UNASUR, conflit ukrainien, lithium : entretien avec Alberto van Klaveren, ministre chilien des Affaires étrangères

En décembre 2021, le candidat Gabriel Boric remportait les élections présidentielles au Chili. Issu d’une jeune coalition de gauche anti-libérale, il a dû composer avec des secteurs plus modérés. Tandis que dans son discours d’investiture il déclarait vouloir « enterrer le néolibéralisme », il nommait des ministres issus des partis traditionnels à certains postes clefs. Ainsi, en matière de politique étrangère, le Chili s’est démarqué de ses alliés brésilien, argentin ou bolivien, qui développent un activisme diplomatique visant à défaire l’hégémonie nord-américaine, et davantage favorables à la Chine. Le président Boric a été le seul leader latino-américain de gauche qui se soit montré favorable à des sanctions contre la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine, ou à critiquer la politique intérieure du Venezuela. Pour autant, le Chili défend une perspective d’intégration régionale, et entend profiter du tournant à gauche de l’Amérique latine pour relancer l’UNASUR. Nous avons rencontré Alberto van Klaveren, ministre chilien des Affaires étrangères, pour évoquer les grandes orientations de la présidence en matière de politique extérieure. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Lucia Fernández.

LVSL – Le président Gabriel Boric s’est démarqué de plusieurs alliés sur le dossier ukrainien : de fait, sa position se rapproche de celle de l’Union européenne. Le sous-continent latino-américain, comme une bonne partie du « sud global », souffre des conséquences récessives de ce conflit : n’estimez-vous pas qu’il devrait parler d’une seule voix pour exiger la paix ? Le non-alignement et la recherche de la paix n’impliquent pas la neutralité…

Alberto van KlaverenEn effet. Nous soutenons tous les efforts visant à construire la paix en Ukraine. Cependant, nous tenons à demeurer clairs dans notre condamnation de l’agression russe. Nous concevons ce conflit comme une guerre d’agression. Nous le voyons également comme une guerre durant laquelle des principes fondamentaux du droit international ont été piétinés : souveraineté nationale, intégrité territoriale, non-agression, etc.

Nous croyons que dans une époque comme la nôtre, recourir à l’usage de la force pour résoudre un différend est absolument inacceptable. En conséquence, nous défendons une position de principe très simple vis-à-vis du conflit ukrainien – ce qui ne signifie pas que nous n’appuierons pas une quelconque initiative, qu’elle vienne du « sud global » ou d’une autre partie du monde, pour réaliser la paix. Ce conflit, comme vous l’avez mentionné, affecte gravement l’Amérique latine à travers l’inflation d’une série de produits dont le pétrole, et à travers les pénuries qui apparaissent dans le secteur des fertilisants et d’une série d’aliments.

LVSL – Quelle est la position du Chili concernant l’intégration régionale via l’UNASUR ? Estimez-vous qu’un gouvernement comme celui du Venezuela y a toute sa place ?

AvK – Nous sommes pour un développement maximal de cet espace régional, et d’une coopération la plus étroite possible entre pays latino-américains – pas nécessairement seulement dans le cadre de l’UNASUR. Il faut que nous pensions à des cadres flexibles, qui permettent à tous les pays latino-américains d’y participer.

Il nous faut établir une série de priorités pour mener à bien cette intégration régionale. Le Chili accorde historiquement une grande importance aux projets d’infrastructures. C’est l’un des principaux problèmes auxquels l’Amérique latine est confrontée. Nous pensons qu’en termes de santé, par exemple, par le truchement d’un partage d’expériences, de grands progrès peuvent être effectués. La pandémie de Covid n’a pas donné lieu à des phénomènes de coopération exemplaires, pas davantage en Amérique latine que dans le reste du monde.

Enfin, nous estimons qu’il s’agit d’un cadre essentiel pour apporter une solution au problème migratoire. Le sous-continent dans son ensemble a connu un drame en matière migratoire, notamment suite à la crise vénézuélienne. Il s’agit d’un problème qui affecte divers pays de la région, qu’il s’agisse des pays d’origine comme des pays d’accueil. Le Chili est un pays d’accueil, et nous pensons que c’est au niveau régional que le problème sera réglé. Il nous faut le faire dans le cadre de la protection des droits individuels des immigrés, comme de l’intérêt des communautés d’accueil. C’est une préoccupation que nous partageons ainsi avec les pays d’accueil – la Colombie, la Bolivie – mais aussi avec le Venezuela lui-même.

