Au Chili, élites traditionnelles, médias et pouvoirs économiques se sont ligués contre le projet de nouvelle Constitution, visant à mettre un terme à l’architecture institutionnelle héritée de Pinochet. Le référendum en cours marque la conclusion d’un cycle débuté en octobre 2019 avec un soulèvement populaire massif contre le gouvernement néolibéral de Sebastian Piñera, suivi de la mise en place d’une Convention constituante puis de l’élection du Président Gabriel Boric. Alors que les différentes échéances électorales ont été marquées par un rapport de force à la faveur des organisations de gauche, ce sont les secteurs conservateurs qui ont imposé leurs thématiques durant la campagne autour du référendum. Cet essoufflement de la dynamique qui a porté Gabriel Boric au pouvoir sonne comme un avertissement pour les mouvements de gauche tentés, en Amérique latine, de refuser la confrontation avec les élites traditionnelles.
La proposition d’une nouvelle Constitution
La Constitution actuellement en vigueur au Chili sacralise des droits d’inspiration néolibérale ; l’actuelle convention constituante porte des principes qui se veulent à l’opposé de celle-ci. Elle a accouché d’un texte comprenant 388 articles sur 178 pages- ce qui en fait l’un des documents constitutionnels les plus longs du monde.
Les principes et droits fondamentaux exprimée par la Constitution figurent dans les 150 premiers articles qui comprennent les chapitres sur les droits fondamentaux et les questions liées à l’environnement – manifestation d’un effort conséquent de la Convention visant à refonder la nation chilienne sur de nouvelles bases.
Dès l’article 1, le caractère social, démocratique, multiculturel et régional de l’État chilien est affirmé. Cet article confirme la volonté souvent exprimée de construire un État qui reconnaisse les peuples originaires et qui travaille à davantage de décentralisation. Un accent particulier a été placé sur les questions d’égalité de genre, en affirmant non seulement cette valeur comme un principe mais une obligation légale. Celle-ci se matérialise notamment via une parité de genre qui s’applique à tous les organes collégiaux de l’État comprenant aussi bien les institutions, l’administration publique que les sociétés d’État.
La Constitution s’inscrit dans une optique résolument progressiste, en rupture avec le statu quo en place depuis la fin de la junte d’Augusto Pinochet – que ce soit sur la question de la mémoire de la dictature, le droit à la non-discrimination et son effectivité, l’éducation sexuelle intégrale, le droit de mourir dans la dignité, la liberté d’association, le droit à la lecture et au sport, etc. De même, sur les droits sociaux, cette nouvelle Constitution s’inscrit dans une perspective de rupture avec la précédente Le projet porté par la Constituante pose en effet les droits à l’éducation, à la santé au travail ou à l’assurance sociale comme des obligations étatiques. Afin de garantir l’effectivité de ces droits, la proposition de Constitution crée une nouvelle instance de « défense du peuple » (defensoria del pueblo), dotée d’une personnalité juridique et avec ses propres moyens d’action.
Sur les questions écologiques, un chapitre entier est dédié à la « justice environnementale » et mentionne la question de la responsabilité des institutions vis-à-vis du réchauffement climatique. Ainsi, la Constitution pose des principes pouvant être invoqués afin d’entamer une action en justice face à des personnes physiques ou morales pour des dommages à l’environnement – une nouveauté importante au Chili. La Constitution consacre les biens communs naturels sur lesquels l’État est chargé d’une responsabilité accentuée de préservation. C’est le cas des fonds marins, des eaux territoriales, des eaux, glaciers, des forêts…tout en laissant la charge à la loi d’étendre cette liste. S’agissant du statut de l’eau, objet de luttes importantes au Chili, la nouvelle constitution institue un droit à l’eau pour tous. En plus de consacrer la question de sa préservation et de sa distribution pour tous, la nouvelle Constitution crée une agence nationale de l’eau, organe autonome chargé d’exécuter ces missions en garantissant une forme participative en son sein. L’eau n’est plus vue comme un bien appropriable ou pouvant être un objet commercial mais comme un bien commun sur lequel l’Agence nationale de l’eau qui fournit des autorisations d’exploitation y compris au secteur productif.
