Un roi qui fuit, une Espagne qui meurt ?

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Juan Carlos I © (Aleph). Edit by Thermos

Cet article a initialement été publié par Javier Franzé dans la revue argentine Nueva Sociedad. Il offre un regard critique sur le régime de la transition démocratique issu de la chute du franquisme. La traduction a été réalisée par Nikola Delphino, Lou Plaza, Corentin Dupuy, Mailys Baron, Marine Lion et Rachel Rudloff.


La fuite d’Espagne du roi permet de reconsidérer la Transition démocratique en tant que telle, inaugurée à la fin de la dictature de Francisco Franco. Couronné par le dictateur, Juan Carlos a fini par être, de manière paradoxale, le roi d’une démocratie initialement légitimée par le bien-être et la modernité. Mais le règne de Juan Carlos appartient désormais au passé, le discours de la Transition s’affaiblit et la « forme de l’Espagne » apparaît une nouvelle fois comme un sujet épineux, qui se superpose à la question sociale, soulevée à son tour par les crises.

La crise de la fuite d’Espagne du roi Juan Carlos Ier, impliqué dans des affaires de potentielle corruption, vient remuer un des traumatismes qui, enfouis, ont permis d’éclairer des zones d’ombres de l’Espagne démocratique de la Transition. En effet, en Espagne, le débat monarchie-république se superpose au problème non résolu démocratie-dictature. La démocratie ne se construit pas exclusivement « contre la dictature franquiste », mais principalement contre ce qu’appelle le discours de la Transition : « l’intolérance », « le sectarisme », « la polarisation », qui renvoyaient, à travers « un trait de caractère », indirectement à la dictature. Le problème ne consistait pas seulement à mettre fin au franquisme, mais aussi à la « personnalité fanatique » dont il avait été, selon cette vision, une expression de plus, aux côtés d’une bonne partie de ses ennemis. La démocratie a été fondée, en définitive, contre l’idée des « deux Espagnes », dont le paradigme était et est toujours la guerre civile (1936-1939). L’ « autre » de la Transition a été le « sectarisme caïnite ». C’est pourquoi, durant des années, l’organisation terroriste Euskadi Ta Askatasuna (ETA) a représenté, et représente toujours pour la droite, cet « autre », et l’Europe, comprise comme « la modernisation démocratique », incarnait l’identification commune de « l’Espagne ». L’Europe – à travers l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) – a ainsi offert une porte de sortie à ceux qui ne voulaient pas une réforme de l’ordre franquiste et à ceux qui, à gauche, considéraient la fin de la dictature comme la possibilité de construire un nouveau modèle de société. La démocratie sociale qui a fondé la Transition montrait déjà ses limites dans le fait que, contrairement à cette Europe qu’elle invoquait, elle n’était pas fondée sur une légitimité antifasciste.

La Transition s’est autodéfinie comme une réussite, entre autres parce que c’est précisément à droite et à gauche que ces positions « extrêmes », qui apparaissent dans le vocabulaire de la Transition comme synonymes de « sectaires », ont pu être écartées. Par conséquent, les gauches ont accepté la démocratie, mais aussi la monarchie et le drapeau rouge et jaune. Bien qu’il ait cherché une transition de rupture fondée sur un large front d’opposition – la Junte démocratique, créée en 1974 à la demande de son leader Santiago Carrillo – le Parti communiste d’Espagne (PCE), protagoniste de l’anti-franquisme pendant la dictature, a finalement accepté la monarchie et a adopté des positions eurocommunistes. Il a laissé de côté le marxisme-léninisme, la dictature du prolétariat et l’amitié soviétique pour se placer sur le front occidental de la guerre froide. Quant au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), qui a cessé d’être un vieux parti de témoignage lorsque le groupe andalou de Felipe González et d’Alfonso Guerra en prend la direction en 1972, il renonça au marxisme en 1979 à la demande de González lui-même, pour se montrer modéré vis-à-vis des classes moyennes. Sans renoncer formellement à son républicanisme et puisqu’il était persuadé qu’une transition de rupture était impossible, il accepta la monarchie comme partie intégrante de l’ordre constitutionnel. Ainsi, à la différence du PCE, il créa en 1975 la Plateforme de convergence démocratique, dans laquelle figurait, entre autres, le Parti nationaliste basque (PNV). La conviction que la fin du franquisme ne provoquerait pas une crise organique – en fin de compte, la Révolution des Œillets n’avait pas non plus fait émerger une nouvelle société au Portugal– a conduit les deux partis à converger dans une fusion des deux espaces, qu’ils nommaient « Platajunta ». Finalement, on pourrait faire valoir, de façon synthétique et en termes historiques, qu’ils ont négocié avec l’aile la plus réformiste du régime, représentée par Adolfo Suárez, le roi y Torcuato Fernández Miranda, une timide démocratie sociale. En échange, ils ont apporté une part importante de la légitimité que la Transition exigeait, en termes de souveraineté populaire et de paix sociale. Le PCE dominait en effet la centrale syndicale Commissions ouvrières et le PSOE l’Union générale des travailleurs. Il en fût de même pour le PNV et le nationalisme catalan, représenté à l’origine par Josep Tarradellas, président de la Generalitat en exil. Ils acceptèrent une Espagne unie, au détriment d’un régime autonome et démocratique.

