugurales aux registres bien différents. Le chef d’État a choisi la plateforme pour féliciter les nouveaux bacheliers, sur un ton formel et classique qui ne l’a pas sorti de son registre habituel. Mélenchon, arrivé sur TikTok le jour suivant, s’est mis en scène devant la station de métro République. Sur la vidéo publiée le 8 juillet dernier, il parodie la chanteuse Wejdene pour interpeller le Président : « Tu hors de ma vue, va voir ton Parcoursup ! », en réponse à la vidéo de la veille.
Au sujet de ces apparitions, on a dit tout et son contraire : Macron aurait été « trop sobre » pour TikTok ; le chef de file de la France Insoumise se serait au contraire « ridiculisé ». Il serait pourtant difficile de qualifier une de ces deux interventions comme un échec. Si on peut y voir des maladresses, il est évident que chacun parle depuis sa position ; un chef d’État et une figure d’opposition s’expriment de façon différente. Capitalisant sur sa notoriété, à peine quatre jours après la publication de sa vidéo, Emmanuel Macron avait accumulé 667 700 Followers et 1,1 million de likes. Trois jours après la publication de la sienne, Jean-Luc Mélenchon en avait respectivement 111 800 et 449 500. Pour mettre ces chiffres en perspective, le parti espagnol Vox, arrivé sur TikTok en février, possède aujourd’hui 21 800 Followers. Tom Van Grieken, président du parti nationaliste Vlaams Belang en Belgique, en a 23 900. Agnès Buzyn, première politicienne française à débarquer sur le réseau à l’occasion des municipales en a… 138.
La stratégie de long terme que chacun adoptera sur ce réseau reste à découvrir. La France est le premier marché européen de TikTok, devant l’Italie et l’Espagne. Pourtant, les utilisateurs français ont moins tendance à « parler politique » sur l’application que nos voisins. Tandis que des partis comme Vox en Espagne sont arrivés sur TikTok après que le réseau a été investi par leurs militants, le défi des politiques français consistera à politiser une plateforme où ils ne font pas encore énormément parler d’eux.
Un terrain en cours d’exploration pour la communication politique
À l’étranger, les premières incursions politiques sur le réseau portent déjà leurs fruits, et permettent de tirer des conclusions dignes d’attention :
1. TikTok est un réseau de personnes. Là où Facebook ou LinkedIn peuvent éventuellement se prêter à la communication institutionnelle, TikTok est une plateforme où il est extrêmement important de mettre en avant une personnalité, une individualité capable de se montrer authentique. À cette fin, la désintermédiation est clé. Des personnalités politiques comme Matteo Salvini l’ont compris : sur TikTok, le secrétaire fédéral de la Ligue italienne emploie le format « selfie » qui a fait sa force sur d’autres réseaux. Il donne l’impression de gérer son compte en autonomie, de parler de personne à personne, et ne transmet pas une image d’homme public.
@matteosalviniufficiale Amiamo l’Italia, ora più che mai. 🇮🇹
♬ The Ecstasy of Gold Ringtone (Original Score) – Version 2 – Ennio Morricone
Si Salvini est « quelqu’un qui fait de la politique » plutôt qu’un « politicien », c’est aussi parce qu’il parvient à jongler entre des messages explicitement politiques et des sujets plus légers, où sa ligne ne figure qu’en sous-texte. Il se met en scène dans l’auto-dérision, en jouant mal au football : sur TikTok, l’imperfection est acceptée tant qu’elle rend sympathique. La fierté nationale est un sujet implicite, véhiculé par des messages positifs, des plats nationaux, des paysages et des sketchs empreints d’humour et de bonne humeur. Ces vidéos légères confèrent au compte de Matteo Salvini une authenticité qui est sa marque de fabrique, et ne donnent pas au public l’impression d’être face à un homme politique d’extrême droite en recherche d’électeurs.
