Trump et le RussiaGate : l’énorme raté de l’opposition néolibérale

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© Gage Skidmore

Au terme d’une enquête tentaculaire de 22 mois, le procureur spécial Robert Mueller vient d’exonérer Donald Trump de tout soupçon de collusion avec la Russie. Un fiasco monumental pour les médias américains ayant agité le spectre d’un RussiaGate depuis près de deux ans et demi, et un camouflet inquiétant pour l’aile droite démocrate qui avait préféré s’accrocher à ces délires conspirationnistes plutôt que de se livrer à une introspection salutaire suite à la défaite d’Hillary Clinton. Par Politicoboy.


« La plus grave faillite du système médiatique américain depuis la guerre en Irak, un fiasco humiliant, une arnaque dont l’ampleur des conséquences passées et futures nous est encore largement inconnue ». C’est en ces termes fleuris que Glenn Greenwald, prix Pulitzer pour ses révélations de l’affaire Snowden et fondateur du journal d’investigation The Intercept, qualifie le RussiaGate auquel le procureur spécial Robert Mueller vient de mettre fin. Si son rapport n’a pas été rendu public dans sa totalité, ses conclusions sont irréfutables : ni Donald Trump ni ses collaborateurs n’ont conspiré avec la Russie pour influencer les élections présidentielles de 2016. De plus, le document précise que l’enquête n’a pas permis de statuer de manière définitive sur une potentielle obstruction de justice commise par le président.

Depuis la France, difficile d’apprécier à sa juste valeur la signification politique de cette affaire. Aux États-Unis, elle a pourtant dominé l’actualité depuis deux ans et demi, au point d’influencer la politique étrangère de l’administration Trump. Plus de 8500 articles sur l’enquête du procureur Mueller ont été publiés par les quatre principaux médias libéraux du pays, le New York Time, le Washington Post, CNN et MSNBC. Soit plus de dix articles par jours pendant 22 mois. L’affaire fut de loin le sujet le plus couvert par les JT des trois premières chaines nationales (ABC, CBS et NBC) en 2018. Rachel Maddow, vedette de MSNBC, a consacré des centaines d’heures d’antennes à cette affaire, allant jusqu’à accuser Donald Trump d’être un agent russe coupable de haute trahison. Le président des États-Unis a ainsi été taxé de compromission avec une puissance étrangère par des individus et institutions de premier plan, de manière récurrente par la section Opinion du New York Time (qui titrait en novembre : « Trump est à la solde de Poutine »), l’ancien directeur de la CIA John Brennan, le président de la commission parlementaire au Renseignement Adam Schiff et le candidat à la présidentielle de 2020 Beto O’Rourke.

Pour le parti démocrate et les principaux médias de centre gauche, les conclusions de Robert Muller devaient permettre d’engager une procédure de destitution du président. Ces espoirs, servis quotidiennement à un électorat rendu furieux par la politique menée par la Maison-Blanche, reposaient sur des théories conspirationnistes douteuses.

Elles viennent de voler en éclat. Pour Donald Trump, il s’agit d’une victoire politique majeure qui jette un profond discrédit sur les principaux grands médias, le parti démocrate, et les douze autres enquêtes en cours qui le visent pour des soupçons de corruption, conflit d’intérêt et violation des règles de financement de campagne électorale. Pire, Trump sort de cette affaire renforcé, bénéficiant de l’image d’un président démocratiquement élu victime d’un procès médiatique doublé d’une tentative de coup d’État judiciaire. Pour saisir la portée de cette affaire, cet article propose de revenir en détails sur l’enquête, avant d’en explorer les conséquences politiques.

Des soupçons d’ingérence russe à l’enquête du procureur Mueller

Dès juin 2016, des soupçons d’ingérence russe dans la campagne présidentielle sont portés à la connaissance du FBI. Georges Papadopoulos, un conseiller de Donald Trump de second rang, aurait été informé par une source russe d’un piratage informatique dommageable pour le parti démocrate. Une enquête de contre-espionnage est ouverte, dans le but de garantir l’intégrité des élections. Le piratage des serveurs informatiques du parti démocrate et la publication des emails par Wikileaks quelques semaines plus tard placent cette affaire au cœur de la campagne. Donald Trump, qui milite pour un rapprochement diplomatique avec Moscou, déclare sur un ton mi-sérieux « La Russie, si vous m’écoutez, essayez d’obtenir les emails du serveur d’Hillary Clinton », en référence à l’autre scandale qui rythme la campagne, celui de l’utilisation maladroite d’un serveur privé par sa rivale du temps où elle occupait les fonctions de cheffe de la diplomatie américaine.