S’agissant des mines, cœur de l’activité économique chilienne, la nouvelle Constitution est dans la continuité de l’ancienne, permettant ainsi de maintenir des politiques extractivistes par des concessions à des entreprises étrangères. Enfin, pour garantir l’application des normes environnementale, cette Constitution crée un organe intitulé « défense de la nature » (defensoria de la naturaleza).
La Constitution de 1980, issue de la dictature du général Pinochet, est demeurée célèbre pour avoir été une des premières d’inspiration néolibérale qui sacralise des droits économiques individuels et institutionnalise l’indépendance de la Banque centrale chilienne. La proposition de nouvelle Constitution vient encadrer plus profondément la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété, tout en reconnaissant ces droits fondamentaux en la matière, mais d’une moindre portée. L’autonomie de la Banque centrale chilienne est toujours consacrée, mais assortie d’un corpus d’obligations adossée à cette banque promet d’encadrer plus profondément son autonomie.
S’agissant des institutions, le projet de nouvelle Constitution ouvre la voie à une décentralisation marquée. Différentes collectivités territoriales chiliennes (régions, provinces et communes) sont affirmées et voient leurs prérogatives renforcées.
La mise en application de cette Constitution, si elle est approuvée, aura lieu complètement à partir du 11 mars 2026, avec l’application entre-temps d’un régime de dispositions transitoires avec l’inclusion au fur et à mesure des différentes normes au sein des administrations.
Un référendum doublé d’une évaluation des premiers mois du Président Boric
Si le référendum du 4 septembre porte sur le nouveau texte constitutionnel, il est tributaire d’enjeux plus larges, notamment à l’élection du nouveau président Gabriel Borii. Sa victoire en décembre 2021 est une traduction du soulèvement populaire qui a secoué le Chili en octobre 2019. Neuf mois plus tard, le calendrier fait du référendum un vote d’approbation ou de sanction de ce commencement de mandat. Gabriel Boric est donc la figure sur laquelle la campagne s’est articulée, bien que plusieurs voix se soient élevées au sein de différentes organisations sociales pour dénoncer un interventionnisme trop prononcé de la part du Président
Dès les premières semaines du mandat de Boric, la droite et l’appareil médiatique n’ont eu de cesse de tenter d’affaiblir la légitimité du gouvernement, en s’attaquant une à une à ses principales figures – le Secrétaire général de la présidence, Giorgio Jackson et, surtout, Izkia Siches. L’ancienne Présidente du Collège des Médecins du Chili a joué un rôle clef dans la campagne du second tour et la victoire de Boric. Propulsée première femme Ministre de l’Intérieur, elle a dû prendre en main le sujet brûlant du conflit entre forces de police et communautés mapuches, dans le sud du Chili. Entre cafouillages et suites d’excuses, c’est la perte d’une personnalité avec un fort ancrage populaire pour Boric. Seule Camila Vallejo, figure communiste nommée Secrétaire générale du gouvernement, tient tête et à surnage en défendant âprement la Nouvelle Constitution sur tous les terrains.
Depuis un mois, le gouvernement met à l’agenda une série de mesures clefs de son programme et multiplie les rencontres dans plus d’une vingtaine de villes pour les présenter : santé, transport et réduction de temps de travail avec la semaine de 40h. Néanmoins, le Président Boric et ses équipes restent fragilisées après un début de mandat où fausses notes et hésitations se sont succédées. Les changements attendus tardent à arriver et, pour beaucoup, observer le gouvernement effectuer ses palinodies instille le doute quant à l’opportunité de donner un blanc-seing à Gabriel Boric.
Une campagne pour l’apruebo (approbation) constamment mise au défi
Lors de sa parution, les copies de la nouvelle Constitution se sont écoulées par milliers au détour des ventes à la criée, preuve du véritable intérêt suscité par la Convention constituante dans la société chilienne. Un contexte d’ébullition politique a priori favorable à la mise en place d’une campagne forte et efficace. Pourtant, pour les organisations sociales et politiques partie prenante de l’apruebo, les obstacles et les défis se sont multipliés.