Ainsi, le débat république-monarchie ou démocratie-monarchie n’est pas un débat juridique, mais politique, si cette distinction en vaut la peine. Mais l’aspect politique de ce débat ne réside pas dans la généralité polylogique institutionnelle, selon laquelle la monarchie n’est pas démocratique parce que le chef de l’Etat n’est pas élu, ni dans sa contre-révolution tout aussi épidermique, selon laquelle la monarchie peut avoir un aspect républicain. Au contraire, le débat est politique puisque se jouent en son sein des échos d’un passé national particulier non résolu : l’échec du coup d’État de 1936 contre la seconde République, qui fut considéré par les insurgés comme une guerre civile à partir de laquelle surgira le franquisme, et plus tard le roi, lien visible entre la dictature et la démocratie en Espagne. C’est ce qui n’a pas de mots dans le dictionnaire de la Transition. Par conséquent, à cette illégitimité démocratique d’origine, les défenseurs de la monarchie et de la Transition opposent une sorte de légitimité d’exercice (le règne de Juan Carlos), la figure du monarque (le « juancarlismo ») et l’approbation par référendum de la nouvelle constitution en décembre 1978. Pendant ce référendum, le texte constitutionnel a été voté dans sa globalité, y compris la monarchie, par crainte que la volonté populaire ne penche en faveur de la république lors d’une consultation spécifique sur la forme de l’État. « Celui qui veut la démocratie veut la monarchie » est devenu le dictum constitutionnaliste. Dans le cadre de cet acte politique, il a été décidé qu’il n’y aurait pas d’élections pour une véritable assemblée constituante. Ainsi, les Cortes élues lors des premières élections libres et démocratiques de 1977 ont nommé un comité constitutionnel, intégré par les « pères de la Constitution ». Il avait les fonctions d’une assemblée constituante. La Grande Charte proposée par le comité a été largement approuvée par les Cortes en octobre 1978 et ratifiée par les citoyens lors du référendum de décembre de la même année.

Le franquisme a laissé la monarchie dans l’ordre démocratique de 1978 comme garant du nationalisme espagnol et de la hiérarchie sociale. Ainsi, la monarchie est, surtout pour les gauches et le progressisme en général, le symbole de la faiblesse de la démocratie, non pas tant pour l’impossibilité de se donner une forme républicaine, mais plutôt pour avoir émergé au sein du régime franquiste. C’est une façon de rappeler que le dictateur est mort dans son lit, ce qui peut être rationnalisé comme une compétence « transformiste » des élites ou comme une trahison dirigeante à une révolution imminente, mais cela pointe le problème de la relation entre la société civile et l’État, ou si l’on préfère entre le peuple et les élites, qui dépasse la question république-monarchie. Par conséquent, pour la première génération de Podemos, force apparue dans le cadre de la vague de protestations de 2014, ce débat représentait plus un obstacle qu’un générateur de mobilisation. Comment un présent perçu comme un succès et un dépassement pourrait résoudre un passé qui lui a servi de base ? Comment peut-il s’imaginer comme un facteur de déstabilisation de tout ce qui a été accompli de bien ?