La presse et le camp démocrate voient déjà dans l’attitude du candidat républicain les signes d’une potentielle trahison. Au cours des débats présidentiels, Trump refuse d’admettre les conclusions des agences de renseignement américaines quant à la culpabilité russe dans le piratage informatique. « C’est peut-être la Russie, peut-être la Chine, ou d’autres personnes. C’est peut-être un type qui pèse 200 kilos depuis son lit ».

Le 6 janvier 2017, deux semaines avant sa prise de fonction, la direction du renseignement américain déclassifie avec fracas un rapport sur les soupçons d’ingérence russe. Sans fournir la moindre preuve, le document met en cause Moscou pour les piratages, et évoque de nombreuses opérations de manipulation d’opinion via les réseaux sociaux et la chaîne d’information Russia Today, avec des erreurs factuelles patentes et un langage plutôt comique. On y apprend que : « les reportages de RT dépeignent souvent les USA comme un État pratiquant la surveillance de masse, ils dénoncent des prétendues atteintes aux libertés civiles, allèguent l’existence de violences policières et l’usage de drones. […] dénoncent le système économique américain et une prétendue « avidité » de Wall Street ».

Trump et ses collaborateurs ne sont en aucun cas mis en cause. Mais dans les jours suivants, les directeurs du FBI et de la CIA briefent Trump et Obama de l’existence d’un dossier contenant des informations compromettantes pour le président fraîchement élu. La tenue de ces meetings est fuitée à la presse, ce qui pousse Buzzfeed à publier le fameux dossier dès le 10 janvier. Il s’agit en réalité d’un document compilé par Christopher Steele, un ancien espion britannique. Cette commande provenait du Parti républicain, qui voulait réunir des éléments contre le milliardaire, et avait ensuite été reprise par le comité électoral démocrate. Parmi les nombreuses supputations, le dossier allègue que le Kremlin serait en possession d’une vidéo montrant Donald Trump dans une chambre d’hôtel de Moscou, en compagnie de deux prostituées russes urinant l’une sur l’autre. Ce scénario digne d’un mauvais film d’espionnage fait la une des journaux télévises et alimente la thèse centrale d’un président soumis au chantage de Moscou et manipulé par Poutine.

En dépit d’innombrables contrevérités contenues dans le dossier, facilement démontables lorsqu’elles ne sont pas simplement risibles, les allégations sont souvent prises pour argent comptant.  Selon Matt Taibbi, journaliste à RollingStone, l’affaire n’aurait jamais rencontré un tel écho médiatique si la tenue des fameux briefings du FBI et de la CIA, opportunément fuitée à CNN puis reprise par toute la presse dès le 12 janvier, n’avait pas renforcé le sérieux du dossier.

Le 27 janvier, le FBI interroge Georges Papadopoulos, qui aurait essayé d’organiser des rencontres entre les cadres de l’équipe de campagne de Donald Trump et des représentants russes. Il sera par la suite inculpé pour mensonge au FBI. Puis c’est au tour de Michael Flynn, général à la retraite et principal soutien de Trump pendant la campagne, promu au poste central de conseiller spécial à la défense, de se faire sortir de la Maison-Blanche à cause de ses liens présumés avec des dignitaires russes. Il sera lui aussi inculpé pour parjure devant le Sénat, ayant caché l’existence d’une conversation téléphonique qu’il avait eue avec l’ambassadeur russe en janvier 2017.

Jusque-là, aucune faute répréhensible ni lien direct avec le nouveau président élu n’est établi. Discuter avec des diplomates russes lorsqu’on conseille le président des États-Unis semble d’une banalité confondante, et les inculpations ne sont provoquées que par les parjures des personnes concernées. Plutôt que d’être interprétées comme de l’incompétence, elles alimentent pourtant la thèse d’une conspiration.