LVSL – Ne pensez-vous pas que la division de l’Amérique latine est l’une des raisons qui empêche le sous-continent d’être audible face aux autres régions ?

AvK – C’est un problème historique propre à l’Amérique latine. Il nous faut donc renforcer les mécanismes de dialogue entre nos pays, pour adopter des positions diplomatiques communes.

Mais il nous faut être réalistes : par le passé, il nous a été difficile de surmonter certaines différences. Et aujourd’hui également, il me semble difficile de surmonter certaines fragmentations entre pays latino-américains – il n’y a aucun consensus sur la manière dont nous pourrions le faire.

LVSL – Le Chili est un pays riche en lithium. Il contiendrait notamment 46 % des réserves prouvées. Pour le moment, il n’en profite pas. Quelle est la stratégie du président à cet égard ?

AvK – C’est une thématique clef. Le président est en train de mettre en place une stratégie nationale pour le lithium. Le but est de ne pas se limiter à l’exportation du lithium, mais d’en faire usage avant que de l’exporter.

« Nous allons commémorer les cinquante ans du coup d’État militaire au Chili, et nous n’oublions pas la solidarité française suite à ce drame. »

Ainsi, il cherche à attirer des investissements étrangers pour mener à bien ce processus, afin de fournir au Chili la technologie permettant une exploitation intelligente du lithium, qui respecte l’environnement et lui confère une valeur ajoutée. Nous souhaitons nous intégrer dans les chaînes de valeur globales avec une valeur technologique ajoutée.

Ce processus pourrait être dirigé par des entreprises chiliennes, ou via des partenariats avec des entreprises étrangères, latino-américaines ou du reste du monde.

LVSL – Au Chili, l’extrême-droite demeure forte, voire progresse. Comme dans d’autres pays latino-américains, elle mêle un discours conservateur et autoritaire à un programme très libéral. Comment l’analysez-vous ? Et quid de l’agenda féministe du gouvernement Boric, face à un environnement international qui pourrait l’être de moins en moins ?

AvK – C’est une thématique qui nous préoccupe – en Amérique latine comme en Europe. Nous estimons que la meilleure manière d’affronter la montée de l’extrême droite est d’accroître le multilatéralisme. Il nous faut défendre une politique extérieure féministe avec deux objectifs : défendre les droits des femmes et une perspective de genre à l’échelle internationale d’une part. De l’autre, promouvoir une participation plus importante des femmes dans la politique étrangère chilienne et dans le pays d’une manière générale.

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Il existe un précédent intéressant au Chili : l’expérience constituante. Durant notre première convention constituante comme durant celle-là, un principe de participation paritaire a été introduit. C’est un mécanisme novateur qui préfigure ce que nous devrions faire dans le reste du pays.

LVSL – Gabriel Boric participera au sommet organisé entre l’Union européenne et la CELAC [organisation régionale latino-américaine NDLR]. Qu’en attendez-vous ?

AvK – Ce que le Chili attend de ce sommet est une nouvelle impulsion des relations entre l’Amérique latine et les Caraïbes et l’Europe. La signification majeure de ce sommet est de créer un espace de dialogue, dans une période particulièrement tendue, qui n’est pas spontanément propice à de tels sommets.

Le Chili estime qu’il manque une nouvelle impulsion aux relations entre ces deux régions, qui sont importantes du fait des valeurs que nous partageons, et qui possède par ailleurs une dimension économique et commerciale importante. Le Chili aspire à une présence européenne plus importante en Amérique latine – et que l’inverse soit vrai -, et ce sommet pourrait en créer les conditions.

LVSL – Le président Gabriel Boric se rendra en France dans les prochains jours. Il s’agit du troisième voyage qu’il effectue dans ce pays. Qu’en attend-il ?

AvK – La France est un pays qui importe pour le Chili, de longue date. Le président Boric tient à avoir des discussions politiques au plus haut niveau, avec le président Macron.

Dans le même temps, nous ne perdons pas de vue les opportunités économiques entre la France et le Chili. Il y a une quantité importante d’investissements français au Chili, que nous cherchons à encourager. Il y a des possibilités de coopération dans de nombreux secteurs, dont celui des énergies propres et du numérique, dans lequel la France possède réellement une capacité significative.

Il faut ajouter à cela la dimension culturelle : nous allons commémorer les cinquante ans du coup d’État militaire au Chili, et nous n’oublions pas la solidarité française suite à ce drame, notamment dans l’accueil des réfugiés.