La majorité de la gauche politique, intellectuelle et culturelle, a d’abord regardé de travers Juan Carlos, espérant qu’il ne durerait pas – ils l’appelaient « Juan Carlos le bref » – et qu’il refuserait d’être un « roi imposé ». Elle le voyait comme la dernière branche sèche d’un régime politiquement mort, mais encore attachée à la tige étatique. Le dictateur disparu, Juan Carlos poussa Carlos Arias Navarro, dernier président du gouvernement nommé par Franco, à la démission, et nomma à sa place l’ignoble Suarez, finalement l’artisan du harakiri du régime. À partir de ce moment, il légalisa le PCE et mit fin au coup d’État du 23 février, malgré les doutes sur son comportement. Ainsi, il a acquis une légitimité qui allait au-delà de la monarchie : le « juancarlismo » exprimait une compatibilité de circonstance entre la monarchie et la démocratie. On pourrait alors dire que Juan Carlos s’est constitué plus comme un chef d’État que comme un roi, en accomplissant la fonction d’être « le garant de l’unité du peuple espagnol », mais aussi « de l’Espagne ». Surtout, il a inauguré un mode d’évaluation de la légitimité très approprié pour une transition de continuité à l’espagnole : subordonner l’illégitimité d’origine à une légitimité d’exercice mesurée davantage par les résultats générés que par la fidélité à ses principes. En bref, Franco l’avait fait roi, mais il agissait dans la pratique comme un chef d’État pro-démocratique ouvert aux nationalismes historiques par le biais d’un régime d’autonomies. En Espagne, la Transition se défend, encore aujourd’hui, à partir de ses « résultats matériels » : « l’époque de la plus grande prospérité et paix de l’histoire ». Il semblerait que la démocratie n’est pas tant une valeur en soi, mais l’instrument qui a permis cette prospérité et cette paix. La population espagnole a commencé à vivre comme les populations européennes. Il n’était pas nécessaire de reproduire les évènements passés, il suffisait simplement de s’engager à ne pas les répéter. C’était la marque du « nous » construit par la Transition, le contrat pour faire partie du démos espagnol.

Le règne de Juan Carlos inaugure donc le « centrisme », compris comme position équidistante et éloignée des extrêmes, l’un à gauche et l’autre à droite, qui représentent ce caïnisme ou cette confrontation fratricide sectaire, intolérante, menant à la guerre civile -« sans colère, liberté » prie la chanson phare de la Transition. Avoir juré fidélité aux principes du « Mouvement » – lors de son couronnement dans les Cortes, deux jours après la mort de Franco – a fini par être pour Juan Carlos Ier un avantage, car il a pu à partir de ce moment entamer sa mue au « centre » en s’éloignant du prétendu bunker franquiste, qui l’a rejeté et qualifié de traître pour avoir promu des réformes démocratiques. Il n’a pas eu particulièrement besoin de s’éloigner en l’extrême gauche en raison de son positionnement. Cette logique « centriste » fondait une longue et fructueuse manière de légitimer les gouvernements successifs et l’ordre de la Transition en général, qui associe le politique exclusivement avec les institutions et la démocratie avec le consensus – assimilé à la « modernisation », l’ « Europe », le « constitutionnalisme » et le « réformisme » – dans l’objectif de les neutraliser et de les dépolitiser.

Parmi les exemples parlants, il y a la représentation dans le discours de la Transition du « bunker », cercle le plus proche de Franco dans ses derniers jours, dont la figure la plus importante est son épouse, Carmen Polo. Ce noyau de pouvoir a survécu au dictateur en incarnant la résistance d’un franquisme intransigeant à toute réforme, motif pour lequel il s’est opposé aux plans de Suárez, Juan Carlos et Fernández Miranda. Le « bunker » est donc une puissance survivante autonome (nommée « la clique d’El Pardo), et non pas comme le symptôme du caractère conservateur de la Transition, du manque de volonté politique de ses dirigeants pour mettre fin aux forces déjà faibles de la dictature, ni comme signe des relations entre les élites de la transition et celles du franquisme. Cette intériorité entre le « bunker » et la Transition a conditionné à son tour la marge de manœuvre de la démocratie, comme en témoignent les tièdes sanctions imposées aux tentatives de coup d’État – l’Opération Galaxie de 1978 et l’assaut du Congrès du 23 février 1981 –, mais aussi l’Amnistie de 1977 qui a permis au franquisme de s’auto-amnistier. En définitive, « le bunker » n’était pas tel qu’il a été décrit.