Pour Trump, il va devenir de plus en plus difficile de mettre en place un rapprochement diplomatique avec le Kremlin. La première rencontre avec son homologue russe est couverte par la presse comme une potentielle trahison, dans un contexte où l’ingérence russe est qualifiée « d’acte de guerre » par le sénateur républicain John McCain, « du niveau de Pearl Harbor » selon le démocrate Jerry Nadler et « équivalent à un cyber-11 septembre » pour Hillary Clinton [1]. Le président se voit contraint de renoncer à un tête à tête en huis clos avec Poutine, puis forcé d’appliquer de nouvelles sanctions économiques contre Moscou. Selon le Wall Street Journal, certaines informations « secret défense » sont régulièrement cachées au président de peur qu’il ne les transmette à la Russie.

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Donald Trump et Vladimir Poutine au sommet d’Helsinki. ©Kremlin.ru

En mai 2017, frustré par le refus du directeur du FBI James Comey de lui apporter la garantie qu’il n’est pas lui-même visé par l’enquête de contre-espionnage, Donald Trump limoge brutalement ce dernier. Quelques jours plus tard, le président reconnait au cours d’une interview qu’il a pris cette décision « à cause de la chose russe ». Pour résoudre la crise politique qui s’ensuit, le département de la justice mandate un procureur spécial, Robert Mueller, avec mission d’enquêter sur l’ingérence russe et les éventuelles collusions et obstruction de justice commises par Donald Trump ou ses collaborateurs.

L’enquête de Robert Muller : un puissant débunkage et quelques zones d’ombres

Robert S. Mueller, ancien directeur du FBI et membre du parti républicain connu pour ses enquêtes minutieuses contre des organisations mafieuses, jouit de la solide réputation d’un crack à la probité exemplaire. Disposant de pouvoirs quasi illimités et d’une équipe forte de plusieurs dizaines d’agents chevronnés, il va mener une enquête tentaculaire, interrogeant plus de 500 personnes et produisant plusieurs milliers de procès-verbaux. Elle débouchera sur 5 condamnations à des peines de prison, 7 plaidés-coupables et 37 inculpations.

Pour autant, aucune preuve de collusion n’en ressort. Pire, le rapport final du procureur spécial douche deux autres espoirs du parti démocrate.

Premièrement, Mueller refuse de trancher la question de l’obstruction à la justice, délit qui avait provoqué la démission du président Nixon suite au scandale du Watergate. Le licenciement du directeur du FBI James Comey et les nombreux tweets et propos de Donald Trump, qui pouvaient être interprétés comme des pressions sur témoins, n’ont pas été jugés suffisants. Plus exactement, Mueller a choisi de laisser cette décision à la discrétion du garde des Sceaux, nommé par Trump en janvier dernier et confirmé par un vote au Sénat.

Deuxièmement, l’enquête n’a abouti à aucune inculpation pour corruption ou conflit d’intérêts.  Or le président Trump lui-même avait maladroitement indiqué dans une interview au New York Times que ses affaires personnelles et celles de sa famille constituaient une ligne rouge à ne pas dépasser. Son ancien conseiller Stephen Bannon avait confirmé au journaliste Michael Wolff (auteur du livre Fire and Fury) que si Mueller s’aventurait dans cette voie, Trump et ses proches finiraient au mieux en disgrâce, au pire en prison. Il semblerait que le procureur spécial ait refusé d’élargir le champ de son investigation, douchant les espoirs démocrates.

Pour enquêter, Mueller a appliqué les méthodes utilisées par le FBI contre les organisations mafieuses : inculper une personne de second rang, obtenir sa collaboration contre une remise de peine, et remonter petit à petit la filière. Ici, Georges Papadopoulos, Robert Gates et Michael Flynn ont plaidé coupable, ce qui a permis de condamner à sept ans de prison Paul Manafort (ex-directeur de campagne de Donald Trump) pour blanchiment d’argent et fraude fiscale antérieure à 2016, et l’avocat de Donald Trump Michael Cohen à trois ans, pour parjure devant le sénat et violation des règles de financement de campagne politique. Bien que ces deux individus centraux aient accepté de collaborer avec Robert Muller, ils ne lui ont pas fourni d’éléments supplémentaires permettant d’inculper le président ou ses proches.

