Tout n’est pas rose au Royaume de Suède

Frappée aujourd’hui par un des premiers attentats sur son sol, la Suède jouit d’une image d’Épinal assez partagée en Europe de pays presque parfait, avec une démocratie forte et transparente, une société progressiste et inclusive, des inégalités homme/femme parmi les plus basses du monde et une propension historique à un accueil généreux des réfugiés. Un étranger visitant la Suède aujourd’hui serait donc surpris de constater que les Démocrates Suédois, parti xénophobe aux racines néo-nazies, pèse aujourd’hui 20 % des intentions de vote et peut revendiquer 49 députés au Parlement.

« Ge oss Sverige tillbaka ». « Rendez-nous la Suède d’avant ». Ce slogan, qui pourrait très bien être une variante scandinave du Make America Great Again de Donald Trump, est en réalité brandi par des citoyens suédois en réaction aux scores du parti des Démocrates Suédois (DS) depuis les dernières législatives de 2014. Le parti d’extrême-droite conservateur et xénophobe de Jimmie Åkesson – copie carbone de Philippot version nordique, drogué à la surexposition médiatique – venait alors de gagner 15 % des voix et 49 sièges au Riksdag (le Parlement de Suède). Avec ce score bien supérieur à ce que les sondages attendaient, les DS ont fait sortir la Suède du club restreint des pays européens qui peuvent s’enorgueillir de ne pas avoir de parti d’extrême-droite dans leur Parlement national (le Portugal, notamment).

« Ge oss Sverige tillbaka » résonne alors comme le cri du cœur d’un peuple qui voit son image de modèle se fracturer. Rendez-nous la Suède d’avant ! Celle où un parti raciste n’était pas la troisième force politique du pays, celle qui est la deuxième terre européenne d’accueil de réfugiés après l’Allemagne, celle où peu importent les différences, la religion, la couleur de peau.

Mais cette Suède-là, parfaite et fantasmée, qui rend le pays si attractif à l’étranger, existe-t-elle seulement ?

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Jimmy Akkeson, leader de l’extrême-droite suédoise © Øresund

« Il y a une vraie tension en Suède entre comment le pays se perçoit ou voudrait qu’on le perçoive, et la réalité de sa société »

La montée récente et fulgurante de l’extrême-droite suédoise a en effet conduit de nombreux médias nationaux et internationaux à revoir leur copie sur la perfection fantasmée du Royaume scandinave. Dans un article anglophone d’Al-Jazeera datant de 2014, un journaliste en reportage à Stockholm s’étonnait de ne voir que des Blancs dans le centre-ville, dans un pays pourtant ouvert à l’accueil des réfugiés et des immigrés en général, où vivent près d’un million de Suédois venus de Somalie, d’Irak ou encore de Syrie. Sa « quête » pour rencontrer ces Suédois d’origine étrangère le conduisit dans les périphéries marginales de la capitale – à Tensta, en bout de ligne de métro ; ou Södertälje, surnommé « Petite Bagdad » : il y constata que la Suède accueille mais que la ségrégation spatiale est forte. « La Suède nous cache dans ses recoins et nous met là où on ne peut nous voir », témoignait une Suédoise venue de Somalie. Loin d’une ville modèle et multiculturelle, Stockholm se « racialise » sur le modèle des métropoles américaines (un quartier = une communauté).

Celui qui est attentif voit bien que tout est loin d’être parfait en Suède. Agressions racistes à Malmö. Graffitis islamophobes à Huddinge. Dérapages dans certains médias qui se refusent à appeler les immigrés des Suédois. On est bien loin de l’image de la Suède comme puissance morale, phare de modernité dans une Europe en crise politique.

Aux origines de l’identité suédoise

Mais ce phénomène est-il seulement nouveau ? La montée des DS est-elle le fruit de la conjoncture – économique, sociale et politique – ou a-t-elle des causes plus profondes ? Et par corollaire, la montée du racisme est-elle due à la montée des DS, ou est-ce un problème bien plus structurel que ce que la Suède veut bien croire ? Si les DS « libèrent » la parole raciste, c’est bien que cette parole lui préexistait.