Outre le caractère difficilement audible de la campagne gouvernementale, la mise en place de celle-ci a été lente et difficile. Certes, un large éventail d’organisation sociales, politiques, associatives et syndicales se sont pourtant retrouvées au sein d’Apruebo x Chile (j’approuve pour le Chili). Néanmoins, la coordination s’est difficilement instaurée pour unifier l’action militante sur l’ensemble du pays. Si une multitude d’initiatives locales se sont organisées, elles ne sont pas parvenues à s’exprimer sur une même tonalité. Associée à un départ tardif et peu de moyens, l’implication sociale et populaire n’a pas véritablement eu lieu comme espéré. Dans le dernier mois de campagne seulement les rassemblements ont peu à peu monté en puissance alors que les sondages donnaient l’apruebo et le rechazo (rejet) au coude-à-coude, mais toujours avec une légère avance pour ce dernier. Si la campagne de l’apruebo s’est attachée à ré-activer le souvenir du soulèvement populaire et à convoquer l’imaginaire de l’unité du peuple chilien, la stratégie ne semble plus avoir fait recette depuis que la gauche est entrée au palais présidentiel de la Moneda. La campagne s’est ainsi retrouvée une fois de plus dans l’impasse et renvoyée à un facteur qui la dépasse : l’action du gouvernement.
Sur sa gauche, Gabriel Boric doit également faire face à une opposition qui tente de se constituer autour de figures locales, tels que d’anciens députés constituants ou le Maire de Valparaíso, Jorge Sharp. Ce dernier, qui a claqué la porte du Frente amplio, la coalition à la gauche du Parti socialiste chilien, en novembre 2019, ne cache pas ses dissensions avec le nouveau Président. Il a cependant signé, avec 150 personnalités politiques, une lettre ouverte appelant à voter apruebo sans condition. Le collectif, nommé apruebo transformar, dénonce les errances du gouvernement qui, selon eux, affaiblit le processus constituant en tenant le peuple à l’écart et en ouvrant la porte à des tractations entre partis. Cette campagne supplémentaire, toujours en parallèle des autres initiatives, est écartelée entre les villes d’où proviennent les signataires. Elle parvient néanmoins à enclencher des dynamiques dans les quartiers de Valparaíso en s’appuyant notamment les assemblées de voisins et collectifs d’habitants.
Les secteurs les plus éloignés des zones urbaines sont cependant également ceux qui restent le plus rétifs aux changements proposés. Ceux, également, où la droite et ses spots publicitaires séduisent le plus. Pourtant, ce sont ces électeurs qui, au 1er tour de l’élection présidentielle s’étaient tournés vers un candidat se réclamant anti-système, sont en position de faire basculer l’issue du scrutin pour l’une ou l’autre des deux options…
Face à l’ampleur des enjeux, un sursaut de mobilisation semble avoir parcouru le Chili dans la dernière semaine de campagne, notamment dans les aires urbaines. Plus de 500.000 personnes ont ainsi convergé devant la scène de l’événement national de fin de campagne de l’apruebo à Santiago, le vendredi 2 septembre. Une participation massive qui a fait la une tant elle a surpris par son ampleur, alors que moins de 1000 personnes se sont rassemblées à l’événement de clôture du rechazo, quelques rues plus loin.
La recomposition du bloc conservateur, véritable obstacle
Alors qu’elle détenait l’ensemble des pouvoirs, la droite traditionnelle est sortie défaite des trois élections successives, gardant uniquement sa mainmise sur le Sénat. Ces derniers mois ont été marqués par un tournant stratégique tant dans son discours que son organisation. Rassemblées derrière le rechazo, les forces conservatrice agitent le drapeau de « l’amour du Chili » contre la nouvelle Constitution ; ses campagnes médiatiques sont efficacement coordonnés et ses figures médiatiques identifiées. Les vidéos de la campagne audiovisuelle du rechazo donnent un aperçu de l’importance des budgets alloués et de l’axe stratégie mis en avant : rechazar para reformar (« rejeter pour réformer »).