L’investigation s’arrête donc à ces deux personnages. Paul Manafort représentait la clé de la théorie de la conspiration, car il avait participé avec le fils de Donald Trump à un meeting organisé en présence d’un avocat russe vaguement lié au Kremlin. La presse avait révélé l’existence de cette réunion après le lancement de l’enquête, et publié la boucle d’emails ayant précédé cette rencontre. On peut y lire la réponse de Donald Junior à la sollicitation d’un intermédiaire sulfureux souhaitant organiser cette rencontre, qui prétend pouvoir le mettre en contact avec des personnes proches du Kremlin détenant des informations compromettantes sur Hillary Clinton, par un désormais célèbre « si c’est ce que je pense, j’adore ça ». Trump Junior sera auditionné sous serment par le Sénat pour répondre de ces faits, sans que cette piste ne débouche sur de nouvelles inculpations.

Michael Cohen, fidèle avocat de Donald Trump depuis plus de dix ans, avait caché au Sénat le fait que Donald Trump explorait la possibilité de construire un hôtel à Moscou durant la campagne présidentielle. Fallait-il y voir le signe d’un lien avec Poutine ? Le 17 janvier 2019, Buzzfeed révèle que Trump aurait demandé à Cohen de mentir au Sénat, ce qui constituerait une obstruction à la justice. Robert Mueller démentira la révélation dès le lendemain. Lors de sa seconde audition sous serment devant le Congrès, Cohen confirmera que Trump n’opère pas de la sorte : « il vous fait comprendre que vous devez agir d’une certaine façon, mais il ne vous dira jamais directement de commettre un délit ».

En clair, malgré la collaboration étroite des principaux suspects, leur condamnation à de lourdes peines de prison et les multiples témoignages sous serment produits devant le Sénat, Mueller n’a pu établir la preuve d’une collusion entre Trump et le Kremlin ni arriver à la conclusion que le président avait commis une obstruction de justice [2].

Par contre, le procureur spécial a inculpé 12 agents russes du GRU pour piratage informatique, et 12 autres citoyens russes suspectés d’avoir contribué à des activités de trolling sur les réseaux sociaux pour le compte d’une entreprise privée, dans le but « d’exacerber les tensions sociales pendant l’élection ». Même si ces faits s’avéraient réels, ils constitueraient un impact dérisoire sur l’élection elle-même, comparé aux sommes phénoménales dépensées par les groupes privés de manière légale, souligne le journaliste américain Aaron Maté dans le Monde diplomatique. Six milliards d’un côté, cent mille dollars pour les trolls russes de l’autre. En matière d’ingérence, l’Arabie saoudite et Israël exercent une influence sur la vie politique américaine incomparablement plus sérieuse. Le Wall Street Journal rapporte que le lobby pro-israélien AIPAC, basé à Washington, dispose d’un budget annuel de plus de 100 millions de dollars. Quant à Benyamin Netanyahou, il se fait inviter au Congrès des USA en 2015 pour prononcer un discours dénonçant la politique étrangère d’Obama, sans prendre le soin d’en informer à l’avance le président des États-Unis.

Si l’enquête du procureur Mueller a permis d’éclairer le rôle de certains personnages évoluant dans l’orbite de Donald Trump, elle vient surtout de dégonfler une série de thèses complotistes fumeuses, que le système politico-médiatique néolibéral avait embrassée de manière hystérique. Pour le camp progressiste, le réveil est brutal, mais salutaire.

Le FBI n’est pas votre ami

Depuis l’audition de James Comey devant le Congrès et la nomination du procureur spécial Robert Mueller, les électeurs démocrates et une partie significative de la gauche américaine ont adopté une posture contre-intuitive qui consiste à placer leurs espoirs dans une institution profondément conservatrice et historiquement réactionnaire. Les mêmes agences de renseignement qui avaient vendu la guerre en Irak, infiltré et durement réprimé les mouvements sociaux, et mis en place une surveillance de masse des citoyens américains devenaient le rempart démocratique contre Donald Trump. [3]