Il y a en effet une vraie tension en Suède entre comment le pays se perçoit ou voudrait qu’on le perçoive, et la réalité de sa société. La Suède se voit comme une « utopie post-raciale », aveugle aux différences. Cette étiquette a été politiquement construite par la sociale-démocratie suédoise à la fin des années 1970, ce qui constituait un changement radical du pays dans son rapport aux questions « raciales ». En effet, avant cela, la Suède fut historiquement obsédée par la « race » : en 1922, le Royaume ouvre à Uppsala le premier institut de biologie raciale d’Europe, où se théorise un eugénisme qui inspirera les Nazis. La supériorité d’une prétendue « race blanche suédoise » a irrigué le modèle suédois d’avant, fait d’eugénisme et de stérilisations forcées (sur les Roms, les Tziganes, les Saamis – pour des motifs officiellement économiques, ces peuples étant considérés comme improductifs).

A partir de la fin des années 1970, la Suède tire un trait sur les horreurs de son passé et change de paradigme. Mais cette obsession raciale perdure-t-elle encore, sous une autre forme ? C’est en tout cas ce que défendent Tobias Hübinette et Catrin Lundström, professeurs en sociologie politique. Les deux auteurs avancent que ce passage d’une société homogène blanche obsédée par sa blancheur (la “Suède d’antan”, dont rêvent secrètement les réactionnaires de l’extrême-droite) à une société dont l’identité s’est construite sur l’idée de supériorité morale (la “bonne Suède”, celle d’aujourd’hui, où règnent l’ouverture d’esprit et la cécité aux différences) a une continuité historique, un fil rouge : la blancheur de peau comme pivot, et l’idée de supériorité qui l’accompagne. Ce serait en quelque sorte, deux variations d’une même identité. Pour la première, la “Suède d’antan”, le lien avec la couleur de peau est évident. Pour la Suède d’aujourd’hui, les auteurs remarquent que les mouvements progressistes du pays, féministes par exemple, que l’on étiquetterait sans peine à gauche, sont l’apanage des Blancs uniquement. Plus surprenant, les mouvements anti-racistes sont aussi Blancs et homogènes, au contraire de ce qu’on peut voir aux USA par exemple où ce sont les minorités elles-mêmes qui s’organisent (Black Lives Matter). Ils constatent aussi que chez bien des mouvements, il y a l’idée sous-jacente que pour être progressiste, il faut être Suédois, sous-entendu Blanc. L’immigration, surtout venue du Moyen-Orient, est alors vue comme une menace : l’idée qu’un musulman ne peut être féministe, ne peut être anti-raciste et tolérant, et ne peut donc être Suédois, se diffuse lentement. L’idée de puissance morale suédoise est donc inconsciemment et de manière sous-jacente connectée avec une vision blanche de la société, y compris chez celles et ceux qui devraient être les plus féroces adversaires des conservateurs et xénophobes.

La montée électorale de l’extrême-droite suédoise

Comme beaucoup de pays européens, la Suède a donc troqué son racisme pour une xénophobie culturelle insidieuse, qui n’est pas seulement un problème réservé à l’extrême-droite et à son électorat. Ce ne sont pas les ethnies qui sont visées, mais leur culture : ce qui revient au même, quand dans les inconscients telle couleur de peau est automatiquement associée à telle culture.

Le Royaume se retrouve donc face à un défi historique que vivent la plupart des pays d’Europe. Faire évoluer son identité pour qu’elle soit inclusive, et abandonner toute conception ethno-nationale de la société. Sans cela, les DS continueront leur progression vers le pouvoir, bouleversant les fondations d’un système politique fondé sur le dialogue et le consensus de tous les partis à la Chambre, à l’exception précisément et évidemment de l’extrême-droite. Un défi qui devient encore plus dur après l’attentat d’aujourd’hui, qui ne manquera pas d’être instrumentalisé politiquement par les opposants à la politique migratoire.

Crédits :

© Øresund  https://en.wikipedia.org/wiki/Jimmie_Åkesson#/media/File:Jimmie_%C3%85kesson_Almedalsveckan_2017.jpg