La crise du roi et la conjoncture politique actuelle

Ce passé laissé de côté ressurgit maintenant qu’est en place le premier gouvernement de coalition depuis la Transition, mené conjointement par le PSOE et Unidas Podemos (UP) avec le soutien initial des dénommés partis nationalistes (Parti nationaliste Basque et Gauche républicaine de Catalogne) – comme s’il n’y avait pas de partis nationalistes espagnols… Pour les droites (Parti Populaire, Ciudadanos, Vox), il s’agit d’un gouvernement « socialo-communiste », mené par des « séparatistes » et des « etarras » [membres de l’ETA, ndlr], lesquels renvoient à un extrême, ici de gauche, en l’occurrence, « éloigné du consensus de la Transition ». Ce qu’évoque la crise du roi pour la droite, c’est la tentation du PSOE de se laisser submerger par les partis « anti-système » (« communistes » pour certains, « séparatistes » pour les autres, mais finalement tous « anti-espagnols ») désireux d’en finir avec l’héritage de la Transition, à commencer par la monarchie qui en est à la fois la cause et la conséquence. Le PSOE défend davantage son gouvernement que son alliance et son allié privilégié (UP), mais profite dans le même temps de la situation pour maintenir sur lui une pression, en brandissant la menace potentielle d’un changement d’alliance, et en tendant la main à Ciudadanos, nouveau parti national pour le moment « centriste » qui maintient le flou par un discours technique et du « centre », supposément éloigné des « idéologies ».

Les droites partisanes et médiatiques souhaitent surtout déloger Pablo Iglesias de la deuxième vice-présidence du gouvernement, car cela signifie pour elles qu’un acteur étranger au consensus de la période de la Transition est aux commandes de l’unique démocratie possible, la « centriste ». Et si, plus encore, cet acteur se trouve à gauche du PSOE et ne rejette pas explicitement le dénommé « populisme » du XXIe siècle, les conditions suffisantes sont réunies pour que la droite réactive le clivage communisme/anticommunisme – oubliant le rôle majeur dans la Transition du PCE et des communistes comme Jordi Solé Tura, un des pères de la Constitution. Cela leur permet, en plus de ne pas condamner le franquisme, d’aller jusqu’à l’associer à la démocratie, comme ce qui empêcha le totalitarisme soviético-communiste qui devait s’installer quelques années plus tard en Europe centrale et orientale. L’absence de légitimité antifasciste, passée et présente, de la démocratie espagnole se confirme ainsi. Tout cela fait que, pour la droite, et particulièrement pour un Parti Populaire (PP) droitisé comme c’est le cas aujourd’hui, ce qui est en jeu à travers la critique du roi c’est l’ordre politique en Espagne.

La droite en vient à dire à demi-mot que si la monarchie tombe, c’est le « régime de 78 » qui s’écroule, régime qu’elle présente comme un pacte de « convivialité » entre les deux Espagnes, implicitement toujours en vigueur, montrant ainsi que la démocratie n’a pas réussi à forger une identité espagnole et que la monarchie serait la clé. Ce que la droite n’explicite pas, c’est qu’elle n’accepte pas l’extension de l’égalité et la plurinationalité de l’Espagne, et pour cela elle se retranche derrière la Constitution de 1978 et la monarchie. Une certaine gauche non socialiste partage avec cette droite l’octroi de cette centralité à la monarchie, fût-ce par la négation. Elle tend téléologiquement à expliquer l’histoire de l’Espagne moderne par une lutte constante entre république et monarchie, ce qui effacerait toutes les autres différences. En ce sens, elle répond au débat que lui propose la droite, en s’offrant comme interlocuteur heureux de ce récit conservateur. Ainsi, cette gauche ne peut expliquer le « juancarlisme », de même que la droite ne peut expliquer que toute cette gauche ne soit, par exemple, pas favorable à la plurinationalité et que le PSOE, lorsqu’il est pressé par les vents électoraux, recherche un prolongement de l’État-Providence et s’ouvre à une autre idée de l’Espagne.