Robert Mueller a longtemps incarné la figure du sauveur miraculeux auprès d’un électorat traumatisé. Vêtus de T-shirt « Mueller is coming » en référence à la série Game of Throne ou de pancartes arborant le slogan « It’s Mueller time » (c’est l’heure de Mueller, un détournement d’une publicité pour la marque de bière Millers), des dizaines de milliers de manifestants ont régulièrement défilé à travers le pays pour exiger la sanctuarisation de l’enquête. Trump avait agité à plusieurs reprises le spectre d’un licenciement du procureur spécial, attaqué ce dernier personnellement à de multiples reprises et dénoncé l’investigation comme une « witch hunt » (chasse aux sorcières). Ce faisant, il exacerbait les espoirs de ses opposants.

À la lumière des conclusions de l’enquête, la colère du président s’explique plus simplement. Le New York Time, le Washington Post, Le Guardian, Buzzfeed, CNN et MSNBC ont publié plus de cinquante articles comportant des fake news en rapport avec le RussiaGate [4].

Certains frisent le comique. Le 31 décembre 2016, le prestigieux Washington Post titre « Des hackeurs russes infiltrent le réseau électrique du Vermont ». Le 2 janvier 2018, « Les hackeurs russes n’ont vraisemblablement pas infiltré le réseau électrique du Vermont ». Fortune Magazine révèle que « Russia Today a piraté la chaine parlementaire CSPAN » sans prendre le temps de confirmer cette information auprès de la victime présumée, qui dément immédiatement. En décembre 2017, CNN et MSNBC dévoilent un scoop explosif, révélant que Donald Trump Junior avait obtenu un accès exclusif aux archives de Wikileaks, pour s’apercevoir quelques heures plus tard qu’il s’agissait de données en accès libre.

Le Monde diplomatique s’est également fendu d’un éditorial dénonçant « l’honneur perdu du Guardian ». Le quotidien britannique avait « révélé » que Paul Manafort aurait rencontré Julian Assange à trois reprises à l’ambassade de l’Équateur, le lieu le plus surveillé de Londres, où il s’est réfugié depuis 2012. En dépit de l’absence de preuve, l’information sera reprise par le NYT, CNN et MSNBC, avant d’être mise au conditionnel, puis démentie.

Ces ratés monumentaux présentent deux points communs : les informations proviennent majoritairement de fuites anonymes issues des services de renseignement américain, lorsqu’elles ne sont pas colportées par d’anciens membres de ces agences désormais employés comme « experts » sur les plateaux télé, et sont relayées par les journalistes peu enclins à s’embarrasser d’un travail de vérification. Ainsi, on aboutit au paradoxe suivant : les mêmes institutions qui avaient été décrédibilisées en vendant la guerre en Irak ont cherché à se racheter auprès de l’opinion en attaquant Donald Trump, ce dangereux président, produisant l’inverse du résultat escompté : Trump est plus que jamais légitimé, et la presse et les agences de renseignement décrédibilisées.

Les causes d’une débâcle médiatique sans précédent

La victoire surprise de Donald Trump a provoqué un véritable traumatisme. Même le principal intéressé jugeait son succès impossible, à en croire de nombreuses sources indépendantes [5]. Pour le camp qui soutenait Hillary Clinton, soit la quasi-totalité des grands médias, l’attitude logique aurait consisté à opérer une profonde introspection. Comment expliquer qu’un novice, raciste, xénophobe et sexiste promettant de renverser le système puisse être élu ? Une sérieuse remise en cause des politiques néolibérales qui déciment la classe moyenne depuis quarante ans et exacerbent les inégalités semblait nécessaire.

Les principaux médias audiovisuels méritaient également de se livrer à un exercice d’autocritique, eux qui avaient offert une tribune gratuite au milliardaire, faisant passer leurs intérêts financiers devant leur rôle d’information du public. Le directeur de CBS concèdera que Donald Trump était « probablement mauvais pour l’Amérique, mais vraiment bon pour nos audiences ».

