Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche annonce de nouvelles perturbations dans les rapports entre Pékin et Washington. Nommé secrétaire d’Etat, le sénateur Marco Rubio entend durcir le ton face à la Chine. Il se dit prêt à armer Taiwan et à renforcer les barrières douanières contre les produits chinois. Il faut cependant aller au-delà de ces déclarations menaçantes : les lubies de l’administration Trump ne peuvent pas expliquer la rivalité sino-américaine. Dans son dernier ouvrage, intitulé Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024 – recensé sur LVSL par Baptiste Galais-Marsac), Benjamin Bürbaumer revient sur les origines économiques de cette confrontation. D’abord intégrée à la mondialisation pour satisfaire les intérêts du capital américain, la Chine a su sortir de sa position subordonnée et concurrencer directement la première puissance mondiale. Extrait.
La formation d’un marché véritablement mondial trouve ses origines dans la crise structurelle des années 1970. C’est dans la « solution spatiale » impulsée par le capital transnational américain qu’il faut comprendre la libéralisation de la Chine et son entrée dans le capitalisme mondialisé. La question maintenant est de savoir si et comment les multinationales américaines, soumises à l’impératif de redresser leurs profits, en ont réellement bénéficié, sachant qu’elles ont investi sur le territoire chinois en conférant à la Chine une place de subordonnée dans la mondialisation.
Cet état de fait pouvait convenir pendant un certain temps mais, dans la mesure où les objectifs fondamentaux associés à la participation de la Chine au marché mondial ont divergé dès le départ – relancer la profitabilité des grandes firmes d’un côté, accélérer le développement national de l’autre –, la complémentarité des régimes d’accumulation des deux côtés du Pacifique fut une source d’instabilité latente, car d’emblée porteuse de contradictions susceptibles de générer des tensions.
La vache à lait des multinationales américaines
Les premiers investisseurs étrangers en Chine étaient des Chinois de la diaspora, principalement situés à Hong Kong et Taiwan. Retardataires impressionnées par les affaires mirobolantes à réaliser dans une Chine où les usines tournent à toute vapeur, les firmes japonaises, européennes et américaines se sont empressées de suivre le mouvement dans les années 1990. Les IDE entrants ont explosé. En seulement deux ans, entre 1991 et 1993, leur valeur a été multipliée par plus de six, et ce n’était que le début d’une dynamique à la hausse spectaculaire.
Alors pourquoi investir en Chine ? La perspective pérenne d’un faible niveau salarial a exercé un pouvoir d’attraction incontestable. Le magazine The Economist célébrait ainsi « une offre quasi illimitée de main-d’œuvre bon marché. Selon certaines estimations, les zones rurales comptent près de 200 millions de travailleurs sous-employés qui pourraient se tourner vers l’industrie. Il faudra peut-être au moins deux décennies pour absorber ce surplus de main-d’œuvre, ce qui contribuera à maintenir les salaires des travailleurs peu qualifiés a un niveau faible ».
Mais paradoxalement, les effets de la révolution de 1949 ont également joué. Car ce qui distingue la Chine d’autres pays périphériques disposant également d’une force de travail bon marché et ayant lancé de vastes programmes de libéralisation, c’est l’héritage socialiste, qui donne aux gigantesques réserves de main-d’œuvre des qualités supplémentaires en termes d’éducation et de santé. A ce contraste s’ajoute le fait qu’en procédant à une libéralisation plus maitrisée, la Chine a pu éviter les effets dévastateurs de la thérapie du choc. Enfin, elle se démarque aussi par rapport à d’autres pays périphériques par des mesures assurant un approvisionnement énergétique stable (et polluant) en dépit d’une croissance vertigineuse de la production industrielle. En somme, les investissements étrangers ont conduit le pays a une intégration particulièrement poussée dans les circuits économiques mondiaux. Sans surprise, les Etats-Unis figurent parmi les premiers investisseurs étrangers en Chine.
Ainsi la Chine représentait-elle bel et bien un nouveau terrain d’accumulation significatif pour le capital transnational américain. Et cette accumulation s’est révélée hautement profitable. Les multinationales américaines pouvaient se féliciter d’un retour sur investissement en Chine de 33 %, tandis que l’ensemble des multinationales étrangères dans ce pays, tous pays d’origine confondus, devaient se contenter de 22 %. Dans une veine similaire, les IDE des multinationales américaines généraient des retours supérieurs aux investissements nationaux et surtout aux investissements étrangers réalisés sur le sol américain. Aussi édifiantes qu’elles soient, ces données ne dévoilent pourtant pas l’ampleur réelle de l’engagement du capital transnational américain en Chine.
Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, organisée par le biais des délocalisations en Chine, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette
Car ce dernier n’a pas seulement procédé à ses propres investissements, il s’est aussi greffé, grâce à la sous-traitance, sur des entreprises d’Etat et des réseaux de production mis en place par les hommes d’affaires de la diaspora. Ce phénomène de désintégration verticale, que les économistes appellent les « chaines globales de valeur », peut être mesuré le plus exhaustivement en retraçant les importations américaines depuis les pays à salaire faible.
Derrière l’apparence d’une simple réorganisation technique de la division géographique du travail se cachent des changements majeurs dans les rapports de forces entre capitaux des pays avancés et capitaux des pays périphériques, mais aussi, plus généralement, entre travail et capital, rendus possibles par le nœud financiarisation-mondialisation. En effet, les protagonistes des chaines globales de valeur sont les firmes leaders. Elles supervisent la fabrication d’un bien à partir d’une série d’usines souvent dispersées dans différents pays, chacune fournissant un bien intermédiaire indispensable à l’assemblage du bien final, qui a lieu dans des pays où le coût de la main-d’œuvre est faible. Loin d’homogénéiser le monde, la mondialisation consiste en l’exploitation de son hétérogénéité par les multinationales.
Les délocalisations ont un effet important sur les profits dans la mesure où elles réduisent les coûts de production de 20 % à 40 %, selon les estimations. Ce n’est en rien surprenant. La constitution de chaines globales de valeur étant prioritairement une question de pouvoir de coordination, elle n’exige qu’un minimum de dépense de capital – contrairement aux fournisseurs – tout en favorisant une baisse des prix des intrants. A ce titre, elle est un outil particulièrement efficace pour augmenter les profits. Grâce aux chaines globales de valeur, les multinationales réalisent des profits sans accumulation, ou plutôt des profits fondés sur une accumulation par correspondance, qui impose aux fournisseurs la charge de l’investissement.
Des conflits transpacifiques en gestation
Sous couvert d’harmonie transpacifique, les contradictions se sont amoncelées. La crise de 2007‑2008 a exprimé la fragilité inhérente à la complémentarité entre les Etats-Unis et la Chine. Tout en mettant en évidence la volatilité spécifique de la finance américaine et la multiplicité des liens tentaculaires sur lesquels reposait l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, cette crise a aussi résulté d’une relation transpacifique singulière, construite sur les stratégies de profitabilité des multinationales. Commençons par analyser l’imbrication financière entre les deux pays. En plaçant les revenus tirés de son excèdent commercial sur les marchés financiers américains, la Chine a contribué à faire baisser les taux d’intérêt auxquels les agents américains, et notamment l’Etat, s’endettaient. De plus, en achetant massivement des bons du Trésor américain, la Chine a encouragé les sociétés financières occidentales à se déporter vers des titres financiers plus rémunérateurs, et donc plus risqués, comme les crédits subprimes, c’est-à-dire des crédits accordés à des ménages à faibles revenus. La complémentarité entre les régimes d’accumulation chinois et américain a donc aussi gonflé la bulle immobilière.
Tout comme la crise des subprimes ne fut pas purement financière mais inséparable de la distribution de plus en plus inégalitaire des richesses aux Etats-Unis, la contribution transpacifique à la formation de cette crise a dépassé le domaine financier. Comme nous l’avons constaté, la pression à la baisse des salaires en Chine s’est transmise au reste du monde du fait de son orientation extravertie. Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, que les multinationales ont organisée par le biais de la délocalisation, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette. De plus, la faible progression des prix à la consommation, rendue possible par l’importation massive de produits bon marché, a aidé la FED à mener une politique des crédits faciles. Une autre contribution crisogène de la symbiose transpacifique a donc consisté à rendre les agents économiques américains plus enclins à retenir l’option de l’endettement sur laquelle le secteur financier avait prospéré jusqu’à l’éclatement de la bulle.
le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti
Toutefois, les contradictions produites par la complémentarité sino-américaine n’étaient pas seulement de nature économique, elles étaient aussi bien politiques. Face à un déficit commercial croissant, des voix se sont élevées aux Etats-Unis pour déclarer que la Chine manipulait sa devise, et qu’il convenait de lui imposer des sanctions commerciales. Dans les années 2000, des dizaines de propositions de loi en ce sens ont été débattues au Congrès. Les performances décevantes sur le marché chinois et le rattrapage technologique bien réel mais encore modéré des producteurs chinois ont donc aussi contribué à conduire des fractions diverses du capital américain à demander une révision des règles régissant le commerce bilatéral.