@matteosalviniufficiale Ecco come NON calciare un rigore 😂🤦♂️
♬ La leva calcistica della classe ’68 (Live) – Dalla De Gregori
2. TikTok est un réseau de tendances. TikTok fonctionne selon une structure de « boucle ». Ce sont des vidéos courtes qui se font écho et qui se répètent. Ce n’est pas sans rappeler la définition d’un « mème » : un élément culturel reconnaissable, reproduit et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres. Ce n’est pas anodin. Si d’autres réseaux sociaux ont servi de plateformes pour diffuser des mèmes, TikTok est le premier qui semble intégrer ce concept dans sa structure. Tout y invite à l’imitation : la possibilité de reprendre l’audio d’une vidéo pour en créer une à son tour ; la fonctionnalité qui permet de faire une vidéo en « duo », en divisant l’écran pour répondre à celle d’un autre… TikTok n’est plus une plateforme où l’on publie des mèmes créés ailleurs. C’est un réseau du mimétisme, au sein duquel tout fonctionne selon les codes du mème.
Certaines personnalités parviennent à capitaliser sur ces tendances. En Belgique, le compte de Tom Van Grieken en offre un bon exemple : le président de Vlaams Belang a obtenu près de 30 000 likes sur sa première publication, dans laquelle il reprend une musique utilisée par plus de 900 000 vidéos sur TikTok pour répondre à des questions et annoncer son arrivée sur la plateforme. Sur le même compte, une vidéo au ton plus institutionnel, montrant un passage de Tom Van Grieken à la télévision, n’en a obtenu que 2 213.
@vangriekentom ‘t Is gebeurd! M’n eerste video op TikTok. #sorrynotsorry
♬ Choices (Yup) – E-40
Faut-il pour autant que les politiques reproduisent des mèmes et participent à des « challenges » pour être visibles ? Tout dépend de leur positionnement. En dépit des critiques qu’a reçu l’intervention d’Emmanuel Macron sur la plateforme, il aurait été malvenu que celui-ci se mette en scène de façon trop désinvolte. Vox, le parti espagnol d’extrême droite, est parvenu à lancer son compte sans compromettre l’image de sérieux institutionnel que voudrait transmettre Santiago Abascal. Sur leur compte officiel, ses interventions au parlement sont sous-titrées et montées de façon dynamique. Comme sur ses autres réseaux, le succès de Vox s’appuie principalement sur ses adeptes : la publication au ton le plus léger met en scène un jeune militant et non un cadre du parti. Des milliers de vidéos ont également été publiées depuis des comptes de militants, lançant des challenges et des hashtags à travers lesquels des jeunes font état de leur soutien.
https://www.tiktok.com/@carlotatelo_/video/6812903253353696518
3. TikTok est un réseau au format faussement désinvolte. Au premier abord, l’application chinoise apparaît comme une bouffée d’air frais face au perfectionnisme d’Instagram, où l’esthétique est particulièrement soignée et où rien ne dépasse. Pourtant, si les vidéos de chutes et autres moments gênants abondent, il ne faut pas oublier que cette imperfection est soigneusement calibrée. Les créateurs de contenu sur TikTok sont des digital natives, des sortes « d’experts » spontanés, pour qui la façon de cadrer une image, de se présenter face à la caméra, de gérer la lumière sont une seconde nature. L’image de spontanéité que transmettent leurs vidéos n’est pas le fruit du hasard : il ne faudrait pas sous-estimer l’importance de suivre les codes de l’application et de produire des contenus de qualité. Comme tous les réseaux sociaux, TikTok est une plateforme de personnages, où l’authenticité est mise en scène. Pour exister parmi ce « coiffé-décoiffé » communicationnel, les hommes et les femmes politiques moins familiers avec les codes de la communication gagneraient à soigner la production de leurs contenus. Les partis qui se contentent de publier des vidéos issues d’autres réseaux sans en adapter les formats rencontrent généralement peu de succès.
Un algorithme et des pratiques de modération obscurs
Pour tenter de se faire une place sur ce nouveau terrain, encore faut-il comprendre l’application. Les contenus proposés à chaque utilisateur de TikTok sont rigoureusement sélectionnés par un algorithme pour s’adapter à ses goûts et centres d’intérêts. Jusque-là, rien de surprenant : ce système de personnalisation est assez similaire à ceux qui existent sur Facebook, Instagram ou Twitter. Reste à savoir quels facteurs y sont valorisés.