Le RussiaGate représentait une opportunité de se racheter une image tout en récoltant les bénéfices financiers de la captation d’une audience toujours plus avide d’information. Plus Donald Trump s’engageait dans des comportements outranciers ou des politiques impopulaires, plus les électeurs démocrates espéraient qu’une solution miraculeuse allait mettre un terme à leur cauchemar. Plutôt que de se remettre à faire du journalisme, traiter des causes profondes de la victoire de Donald Trump et parler des sujets qui touchent le quotidien des Américains, les péripéties d’un bon thriller d’espionnage promis par le RussiaGate présentaient une alternative bien plus séduisante. Surtout, remettre en cause le système allait à l’encontre des intérêts particuliers des propriétaires des grands médias et de la petite élite médiatique qui sévit dans les cercles du pouvoir, sur les chaines câblées et dans les pages Opinions de la presse papier.

Donald Trump souhaitait explorer les possibilités d’un rapprochement diplomatique avec la Russie. Il avait qualifié l’OTAN d’organisation obsolète et fustigé l’incompétence des services de renseignement. Ce faisant, il s’est attiré les foudres des hauts fonctionnaires de tous bords. La théorie du complot russe présentait un double avantage :  déstabiliser un président honni par une majeure partie de la classe politique, et recadrer la politique étrangère du nouveau chef d’État vers l’éternel affrontement avec l’ennemi russe.

Les nombreux anciens membres du renseignement américain et généraux à la retraite employés comme lobbyistes par l’industrie de la défense et experts par les chaines de télévision avaient tout intérêt à alimenter la thèse du complot. Les néoconservateurs républicains et les faucons démocrates partisans d’un interventionnisme militaire y trouvaient également leur compte.

Enfin, en embrassant la théorie de la collusion, les démocrates associés au camp Clinton s’évitaient tout examen de conscience trop poussé. Pour expliquer leur défaite humiliante face à Trump, Poutine représentait un coupable idéal [6].

En l’espace de quelques semaines, un curieux alignement d’intérêts divers s’est ainsi opéré. Médias néolibéraux, agences de renseignement, démocrates pro-Clinton et néoconservateurs républicains se sont tous ralliés derrière la théorie frauduleuse de l’existence d’un axe Trump-Poutine [7].

Le parti républicain et l’extrême droite allaient également bénéficier de cette formidable diversion médiatique pour mieux faire passer une suite de réformes particulièrement impopulaires, allant de la suppression des normes de protection environnementale à la dérégulation bancaire, en passant par les fameuses baisses d’impôts concentrées sur les ultra-riches, les tentatives de démantèlement de l’assurance maladie Obamacare, la privatisation d’internet, le retrait des USA de l’accord sur le climat et la suppression des objectifs de réduction de consommation des voitures neuves. Un exemple criant résume cette aubaine : le jour où le Sénat examinait la résolution pour le green new deal d’Alexandria Ocasio-Cortez, les JT ouvraient sur les conséquences de l’après-Mueller.

Des conséquences politiques dramatiques

L’hystérie qui s’est emparée des principaux médias n’a pas seulement accouché d’un raté journalistique sans précédent, elle a également privé les journalistes sérieux d’un temps d’antenne précieux pour exposer les nombreuses décisions catastrophiques prises par l’administration Trump. Au lieu d’attaquer le président sur ses nombreuses promesses rompues, que ce soit en matière de santé, d’emploi ou de lutte contre la corruption, les théories complotistes ont monopolisé l’espace médiatique.

Si le but était de détruire l’image du président pour permettre sa destitution, une focalisation sur ses nombreux conflits d’intérêts aurait produit des résultats bien plus probants, appuyés par des faits incontestables. Celui qui avait fait campagne en promettant d’assécher le marais de Washington dans lequel pourrissent les politiciens corrompus s’est rendu coupable de nombreux abus démontrés par la presse, mais souvent passés inaperçus. Sa famille utilise ses propriétés personnelles pour vendre un accès au président. De nombreuses rencontres diplomatiques sont organisées dans son golf de Mar-A-lago aux frais du contribuable, tandis que la carte de membre de ce golf est vendue à prix d’or. Son administration constitue un repère de lobbyistes nageant dans les conflits d’intérêts. Trump lui-même a récemment levé les sanctions pesant sur l’entreprise chinoise ZTE après avoir obtenu un prêt de 500 millions de dollars auprès d’une banque chinoise pour financer un projet immobilier en Indonésie. Sa fille Ivanka et son gendre Jared Kushner auraient fait pression sur le Qatar, menacé d’une invasion militaire par l’Arabie Saoudite, pour obtenir un financement pour la construction d’un building à Manhattan [8]. La liste semble interminable.