Aucun des deux camps ne peut réaliser que la monarchie, d’origine antidémocratique, a aidé à la consolidation de la démocratie, ni que l’événement le plus marquant du règne « politique » de Juan Carlos soit que la démocratie espagnole ait fini par s’émanciper de la monarchie. Si au début elle eut besoin de la monarchie pour être le fruit d’une transition fondée sur un accord, cela n’est plus cas, car la transition s’est tout simplement achevée, ce que le discours sur la Transition n’accepte pas.

C’est pour cela que le scandale du roi n’a que peu d’impact sur la démocratie espagnole et sur la « gouvernance » tant appréciée, supposément permise par les consensus de 1978, selon lesquels la monarchie serait un pilier indéfectible.

Ce que partagent ces deux positions traditionnelles, symétriques et opposées, c’est un regard essentialiste, selon lequel les choses sont telles qu’elles sont depuis toujours et, par conséquent, la monarchie aurait un sens intrinsèque, peu importe le contexte, la situation et ses relations. Bonne pour l’Espagne pour certains, mauvaise pour les autres, car piège et arnaque de la part des franquistes et de la petite bourgeoisie. Point particulier cependant de la monarchie espagnole, la transformation de sa signification au gré des bouleversements historiques de l’Espagne, de la dictature monarchique sans monarque d’abord, en dictature monarchique, puis, et surtout, de démocratie dominée par une politique insestueuse supervisée et avalisée par le monarque à une démocratie avec une plus grande autonomie populaire, qui laisse une marge de manœuvre à cette politique insestueuse. Selon un point de vue progressiste, « monarchie » signifie à l’origine la menace d’une continuité du franquisme, une pièce importante d’une timide démocratie sociale et fédéraliste et, maintenant, la preuve du caractère oligarchique de la démocratie de la Transition en termes de corruption et de déficit de l’État de droit. La crise actuelle exprime donc davantage le caractère superflu de la monarchie dans l’ordre politique espagnol, auquel elle enlève de la légitimité plus qu’elle n’en ajoute en termes de stabilité.

Identifier cette fin – comme le fait un certain républicanisme – ou son commencement – comme le fait le discours de la Transition – comme représentatifs du « vrai et unique sens originel » de la monarchie et de Juan Carlos I, en réduisant sa contingence politique polysémique, ne sert qu’à mettre en lumière le regard essentialiste et anhistorique qui l’énonce.

Le fait est que la monarchie ne peut plus occuper son rang initial et sa promesse de « dépassement des différences » et de « symbole de l’unité nationale ». En Espagne, les axes de conflits sont doubles : l’appartenance nationale et l’inégalité sociale, maintenant renforcés avec la progression du souverainisme catalan depuis 2010 et la crise économique de 2008. C’est peut-être la preuve qu’il n’y a pas de « phillipisme » (felipismo)  (du roi actuel Felipe VI) comme il y eut bien un « juancarlisme » (juancarlismo). La monarchie n’est plus capable d’étendre sa légitimité au-delà de la couronne : on pourrait dire qu’elle est purement juridico-rationnelle, mais non charismatique, un malaise pour le rationalisme institutionnel du discours de la Transition.

Dans ce contexte, le PSOE s’accroche au discours de la Transition, mais sans le zèle orthodoxe de la droite. Sa position dans cette crise du roi consista, non sans raisons, à répéter l’adage « transitionnel » classique avec les problèmes du passé : un éloquent laconisme, à peine interrompu par le soutien résolu à « l’autonomie politique et familiale » de la « famille royale », conforté par l’idée que ce ne sont pas les institutions qui sont jugées mais les actions personnelles. La question à se poser serait la suivante : comment juger des institutions autrement que politiquement ? Et plus encore : comment jugerons-nous ces actions personnelles ? Le seront-elles ? C’est précisément ce à quoi le gouvernement a renoncé lorsque le président Pedro Sánchez a présenté comme la bonne décision ce que décideraient le monarque actuel et son père. Évidemment que le gouvernement intervient activement dans la crise, mais en négociant en privé pour favoriser « l’autonomie politique, personnelle et institutionnelle » – encadrée politiquement par l’absence de contrepoids entre pouvoirs -, comme un privé-personnel, position complétée par quelques voix autorisées qui ont déploré, c’est vrai, les « erreurs » du roi.