Beaucoup d’utilisateurs avaient tenté de percer les secrets de l’algorithme avant que TikTok n’en révèle quelques pistes, assez lacunaires, il y a maintenant un mois. Les vidéos sont classées en fonction d’une combinaison de facteurs pour constituer le flux personnalisé de chaque utilisateur : le volet « Pour toi » sur l’application. Les likes, les commentaires, le fait de regarder une vidéo jusqu’à la fin, sont perçus comme des indicateurs d’intérêt « forts », tandis que le fait que le spectateur et le créateur de la vidéo se trouvent dans le même pays est perçu comme un indicateur « faible » et aura moins d’influence sur les recommandations. Particularité : l’aspect participatif de l’algorithme, qui permet aux utilisateurs d’indiquer eux-mêmes si un contenu leur déplaît.
L’algorithme de TikTok rend plus facile le « buzz » ex nihilo que ceux des autres plateformes.
La révélation la plus intéressante, condensée dans un paragraphe, aurait presque pu passer inaperçue : le nombre de Followers que possède un compte et la performance de ses précédentes vidéos ne sont pas des facteurs directs dans le système de recommandation. Ceci explique une intuition que partageaient les utilisateurs de longue date : l’algorithme de TikTok rend plus facile le « buzz » ex nihilo que ceux des autres plateformes. Une vidéo publiée par un compte ayant beaucoup de Followers aura inévitablement une plus grande portée, car ceux-ci la verront apparaître par défaut. Cependant, il est tout à fait possible pour un utilisateur inconnu de créer une vidéo à succès et de gagner des abonnés rapidement. TikTok évalue l’engagement généré par chaque vidéo de façon individuelle. Les performances passées et le statut du profil ne sont pas du tout pris en compte par l’algorithme.
En parallèle, des modérateurs sont chargés de supprimer ou pénaliser les contenus indésirables, des pratiques de modération sur lesquelles nous possédons peu d’informations au-delà des règles communautaires affichées. Selon des documents internes, l’application chinoise aurait été jusqu’à supprimer les vidéos créées par des personnes jugées trop laides, trop pauvres ou trop handicapées – un ensemble de caractéristiques qui rendraient leur contenu moins apte à attirer et retenir de nouveaux utilisateurs. Les discours politiques contraires aux positions du parti communiste chinois seraient également censurés : sous prétexte d’éviter une « distorsion » des faits historiques, toute mention aux manifestations de la Place Tian’anmen est par exemple interdite.
Une application au centre de tensions géopolitiques
Si l’application a fait parler d’elle, c’est également à cause des soupçons que soulèvent ses liens avec le parti communiste chinois. TikTok fait partie des 59 applications d’origine chinoise récemment interdites par le gouvernement indien, un coup majeur pour la compagnie qui comptait 200 millions d’utilisateurs dans le pays, son deuxième marché mondial. Les autorités indiennes accusent ces applications de ne pas respecter la vie privée des utilisateurs et, en filigrane, de partager leurs données avec les autorités chinoises. Ce n’est pas la première fois que l’Inde tente d’interdire l’application : l’année dernière, le blocage de TikTok avait été empêché de justesse par un arrêt de la Cour suprême. Véritable enjeu de défense ou opération de boycott envers la Chine ? Les deux facteurs ont joué. Le gouvernement de Narendra Modi avait déjà annoncé vouloir réduire la place des importations chinoises sur le marché indien, et cette décision est intervenue deux semaines après une confrontation meurtrière entre les deux pays à la frontière de l’Himalaya. Cette interdiction est en partie une mesure de représailles, résultant de l’escalade des tensions entre l’Inde et la Chine.
Les risques d’espionnage et de détournement des données sont bien présents. Plusieurs sources internes ont souligné la primauté du siège de ByteDance à Pékin sur l’opération globale de TikTok. Aux États-Unis, des parlementaires de tous bords ont tiré la sonnette d’alarme pour limiter l’utilisation de l’application par le personnel gouvernemental. Le démocrate Chuck Schumer et le républicain Josh Hawley ont tous deux fait valoir le risque que l’application pourrait présenter pour la sécurité nationale si elle était installée sur des appareils électroniques à usage professionnel. Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a également déclaré que le gouvernement envisageait la possibilité d’interdire TikTok à son tour. Cette défiance pourrait expliquer l’absence des politiciens étatsuniens sur la plateforme.
Malgré ces soupçons et les tensions géopolitiques qu’ils cristallisent, la popularité croissante de l’application rend son examen incontournable. C’est une arène dont certaines forces politiques semblent mieux se saisir que d’autres, et un terrain encore vierge pour le futur de la communication politique en France.