Là où la fraction nationale craignait plutôt la concurrence des importations chinoises, certains groupes du capital transnational semblaient inquiets du succès des exportations chinoises sur des marchés tiers. Ce dernier aspect est particulièrement important : si le capital transnational américain redoutait la perte de parts sur le marché mondial, son attitude bienveillante à l’égard de la Chine était susceptible d’évoluer et pouvait entrainer un changement de position de Washington. C’est donc de l’intérieur même de la prétendue symbiose transpacifique qu’ont surgi les forces visant un remaniement des relations économiques entre les deux plus grandes économies du monde.
Si les fissures se sont multipliées au cours des années 2000, la crise économique a touché les fondements de l’édifice transpacifique. Elle a atteint la Chine par le canal du commerce. Les consommateurs occidentaux ayant dû se serrer la ceinture, les exportateurs chinois ont perdu des clients. Le gouvernement chinois a alors mis en place un plan de relance gigantesque. Ce faisant, il a compensé dans un premier temps la perte de marchés internationaux, mais il a surtout amplifié in fine l’orientation extravertie de son économie, au point de concurrencer de plus en plus les multinationales américaines sur les marchés internationaux. La symbiose transpacifique se faisant de plus en plus conflictuelle, une question s’est mise à tarauder la pensée libérale : pourquoi l’interdépendance économique entre les Etats-Unis et la Chine ne produit-elle pas des relations durablement harmonieuses ?
L’introuvable interdépendance pacificatrice
Nous voilà enfin parvenus à l’énigme que pose l’orientation plus oppositionnelle du PCC : après tout, l’interdépendance croissante entre la Chine et les Etats-Unis n’a-t-elle pas justement été un gage de relations pacifiques et mutuellement bénéfiques, sur fond d’intérêts partagés ? C’est du moins ce que pensaient les présidents américains, imprégnés de la vision libérale du « doux commerce ». Comme l’écrit l’historien Adam Tooze, « les mondialistes des Partis démocrate et républicain ont parié que la force puissante et impersonnelle de l’intégration commerciale ferait en temps voulu de la Chine une “partie prenante” docile et sympathique de l’ordre mondial ». Or ce cadre analytique pèche par une appréhension figée des relations internationales – pourtant par essence dynamiques et politico-économiques – et un rationalisme démesuré. La guerre en Ukraine a fait voler en éclats la croyance dans les effets pacificateurs des relations commerciales. Même le Financial Times s’est interrogé : « Pourquoi le commerce n’a-t-il pas permis d’acheter la paix ? »
En réalité, c’est plutôt la persistance de cette croyance qui surprend au vu des travaux empiriques contestant depuis longtemps cette « illusion libérale ». Néanmoins, notre lecture en termes de groupes sociaux nous oblige à examiner de plus près l’idée d’un effet pacificateur associé aux flux de capitaux. En effet, dans le premier chapitre, nous avons souligné que les IDE transformaient politiquement les pays destinataires. Ils y favorisent la montée en puissance d’une fraction du capital intégrée dans les circuits transnationaux, qui conçoit la stabilité internationale, en général, et les bonnes relations avec le pays d’origine de l’investissement, en particulier, comme une priorité. C’est par ce mécanisme que les pays ouest-européens se sont alignés sur la politique internationale des Etats-Unis. On aurait donc pu supposer que l’arrivée d’IDE américains en Chine aurait produit le même résultat : une convergence des intérêts économiques et des affinités politiques entre les deux plus grandes puissances du monde. Or cette convergence n’est pas à l’œuvre. Pourquoi ?
Tout d’abord, parce que les IDE américains en Chine sont nettement inférieurs aux IDE américains en Europe. Cela tient au fait que la Chine s’est ouverte aux capitaux étrangers beaucoup plus tardivement que l’Europe. Le stock de capital américain y est incomparablement plus bas. Mais ce n’est pas la seule raison. L’autre raison, c’est que, à travers les chaines globales de valeur, le capital transnational américain a accédé à la puissance productive chinoise sans investir sur place. C’est une option particulièrement rentable, mais qui s’est faite au prix d’une influence politique amoindrie en Chine puisque la force d’un groupe social repose sur sa présence matérielle.