Pourtant, l’américain moyen saturé depuis 22 mois par le RussiaGate n’a pas eu accès à ces informations. Désormais, elles seront balayées d’un simple fake news par un Trump triomphal.

Les rebondissements incessants du RussiaGate ont absorbé une partie non négligeable de l’énergie militante des électeurs démocrates. Au lieu d’être encouragés à s’organiser pour manifester, ils ont été incités à s’assoir devant CNN et MSNBC pour digérer les multiples péripéties du RussiaGate. À quoi bon se mobiliser lorsque le père Mueller tient Donald Trump entre ses mains ? Pourtant, ce sont bien les mobilisations massives contre le décret anti-musulman et pour la défense de l’assurance maladie Obamacare qui ont permis d’affaiblir l’administration Trump et d’arracher des concessions. La victoire démocrate aux midterms doit très peu au procureur Mueller, et beaucoup à la campagne menée par l’aile gauche démocrate sur le thème central de l’assurance maladie [9].

Les répercussions internationales doivent également être soulignées. Glenn Greenwald insiste sur la pertinence de la comparaison avec le fiasco journalistique de la guerre en Irak. En 2002, la majeure partie de la presse américaine avait martelé le mensonge sur la présence d’armes de destruction massive en relayant des fuites orchestrées par les agences de renseignement. Ici, ce sont les mêmes types de fuites qui ont alimenté les théories du complot, au point de faire passer le président américain pour un espion russe. Dans le cas de l’Irak, ces fautes journalistiques ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et déstabilisé durablement le Moyen-Orient.

Dans le cas du RussiaGate, on sait déjà que cette hystérisation a affaibli la réponse politique au réchauffement climatique, et exacerbé les tensions géopolitiques entre les deux super puissances nucléaires, au point que les membres du prestigieux Bulletin of Atomic Scientist ont mis à jour leur célèbre Doomsday Clock à minuit moins deux, soit le plus haut niveau de risque de conflit nucléaire jamais enregistré.

Loin de servir les intérêts russes, Trump a bombardé les troupes de Bachar en Syrie, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération des armes nucléaires de portée intermédiaire (INF), livré des armes lourdes à l’Ukraine (ce qu’Obama s’était interdit de faire), imposé de nouvelles sanctions économiques contre Moscou et déchiré l’accord nucléaire avec l’Iran. Au Venezuela, la Maison-Blanche cherche ouvertement à renverser un régime allié et partenaire économique majeur de la Russie, poussant cette dernière à y déployer des troupes. Les États-Unis font également pression sur l’Allemagne pour qu’elle réduise son importation de gaz russe, s’attaquant ainsi aux intérêts vitaux de Moscou. Trump aurait-il adopté une attitude si belliqueuse s’il n’était pas accusé d’être une marionnette russe depuis 1987, comme le rapportait le très sérieux New York Magazine, sur la seule base du fait qu’il avait visité Moscou à deux reprises cette année-là [10] ?

En France et en Europe, l’hystérie du RussiaGate aura entraîné des répercussions non négligeables. Derrière le Brexit, les troubles en Catalogne et le mouvement des Gilets jaunes, nos médias et gouvernements ont cru reconnaître la main du Kremlin. Ces thèses complotistes réfutées par les services de renseignement français ont néanmoins été sérieusement reprises par Emmanuel Macron. En off, dans sa lettre aux Européens, et jusqu’à l’Assemblée nationale. Elles ont permis de justifier des lois réduisant la liberté de la presse, et d’accroître le pouvoir de censure des GAFAM. Sans compter tous les médias alternatifs, journalistes critiques et opposants politiques ostracisés pour leur « complaisance » avec la Russie.