L’ensemble des anciens Présidents chiliens, à l’exception de la socialiste Michelle Bachelet qui a été la dernière carte maîtresse de l’apruebo, se sont prononcés en faveur du rechazo. Tous, sauf le dernier Président de droite, Sébastian Piñera, qui n’est apparu publiquement sous aucun prétexte. C’est là la véritable leçon tirée par la droite qui, consciente de cristalliser sur elle le rejet du système, a entrepris d’avancer masquée. Cet espace politique a donc été investi par des figures de l’ex-« Concertation », l’alliance sociale-démocrate, comme Ximena Rincón. Une aubaine pour les conservateurs qui leur ont offert une audience médiatique décuplée, voyant là l’opportunité de donner davantage de transversalité au rechazo.
S’il reste dans l’ombre, Sebastian Piñera est pourtant l’un des véritables visages du rechazo, qu’il finance massivement avec l’aide de ses proches fortunés. Ainsi, le campagne contre la nouvelle Constitution bénéficiait fin août d’une confortable assise de 1 500 millions de pesos chilien, soit 1,7 million d’euros, contre 372 millions de pesos, soit 415.000 euros, pour l’apruebo. L’écart est tout aussi saisissant pour ce qui est des dons anonymes : 900% de plus pour le rechazo ! Parmi les généreux donateurs qui ont laissé leur identité, on retrouve d’anciens ministres des gouvernements de droite, patrons de grandes entreprises chiliennes, actionnaires ou grandes fortunes nationales… Finalement, il s’agit bel et bien du rassemblement des forces politiques qui ont gouverné le Chili ces trente dernières années depuis la fin de la dictature et qui se satisfont du statu quo hérité de Pinochet.
Cette séquence révèle également le rôle majeur joué par les médias de masses, aux mains de l’élite économique et politique, qui ont procédé à une méthodique entreprise de distorsion de la réalité, transformant le Chili en véritable laboratoire à fake news. Il s’agit de la stricte réplication du modus operandi numérique mis en place par l’entourage de Donald Trump aux États-Unis en 2016 et en 2021. L’agenda médiatique se concentre alors sur des sujets qui, bien qu’en-dehors de toute réalité, s’imposent au centre du débat : l’abolition de la propriété privé et de la liberté d’enseignement qui serait promue par la nouvelle Constitution, ou encore l’autorisation de l’avortement jusqu’à neuf mois.
Ainsi, la campagne de l’apruebo, longtemps articulée autour du thème des nouveaux droits que promettait la nouvelle Constitution, est longtemps restée inaudible tant ses défenseurs étaient acculés à devoir défaire ces contre-vérités.
Si la droite compte sur une démobilisation de l’électorat de gauche, rien n’est pourtant joué puisque pour la première fin fois depuis l’abrogation du vote obligatoire en 2012, le référendum constitutionnel sera obligatoire, sous peine d’une amende pouvant atteindre 180€. Un élément clef dans un pays où l’abstention électorale est systémique. Du côté de l’apruebo, le dernier mot d’ordre est clair : aux jeunes de convaincre leurs proches et leur entourage, notamment parents et grands-parents, de leur faire confiance en votant avec espoir sans céder aux sirènes de la peur.
Quel que soit le résultat du référendum, la faible efficacité de la campagne de l’apruebo constitue une véritable alerte tant pour le Président Boric que pour les organisations politiques sur leur capacité à mobiliser et à faire coïncider processus institutionnel et mobilisation populaire. Elle constitue un avertissement pour les forces de gauche estimant qu’elles peuvent faire l’économie d’une confrontation avec les élites traditionnelles. Au-delà du clivage politique traditionnel gauche / droite, le référendum se compose également d’un clivage générationnel qui oppose les tenants du système établi hérité de la dictature, et la nouvelle génération politique qui a émergé depuis les mobilisations lycéennes étudiantes de 2010. Dimanche soir, c’est une nouvelle séquence politique qui débutera pour le Chili.