Certes, dans une économie fortement encadrée par des réglementations publiques et un niveau important d’allocation des ressources en dehors du marché, les entreprises ont un intérêt évident a les façonner en faveur de leur profitabilité. De ce fait, les multinationales étrangères présentes ont recruté d’anciens membres du gouvernement et se sont regroupées dans des associations sectorielles et des chambres de commerce nationales, comme l’American Chamber of Commerce. Mais généralement, et au-delà de leur relative faiblesse matérielle, elles ont jugé l’environnement institutionnel satisfaisant et hésité à contester en cas de différend.
La faiblesse politique du capital transnational américain en Chine ne repose toutefois pas seulement sur ses stratégies de rentabilité. Les politiques de l’Etat chinois ont également joué un rôle décisif. A la différence des pays ouest-européens qui ont accueilli à bras ouverts les investissements américains, la Chine a exercé un contrôle étroit sur l’ouverture économique. Tout d’abord, seule une partie de l’économie chinoise a pu faire l’objet d’une acquisition étrangère.
Tout au long de la libéralisation, les autorités ont procédé à une restructuration des entreprises d’Etat qui a abouti à la formation de conglomérats monopolistiques dans des secteurs cruciaux, comme les ressources naturelles, les télécommunications, la finance et les travaux publics. Parmi les 500 plus grandes entreprises chinoises en 2012, on comptait 310 entreprises publiques, qui représentaient 80 % du chiffre d’affaires et 90 % des profits de cette liste. Les trente premières places de ce classement étaient toutes occupées par des entreprises sous contrôle étatique qui faisaient partie des plus grandes firmes mondiales. Les dirigeants de ces entreprises stratégiques sont membres du PCC et soumis à un système de rotation. Le chercheur Kevin Lin souligne a ce propos que « cette rotation constante entre les entreprises d’Etat et les postes au sein de l’Etat-Parti pour les cadres dirigeants vise précisément à empêcher la formation d’une classe de cadres capitalistes qui identifie ses intérêts avec ceux de ses homologues du secteur privé et des sociétés transnationales ».
Les travaux empiriques sur les conseils d’administration confirment cette analyse. Tandis que, dans les multinationales occidentales, les dirigeants siègent fréquemment dans plusieurs entreprises en même temps, la Chine se tient à l’écart de telles pratiques. Au contraire, « la mondialisation des sociétés transnationales chinoises et de l’élite des affaires chinoise a été modeste », et on observe « une relation inextricable entre les firmes transnationales chinoises et l’Etat-Parti chinois ». En somme, le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti. Reste le capital privé. Dès les débuts de la libéralisation, le PCC a accordé une attention particulière à ce groupe social dont il soupçonnait que les intérêts étaient en décalage par rapport à sa politique. Le PCC ne s’y trompait pas totalement.
C’est précisément du fait de l’importance de la règlementation sur l’environnement économique que beaucoup de propriétaires d’entreprises ont choisi de peser de l’intérieur, depuis que le PCC leur a ouvert l’adhésion en 2001. Désormais, un milliardaire chinois sur trois est membre du Parti et presque tous disposent d’excellents contacts informels avec l’Etat. Plus généralement, 95 des 100 plus grandes firmes privées sont sous le contrôle d’une personne impliquée dans l’Etat-Parti. Mais les relations entre le capital chinois et son Etat ne sont pas que formelles et purement instrumentales. Elles sont aussi affectives. Cette double dimension est au cœur de ce que le politologue Christopher McNally appelle l’ « encastrement épais » des détenteurs de capital dans l’Etat-Parti.
Le résultat, c’est que des « interactions fréquentes, des sentiments de familiarité et de confiance, ainsi qu’un sentiment d’appartenance à un même groupe […] ont permis d’aligner étroitement les intérêts des détenteurs de capitaux prives chinois sur ceux de l’Etat-Parti ». On note bien le lien de subordination : les entreprises sont encastrées dans l’Etat-Parti. A ce titre, ce dernier est en mesure de déjouer des tentatives de coalition entre sociétés privées. Le PCC semble donc bien avoir réussi à canaliser les intérêts des entreprises privées. Finalement, la profondeur des échanges économiques transpacifiques n’a pas produit le rapprochement politique espéré par les présidents américains. Aucun organe de planification commun ni fraction transpacifique du capital, sur laquelle un tel rapprochement pourrait s’appuyer, n’a émergé. Au lieu d’être organiquement imbriquées comme le sont l’Europe et les Etats-Unis, les grandes puissances pacifiques restent extérieures l’une à l’autre. Chacune conserve ses intérêts propres, qui se situent de plus en plus sur une trajectoire de collision. Et la Chine, tenue par l’impératif de stabiliser sa propre dynamique d’accumulation par la conquête des marches mondiaux, en est venue à questionner l’organisation même de la mondialisation.