Le problème politique de la position du PSOE – au-delà des évidentes considérations démocratiques du cas – est que, s’il semble bien considérer que monarchie et démocratie ne forment plus un tandem, il n’a pas de réponses face à l’épuisement du discours de la Transition. Même si c’est le parti de 1978 qui est allé le plus loin dans une sorte de nouvelle impulsion de la Transition – surtout avec José Luis Rodríguez Zapatero, bête noire de la droite et de la vieille garde du PSOE -, il se heurte précisément au principal problème espagnol : l’égalité et la question nationale, aussi appelée « question catalane » ou « problème territorial ».

L’apparition avec Vox de l’extrême droite représente en ce sens un avertissement. Bien qu’il ne soit pas encore décisif sur le plan national, ce parti vient hisser le drapeau de l’inflexibilité du consensus constitutionnel de 1978. En cela, ce qui ne surprend pas outre mesure, c’est le parti qui est le plus éloigné de ce consensus qui dans le même temps dit en être le plus grand défenseur. Vox avance avec l’idée que la monarchie est l’ultime élément négociable de l’ordre constitutionnel, la clé de voûte de l’ordre politique espagnol dans son intégralité. Ainsi le parti est à la fois nationaliste espagnol et néolibéral.

Passé, présent et avenir ?

Toutes ces positions politiques – de la gauche radicale, du PSOE, et de la droite – sont à la fois très actuelles et très anciennes. Elles semblent fonctionner dans un contexte qui n’est plus d’actualité, dans un passé qui se trouve dans le présent mais qui ne peut plus continuer de l’alimenter. La démocratie n’a plus sa place dans la Transition, et comme cette crise de la démocratie l’a démontré, la monarchie est devenue autonome pour le meilleur et pour le pire.

Ainsi, le débat n’est pas tant république vs monarchie, mais le fait que la monarchie ne puisse plus incarner cet élément dépolitisant qui rassemble toutes les différences politiques reconnues comme légitimes dans l’ordre politique espagnol. Le perte de prestige de la monarchie – le fait qu’elle soit perçue comme « la Couronne » et non incarnée par la personne du roi – ne lui permet plus d’occuper ce rôle dépolitisant, déjà en question au début de la Transition, mais désormais très contestable, depuis qu’elle a été dépassée par deux crises survenues ces dernières années : la crise de la question nationale, dont le symptôme est la « question catalane » et la crise de la question sociale, dont l’emblème est la régression de l’État providence du fait des politiques néolibérales avec lesquelles on a « résolu » la crise de 2008.

Une nouvelle fois, quarante ans après, un autre père se meure. C’est peut-être pour cela que l’agitation frénétique autour de la crise du roi a principalement eu lieu en haut des partis politiques et des médias plutôt qu’en bas, où il n’y a eu aucune grande déclaration ni mobilisation significative. Désormais le « bunker » est l’émérite, mettant à l’épreuve le principe réformiste et démocratique du leadership politique réfugié dans le discours de la Transition. Quant aux gauches, le PSOE et UP (dont le PCE fait partie) ont recommencé à accepter la monarchie, cette fois en échange d’une démocratie dévalorisée, et – contrairement à « l’autre fois » d’il y a 40 ans – en se résignant à l’impunité du Palais Royal, ont ôté à la démocratie une part de sa légitimité en termes de souveraineté populaire.

Sans réinvention symbolique, le discours de la Transition est devenu muet et immobile. La monarchie continue de provoquer des problèmes qui ne sont pas vraiment les siens, même si elle en fait partie. Il pourrait y avoir une troisième république, le problème resterait le même. C’est pour cela qu’il plait aux voix monarchistes de signaler que la république ne serait pas la solution, car elle devrait décider de la forme à adopter : fédérale, confédérale, unitaire, etc. Cependant, l’argument des monarchistes reste fragile : cette tâche imputée à cette potentielle république est en réalité celle que la démocratie – heureuse orpheline de la monarchie – doit affronter une bonne fois pour toutes dans un avenir proche. Les partis de gauche ne semblent pas avoir la réponse non plus : la fin de la monarchie ne mettrait pas fin en soi aux oligarchies et au nationalisme espagnol comme seule forme d’identité communautaire. Car précisément les formes politiques ne sont rien en soi, mais elles constituent l’expression du politique qui les produit. L’Espagne doit repenser son caractère politique propre, pour lequel la monarchie ne semble plus être décisive.