Donald Trump sera défait par les urnes, pas par les tribunaux

Le RussiaGate n’a pas dit son dernier mot. Le garde des Sceaux William Barr a indiqué qu’il rendra public l’essentiel des 300 pages du rapport d’ici fin avril. Mueller sera probablement auditionné par le Congrès. La presse et l’aile néolibérale du parti démocrate s’accrocheront à certains détails du rapport. Les commissions d’enquête parlementaires et investigations judiciaires visant Trump et ses associés suivront leur cours. La Russie continuera d’être accusée d’interférence dans les élections. Mais il sera de plus en plus difficile, après pareil fiasco, de convaincre les électeurs de la pertinence de ces éléments.

La thèse centrale de la collusion de Donald Trump avec le Kremlin vient d’imploser. Elle portait une accusation gravissime de haute trahison, dans un effort de délégitimer un président démocratiquement élu, voire de le destituer. En meeting dans le Michigan, Trump a résumé le sentiment de ses électeurs en une phrase « La folle tentative du Parti démocrate, des médias mensongers et de l’État profond de changer les résultats de l’élection 2016 viennent d’échouer ».

Évoquer la folie semble particulièrement pertinent tant les conséquences de ce fiasco médiatique risquent de revenir à la figure des néolibéraux. Le simple fait d’imaginer que Trump puisse être au service de Poutine, et que les preuves suffisantes seraient réunies pour convaincre les deux tiers d’un Sénat à majorité républicaine de destituer le président apparaît désormais comme une folle entreprise, conduite majoritairement par les mêmes personnes qui avaient sous-estimé Trump en 2016 et accepté de se laisser prendre à son jeu. Comble de l’ironie, ce sont les médias d’extrême-droite et la chaîne conservatrice Fox News, pourtant généralement affable d’exagération grossières  et de théories complotistes, qui tiennent le beau rôle. Eux qui n’avaient eu de cesse de mettre en doute les rebondissements du RussiaGate jubilent :

La fin de l’enquête du procureur Mueller marque ainsi la fin des espoirs d’une procédure de destitution du président. Pour se débarrasser de Donald Trump, les démocrates devront passer par les urnes. Les conclusions de l’investigation arrivent à temps. Il reste un an et demi à l’opposition pour se recentrer sur la politique, et convaincre les Américains d’élire un nouveau président.

 

Principales sources :

  1. Lire cet article de The Intercept pour un résumé du climat de guerre froide qui règne alors à Washington, ainsi que l’article du Monde diplomatique « Trump débordé par le parti anti-russe » pour une analyse plus globale.
  2. L’article « Ingérence russe, de l’obsession à la paranoïa », signé d’Aaron Maté  (le Monde diplomatique, décembre 2017) explique bien les principaux points de l’enquête, l’hystérie qui a accompagné le scandale et en quoi tout ceci semblait destiné à accoucher d’un flop.
  3. Lire à ce sujet Jacobinmag :  The FBI is not your friend
  4. The Intercept a dressé le top 10 des pires ratés journalistiques, plus une mention honorable pour dix autres articles contenant des erreurs importantes.
  5. En particulier le journaliste Michael Wolff, Steve Bannon (cité par Michael Wolff et ayant confirmé par la suite), le cinéaste Michael Moore et l’avocat Michael Cohen (témoignage sous serment devant le Congrès).
  6. Lire, par exemple, Aaron Maté, « Comment le “RussiaGate” aveugle les démocrates », le Monde diplomatique mai 2018
  7. Serge Halimi, « Trump débordé par le parti anti-russe », Le Monde diplomatique, septembre 2017.
  8. The Intercept et le New York Times rapportent la tenue d’un meeting entre Jared Kushner et le ministre des finances qatari, au cours duquel Kushner aurait cherché à obtenir un prêt de 500 millions de dollars pour rembourser des frais avancés pour l’achat d’un immeuble à Manhattan. Après ce refus, le Qatar sera placé sous embargo saoudien avec la bénédiction de Kushner. Sans les efforts du secrétaire d’État Rex Tillerson, le Qatar aurait été envahi par l’Arabie Saoudite. Finalement, Kushner a obtenu un financement du Qatar, un fonds d’investissement ayant accepté de payer en avance le loyer de l’immeuble pour 99 ans, selon Bloomberg. Dans son livre Kushner.inc, la journaliste Vicky Ward explique comment Jared Kushner et Invanka Trump auraient failli déclencher un conflit au Moyen-Orient pour obtenir ce financement.